Coup de coeur 💓
Titre : Revenir fils
Auteur : Christophe PERRUCHAS
Editeur : Rouergue
Parution : 2021
Pages : 288
Présentation de l'éditeur :
Depuis la mort de son père, le narrateur, un collégien de quatorze ans,
vit seul avec sa mère, qui montre les signes grandissants d’un syndrome
de Diogène : elle accumule les objets qui envahissent peu à peu la
maison. Tandis que le fils adolescent continue de grandir et d’explorer,
la mère se replie jour après jour dans un monde où un premier enfant,
Jean, touché par la mort subite du nourrisson, reprend vie.
Dans deux séquences séparées par une vingtaine d’années, Christophe Perruchas fait entendre les deux voix de la mère et de son fils : le récit d’une folie qui se referme sur une maison-paysage, monstrueuse matrice ; le portrait d’un fils qui bute sur l’impossible. D’abord adolescent puis jeune père lui-même, on le voit se confronter à cette mère inaccessible, qui l’a « orpheliné de son vivant ».
Après «Sept gingembres,» paru en 2020, Christophe Perruchas montre ici encore un sens aigu de la composition et explore l’indicible de l’homme contemporain.
Dans deux séquences séparées par une vingtaine d’années, Christophe Perruchas fait entendre les deux voix de la mère et de son fils : le récit d’une folie qui se referme sur une maison-paysage, monstrueuse matrice ; le portrait d’un fils qui bute sur l’impossible. D’abord adolescent puis jeune père lui-même, on le voit se confronter à cette mère inaccessible, qui l’a « orpheliné de son vivant ».
Après «Sept gingembres,» paru en 2020, Christophe Perruchas montre ici encore un sens aigu de la composition et explore l’indicible de l’homme contemporain.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Christophe Perruchas est né en 1972 à Nantes. Directeur de création, il a
travaillé dans quelques grandes agences de publicité parisiennes. Il a
également ouvert des épiceries et un restaurant avec trois amis. Il est
aussi papa et allergique au pollen de platane. Sept gingembres est son premier roman.
Avis :
Orphelin de père, le narrateur, âgé de quatorze ans, grandit tant bien que mal auprès d'une mère de plus en plus inaccessible. Réfugiée dans un monde où revit son premier né, que la mort subite du nourrisson a emporté, elle présente des signes croissants du syndrome de Diogène et accumule maladivement les objets. Deux décennies plus tard, devenu père à son tour après avoir été finalement élevé par son oncle et sa tante, le fils tente désespérément d'établir le contact avec sa mère, désormais terrée dans une maison débordante d'immondices.
Le roman commence par la genèse du drame, lorsqu’au décès du père dans un accident de voiture, se met en place un nouveau trio, constitué de la mère, du fils adolescent et, cette fois, du fantôme de plus en plus envahissant d’un bébé mort bien avant. La narration se partage entre le « je » du garçon, progressivement évincé par ce frère qui n’est plus, et le curieux « on » de la mère, qui, dans sa confusion croissante, s’est mise à dériver à distance du monde réel, abordant les rivages d’une folie sur le point de l’engloutir. Plus l’adolescent, à l’âge des premières expériences sexuelles et sentimentales, se lance à la découverte de la vie, plus la mère se replie dans un cocon peuplé de fantasmes, matérialisé par les objets qu’elle accumule en barricades protectrices et rassurantes.
Vingt ans plus tard, c’est au plus épais de la tragédie que le récit nous projette directement. « Orpheliné de son vivant », le fils rayé de l’univers maternel, mais décidé à forcer les barrages que sa mère a construits entre elle et lui, tente de retrouver une existence pour cette femme. A ses côtés, l’on découvre avec effroi l’état de décrépitude dans lequel elle est désormais plongée. Le narrateur se retrouve spéléologue lorsqu’il pénètre la maison de son enfance, devenue le sarcophage d’un esprit malade. Il n’y déterrera guère que les bribes vivaces de ses propres souvenirs, enfouis sous les montagnes de déchets puants qui ont colonisé tout l’espace.
Bouleversant quant à sa thématique, le roman ne se lit paradoxalement pas le coeur lourd. Car, si le récit a le tranchant d’un réalisme parfois cru, il l’amortit le plus souvent avec une pudeur pleine de tendresse et d’humour. Et c’est avec la même affection pour l’un comme pour l’autre que le lecteur entre dans la tête des deux personnages principaux, emportés dans leur vie et leur souffrance sans jamais s’appesantir sur eux-mêmes. Face à l’impossibilité du deuil, tout s’efface pour cette mère, rendue à un tel état de confusion que seul y surnage un prénom, celui de l’enfant mort. Elle-même n’a plus de consistance que celle de ce « on » par lequel elle se désigne, aux côtés d’autres concepts génériques comme « l’Homme » pour le mari mort et « le fils » pour le garçon vivant, tous trois ayant perdu pour elle leur réalité concrète. Abandonné pour un fantôme, le fils vivant tente d’exister. Dans sa colère, perdra-t-il lui aussi l’équilibre ?
Avec ses scènes marquantes, sa construction autour du ressenti de deux personnages, et son écriture modelée sur leurs modes d’expression et de pensée, ce roman désenchanté à l’ironie mordante possède une vraie originalité, en même temps qu’une parfaite justesse. C’est dans un grand frisson que l’on s’empresse de regagner la surface, après cette plongée dans les eaux troubles de la maladie mentale. Coup de coeur. (5/5)
Le roman commence par la genèse du drame, lorsqu’au décès du père dans un accident de voiture, se met en place un nouveau trio, constitué de la mère, du fils adolescent et, cette fois, du fantôme de plus en plus envahissant d’un bébé mort bien avant. La narration se partage entre le « je » du garçon, progressivement évincé par ce frère qui n’est plus, et le curieux « on » de la mère, qui, dans sa confusion croissante, s’est mise à dériver à distance du monde réel, abordant les rivages d’une folie sur le point de l’engloutir. Plus l’adolescent, à l’âge des premières expériences sexuelles et sentimentales, se lance à la découverte de la vie, plus la mère se replie dans un cocon peuplé de fantasmes, matérialisé par les objets qu’elle accumule en barricades protectrices et rassurantes.
Vingt ans plus tard, c’est au plus épais de la tragédie que le récit nous projette directement. « Orpheliné de son vivant », le fils rayé de l’univers maternel, mais décidé à forcer les barrages que sa mère a construits entre elle et lui, tente de retrouver une existence pour cette femme. A ses côtés, l’on découvre avec effroi l’état de décrépitude dans lequel elle est désormais plongée. Le narrateur se retrouve spéléologue lorsqu’il pénètre la maison de son enfance, devenue le sarcophage d’un esprit malade. Il n’y déterrera guère que les bribes vivaces de ses propres souvenirs, enfouis sous les montagnes de déchets puants qui ont colonisé tout l’espace.
Bouleversant quant à sa thématique, le roman ne se lit paradoxalement pas le coeur lourd. Car, si le récit a le tranchant d’un réalisme parfois cru, il l’amortit le plus souvent avec une pudeur pleine de tendresse et d’humour. Et c’est avec la même affection pour l’un comme pour l’autre que le lecteur entre dans la tête des deux personnages principaux, emportés dans leur vie et leur souffrance sans jamais s’appesantir sur eux-mêmes. Face à l’impossibilité du deuil, tout s’efface pour cette mère, rendue à un tel état de confusion que seul y surnage un prénom, celui de l’enfant mort. Elle-même n’a plus de consistance que celle de ce « on » par lequel elle se désigne, aux côtés d’autres concepts génériques comme « l’Homme » pour le mari mort et « le fils » pour le garçon vivant, tous trois ayant perdu pour elle leur réalité concrète. Abandonné pour un fantôme, le fils vivant tente d’exister. Dans sa colère, perdra-t-il lui aussi l’équilibre ?
Avec ses scènes marquantes, sa construction autour du ressenti de deux personnages, et son écriture modelée sur leurs modes d’expression et de pensée, ce roman désenchanté à l’ironie mordante possède une vraie originalité, en même temps qu’une parfaite justesse. C’est dans un grand frisson que l’on s’empresse de regagner la surface, après cette plongée dans les eaux troubles de la maladie mentale. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Mme Morisset est mariée à M. Morisset, mais allez savoir pourquoi, lui, on l’appelle Jacques. C’est un grand qui parle fort et qui bricole mal, le genre à monter les robinets à l’envers, froid à la place de chaud, ce qui fait que tu t’ébouillantes la bouche quand tu te rinces les dents. Il dit que c’est fait exprès, ne jamais se reposer tout à fait, rester aux aguets, être à l’affût. Même aux toilettes, il a mis le ballon d’eau chaude dans une position pas faite pour lui, pour gagner de la place, depuis, il fuit, dégouline de sous le faux plafond, ça fait ploc, ça goutte sur l’épaule droite quand on ne s’y attend pas. Et aux toilettes, avec personne qui vous regarde, on ne s’attend à rien. Chez les Morisset, c’est pas possible, il faut s’attendre.
(…) un jeune, tout en verticales, sec, avec des lunettes à la John Lennon et des grands pulls qu’on dirait des toiles de tente mal montées avec ses os comme piquets (…)
Je m’étais inscrit en début d’année, en même temps qu’Isabelle, deux jours de voile, loin sur l’Erdre, après la plaine de Mazerolles, là où c’est plus une rivière, presque un lac. Du 420, jamais fait encore, il y a trois ans, j’avais essayé l’Optimist, qui est au bateau ce que le poisson pané est au poisson. Un rectangle. Augmenté d’une petite voile et c’est tout. Le moment le moins ennuyeux, c’était quand le Zodiac nous ramenait à la queue leu leu le soir pour goûter.
Il y a des choses un peu confuses, le docteur a dit que c’était normal, avec ce qui s’est passé.
Les nerfs, il s’est passé, voilà. On a gardé, gardé, et puis un jour, tout est sorti d’un coup, comme les images de Fréjus aux actualités du cinéma, on s’en souvient bien, toute cette eau et toute cette boue, les digues qui cèdent, la catastrophe. On a fait comme un Fréjus de la tête, voilà la vérité. Maintenant, on est à peu près tirée d’affaire, le niveau de l’eau ne monte plus, ça va gentiment descendre et puis sécher, on va retrousser les manches et construire d’autres digues. Les médicaments vont aider, comme une béquille quand on a une patte cassée. Et puis quand ça ira mieux, on s’en passera. Rien de plus, rien de moins.
Les enfants, je crois que ça sert à ne pas se suicider quand on arrive à la trentaine, inconcevable de ne pas en avoir avant, donner un sens à la vie, ne plus être englué dans un petit narcissisme confortable. Et stérile, justement.
(…) un jeune, tout en verticales, sec, avec des lunettes à la John Lennon et des grands pulls qu’on dirait des toiles de tente mal montées avec ses os comme piquets (…)
Je m’étais inscrit en début d’année, en même temps qu’Isabelle, deux jours de voile, loin sur l’Erdre, après la plaine de Mazerolles, là où c’est plus une rivière, presque un lac. Du 420, jamais fait encore, il y a trois ans, j’avais essayé l’Optimist, qui est au bateau ce que le poisson pané est au poisson. Un rectangle. Augmenté d’une petite voile et c’est tout. Le moment le moins ennuyeux, c’était quand le Zodiac nous ramenait à la queue leu leu le soir pour goûter.
Il y a des choses un peu confuses, le docteur a dit que c’était normal, avec ce qui s’est passé.
Les nerfs, il s’est passé, voilà. On a gardé, gardé, et puis un jour, tout est sorti d’un coup, comme les images de Fréjus aux actualités du cinéma, on s’en souvient bien, toute cette eau et toute cette boue, les digues qui cèdent, la catastrophe. On a fait comme un Fréjus de la tête, voilà la vérité. Maintenant, on est à peu près tirée d’affaire, le niveau de l’eau ne monte plus, ça va gentiment descendre et puis sécher, on va retrousser les manches et construire d’autres digues. Les médicaments vont aider, comme une béquille quand on a une patte cassée. Et puis quand ça ira mieux, on s’en passera. Rien de plus, rien de moins.
Les enfants, je crois que ça sert à ne pas se suicider quand on arrive à la trentaine, inconcevable de ne pas en avoir avant, donner un sens à la vie, ne plus être englué dans un petit narcissisme confortable. Et stérile, justement.
Même Olivier, mon meilleur ami, ne trouve pas grâce. Ne rentre dans aucun moule, pas d’alliance au doigt, pas assez d’ambition et ses histoires de filles sur internet, le lieu de toutes les débauches, l’endroit où pullulent les sites nazis et les pédophiles, le nœud où communiquent les terroristes barbus, là encore où l’on peut acheter de la drogue et louer des prostituées, plexus de vices. De tout ça, on parle à voix basse quand les enfants sont couchés. Si je donne mon point de vue, si je l’ouvre, ne serait-ce qu’un peu, beau-papa, du bout de sa table, sourit, indulgent, ça lui passera, c’est encore de son âge, être socialiste.
Son monde est petit, moche, étriqué, son monde sent le renfermé, l’entre-soi, le moisi et le consanguin. Dans son monde, on ne salue pas ses voisins, mais on va à l’église. Son monde n’aime pas ce qui n’est pas comme lui, les Arabes, les juifs, les musulmans, les manouches et leurs grosses voitures, voleurs, nationalités et religions, tout se confond, tout ce qui est plus brun qu’Espagnol est suspect.
Son monde actuellement, c’est aussi le mien.
Quatre mille personnes y habitent, y travaillent, d’abord la classe moyenne, un Premier ministre de la République y a vécu quelques années, jeune marié. Et puis, de ravalements ratés en concentration d’une population de plus en plus déclassée, le lieu a fini, raccourci des banlieues, par avoir mauvaise réputation. La petite bourgeoisie de la périphérie ouest ne s’y aventurant plus que pour lécher les vitrines de la hideuse route de Vannes, But, Cuir Center, Darty, Truffaut, PicWic à ce que je vois, longue litanie colorée, obscène, les parkings vides, Gifi des idées de génie, le fond du seau, Courtepaille la tristesse, Castorama, piscines Caron, presque en ordre alphabétique. Les parkings déserts, siphonnés par Atlantis, la gigantesque zone commerciale à moins de trois kilomètres.
Déclin de cette périphérie qui avait pourtant participé à celui du centre-ville, le désert avance, paradoxalement, à mesure que le béton et les lampadaires, minimalistes, design, déplacés, gagnent du terrain.
Ces lumières droites, rigides girafes de fer, sont les éclaireurs du vide, les marqueurs de la pourriture urbaine.
La porte s’écarte de quelques centimètres, bientôt retenue par une chaîne d’acier qui se tend.
Quelques centimètres et autant de secondes de vide avant que l’espace ne se remplisse. De cheveux jaunes et longs, pas très fins, grossiers fils de pêche, d’une paire d’yeux juste en dessous et de peau ravinée, autour. De pilosité aussi, véritable contrefaçon masculine, le menton surtout. De plus près, les yeux me semblent encore plus petits que l’autre jour, plus fixes aussi, peut-être le manque de place les force-t-il à restreindre leurs mouvements. La bouche s’ouvre, découvrant une improbable rangée de dents, jaunes et plâtreuses, des trous çà et là, mats et noirs, comme les touches d’un vieux piano, la vie qui perd des points. La voix qui s’en échappe, ferraille éraillée, met quelques mots à se stabiliser et à devenir audible.
Son monde est petit, moche, étriqué, son monde sent le renfermé, l’entre-soi, le moisi et le consanguin. Dans son monde, on ne salue pas ses voisins, mais on va à l’église. Son monde n’aime pas ce qui n’est pas comme lui, les Arabes, les juifs, les musulmans, les manouches et leurs grosses voitures, voleurs, nationalités et religions, tout se confond, tout ce qui est plus brun qu’Espagnol est suspect.
Son monde actuellement, c’est aussi le mien.
Quatre mille personnes y habitent, y travaillent, d’abord la classe moyenne, un Premier ministre de la République y a vécu quelques années, jeune marié. Et puis, de ravalements ratés en concentration d’une population de plus en plus déclassée, le lieu a fini, raccourci des banlieues, par avoir mauvaise réputation. La petite bourgeoisie de la périphérie ouest ne s’y aventurant plus que pour lécher les vitrines de la hideuse route de Vannes, But, Cuir Center, Darty, Truffaut, PicWic à ce que je vois, longue litanie colorée, obscène, les parkings vides, Gifi des idées de génie, le fond du seau, Courtepaille la tristesse, Castorama, piscines Caron, presque en ordre alphabétique. Les parkings déserts, siphonnés par Atlantis, la gigantesque zone commerciale à moins de trois kilomètres.
Déclin de cette périphérie qui avait pourtant participé à celui du centre-ville, le désert avance, paradoxalement, à mesure que le béton et les lampadaires, minimalistes, design, déplacés, gagnent du terrain.
Ces lumières droites, rigides girafes de fer, sont les éclaireurs du vide, les marqueurs de la pourriture urbaine.
La porte s’écarte de quelques centimètres, bientôt retenue par une chaîne d’acier qui se tend.
Quelques centimètres et autant de secondes de vide avant que l’espace ne se remplisse. De cheveux jaunes et longs, pas très fins, grossiers fils de pêche, d’une paire d’yeux juste en dessous et de peau ravinée, autour. De pilosité aussi, véritable contrefaçon masculine, le menton surtout. De plus près, les yeux me semblent encore plus petits que l’autre jour, plus fixes aussi, peut-être le manque de place les force-t-il à restreindre leurs mouvements. La bouche s’ouvre, découvrant une improbable rangée de dents, jaunes et plâtreuses, des trous çà et là, mats et noirs, comme les touches d’un vieux piano, la vie qui perd des points. La voix qui s’en échappe, ferraille éraillée, met quelques mots à se stabiliser et à devenir audible.
Dans toutes les pièces, le relief obéit à des règles identiques, dictées par la logique de la sédimentation, au centre rien ou presque, en tout cas, rarement plus haut que le mollet, un étroit passage permet de faire quelques mètres, puis, quand on s’éloigne du cœur, l’altitude change, d’abord les collines puis les Préalpes. Et enfin, les sommets qui tutoient les plafonds, stalagmites qui dansent de tous leurs contours accidentés. On comprend ici ou là quelques glissements de terrain, un carton déformé qui ne retient plus ses intestins de feutre, une camarguaise, en plein centre de la vallée alors que sa jumelle est restée en équilibre tout là-haut.
J’ai l’impression d’avoir autant de liberté qu’une rivière, je dois me contenter de suivre le chemin que la géographie m’ordonne. On m’impose le sens de la visite, comme dans ces grands magasins bleu et jaune, avec leurs meubles de Suède, j’évite de justesse un radiateur, rouillé, en plein dans le passage. Je suis à la croisée d’Ikea et d’Emmaüs.
J’ai fait le chemin à pied, soleil et pollens, je sens le sexe des arbres quand je passe sous leurs jupes de feuilles, leurs ébats immobiles.
La maison des parents, c’est comme un corps qui expulse, ça se referme et ça se modifie pour qu’on ne puisse plus y revenir.
Les parents, ça efface les traces des enfants, ça neige dessus. Un jour, on revient et exit, disparue la chambre de nous, môme. Papa a refait la tapisserie, acheté un joli clic-clac dans les tons bigarrés, tout plein de rayures et voilà le travail, une nouvelle chambre, ou autre chose, une salle de billard, un endroit pour l’aquarium ou les livres, un lieu pour les loisirs, maintenant qu’on a du temps.
Si on faisait venir des archéologues, qu’on leur demandait d’investir la maison avec leurs pinceaux et leurs burins, ils ne retrouveraient aucune trace de moi dessous, et diraient au monde entier leur certitude : ma mère n’a eu qu’un fils.
Mon absence, sa permanence, tout cela au contraire valide ma théorie, on efface les enfants qu’on a eus, quand on sanctuarise les autres. Dans les musées, on ne conserve jamais que ce qui échappe. Si le petit Jean était vraiment un fils, un hobby aurait pris sa place. Si le petit Jean était vraiment un fils, la mère aurait croisé les jambes, comme toutes les autres, pour l’empêcher de remonter et d’investir à nouveau la matrice, mais il n’existe tellement pas qu’elle l’idolâtre et lui ouvre les bras par-dessus les années.
Tous les deux, à distance, on joue aux chambres musicales, les non-fils, les pas-fils ou les plus-fils. À ce jeu-là, je suis plus le fils de la mère que Jean ne le sera jamais.
J’ai l’impression d’avoir autant de liberté qu’une rivière, je dois me contenter de suivre le chemin que la géographie m’ordonne. On m’impose le sens de la visite, comme dans ces grands magasins bleu et jaune, avec leurs meubles de Suède, j’évite de justesse un radiateur, rouillé, en plein dans le passage. Je suis à la croisée d’Ikea et d’Emmaüs.
J’ai fait le chemin à pied, soleil et pollens, je sens le sexe des arbres quand je passe sous leurs jupes de feuilles, leurs ébats immobiles.
La maison des parents, c’est comme un corps qui expulse, ça se referme et ça se modifie pour qu’on ne puisse plus y revenir.
Les parents, ça efface les traces des enfants, ça neige dessus. Un jour, on revient et exit, disparue la chambre de nous, môme. Papa a refait la tapisserie, acheté un joli clic-clac dans les tons bigarrés, tout plein de rayures et voilà le travail, une nouvelle chambre, ou autre chose, une salle de billard, un endroit pour l’aquarium ou les livres, un lieu pour les loisirs, maintenant qu’on a du temps.
Si on faisait venir des archéologues, qu’on leur demandait d’investir la maison avec leurs pinceaux et leurs burins, ils ne retrouveraient aucune trace de moi dessous, et diraient au monde entier leur certitude : ma mère n’a eu qu’un fils.
Mon absence, sa permanence, tout cela au contraire valide ma théorie, on efface les enfants qu’on a eus, quand on sanctuarise les autres. Dans les musées, on ne conserve jamais que ce qui échappe. Si le petit Jean était vraiment un fils, un hobby aurait pris sa place. Si le petit Jean était vraiment un fils, la mère aurait croisé les jambes, comme toutes les autres, pour l’empêcher de remonter et d’investir à nouveau la matrice, mais il n’existe tellement pas qu’elle l’idolâtre et lui ouvre les bras par-dessus les années.
Tous les deux, à distance, on joue aux chambres musicales, les non-fils, les pas-fils ou les plus-fils. À ce jeu-là, je suis plus le fils de la mère que Jean ne le sera jamais.
L’espace où vit ma mère n’est constitué que de minutes arrêtées, d’époques qu’elle a traversées autant qu’elles l’ont traversée. Ma mère immobile au centre de son univers, dans son big-bang à l’envers, les murs toujours plus proches, toujours moins de place où circuler. Son univers est en contraction, il s’effondre sur lui-même. Il arrivera un moment où il l’engloutira. Fatalement. Quand elle ne pourra plus accumuler, et plus encore, quand elle ne pourra plus bouger, enkystée dans son sarcophage.
Personne n’a pu éteindre cette colère, je la sens quelquefois encore, acide, tapie, tout juste endormie, prompte à escalader n’importe quel prétexte, un chauffard, une facture injustifiée, une attitude ambiguë de Sandrine, pour sortir sa tête monstrueuse et mordre, déchirer, mâcher ceux qui passent à sa portée, les proches, ceux qui aiment et qu’elle lacère sans retenue. Personne n’a réussi, ni Mme Naigre, ni les pédopsychiatres, ni Robert, encore moins Jacqueline, les dîners.
Ce que je leur balançais, avec force, autour de la table, dans la salle à manger – démesuré tout ce bois, comme des habits du dimanche. Furieux contre eux, contre elle, contre un dieu auquel je ne croyais pas, sûr de mon bon droit mais vaguement coupable de la facilité du procédé, ma colère injuste, et terriblement excité, de plus en plus, par leur attitude, la compréhension mielleuse qu’ils opposaient à mes écarts. Cet immense ressentiment, qui mettrait des années à se canaliser, à s’éteindre de lui-même n’était que de la peur, le résultat de ce que je percevais comme une injustice, de l’angoisse face à la disparition de l’avenir, notion floue jusque-là, mais qui prenait toute sa réalité dans son prochain effacement. Juste avant la chute, je continuais à courir comme ces personnages stupides de dessins animés, j’étais une mouche, tout le reste était vitre.
Personne n’a pu éteindre cette colère, je la sens quelquefois encore, acide, tapie, tout juste endormie, prompte à escalader n’importe quel prétexte, un chauffard, une facture injustifiée, une attitude ambiguë de Sandrine, pour sortir sa tête monstrueuse et mordre, déchirer, mâcher ceux qui passent à sa portée, les proches, ceux qui aiment et qu’elle lacère sans retenue. Personne n’a réussi, ni Mme Naigre, ni les pédopsychiatres, ni Robert, encore moins Jacqueline, les dîners.
Ce que je leur balançais, avec force, autour de la table, dans la salle à manger – démesuré tout ce bois, comme des habits du dimanche. Furieux contre eux, contre elle, contre un dieu auquel je ne croyais pas, sûr de mon bon droit mais vaguement coupable de la facilité du procédé, ma colère injuste, et terriblement excité, de plus en plus, par leur attitude, la compréhension mielleuse qu’ils opposaient à mes écarts. Cet immense ressentiment, qui mettrait des années à se canaliser, à s’éteindre de lui-même n’était que de la peur, le résultat de ce que je percevais comme une injustice, de l’angoisse face à la disparition de l’avenir, notion floue jusque-là, mais qui prenait toute sa réalité dans son prochain effacement. Juste avant la chute, je continuais à courir comme ces personnages stupides de dessins animés, j’étais une mouche, tout le reste était vitre.
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