Coup de coeur đź’“
Titre : Revenir fils
Auteur : Christophe PERRUCHAS
Editeur : Rouergue
Parution : 2021
Pages : 288
Présentation de l'éditeur :
Depuis la mort de son père, le narrateur, un collégien de quatorze ans,
vit seul avec sa mère, qui montre les signes grandissants d’un syndrome
de Diogène : elle accumule les objets qui envahissent peu à peu la
maison. Tandis que le fils adolescent continue de grandir et d’explorer,
la mère se replie jour après jour dans un monde où un premier enfant,
Jean, touché par la mort subite du nourrisson, reprend vie.
Dans deux sĂ©quences sĂ©parĂ©es par une vingtaine d’annĂ©es, Christophe Perruchas fait entendre les deux voix de la mère et de son fils : le rĂ©cit d’une folie qui se referme sur une maison-paysage, monstrueuse matrice ; le portrait d’un fils qui bute sur l’impossible. D’abord adolescent puis jeune père lui-mĂŞme, on le voit se confronter Ă cette mère inaccessible, qui l’a « orphelinĂ© de son vivant ».
Après «Sept gingembres,» paru en 2020, Christophe Perruchas montre ici encore un sens aigu de la composition et explore l’indicible de l’homme contemporain.
Dans deux sĂ©quences sĂ©parĂ©es par une vingtaine d’annĂ©es, Christophe Perruchas fait entendre les deux voix de la mère et de son fils : le rĂ©cit d’une folie qui se referme sur une maison-paysage, monstrueuse matrice ; le portrait d’un fils qui bute sur l’impossible. D’abord adolescent puis jeune père lui-mĂŞme, on le voit se confronter Ă cette mère inaccessible, qui l’a « orphelinĂ© de son vivant ».
Après «Sept gingembres,» paru en 2020, Christophe Perruchas montre ici encore un sens aigu de la composition et explore l’indicible de l’homme contemporain.
Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur :
Christophe Perruchas est né en 1972 à Nantes. Directeur de création, il a
travaillé dans quelques grandes agences de publicité parisiennes. Il a
Ă©galement ouvert des Ă©piceries et un restaurant avec trois amis. Il est
aussi papa et allergique au pollen de platane. Sept gingembres est son premier roman.
Avis :
Orphelin de père, le narrateur, âgé de quatorze ans, grandit tant bien que mal auprès d'une mère de plus en plus inaccessible. Réfugiée dans un monde où revit son premier né, que la mort subite du nourrisson a emporté, elle présente des signes croissants du syndrome de Diogène et accumule maladivement les objets. Deux décennies plus tard, devenu père à son tour après avoir été finalement élevé par son oncle et sa tante, le fils tente désespérément d'établir le contact avec sa mère, désormais terrée dans une maison débordante d'immondices.
Le roman commence par la genèse du drame, lorsqu’au dĂ©cès du père dans un accident de voiture, se met en place un nouveau trio, constituĂ© de la mère, du fils adolescent et, cette fois, du fantĂ´me de plus en plus envahissant d’un bĂ©bĂ© mort bien avant. La narration se partage entre le « je » du garçon, progressivement Ă©vincĂ© par ce frère qui n’est plus, et le curieux « on » de la mère, qui, dans sa confusion croissante, s’est mise Ă dĂ©river Ă distance du monde rĂ©el, abordant les rivages d’une folie sur le point de l’engloutir. Plus l’adolescent, Ă l’âge des premières expĂ©riences sexuelles et sentimentales, se lance Ă la dĂ©couverte de la vie, plus la mère se replie dans un cocon peuplĂ© de fantasmes, matĂ©rialisĂ© par les objets qu’elle accumule en barricades protectrices et rassurantes.
Vingt ans plus tard, c’est au plus Ă©pais de la tragĂ©die que le rĂ©cit nous projette directement. « OrphelinĂ© de son vivant », le fils rayĂ© de l’univers maternel, mais dĂ©cidĂ© Ă forcer les barrages que sa mère a construits entre elle et lui, tente de retrouver une existence pour cette femme. A ses cĂ´tĂ©s, l’on dĂ©couvre avec effroi l’Ă©tat de dĂ©crĂ©pitude dans lequel elle est dĂ©sormais plongĂ©e. Le narrateur se retrouve spĂ©lĂ©ologue lorsqu’il pĂ©nètre la maison de son enfance, devenue le sarcophage d’un esprit malade. Il n’y dĂ©terrera guère que les bribes vivaces de ses propres souvenirs, enfouis sous les montagnes de dĂ©chets puants qui ont colonisĂ© tout l’espace.
Bouleversant quant Ă sa thĂ©matique, le roman ne se lit paradoxalement pas le coeur lourd. Car, si le rĂ©cit a le tranchant d’un rĂ©alisme parfois cru, il l’amortit le plus souvent avec une pudeur pleine de tendresse et d’humour. Et c’est avec la mĂŞme affection pour l’un comme pour l’autre que le lecteur entre dans la tĂŞte des deux personnages principaux, emportĂ©s dans leur vie et leur souffrance sans jamais s’appesantir sur eux-mĂŞmes. Face Ă l’impossibilitĂ© du deuil, tout s’efface pour cette mère, rendue Ă un tel Ă©tat de confusion que seul y surnage un prĂ©nom, celui de l’enfant mort. Elle-mĂŞme n’a plus de consistance que celle de ce « on » par lequel elle se dĂ©signe, aux cĂ´tĂ©s d’autres concepts gĂ©nĂ©riques comme « l’Homme » pour le mari mort et « le fils » pour le garçon vivant, tous trois ayant perdu pour elle leur rĂ©alitĂ© concrète. AbandonnĂ© pour un fantĂ´me, le fils vivant tente d’exister. Dans sa colère, perdra-t-il lui aussi l’Ă©quilibre ?
Avec ses scènes marquantes, sa construction autour du ressenti de deux personnages, et son Ă©criture modelĂ©e sur leurs modes d’expression et de pensĂ©e, ce roman dĂ©senchantĂ© Ă l’ironie mordante possède une vraie originalitĂ©, en mĂŞme temps qu’une parfaite justesse. C’est dans un grand frisson que l’on s’empresse de regagner la surface, après cette plongĂ©e dans les eaux troubles de la maladie mentale. Coup de coeur. (5/5)
Le roman commence par la genèse du drame, lorsqu’au dĂ©cès du père dans un accident de voiture, se met en place un nouveau trio, constituĂ© de la mère, du fils adolescent et, cette fois, du fantĂ´me de plus en plus envahissant d’un bĂ©bĂ© mort bien avant. La narration se partage entre le « je » du garçon, progressivement Ă©vincĂ© par ce frère qui n’est plus, et le curieux « on » de la mère, qui, dans sa confusion croissante, s’est mise Ă dĂ©river Ă distance du monde rĂ©el, abordant les rivages d’une folie sur le point de l’engloutir. Plus l’adolescent, Ă l’âge des premières expĂ©riences sexuelles et sentimentales, se lance Ă la dĂ©couverte de la vie, plus la mère se replie dans un cocon peuplĂ© de fantasmes, matĂ©rialisĂ© par les objets qu’elle accumule en barricades protectrices et rassurantes.
Vingt ans plus tard, c’est au plus Ă©pais de la tragĂ©die que le rĂ©cit nous projette directement. « OrphelinĂ© de son vivant », le fils rayĂ© de l’univers maternel, mais dĂ©cidĂ© Ă forcer les barrages que sa mère a construits entre elle et lui, tente de retrouver une existence pour cette femme. A ses cĂ´tĂ©s, l’on dĂ©couvre avec effroi l’Ă©tat de dĂ©crĂ©pitude dans lequel elle est dĂ©sormais plongĂ©e. Le narrateur se retrouve spĂ©lĂ©ologue lorsqu’il pĂ©nètre la maison de son enfance, devenue le sarcophage d’un esprit malade. Il n’y dĂ©terrera guère que les bribes vivaces de ses propres souvenirs, enfouis sous les montagnes de dĂ©chets puants qui ont colonisĂ© tout l’espace.
Bouleversant quant Ă sa thĂ©matique, le roman ne se lit paradoxalement pas le coeur lourd. Car, si le rĂ©cit a le tranchant d’un rĂ©alisme parfois cru, il l’amortit le plus souvent avec une pudeur pleine de tendresse et d’humour. Et c’est avec la mĂŞme affection pour l’un comme pour l’autre que le lecteur entre dans la tĂŞte des deux personnages principaux, emportĂ©s dans leur vie et leur souffrance sans jamais s’appesantir sur eux-mĂŞmes. Face Ă l’impossibilitĂ© du deuil, tout s’efface pour cette mère, rendue Ă un tel Ă©tat de confusion que seul y surnage un prĂ©nom, celui de l’enfant mort. Elle-mĂŞme n’a plus de consistance que celle de ce « on » par lequel elle se dĂ©signe, aux cĂ´tĂ©s d’autres concepts gĂ©nĂ©riques comme « l’Homme » pour le mari mort et « le fils » pour le garçon vivant, tous trois ayant perdu pour elle leur rĂ©alitĂ© concrète. AbandonnĂ© pour un fantĂ´me, le fils vivant tente d’exister. Dans sa colère, perdra-t-il lui aussi l’Ă©quilibre ?
Avec ses scènes marquantes, sa construction autour du ressenti de deux personnages, et son Ă©criture modelĂ©e sur leurs modes d’expression et de pensĂ©e, ce roman dĂ©senchantĂ© Ă l’ironie mordante possède une vraie originalitĂ©, en mĂŞme temps qu’une parfaite justesse. C’est dans un grand frisson que l’on s’empresse de regagner la surface, après cette plongĂ©e dans les eaux troubles de la maladie mentale. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Mme Morisset est mariĂ©e Ă M. Morisset, mais allez savoir pourquoi, lui, on l’appelle Jacques. C’est un grand qui parle fort et qui bricole mal, le genre Ă monter les robinets Ă l’envers, froid Ă la place de chaud, ce qui fait que tu t’Ă©bouillantes la bouche quand tu te rinces les dents. Il dit que c’est fait exprès, ne jamais se reposer tout Ă fait, rester aux aguets, ĂŞtre Ă l’affĂ»t. MĂŞme aux toilettes, il a mis le ballon d’eau chaude dans une position pas faite pour lui, pour gagner de la place, depuis, il fuit, dĂ©gouline de sous le faux plafond, ça fait ploc, ça goutte sur l’Ă©paule droite quand on ne s’y attend pas. Et aux toilettes, avec personne qui vous regarde, on ne s’attend Ă rien. Chez les Morisset, c’est pas possible, il faut s’attendre.
(…) un jeune, tout en verticales, sec, avec des lunettes Ă la John Lennon et des grands pulls qu’on dirait des toiles de tente mal montĂ©es avec ses os comme piquets (…)
Je m’Ă©tais inscrit en dĂ©but d’annĂ©e, en mĂŞme temps qu’Isabelle, deux jours de voile, loin sur l’Erdre, après la plaine de Mazerolles, lĂ oĂą c’est plus une rivière, presque un lac. Du 420, jamais fait encore, il y a trois ans, j’avais essayĂ© l’Optimist, qui est au bateau ce que le poisson panĂ© est au poisson. Un rectangle. AugmentĂ© d’une petite voile et c’est tout. Le moment le moins ennuyeux, c’Ă©tait quand le Zodiac nous ramenait Ă la queue leu leu le soir pour goĂ»ter.
Il y a des choses un peu confuses, le docteur a dit que c’Ă©tait normal, avec ce qui s’est passĂ©.
Les nerfs, il s’est passĂ©, voilĂ . On a gardĂ©, gardĂ©, et puis un jour, tout est sorti d’un coup, comme les images de FrĂ©jus aux actualitĂ©s du cinĂ©ma, on s’en souvient bien, toute cette eau et toute cette boue, les digues qui cèdent, la catastrophe. On a fait comme un FrĂ©jus de la tĂŞte, voilĂ la vĂ©ritĂ©. Maintenant, on est Ă peu près tirĂ©e d’affaire, le niveau de l’eau ne monte plus, ça va gentiment descendre et puis sĂ©cher, on va retrousser les manches et construire d’autres digues. Les mĂ©dicaments vont aider, comme une bĂ©quille quand on a une patte cassĂ©e. Et puis quand ça ira mieux, on s’en passera. Rien de plus, rien de moins.
Les enfants, je crois que ça sert à ne pas se suicider quand on arrive à la trentaine, inconcevable de ne pas en avoir avant, donner un sens à la vie, ne plus être englué dans un petit narcissisme confortable. Et stérile, justement.
(…) un jeune, tout en verticales, sec, avec des lunettes Ă la John Lennon et des grands pulls qu’on dirait des toiles de tente mal montĂ©es avec ses os comme piquets (…)
Je m’Ă©tais inscrit en dĂ©but d’annĂ©e, en mĂŞme temps qu’Isabelle, deux jours de voile, loin sur l’Erdre, après la plaine de Mazerolles, lĂ oĂą c’est plus une rivière, presque un lac. Du 420, jamais fait encore, il y a trois ans, j’avais essayĂ© l’Optimist, qui est au bateau ce que le poisson panĂ© est au poisson. Un rectangle. AugmentĂ© d’une petite voile et c’est tout. Le moment le moins ennuyeux, c’Ă©tait quand le Zodiac nous ramenait Ă la queue leu leu le soir pour goĂ»ter.
Il y a des choses un peu confuses, le docteur a dit que c’Ă©tait normal, avec ce qui s’est passĂ©.
Les nerfs, il s’est passĂ©, voilĂ . On a gardĂ©, gardĂ©, et puis un jour, tout est sorti d’un coup, comme les images de FrĂ©jus aux actualitĂ©s du cinĂ©ma, on s’en souvient bien, toute cette eau et toute cette boue, les digues qui cèdent, la catastrophe. On a fait comme un FrĂ©jus de la tĂŞte, voilĂ la vĂ©ritĂ©. Maintenant, on est Ă peu près tirĂ©e d’affaire, le niveau de l’eau ne monte plus, ça va gentiment descendre et puis sĂ©cher, on va retrousser les manches et construire d’autres digues. Les mĂ©dicaments vont aider, comme une bĂ©quille quand on a une patte cassĂ©e. Et puis quand ça ira mieux, on s’en passera. Rien de plus, rien de moins.
Les enfants, je crois que ça sert à ne pas se suicider quand on arrive à la trentaine, inconcevable de ne pas en avoir avant, donner un sens à la vie, ne plus être englué dans un petit narcissisme confortable. Et stérile, justement.
MĂŞme Olivier, mon meilleur ami, ne trouve pas grâce. Ne rentre dans aucun moule, pas d’alliance au doigt, pas assez d’ambition et ses histoires de filles sur internet, le lieu de toutes les dĂ©bauches, l’endroit oĂą pullulent les sites nazis et les pĂ©dophiles, le nĹ“ud oĂą communiquent les terroristes barbus, lĂ encore oĂą l’on peut acheter de la drogue et louer des prostituĂ©es, plexus de vices. De tout ça, on parle Ă voix basse quand les enfants sont couchĂ©s. Si je donne mon point de vue, si je l’ouvre, ne serait-ce qu’un peu, beau-papa, du bout de sa table, sourit, indulgent, ça lui passera, c’est encore de son âge, ĂŞtre socialiste.
Son monde est petit, moche, Ă©triquĂ©, son monde sent le renfermĂ©, l’entre-soi, le moisi et le consanguin. Dans son monde, on ne salue pas ses voisins, mais on va Ă l’Ă©glise. Son monde n’aime pas ce qui n’est pas comme lui, les Arabes, les juifs, les musulmans, les manouches et leurs grosses voitures, voleurs, nationalitĂ©s et religions, tout se confond, tout ce qui est plus brun qu’Espagnol est suspect.
Son monde actuellement, c’est aussi le mien.
Quatre mille personnes y habitent, y travaillent, d’abord la classe moyenne, un Premier ministre de la RĂ©publique y a vĂ©cu quelques annĂ©es, jeune mariĂ©. Et puis, de ravalements ratĂ©s en concentration d’une population de plus en plus dĂ©classĂ©e, le lieu a fini, raccourci des banlieues, par avoir mauvaise rĂ©putation. La petite bourgeoisie de la pĂ©riphĂ©rie ouest ne s’y aventurant plus que pour lĂ©cher les vitrines de la hideuse route de Vannes, But, Cuir Center, Darty, Truffaut, PicWic Ă ce que je vois, longue litanie colorĂ©e, obscène, les parkings vides, Gifi des idĂ©es de gĂ©nie, le fond du seau, Courtepaille la tristesse, Castorama, piscines Caron, presque en ordre alphabĂ©tique. Les parkings dĂ©serts, siphonnĂ©s par Atlantis, la gigantesque zone commerciale Ă moins de trois kilomètres.
Déclin de cette périphérie qui avait pourtant participé à celui du centre-ville, le désert avance, paradoxalement, à mesure que le béton et les lampadaires, minimalistes, design, déplacés, gagnent du terrain.
Ces lumières droites, rigides girafes de fer, sont les éclaireurs du vide, les marqueurs de la pourriture urbaine.
La porte s’Ă©carte de quelques centimètres, bientĂ´t retenue par une chaĂ®ne d’acier qui se tend.
Quelques centimètres et autant de secondes de vide avant que l’espace ne se remplisse. De cheveux jaunes et longs, pas très fins, grossiers fils de pĂŞche, d’une paire d’yeux juste en dessous et de peau ravinĂ©e, autour. De pilositĂ© aussi, vĂ©ritable contrefaçon masculine, le menton surtout. De plus près, les yeux me semblent encore plus petits que l’autre jour, plus fixes aussi, peut-ĂŞtre le manque de place les force-t-il Ă restreindre leurs mouvements. La bouche s’ouvre, dĂ©couvrant une improbable rangĂ©e de dents, jaunes et plâtreuses, des trous çà et lĂ , mats et noirs, comme les touches d’un vieux piano, la vie qui perd des points. La voix qui s’en Ă©chappe, ferraille Ă©raillĂ©e, met quelques mots Ă se stabiliser et Ă devenir audible.
Son monde est petit, moche, Ă©triquĂ©, son monde sent le renfermĂ©, l’entre-soi, le moisi et le consanguin. Dans son monde, on ne salue pas ses voisins, mais on va Ă l’Ă©glise. Son monde n’aime pas ce qui n’est pas comme lui, les Arabes, les juifs, les musulmans, les manouches et leurs grosses voitures, voleurs, nationalitĂ©s et religions, tout se confond, tout ce qui est plus brun qu’Espagnol est suspect.
Son monde actuellement, c’est aussi le mien.
Quatre mille personnes y habitent, y travaillent, d’abord la classe moyenne, un Premier ministre de la RĂ©publique y a vĂ©cu quelques annĂ©es, jeune mariĂ©. Et puis, de ravalements ratĂ©s en concentration d’une population de plus en plus dĂ©classĂ©e, le lieu a fini, raccourci des banlieues, par avoir mauvaise rĂ©putation. La petite bourgeoisie de la pĂ©riphĂ©rie ouest ne s’y aventurant plus que pour lĂ©cher les vitrines de la hideuse route de Vannes, But, Cuir Center, Darty, Truffaut, PicWic Ă ce que je vois, longue litanie colorĂ©e, obscène, les parkings vides, Gifi des idĂ©es de gĂ©nie, le fond du seau, Courtepaille la tristesse, Castorama, piscines Caron, presque en ordre alphabĂ©tique. Les parkings dĂ©serts, siphonnĂ©s par Atlantis, la gigantesque zone commerciale Ă moins de trois kilomètres.
Déclin de cette périphérie qui avait pourtant participé à celui du centre-ville, le désert avance, paradoxalement, à mesure que le béton et les lampadaires, minimalistes, design, déplacés, gagnent du terrain.
Ces lumières droites, rigides girafes de fer, sont les éclaireurs du vide, les marqueurs de la pourriture urbaine.
La porte s’Ă©carte de quelques centimètres, bientĂ´t retenue par une chaĂ®ne d’acier qui se tend.
Quelques centimètres et autant de secondes de vide avant que l’espace ne se remplisse. De cheveux jaunes et longs, pas très fins, grossiers fils de pĂŞche, d’une paire d’yeux juste en dessous et de peau ravinĂ©e, autour. De pilositĂ© aussi, vĂ©ritable contrefaçon masculine, le menton surtout. De plus près, les yeux me semblent encore plus petits que l’autre jour, plus fixes aussi, peut-ĂŞtre le manque de place les force-t-il Ă restreindre leurs mouvements. La bouche s’ouvre, dĂ©couvrant une improbable rangĂ©e de dents, jaunes et plâtreuses, des trous çà et lĂ , mats et noirs, comme les touches d’un vieux piano, la vie qui perd des points. La voix qui s’en Ă©chappe, ferraille Ă©raillĂ©e, met quelques mots Ă se stabiliser et Ă devenir audible.
Dans toutes les pièces, le relief obĂ©it Ă des règles identiques, dictĂ©es par la logique de la sĂ©dimentation, au centre rien ou presque, en tout cas, rarement plus haut que le mollet, un Ă©troit passage permet de faire quelques mètres, puis, quand on s’Ă©loigne du cĹ“ur, l’altitude change, d’abord les collines puis les PrĂ©alpes. Et enfin, les sommets qui tutoient les plafonds, stalagmites qui dansent de tous leurs contours accidentĂ©s. On comprend ici ou lĂ quelques glissements de terrain, un carton dĂ©formĂ© qui ne retient plus ses intestins de feutre, une camarguaise, en plein centre de la vallĂ©e alors que sa jumelle est restĂ©e en Ă©quilibre tout lĂ -haut.
J’ai l’impression d’avoir autant de libertĂ© qu’une rivière, je dois me contenter de suivre le chemin que la gĂ©ographie m’ordonne. On m’impose le sens de la visite, comme dans ces grands magasins bleu et jaune, avec leurs meubles de Suède, j’Ă©vite de justesse un radiateur, rouillĂ©, en plein dans le passage. Je suis Ă la croisĂ©e d’Ikea et d’EmmaĂĽs.
J’ai fait le chemin Ă pied, soleil et pollens, je sens le sexe des arbres quand je passe sous leurs jupes de feuilles, leurs Ă©bats immobiles.
La maison des parents, c’est comme un corps qui expulse, ça se referme et ça se modifie pour qu’on ne puisse plus y revenir.
Les parents, ça efface les traces des enfants, ça neige dessus. Un jour, on revient et exit, disparue la chambre de nous, mĂ´me. Papa a refait la tapisserie, achetĂ© un joli clic-clac dans les tons bigarrĂ©s, tout plein de rayures et voilĂ le travail, une nouvelle chambre, ou autre chose, une salle de billard, un endroit pour l’aquarium ou les livres, un lieu pour les loisirs, maintenant qu’on a du temps.
Si on faisait venir des archĂ©ologues, qu’on leur demandait d’investir la maison avec leurs pinceaux et leurs burins, ils ne retrouveraient aucune trace de moi dessous, et diraient au monde entier leur certitude : ma mère n’a eu qu’un fils.
Mon absence, sa permanence, tout cela au contraire valide ma thĂ©orie, on efface les enfants qu’on a eus, quand on sanctuarise les autres. Dans les musĂ©es, on ne conserve jamais que ce qui Ă©chappe. Si le petit Jean Ă©tait vraiment un fils, un hobby aurait pris sa place. Si le petit Jean Ă©tait vraiment un fils, la mère aurait croisĂ© les jambes, comme toutes les autres, pour l’empĂŞcher de remonter et d’investir Ă nouveau la matrice, mais il n’existe tellement pas qu’elle l’idolâtre et lui ouvre les bras par-dessus les annĂ©es.
Tous les deux, à distance, on joue aux chambres musicales, les non-fils, les pas-fils ou les plus-fils. À ce jeu-là , je suis plus le fils de la mère que Jean ne le sera jamais.
J’ai l’impression d’avoir autant de libertĂ© qu’une rivière, je dois me contenter de suivre le chemin que la gĂ©ographie m’ordonne. On m’impose le sens de la visite, comme dans ces grands magasins bleu et jaune, avec leurs meubles de Suède, j’Ă©vite de justesse un radiateur, rouillĂ©, en plein dans le passage. Je suis Ă la croisĂ©e d’Ikea et d’EmmaĂĽs.
J’ai fait le chemin Ă pied, soleil et pollens, je sens le sexe des arbres quand je passe sous leurs jupes de feuilles, leurs Ă©bats immobiles.
La maison des parents, c’est comme un corps qui expulse, ça se referme et ça se modifie pour qu’on ne puisse plus y revenir.
Les parents, ça efface les traces des enfants, ça neige dessus. Un jour, on revient et exit, disparue la chambre de nous, mĂ´me. Papa a refait la tapisserie, achetĂ© un joli clic-clac dans les tons bigarrĂ©s, tout plein de rayures et voilĂ le travail, une nouvelle chambre, ou autre chose, une salle de billard, un endroit pour l’aquarium ou les livres, un lieu pour les loisirs, maintenant qu’on a du temps.
Si on faisait venir des archĂ©ologues, qu’on leur demandait d’investir la maison avec leurs pinceaux et leurs burins, ils ne retrouveraient aucune trace de moi dessous, et diraient au monde entier leur certitude : ma mère n’a eu qu’un fils.
Mon absence, sa permanence, tout cela au contraire valide ma thĂ©orie, on efface les enfants qu’on a eus, quand on sanctuarise les autres. Dans les musĂ©es, on ne conserve jamais que ce qui Ă©chappe. Si le petit Jean Ă©tait vraiment un fils, un hobby aurait pris sa place. Si le petit Jean Ă©tait vraiment un fils, la mère aurait croisĂ© les jambes, comme toutes les autres, pour l’empĂŞcher de remonter et d’investir Ă nouveau la matrice, mais il n’existe tellement pas qu’elle l’idolâtre et lui ouvre les bras par-dessus les annĂ©es.
Tous les deux, à distance, on joue aux chambres musicales, les non-fils, les pas-fils ou les plus-fils. À ce jeu-là , je suis plus le fils de la mère que Jean ne le sera jamais.
L’espace oĂą vit ma mère n’est constituĂ© que de minutes arrĂŞtĂ©es, d’Ă©poques qu’elle a traversĂ©es autant qu’elles l’ont traversĂ©e. Ma mère immobile au centre de son univers, dans son big-bang Ă l’envers, les murs toujours plus proches, toujours moins de place oĂą circuler. Son univers est en contraction, il s’effondre sur lui-mĂŞme. Il arrivera un moment oĂą il l’engloutira. Fatalement. Quand elle ne pourra plus accumuler, et plus encore, quand elle ne pourra plus bouger, enkystĂ©e dans son sarcophage.
Personne n’a pu Ă©teindre cette colère, je la sens quelquefois encore, acide, tapie, tout juste endormie, prompte Ă escalader n’importe quel prĂ©texte, un chauffard, une facture injustifiĂ©e, une attitude ambiguĂ« de Sandrine, pour sortir sa tĂŞte monstrueuse et mordre, dĂ©chirer, mâcher ceux qui passent Ă sa portĂ©e, les proches, ceux qui aiment et qu’elle lacère sans retenue. Personne n’a rĂ©ussi, ni Mme Naigre, ni les pĂ©dopsychiatres, ni Robert, encore moins Jacqueline, les dĂ®ners.
Ce que je leur balançais, avec force, autour de la table, dans la salle Ă manger – dĂ©mesurĂ© tout ce bois, comme des habits du dimanche. Furieux contre eux, contre elle, contre un dieu auquel je ne croyais pas, sĂ»r de mon bon droit mais vaguement coupable de la facilitĂ© du procĂ©dĂ©, ma colère injuste, et terriblement excitĂ©, de plus en plus, par leur attitude, la comprĂ©hension mielleuse qu’ils opposaient Ă mes Ă©carts. Cet immense ressentiment, qui mettrait des annĂ©es Ă se canaliser, Ă s’Ă©teindre de lui-mĂŞme n’Ă©tait que de la peur, le rĂ©sultat de ce que je percevais comme une injustice, de l’angoisse face Ă la disparition de l’avenir, notion floue jusque-lĂ , mais qui prenait toute sa rĂ©alitĂ© dans son prochain effacement. Juste avant la chute, je continuais Ă courir comme ces personnages stupides de dessins animĂ©s, j’Ă©tais une mouche, tout le reste Ă©tait vitre.
Personne n’a pu Ă©teindre cette colère, je la sens quelquefois encore, acide, tapie, tout juste endormie, prompte Ă escalader n’importe quel prĂ©texte, un chauffard, une facture injustifiĂ©e, une attitude ambiguĂ« de Sandrine, pour sortir sa tĂŞte monstrueuse et mordre, dĂ©chirer, mâcher ceux qui passent Ă sa portĂ©e, les proches, ceux qui aiment et qu’elle lacère sans retenue. Personne n’a rĂ©ussi, ni Mme Naigre, ni les pĂ©dopsychiatres, ni Robert, encore moins Jacqueline, les dĂ®ners.
Ce que je leur balançais, avec force, autour de la table, dans la salle Ă manger – dĂ©mesurĂ© tout ce bois, comme des habits du dimanche. Furieux contre eux, contre elle, contre un dieu auquel je ne croyais pas, sĂ»r de mon bon droit mais vaguement coupable de la facilitĂ© du procĂ©dĂ©, ma colère injuste, et terriblement excitĂ©, de plus en plus, par leur attitude, la comprĂ©hension mielleuse qu’ils opposaient Ă mes Ă©carts. Cet immense ressentiment, qui mettrait des annĂ©es Ă se canaliser, Ă s’Ă©teindre de lui-mĂŞme n’Ă©tait que de la peur, le rĂ©sultat de ce que je percevais comme une injustice, de l’angoisse face Ă la disparition de l’avenir, notion floue jusque-lĂ , mais qui prenait toute sa rĂ©alitĂ© dans son prochain effacement. Juste avant la chute, je continuais Ă courir comme ces personnages stupides de dessins animĂ©s, j’Ă©tais une mouche, tout le reste Ă©tait vitre.
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