samedi 8 octobre 2022

[Ramonéda, Joseph] Le Dragon chanceux

 



 

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Titre : Le Dragon chanceux

Auteur : Joseph RAMONEDA

Parution : 2022 (Ex Aequo)

Pages : 188

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :       

Bikini, atoll perdu dans l’immensité de l’océan Pacifique évoque davantage un Paradis mythique qu’un effroyable désastre environnemental. Pourtant, en 1954, les Américains y expérimentèrent leur bombe H et irradièrent la population locale ainsi que l’équipage d’un thonier japonais, Le Dragon chanceux. Ce drame sert de trame à la confrontation entre un Japon vaincu et exsangue mais pétri de traditions et une Amérique victorieuse, sûre de ses valeurs et menant une guerre idéologique contre le communisme soviétique.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Historien, Joseph Ramonéda est notamment l’auteur d’un ouvrage sur les États-Unis. Il a enseigné à Perpignan, en Nouvelle-Calédonie, en Guyane et en Guadeloupe. Amoureux du Japon, il nous livre ici une réflexion romanesque sur les difficultés quotidiennes des Japonais dans l’après guerre.

 

 

Avis :

Le premier mars 1954, un essai nucléaire américain dans l’atoll Bikini, au sein des îles Marshall, dérape. L'explosion de la bombe H la plus puissante jamais testée par les Etats-Unis est trois fois plus violente que prévu, et les vents, inverses aux prévisions météorologiques, emportent les retombées radioactives au-delà de la zone de sécurité. Une grande partie des atolls environnants est contaminée, et leur population irradiée. Le temps que les bateaux de pêche présents dans les environs remontent leurs filets pour prendre la fuite, leurs équipages restent exposés de longues heures. Parmi eux, un thonier japonais, le Dragon chanceux, à bord duquel Joseph Ramonéda nous fait vivre la catastrophe.

Le jour où le bateau quitte le port de Yaizu pour disparaître à l’horizon du Pacifique, Tatani est partagée entre le déchirement de la séparation et sa fierté pour son frère, à vingt ans le plus jeune capitaine de navire de la ville, en partance pour sa première campagne de pêche. Alors qu’elle se félicite de l’heureuse tournure que prend enfin leur sort, après une enfance marquée par la guerre et par les terribles années de reconstruction du Japon après la défaite, elle est loin de se douter du cauchemar qui les attend. Quelques semaines plus tard, pendant que le Dragon chanceux pêche tranquillement à proximité de l’atoll Bikini, une curieuse aurore côté ouest, suivie après quelques minutes du bruit d’une explosion et d’une pluie de particules blanches que l’équipage ramasse à mains nues et qui collent au corps et aux cheveux, prélude à la propagation d’un mal étrange, aux symptômes effrayants, qui terrasse les hommes un à un.

C’est un bateau-fantôme qui rentre au port, chargé d’un équipage hagard et incomplet, et d’une cargaison de poissons dont on ignore encore qu’ils sont contaminés. Pourtant, soucieux de minorer les faits pour éviter un scandale en plein apogée de la guerre froide, le gouvernement américain multiplie les démentis quant à une quelconque irradiation des pêcheurs, et, avec la plus grande mauvaise foi, les accuse d’avoir navigué en zone interdite tout en invoquant une opération de discréditation soviétique.

Les faits historiques sont accablants et leur récit, sobrement romancé par Joseph Ramonéda, obsédant. Le lecteur s’y sent le témoin médusé et impuissant d’un drame dont, contrairement à lui, les victimes n’ont aucun moyen de pressentir l’implacable issue, alors qu’elles se retrouvent doublement condamnées, d’abord par l’irresponsable organisation d’une expérience d’apprentis-sorciers, puis par la criminelle détermination de se débarrasser de témoins encombrants. Comment le Japon vaincu et exsangue pourrait-il faire le poids dans la lutte pour une nouvelle hégémonie entre les deux nations sorties grandies de la seconde guerre mondiale : l’Amérique d’un côté, son rival soviétique de l’autre ?

Agrémenté du juste nécessaire de fiction pour donner corps à l’Histoire, ce roman restitue les faits et leur contexte dans une narration passionnante, instructive et crédible. Les personnages et leurs dialogues sonnent juste. L’écriture est agréable, malgré quelques petites maladresses et des efforts parfois un peu trop visibles pour étoffer le récit. C’est donc avec intérêt et plaisir que l’on découvre cet épisode effrayant, très clairement exposé, de la guerre froide et de la paranoïa maccarthyste. (3,5/5)

 

 

Citations :

Plus que tout, je redoute ceux qui prétendent parler au nom des dieux et qui confondent leurs désirs avec ceux des divinités. Le divin ne peut se connaître pleinement sans perdre sa divinité. Tout au plus, il nous trouve, se révèle à nous. Mais en aucun cas il ne se prouve ni s’éprouve.
 

Tout marin sait qu’on ne commande au vent qu’en lui obéissant…
 

Ne dites surtout pas que le hasard est le maître de nos vies. Le hasard n’est qu’un mot. Il n’explique rien en soi. Il est le fruit de notre ignorance, un trou dans notre savoir, une illusion de nos sens. La vie peut-elle n’être qu’un écho d’aléas résignés qui raisonnent pour lui donner un sens ?
 

Même si, paraît-il, l’histoire ne se répète pas, force est de constater qu’elle bégaye suffisamment pour qu’on puisse retrouver de grandes similitudes dans la succession des événements. Et ces ressemblances tiennent à la constance de la nature humaine, car l’homme change moins rapidement que son environnement. Il est plus rapide de faire pousser un épi de blé que de changer les mentalités.
 

La caméra revient vers la jeune femme. Elle sourit. Son visage respire le bonheur, la joie de vivre. (…) Elle ouvre la porte d’un réfrigérateur d’une blancheur virginale. D’un air satisfait et théâtral, elle montre tout ce qu’il contient. Dans l’antre illuminé de l’appareil ménager se trouve de la nourriture à profusion.
Cette vision d’une Amérique, corne d’abondance et de modernité, est la plus efficace des propagandes qui puissent exister, surtout après ces longues années de guerre et de privations. Elle vaut bien plus que les longs discours politiques ou même que les enquêtes musclées du sénateur McCarthy.
Ces scènes de la vie quotidienne entrent dans les foyers et les cerveaux des téléspectateurs sans méfiance. Elles créent dans leurs esprits l’image d’une Amérique opulente et libre où les problèmes de la vie ordinaire ne semblent pas exister. La société capitaliste apparaît dès lors attractive, utopie matérialisée positivement qui s’oppose aux pénuries et aux restrictions du monde soviétique.
Peu importe que cette situation s’explique parce que les Etats-Unis n’ont connu aucune destruction de leur territoire et qu’au contraire, cette guerre les a enrichis outrageusement puisque durant ce conflit, l’Amérique a vendu à tour de bras armes, munitions, navires, avions, denrées alimentaires, automobiles. Tout ce qui pouvait se vendre, l’Amérique l’a vendu cash ou à crédit. L’or que la vieille Europe avait patiemment amassé pendant de longs siècles a franchi en quelques mois l’Atlantique pour remplir les coffres de la banque fédérale américaine.
Qu’importe que dans la réalité, des millions d’Américains puissent vivre dans des conditions sordides, aient des difficultés à se soigner, à s’alimenter ou même à s’instruire.
Qu’importe que les Noirs soient considérés comme des êtres inférieurs, qu’ils soient méprisés, humiliés, agressés ou même lynchés en toute impunité. Il ne s’agit pas de montrer à la télévision un bus avec des places réservées aux Blancs et d’autres aux Noirs ou des écoles et des universités interdites aux gens de couleur ou encore les arbres des Etats du Sud avec leurs étranges fruits qui pendent aux branches et que chante courageusement Billie Holiday. Et que dire des Indiens, dépouillés, parqués, spoliés et alcoolisés : Thanksgiving ?
Non, l’Amérique qu’on nous exhibe à ce moment se veut riche, blanche, moderne, modèle à suivre pour le monde entier. Tout y paraît simple, agréable, souriant et avenant. C’est cette Amérique-là qui fait rêver même si elle n’existe que dans l’imaginaire des scénaristes et celui des téléspectateurs béats. Plaisir de l’illusion efficace : être trompé en pensant ne pas l’être.
 
 
- Bien. Il conviendrait également de minimiser les maladies de ces marins et surtout d'éviter tout lien avec des radiations atomiques.
- Est-ce le cas ?
McCarthy répond d’un ton tranchant qui n’admet pas la contradiction :
- Je me moque éperdument, Monsieur l’Ambassadeur, de savoir si c’est le cas ! Ce qui m’importe, c’est mon pays ! Et pour les Etats-Unis, ces marins ne doivent pas être des irradiés. Ce ne sont en aucun cas des victimes de l’Oncle Sam que les Rouges peuvent utiliser à leur guise pour salir notre patrie. Ces marins sont coupables de ne pas avoir respecté les consignes données et ils sont donc responsables de leur état. Ce sont eux les responsables et les coupables et non l’inverse. Est-ce bien clair ? Les lésions dont souffrent ces marins doivent être minimisées et ne doivent pas être attribuées aux éventuelles radiations. Elles sont l’effet du corail calciné projeté sur leurs corps : ce sont de simples brûlures ! C’est d’ailleurs ce qu’affirment nos médecins experts en la matière.


Au plafond, les pâles d’un vieux ventilateur découpent l’air en tranches rafraîchissantes. Paresseusement, celles-ci tombent sur le sol comme les anneaux de fumée d’un cigare.


C’est sans aucun doute un grand succès technologique, mais la force de l’explosion a été supérieure à tout ce qui avait été prévu par les experts et elle a fait de considérables dégâts collatéraux. Des centaines d’habitants irradiés, un cratère de deux kilomètres de diamètre et de cent mètres de profondeur, un nuage radioactif de plusieurs milliers de kilomètres de long qui se répand langoureusement sur le Pacifique et contamine tout sur son passage : voilà quelques-uns des résultats les plus tangibles de cet essai nucléaire. C’est une grande réussite pour l’armée américaine. Mais à quel prix !


 

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