J'ai aimé
Titre : Une vie d'artistes
Auteur : Alexandre Page
Parution : 2022 (Auto-édition)
Pages : 350
Présentation de l'éditeur :
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Passionné par l’écriture, il décide après sa thèse de se consacrer à la rédaction de Partir, c’est mourir un peu, roman narrant les dernières années de l'Empire russe et finaliste du prix du Jury des Plumes francophones 2019 présidé par Aurélie Valognes. En 2020 il publie son 2e roman, Abyssinia, diptyque d'aventure historique en Afrique de l'Est.
Lecteur
assidu, il puise notamment son inspiration parmi les grands et petits
maîtres de la littérature du XIXe s. Pour lui, un bon roman échappe à
l’immédiateté de la mode. Il doit pouvoir se lire à n’importe quelle
époque avec le même plaisir et réunir trois qualités primordiales :
divertir, émouvoir et enrichir le lecteur.
Avis :
C’est Philéas qui nous relate au passé, dans une langue délicieusement ressuscitée de la fin du XIXe siècle, les affres de la création artistique, entre délicate éclosion du talent et de l’inspiration, et impitoyables lois du marché de l’art. Quand la critique juge davantage l’artiste que son œuvre, se fiant d‘abord au plumage plutôt qu’au ramage et n’élisant qu’un entre-soi sacrifiant aux codes de son temps, la valeur artistique se retrouve battue en brèche par des critères de conformisme, de mode et de politiquement correct, pesant sur la liberté et l’indépendance de création au profit d’un mercantilisme sclérosant. Alors sans la reconnaissance de ses pairs, aujourd’hui sans appui marketing, il est bien difficile, si ce n’est impossible, de percer. Et lorsque le succès est au rendez-vous, l’artiste se retrouve emporté dans un tourbillon d’obligations représentatives à des années-lumière de l’ascèse créative.
En cette fin du XIXe siècle, les femmes-peintres font particulièrement les frais des préjugés. Alors qu’exclues de l’Ecole des Beaux-Arts, elles peinent à se former dans des cercles privés, on les renvoie aux genres considérés mineurs – comme l’aquarelle, « art frivole et superficiel » adapté à leur nature –, attendant qu’elles se cantonnent aux quelques sujets jugés à leur portée : « bouffées florales » ou « merveilles de nos provinces rurales ». En gros, les femmes peuvent peindre les vaches ; les hommes, eux, se doivent de choisir des sujets sérieux, le hussard en étant l’archétype puisque la peinture militaire, extrêmement codifiée bien sûr, reçoit alors tous les honneurs.
Jouant des heurs et des malheurs de ses deux personnages dans une intrigue, qui, pour être prévisible, n’en tient pas moins agréablement le lecteur en haleine et pourra, d’une certaine façon, trouver un prolongement dans le domaine de la création littéraire avec Quelque chose à te dire de Carole Fives, Alexandre Page suscite une réflexion aux extensions très actuelles sur la primauté de l’oeuvre sur l’artiste, trop souvent mise à mal par le goût du lucre et par le culte de la célébrité, le souci de plaire laissant alors libre champ à la médiocrité normative. Dommage toutefois que ce livre aussi intéressant que plaisant n’ait pas bénéficié de la relecture de correcteurs plus attentifs : ses coquilles par dizaines finissent par discréditer une écriture par ailleurs d’une qualité indéniable. (3,5/5)
Citations :
Un jour, une précieuse a dit que le flirt est l’aquarelle de l’amour, un art frivole et superficiel, quand le véritable amour est une chose sérieuse et profonde.
Mais ce fut alors que la gloire m’étouffa sous tout ce qu’elle apporte avec elle. On la cherche, mais on ignore souvent le cortège qui l’accompagne inévitablement, cortège auquel on ne peut se soustraire comme on le voudrait, surtout lorsqu’on est grisé par l’ivresse procurée. Je rencontrais les dames galantes, je pouvais jouer à la table du Paris mondain qui m’invitait sous des ors nouveaux, qui me faisait asseoir sur des fauteuils de soie, qui jetait des dés d’ivoire incrustés d’ébène. On me voulait, on me réclamait, on me désirait, et ce fut ainsi que ma vie devint mondaine, lascive, oisive, et qu’il m’était de plus en plus pénible d’apprécier le silence de mon atelier, la solitude, le décorum de « foire à tout » qui constituait cette pièce où j’entassais les moulages, la militaria, les pinceaux et les toiles. L’année suivante, je n’exposai pas, ni celle qui suivit, à celle d’après encore j’exposai parce qu’il le fallait bien. On m’avait presque oublié déjà mais pas complètement, et j’aurais pourtant préféré être un anonyme, car la presse massacra mon vilain tableau. J’en aurais pris ombrage si je n’avais su au fond de moi qu’elle avait raison de l’éreinter. La composition n’était qu’un vaste désordre, mes couleurs verdâtres, le réalisme fantasque. Je pris un soufflet, mais il était mérité et il me soufflait d’autant plus que j’avais été porté aux nues. Invité partout, je le fus moins après cela, et j’avais oublié à force de fréquenter un monde de fortunes héréditaires et de rentiers que je n’appartenais pas vraiment à ce monde. L’argent ne tombait pas du ciel, il me fallait travailler pour le gagner, et les fortes sommes qui m’étaient échues soudainement finirent par se volatiliser.
Elle me parla avec entrain d’une école de sculpture qu’une de ses consœurs qui passait pour une « féministe » dans le milieu artistique voulait ouvrir dans son propre appartement, avenue de Villiers. Il s’agissait d’Hélène Bertaux dont je devais entendre régulièrement le nom par la suite, et que je découvris presque ce jour où Clémence m’en parla. Cela lui procurait beaucoup de satisfaction, car elle sentait un mouvement général qui, selon elle, serait profitable aux femmes artistes :
— Voyez-vous, on dit les femmes moins inspirées et compétentes que les hommes, mais Montesquieu a bien décrit le problème, entre hommes et femmes, si l’éducation était égale, alors les forces le seraient aussi ! C’est avec de telles écoles qu’on verra bien que le talent n’a pas de sexe.
Je ne la contredis pas. Pour ainsi dire, elle prêchait un convaincu. Même si je ne m’étais jamais profondément penché sur la question, j’avais assez de logique pour savoir qu’en interdisant aux femmes le conservatoire ou l’École des beaux-arts, le combat était inégal.
(…) nous allions parfois au Louvre, visiter les chefs-d’œuvre et contempler, devant les Murillo et les Vélasquez, les légions de copistes qui rappelaient des souvenirs à Clémence. Elle n’avait pas été copiste au Louvre, mais copiste à Lyon, copiant tout ce qu’elle pouvait jusqu’à ce qu’elle fût capable de s’émanciper et de se satisfaire de ses propres compositions. Elle me confia que si elle avait été copiste au Louvre, elle y aurait sûrement habité, ce qui était presque le cas des copistes qui nous environnaient. Il faisait froid, alors ils plantaient leur chevalet près des bouches de chaleur, et comme il y avait des banquettes rouges moelleuses, ils s’y allongeaient pour se reposer, et comme il y avait beaucoup de jeunes femmes parmi ces copistes, leurs mères n’étaient jamais loin et tricotaient en gardant un œil sur leur progéniture. Il y avait beaucoup de filles d’officiers parmi elles, orphelines de père et filles de veuve, qui pour avoir reçu une sommaire formation artistique utilisaient leur « art » pour réaliser des copies qu’elles proposaient aux visiteurs. La médiocrité dominait plus que l’art, et le spectacle de ces femmes aux mains sales, s’usant les yeux tout le jour pour produire de malheureuses croûtes qui devaient les aider à arrondir la maigre pension de leur veuve de mère contrastait fort avec l’opulence des chefs-d’œuvre qui pendaient aux cimaises. Ce spectacle pathétique ne laissait pas Clémence si sereine qu’elle aurait pu l’être lors de nos visites, et au salon hollandais, comme les tableaux étaient plus petits, les copistes étaient presque totalement absents, ce qui la déridait un peu. Je lui dis un jour, pour la réconforter sur le sort de ces malheureuses, que l’État leur commandait beaucoup de copies pour décorer les institutions provinciales à bon compte et répandre les « chefs-d’œuvre » auprès des populations les plus lointaines, jusque dans les colonies, ce à quoi elle me répondit :
— Philéas, si l’État permettait à ces femmes de perfectionner leur art à l’École des beaux-arts plutôt que de les laisser à faire des copies médiocres contre quelques francs, il se montrerait réellement généreux à leur égard.
Bien sûr, ce n’était que le début de nouvelles longues semaines d’angoisse à attendre de savoir si l’œuvre allait susciter l’intérêt, la curiosité, l’indifférence ou le rejet du public et de la critique, si elle finirait récompensée ou dans un placard, mais lorsqu’on apprend que l’on figure au Salon, on apprend en même temps que l’on sera exposé avec les maîtres qui ont fait notre admiration, sur des cimaises prestigieuses, sous des regards qui, intéressés ou dédaigneux, seront ceux du Tout-Paris, à commencer par celui du président de la République. C’est une gloire qui consacre chaque année plusieurs milliers d’artistes dont l’essentiel n’en connaîtra pas d’autres, mais dans un monde aussi difficile et ardu que l’art, où les efforts sont aussi grands que la reconnaissance est rare, elle apparaît grandiose au jeune artiste, et plus encore lorsqu’à la manière de Clémence, elle n’arrive pas comme une évidence.
Ce n’est pas la première fois qu’une représentante du beau sexe ose la peinture d’histoire, et celles qui s’y essayent le font par vocation à n’en pas douter, mais pourquoi diable leur donner la vocation alors qu’elles n’ont ni l’expérience ni le tempérament, et pourquoi diable le jury persiste-t-il à les exposer aux regards ? Une femme donne la vie, elle ne sait peindre la mort. Une femme ne connaît de la guerre que ce qu’elle voit au théâtre et lit dans les livres, peut-on l’imaginer peindre une bataille, et pourtant, c’est là le sujet qu’a choisi Mme Clémence Chasselat pour sa grande machine qui, pour être sa première, sera, souhaitons-le, sa dernière ! (…)
Je n’en dirai pas davantage, il ne revient point à un homme de salir une femme qui a la vocation, mais pourquoi donc ne pas prendre exemple sur Mme Madeleine Lemaire qui nous gratifie chaque année de bouffées florales avec le talent qu’on lui connaît, ou sur Mme Rosa Bonheur qui, absente cette année, nous entraîne à sa suite dans les merveilles de nos provinces rurales ? Que Mme Clémence Chasselat peigne ce qu’il est dans sa nature de peindre et elle pourrait bien être la gloire de son époux, époux qui à cette heure, osons le dire, serait futé de lui confisquer son pinceau pour l’honneur de son nom.
(…) je conçus l’idée d’exposer directement dans mon atelier. Plus exactement, d’exposer dans le salon de réception et de répandre la nouvelle dans la presse. L’exercice était déjà commun à cette époque, la visite aux ateliers d’artistes était devenue une mode et un type de sortie fort apprécié. Les amateurs d’art aiment voir les coulisses de la création, et quelle plus belle manière de les découvrir qu’en visitant l’atelier du créateur ? Les artistes installés avaient assez de notoriété pour faire de leurs ateliers des galeries d’art courues, et même des salles de spectacles, de concerts, de théâtre, car rien n’est trop beau pour donner à des clients ordinaires le sentiment de privilèges extraordinaires. Je commençais seulement dans l’exercice et je prévoyais une petite réception musicale et dansante, assez légère et divertissante pour susciter chez le visiteur l’envie d’acheter, mais sans trop d’artifices qui les auraient détournés de l’objet de leur visite.
— Oh, ils ont acheté, c’est vrai, lui dis-je, et j’en suis ravi, mais aucun d’eux n’imagine que cet art est digne de moi. Ils ont acheté parce que c’est joli, mignon, mignard aurait dit les plus précieux, mais ils pensent que c’est un art paresseux, un art d’artiste dilettante qui s’amuse, l’art d’un peintre qui procrastine en se livrant à des travaux de seconde main. Pour l’heure, ils ne me jugent pas durement, car après tout, même Édouard Detaille fait de l’aquarelle, même le grand Meissonier pour se détendre, seulement, eux reviennent à la grande peinture d’histoire le lendemain et on leur pardonne leurs « vacances ». Moi, c’est cela que j’aime peindre à présent, c’est cela que je veux peindre. Je ne veux plus peindre de batailles, de soldats. Mais je crains que l’on me reproche toujours de faire moins lorsque jadis j’ai pu faire plus, comme on te reprochera toujours de vouloir faire plus lorsqu’une femme ne peut que faire moins.
Je crois qu’ils la firent réfléchir sur ce que nous avions à espérer l’un et l’autre de cette société injuste qui décidait pour l’artiste de la place qui devait être la sienne, et sur les solutions possibles pour échapper au destin qu’elle voulait tracer pour nous. Je voulais peindre des arbres et des ruisseaux, on réclamait de moi des batailles et des soldats. Elle voulait peindre des batailles et des soldats, et on réclamait d’elle des arbres et des ruisseaux. Moi, car j’étais un artiste médaillé, un espoir de la grande peinture d’histoire qui avait trop promis, elle, car elle était condamnée à ne jamais être assez virile pour peindre convenablement les combats des hommes. Nous n’étions pas des artistes à notre place (…)
La gloire est une chose étonnante. Elle peut traverser les siècles, les millénaires parfois, et pourtant, elle peut s’enfuir et revenir en un instant aussi volatile que la constance des hommes. Il ne m’avait pas fallu une vie pour la perdre, et il me suffisait d’une œuvre pour la retrouver en des proportions plus grandes encore que jadis.
Durant ses voyages en Afrique, il avait vu un animal que l’on nomme caméléon, et il comparait l’artiste moderne à cette créature capable de s’adapter à son environnement :
— Quand l’artiste tient un sujet, me dit-il, il doit d’abord savoir pour qui il travaille. L’État, l’Église, un citoyen, mais encore un citoyen français, un américain, un russe, un anglais, mais encore un bourgeois ou un aristocrate descendu en ligne directe de Clovis ou de Guillaume le Conquérant. Est-il catholique, protestant ou juif ? Tout cela importe, car sans cela, votre œuvre peut déplaire à un point que vous n’imaginez même pas, et cela, parfois pour un centimètre carré de peinture dans une toile monumentale. Croyez-en mon expérience, le succès ou l’échec d’une toile tient toujours à un détail que l’on pense anodin. On m’a dit un jour qu’un jeune artiste sans le sou était devenu richissime parce que le visage d’un de ses personnages dans une scène de bal avait rappelé à un grand-duc les traits d’un amour de jeunesse ! C’est à cela que tiennent nos vies !
Il fallait serpenter, ruser, roublardiser pour s’élever dans le monde de l’art, contraindre sa nature aux exigences des autres (…)
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