jeudi 16 juillet 2020

[Hamelin, Louis] Les crépuscules de la Yellowstone






Coup de coeur 💓

 

Titre : Les crépuscules de la Yellowstone

Auteur : Louis HAMELIN

Editeur : Les Editions du Boréal

Année de parution : 2020

Pages : 376

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Printemps 1843. John James Audubon, le célèbre naturaliste, remonte le Missouri à bord du vapeur Omega. À l’approche de la vieillesse, il veut recueillir le plus grand nombre de spécimens possible pour terminer son livre sur les quadrupèdes vivipares de l’Amérique du Nord.
Il a engagé pour guide Étienne Provost, né à Chambly, le plus fameux des coureurs de bois et l’irremplaçable interprète, car tout ce pan de continent, qui va de la Nouvelle-Espagne aux Grands Lacs, est encore le royaume des Indiens et des trappeurs canadiens et métis. Et, surtout, Provost est un coup de fusil infaillible. N’est-il pas le seul à pouvoir procurer à Audubon les animaux qu’il veut dessiner, morts, il va sans dire ?

Pendant que nous suivons Audubon et ses comparses qui, depuis le pont supérieur de l’Omega, tirent au nom de la science sur tout ce qui bouge, sur terre, dans l’air et dans l’eau, le romancier se lance lui aussi dans sa propre aventure. Il se rend à Fort Union, au Dakota du Nord, le point culminant du périple de son modèle. Bien sûr, l’avion a remplacé le navire à vapeur, et c’est le pétrole qui, un siècle et demi plus tard, sert de prétexte au saccage de la nature et des territoires indiens. C’est là qu’il prendra la mesure du pouvoir destructeur du temps, qui a fait de nous, humains, une espèce tout aussi menacée que celles qu’Audubon a voulu immortaliser dans ses livres.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né à Grand-Mère en 1959, Louis Hamelin poursuit des études à l’Université McGill où il obtient un baccalauréat en sciences de l’agriculture en 1983. Il obtient ensuite une maîtrise en études littéraires à l’UQAM en 1990. C’est à partir de ce moment qu’il se consacre à l’écriture. En 1989, Louis Hamelin se voit décerner le Prix du Gouverneur général pour son premier roman, intitulé La Rage.
Chroniqueur littéraire au Devoir et à Ici Montréal, ses textes sont publiés en 1999 aux Éditions du Boréal, sous le titre Le Voyage en pot.
Depuis le début des années 1990, il a collaboré à une quinzaine de journaux et de revues, participé à de nombreuses rencontres, événements culturels et lectures publiques, tout en publiant neuf livres. Critiques et public s’accordent aujourd’hui pour dire que Louis Hamelin occupe une place de choix dans l’univers littéraire québécois.
La Constellation du lynx a reçu le prix des libraires du Québec 2011 et le prix littéraire des collégiens 2011.

 

Avis :

Fasciné depuis l’enfance par les planches des ouvrages animaliers anciens, l’auteur a décidé de retracer la dernière expédition du grand naturaliste franco-américain Jean-Jacques Audubon : parti de Saint-Louis en 1843 avec pour guide le célèbre trappeur québécois Etienne Provost, le peintre ornithologue s’était lancé dans deux mille kilomètres de remontée du Missouri en bateau à aube, jusqu’à Fort Union qui, pendant quelques mois, lui servit de camp de base pour une gigantesque partie de chasse aux allures de massacre. Cent-soixante-quinze ans plus tard, alors qu’il nous relate cette aventure survenue dans des espaces alors encore préservés, Louis Hamelin entreprend lui aussi, mais en avion, le voyage jusque dans le haut Missouri : si les derricks de l’exploitation du pétrole de schiste ont remplacé les bisons, c’est toujours la même gloutonnerie humaine qui continue à dévaster ces terres…

L’aventure est au rendez-vous de ce récit, puisque remonter le Missouri à l’époque n’est pas une sinécure et qu’avec tous ses dangers, c’est une terre quasi inconnue qui s’ouvre aux visiteurs non-Amérindiens. L’Histoire que nous relate avec authenticité Louis Hamelin ne prête toutefois guère à rêver, car qui dit naturaliste au XIXe siècle ne doit pas penser ami de la faune et de son habitat, mais plutôt touriste bâfreur lâché sur le buffet des desserts : tout ce petit monde débarque en ce qui ressemble à une terre d’Eden tant les espèces y pullulent, pour y faire main basse et tuer sans vergogne, dans un répugnant carnage le plus souvent gratuit :
Et les coups de feu qui visaient tous ces oiseaux étaient encore plus nombreux. Presque constamment environné d’un essaim de balles et de petits plombs, le vapeur était une forteresse flottante assiégée par la vie sauvage, pareille à un gros ruminant s’avançant sur le fleuve au milieu d’un nuage de moustiques. Le capitaine Sire avait raison : on se serait cru à Fort Alamo.
Nul n’a alors en tête qu’aucun puits n’est sans fond et qu’à force de jouer à la nuée de sauterelles, plus grand chose ne subsistera bientôt, ni des lieux - mises à part quelques zones protégées -, ni de leurs populations autochtones, hommes ou bêtes.

Tout le monde connaît le fameux proverbe navajo, peut-être apocryphe, qui dit que nos actes doivent être évalués à l’aune des sept prochaines générations. Ça correspondait à peu près au temps écoulé depuis la dernière expédition d’Audubon. Le legs de sa génération, je l’avais sous les yeux.
Le constat est aussi amer qu’à frémir pour l’auteur qui revient sur les lieux moins de deux siècles plus tard : la grande prairie d’Audubon n’est plus qu’un lointain souvenir, remplacé par un décor d’enfer né de l’exploitation des schistes bitumeux. Pourtant désormais conscient des désastres et des destructions déjà irréversiblement commis, l’homme poursuit en connaissance de cause son grignotage de termite à l’encontre de la planète, gageant l’environnement et l’avenir de sa propre espèce contre une poignée de dollars, comme Faust avait vendu son âme au diable. 


Epoustouflant récit d’une aventure historique qui fit partie de la conquête de l’Ouest américain, ce livre doux-amer, qui vient superbement rejoindre les rangs du nature-writing, est aussi une saisissante mise en perspective des radicaux impacts environnementaux de la cupidité humaine. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Le blanc laiteux de ses yeux trahissait sa cécité. Son corps brun devenu presque diaphane était complètement racorni, et la peau de son visage si plissée qu’on aurait dit la pelure terreuse d’une vieille patate ramollie. Il n’avait plus que la peau et le squelette. Il s’était assis et tendait l’oreille dans leur direction, avec, sur ses lèvres réduites à deux écorces desséchées, un concentré de sourire pareil à une lueur insaisissable.


Refermant le carnet du parfait globe-trotter, je songe qu’un milliard trois cents millions d’êtres humains ont voyagé à des fins récréatives l’année dernière. En tout, quatre milliards cent millions d’Homo sapiens ont pris l’avion. La planète paie le prix de tous ces avions attrapés comme on se mouche. (…) En tant que sublimation de l’instinct de pillage capitaliste, le tourisme parachève la civilisation du pétrole et du plastique.


À Fort Union, ils [les loups] étaient partout, hantant la prairie en quête d’une proie vivante ou d’une aubaine sous la forme d’une charogne abandonnée, et accourant avec une docilité de chiens de Pavlov au son du fusil. Les corbeaux faisaient de même. Ce fut sans doute, pour Canis lupus, un âge d’or paradoxal, les nombreuses blessures occasionnées par les armes imparfaites des chasseurs de l’époque leur assurant un stock toujours renouvelé de bêtes estropiées ou agonisantes. Essayez, pour voir, de vous mettre dans la peau d’un carnivore qui arpente une plaine jonchée de carcasses de bisons fraîchement abattus auxquelles il manque seulement la langue… [seul morceau souvent prélevé par les chasseurs]


« Connu comme le loup blanc », disait mon père. Mais à Fort Union, les loups blancs n’étaient pas rares, ils étaient seulement plus faciles à repérer. Celui qui, sous un ciel menaçant, promenait sa fourrure immaculée du côté où paissaient les chevaux, à environ quatre cents mètres de la palissade, jurait sur la terre gris et jaune parsemée d’une herbe encore rare. Un bonhomme de neige aurait eu plus de chances de passer inaperçu au milieu des dunes du Sahara.


[A propos de cercueils dans les arbres] Vous noterez, susurra Denig, l’intéressant exemple de syncrétisme religieux dont témoigne ce rite funéraire. Les Assiniboines ont emprunté l’idée du cercueil fermé au monde chrétien, mais l’ont adaptée à leur tradition ancestrale des sépultures en hauteur. Avant, ils plaçaient le corps enveloppé d’une peau de bison directement dans l’arbre, ou sur une plateforme surélevée…


D’un côté, la prairie sans fin et le ciel immense courant se perdre ensemble dans le flou lointain des ombres bleutées d’une chaîne de montagnes. De l’autre, les collines carrées sculptées par les forces telluriques et dénudées par l’érosion, se succédant jusqu’à l’horizon comme les dents sur la mâchoire enfouie de quelque gigantesque créature préhistorique. Et coulant au milieu, cette grande rivière chargée d’alluvions, descendue des infrangibles glaciers et des neiges de juillet (…).


Il fallait, disait Provost, de soixante à soixante-dix castors pour faire un ballot de cent livres qui pouvait valoir de trois cents à cinq cents dollars. Les bonnes années, un trappeur expérimenté pouvait capturer jusqu’à cinq cents castors et se faire pas loin de quatre mille dollars. À l’époque où les Rocheuses regorgeaient encore de ces chapeaux de fourrure sur pattes, une brigade de la compagnie comptait de trente à quarante hommes équipés chacun d’une dizaine de pièges et de deux chevaux. Chaque homme installait et entretenait sa propre ligne de trappe, et seules les peaux étaient rapportées au camp, où quelques hommes demeuraient en permanence pour les apprêter et les faire sécher. (...)
Dans la seconde moitié des années 1830, se rappelait Étienne, il commençait à y avoir « pas mal de monde » dans la montagne. Les colonies de castors avaient pratiquement été éradiquées, et les caprices de la mode européenne avaient fait le reste. En 1838, les beaux jours de la trappe étaient finis. Avec la montée en puissance de la peau de bison comme nouveau produit-vedette, la traite s’était ensuite déplacée de la montagne vers la prairie.


Juste après la sortie de Trenton, qui est enclavé dans la réserve de Turtle Mountain, j’ai aperçu, un peu à l’écart de la route, le Grand Treasure, le casino des Chippewas. Ça ressemblait à un vaste hangar se dressant sur le lointain rivage d’un océan d’asphalte. Les Chippewas avaient compté parmi les sept nations des grandes plaines qui, chaque année, à la belle époque de Fort Union, échangeaient vingt-cinq mille peaux de bison contre cent mille dollars de marchandises acheminées par bateau d’aussi loin que l’Europe. Aujourd’hui, dans un décor déprimant d’un mauvais goût assumé, ils étaient les heureux propriétaires de quelques rangées de machines à sous accueillant leur lot de ludomanes débiles.


(…) je vivais l’expérience, aussi captivante et capitale que déstabilisante, qui consiste à partager le point de vue d’une petite troupe de personnages qui m’accompagnaient depuis que, plus d’un an auparavant, j’avais commencé à écrire cette histoire comme on s’avance sur un pont branlant jeté par-dessus un précipice de cent soixante-quinze années et de deux mille six cents kilomètres. 


Depuis que les technologies combinées de la fracturation hydraulique et du forage horizontal avaient fait du Bakken le nouveau Klondike des compagnies pétrolières, environ dix mille puits avaient été forés. La grande plaine où paissaient autrefois les bisons s’était couverte de derricks hochant leurs familières « têtes de chevaux » pour pomper un million deux cent mille barils par jour équivalant à 12,5 % de la production totale des États-Unis. (…)
Lui-même, qui pouvait avoir trente ans, était originaire de la vallée de la Cheat River en Virginie-Occidentale, région montagneuse dont ses ancêtres venus d’Irlande avaient coupé les immenses résineux à la hache et au godendard pour de prospères industriels new-yorkais au tournant du XXe siècle. Après avoir rasé la forêt, on avait éventré les montagnes, et les fils de ces bûcherons s’étaient retrouvés mineurs de charbon au pays des hillbillies. Leur petit-fils, qui me faisait la conversation pendant que la voix douce et feutrée d’une agente de bord nous intimait de nous préparer à l’atterrissage, étudiait dans l’Est pour obtenir, je le cite, un « bachelor of Science in Business » de Penn State Beaver. Endetté jusqu’au cou et suivant la voie tracée par ses aïeux, il venait participer au pillage d’une autre ressource naturelle pour rembourser mononcle Sam.


J’ai bien essayé de lui parler de la contamination des nappes souterraines par les produits toxiques utilisés dans la fracturation et des gaz à effet de serre émis par toutes ces torchères, mais il se levait déjà pour prendre son bagage dans le compartiment au-dessus de l’allée. Il m’a quitté sur le classique « conseil d’ami » : il ne parlerait pas trop de ça, à ma place. Le boum, c’étaient vingt nouveaux restaurants, des dizaines de commerces, un centre sportif de la grosseur d’un stade olympique, et est-ce que j’avais pensé au futur aéroport international ? La vérité, c’était que personne ne voulait que ça s’arrête.


Mon hôtel, le Best Western Plus, surgissait avec autant de grâce qu’un amoncellement de parpaings d’un océan d’asphalte composé de parkings engorgés de poids lourds – dont les omniprésents camions-citernes – et de pick-up – presque tous blancs, ainsi qu’il sied à des véhicules de fonction destinés à promener les logos des compagnies – à perte de vue, et de voies de communication trop larges pour pouvoir être appelées « rues », dont émergeaient, dans un indescriptible désordre, d’innombrables entrepôts de toutes tailles mêlés à des immeubles – commerces, bureaux, appartements neufs de trois pièces à deux mille huit cents dollars par mois – avec lesquels ils avaient tendance à se confondre pour donner cette dantesque bouillie architecturale comme spontanément dégueulée par quelque monstre arachnéen dépourvu de cerveau.
Et tout ça démesurément espacé, éclaté, fragmenté, isolé, aux antipodes d’une densité habitée, comme un univers en expansion où chaque bâtiment était une étoile lancée sur sa propre course centrifuge et séparée des autres par des abîmes de vide cosmique. (…)
Je ne désirais plus qu’une chose : me garer quelque part et courir aux abris. Et c’était peut-être l’idée, la raison d’être de cette mer de goudron où il fallait rouler, se stationner ou crever. Je ne me demandais pas comment les humains réussissaient à y vivre, mais bien : où est-ce qu’ils vivent, au juste ?
En cherchant mon chemin à travers ce tissu urbain qui rappelait le jeu de construction d’un enfant enragé, j’ai fait l’expérience de me déplacer dans un lieu que n’illuminait pas la moindre idée. Je n’arrivais pas à diriger mes yeux vers quelque chose qui ne fût pas artificiel et d’une agressive fonctionnalité. Les lampadaires dominaient dans une écrasante proportion la végétation survivante constituée de minces bandes de gazon, d’étiques rangées d’arbres et de buissons rarissimes. Mais ne pas renoncer à l’espoir de voir briller la faible flamme d’un atome de beauté au fond de la fourmilière, n’était-ce pas déjà un signe de folie ? Si on avait confié à une agence de pub la tâche d’afficher l’avidité nue à la face du monde entier, elle n’aurait pu faire mieux que Williston. À Las Vegas, il y a au moins le jeu, l’étincelle du pari. Ici, la misérable transhumance de la version hyper moderne des losers de Steinbeck n’est le terreau que de l’ordinaire fleur noire du désir étiolé : prêt usuraire, prostitution, psychotropes et flacons de pilules.


 N’avais-je pas eu tendance, ces dernières années, à me braquer de plus en plus, avec un zèle aussi jubilatoire que jouissif, contre tout ce qui m’apparaissait nouveau et menaçait, de ce fait, la pérennité du monde tel que je l’avais connu et dont une des moindres qualités n’était pas de m’avoir vu naître et grandir ? Réseaux sociaux, innovations technologiques, nouvelles revendications de minorités toujours plus minoritaires, indifférenciation sexuelle assumée jusqu’à la confusion des genres, cours de catéchèse LGBTQ+ à l’école et autres dérives politiques et tendances culturelles lourdes sur lesquelles la masse, dans sa quête désespérée d’individuation, fondait à la vitesse du faucon pèlerin en piqué s’apprêtant à frapper et plumer un autre pigeon : il est un fait que plus grand-chose ne trouve grâce à mes yeux.


Trois ans plus tôt (1914), dans ce même zoo (Cincinnati) s’éteignait Martha, la dernière tourte voyageuse, ou pigeon migrateur (Ectopistes migratorius). Au Kentucky, Audubon a décrit un passage de ces oiseaux qui dura trois jours entiers. Le ciel était « littéralement rempli de pigeons, la lumière de midi était obscurcie comme par une éclipse ; les fientes pleuvaient comme des flocons de neige fondante ». Selon l’estimation la plus courante, leur population en Amérique du Nord totalisait de trois à cinq milliards d’individus avant l’arrivée des colons. On les massacra jusqu’au dernier pour, entre autres, consommer leur chair, protéger les récoltes et nourrir chiens et cochons.


Le monde compte aujourd’hui trois milliards d’oiseaux de moins qu’en 1970. Les populations de la plupart des espèces insectivores sont actuellement en chute libre. Celles des granivores incapables de s’adapter à nos immenses monocultures de maïs engraissées et déparasitées à coups de doses massives de produits chimiques le sont aussi.
D’après une estimation minimale, soixante-seize espèces de mammifères ont disparu depuis la fin du Moyen Âge. La Liste rouge établie par l’Union internationale pour la conservation de la nature et mise à jour en 2018 établit que, toutes catégories confondues, vingt-six mille cent quatre-vingt-dix-sept espèces vivantes sont actuellement menacées d’extinction. La plupart des scientifiques s’entendent pour affirmer que la biosphère, vers le début de l’ère industrielle, est entrée dans une phase d’extinction massive, la cinquième depuis l’apparition de la vie sur terre, et la première à avoir pour cause principale l’activité humaine.

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