J'ai aimé
Titre : Les grands cerfs
Auteur : Claudie HUNZINGER
Année de parution : 2019
Editeur : Grasset
Pages : 192
Présentation de l'éditeur :
Pamina, habite en montagne avec son compagnon Nils. Elle se sait
entourée par un clan de cerfs qui lui sont restés invisibles et
mystérieux jusqu’à ce que Léo, un photographe animalier, construise dans
les parages une cabane d’affût et qu’il lui propose de guetter avec
lui. Tandis qu’elle observe et s’initie à la vie du clan, affrontant la
neige, le givre, la grêle, avec pour équipement un filet de camouflage,
une paire de jumelles et des carnets, elle raconte sa peur de la nuit,
les futaies sous la lune, la magie de l’inconnu, le plaisir infini à
guetter, incognito, l’apparition des cerfs, à les observer, à les
distinguer et à les nommer : Apollon, Géronimo, Merlin... Mais au cours
de ces séances de guet, elle va découvrir un monde plus cruel que celui
du règne animal, celui des hommes, car un massacre se fomente…
Un roman qui se lit comme un thriller, plein de poésie, de chagrin et de colère, sur la disparition de la beauté dans la nature et les ravages que l’homme y opère.
Un roman qui se lit comme un thriller, plein de poésie, de chagrin et de colère, sur la disparition de la beauté dans la nature et les ravages que l’homme y opère.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Tout comme l’auteur, la narratrice habite avec son conjoint une ancienne métairie perdue au fond du massif vosgien. Elle se remémore le temps où des voisins à la présence discrète évoluaient autour de la ferme. Elle s’était soudain prise de passion pour eux, avait appris à les observer longuement, aux côtés d’un villageois épris de photographie animalière. Il s’agissait d’une harde de biches et de cerfs qui, peu à peu, ont disparu, tirés par des chasseurs au rythme des quotas autorisés par l’ONF, sous couvert d’une régulation que ce livre envisage comme un massacre.
Le texte fait rêver : l’on se retrouve, frigorifié et trempé, caché sous des filets de camouflage, à guetter interminablement une fascinante vie sauvage, collectionnant des clichés photographiques pris avec un téléobjectif de la taille d’un bazooka, s’émerveillant qu’une telle présence à proximité directe d’habitations puisse demeurer si discrète. Autour de la ferme d’ailleurs, évoluent bien d’autres espèces que les cerfs, et le récit nous livre également de bien jolies pages sur la multitude de papillons et d’oiseaux observables à l’époque.
Malheureusement, selon l’auteur, ce rêve appartient désormais au passé, et les pages imprégnées de beauté sauvage sont teintées d’une amertume mêlée de colère, de devoir en faire le deuil en même temps que l’apologie, et d’y voir une illustration supplémentaire de la ruine écologique de notre planète. S’il est facile de partager cette rancoeur et ces regrets, l’on est en même temps amené à s’étonner, la croyance générale affirmant une tendance à la prolifération excessive des cervidés dans nos forêts, faute de prédateurs.
Mes recherches ne m’ont pas permis de me faire une idée entièrement claire sur la question : les rapports officiels sont rassurants, affirmant l’augmentation régulière des populations de cerfs en France depuis l’instauration de plans de chasse dans les années 1960. En même temps, des initiatives locales ne cessent de s’insurger contre les trop gros prélèvements qui viennent grever des effectifs, par endroits de plus en plus faibles…
Il est dommage que ce livre, par ailleurs bien écrit, n’étaye pas davantage ses affirmations, en enquêtant au-delà d’une perception toute personnelle que l’auteur pose en contradiction frontale de celle de son entourage. Le texte est beau, ses émotions en ligne avec celles qui nous assaillent face au constat de l’état général de la planète, mais, pour le coup, l’auteur ne s’est-elle pas un peu emballée, sans vraiment prendre la peine de comprendre l’impact réel de la régulation et de la chasse, ni de répondre aux interrogations de ses lecteurs ?
Je ressors très mitigée de cette lecture, dubitative face au bref et subit engouement de la narratrice pour un sujet joliment et sincèrement abordé, mais insuffisamment argumenté : il ne suffit pas de s’emparer d’un thème à la mode et de surfer sur l’émotion du moment pour convaincre. Restent de bien jolies images et un questionnement légitime quant à la peau de chagrin qu’est devenu l’espace concédé par l’homme à la vie sauvage en général. (3/5)
Le texte fait rêver : l’on se retrouve, frigorifié et trempé, caché sous des filets de camouflage, à guetter interminablement une fascinante vie sauvage, collectionnant des clichés photographiques pris avec un téléobjectif de la taille d’un bazooka, s’émerveillant qu’une telle présence à proximité directe d’habitations puisse demeurer si discrète. Autour de la ferme d’ailleurs, évoluent bien d’autres espèces que les cerfs, et le récit nous livre également de bien jolies pages sur la multitude de papillons et d’oiseaux observables à l’époque.
Malheureusement, selon l’auteur, ce rêve appartient désormais au passé, et les pages imprégnées de beauté sauvage sont teintées d’une amertume mêlée de colère, de devoir en faire le deuil en même temps que l’apologie, et d’y voir une illustration supplémentaire de la ruine écologique de notre planète. S’il est facile de partager cette rancoeur et ces regrets, l’on est en même temps amené à s’étonner, la croyance générale affirmant une tendance à la prolifération excessive des cervidés dans nos forêts, faute de prédateurs.
Mes recherches ne m’ont pas permis de me faire une idée entièrement claire sur la question : les rapports officiels sont rassurants, affirmant l’augmentation régulière des populations de cerfs en France depuis l’instauration de plans de chasse dans les années 1960. En même temps, des initiatives locales ne cessent de s’insurger contre les trop gros prélèvements qui viennent grever des effectifs, par endroits de plus en plus faibles…
Il est dommage que ce livre, par ailleurs bien écrit, n’étaye pas davantage ses affirmations, en enquêtant au-delà d’une perception toute personnelle que l’auteur pose en contradiction frontale de celle de son entourage. Le texte est beau, ses émotions en ligne avec celles qui nous assaillent face au constat de l’état général de la planète, mais, pour le coup, l’auteur ne s’est-elle pas un peu emballée, sans vraiment prendre la peine de comprendre l’impact réel de la régulation et de la chasse, ni de répondre aux interrogations de ses lecteurs ?
Je ressors très mitigée de cette lecture, dubitative face au bref et subit engouement de la narratrice pour un sujet joliment et sincèrement abordé, mais insuffisamment argumenté : il ne suffit pas de s’emparer d’un thème à la mode et de surfer sur l’émotion du moment pour convaincre. Restent de bien jolies images et un questionnement légitime quant à la peau de chagrin qu’est devenu l’espace concédé par l’homme à la vie sauvage en général. (3/5)
Citations :
Quand j’ai refermé la porte, je me suis retrouvée dans une boîte sombre avec la bizarre impression de m’être introduite dans mon crâne pour m’y asseoir, de n’être que mon regard tapi derrière mes yeux.
Ce genre de méditation est assez vertigineux. On est vite pris d’une sorte d’ivresse. Celle du vide, de faire le vide. Tout y passe. Jusqu’à notre statut d’humain. Dans un vertige de décentrement, j’ai su soudain avec clarté que nous n’avions pas de destin singulier. Et pourquoi en aurions-nous un ? Parce que nous construisons des mairies, des cathédrales et des musées ? Parce que nous écrivons des romans ? Parce que nous savons affamer, torturer, massacrer plus qu’aucune autre espèce ? Parce que nous avons des cimetières et des charniers ? Parce que nous savons tout détruire, si magnifiquement ? Non, ça ne suffit pas. Comme les bêtes, nous devons tout lâcher. Simplement. Sans au-delà.
Les cerfs font leur nouvelle ramure sur leurs os. Ils produisent de l’os de février à juillet, si bien que leur squelette devient vulnérable. Ils le savent. Ils ont une extraordinaire perception de leur ramure. Ils la connaissent par cœur. On peut alors les voir marcher avec précaution, entre les troncs des arbres, comme s’ils portaient un trésor sur la tête, et ça leur donne l’allure altière de princes à la Cour du roi.
(…)
La repousse peut atteindre un centimètre par nuit.
La tige d’une ronce peut, elle, bondir de cinq centimètres la même nuit.
Une ruche, pesée le matin, repesée le soir, peut avoir pris un kilo de miel.
C’est alors que cinq cerfs sont sortis de la brume, comme en lévitation, ils flottaient, ils s’avançaient vers nous sur une seule ligne et d’un seul mouvement très lent et très doux, et leurs cinq corps étaient couronnés d’une seule forêt en marche qui s’abaissait, se relevait, s’abaissait, tandis que leurs cinq mufles broutaient sans bruit.
C’est à la mi-juillet exactement que les cerfs se mettent à « frayer », c’est-à-dire à fracturer l’enveloppe de velours qui enrobe leurs bois solidifiés. Quand elle sèche, on dirait qu’elle les brûle comme une tunique de Nessus, et que fous de douleur ils cognent leurs bois contre les arbres, allant aux mêmes arbres chaque année. Et cette peau velue, brisée, ensuite, ils la mangent. Oui, ils mangent les lambeaux de ce velours sanguinolent qu’ils se sont fendu et qui pend devant leurs yeux. Impossible d’en trouver des débris, ils les font disparaître.
En dix ans. Ça s’est passé en dix ans. Sous nos yeux. Et j’en ai pris conscience seulement cet été-là. En dix ans, quelque chose autour de nous, une invention, une variété des formes, une extravagance, une jubilation d’être qui s’accompagnait d’infinis coloris, de moirures, d’étincelles, de brumes, tout ça avait disparu pour laisser place à un monde simplifié, appauvri, uniformisé, accessible aux foules et aux masses où les goûts se répandaient comme des virus. Et ce n’était pas un phénomène cloisonné mais un saccage général. Cet été, je m’en souviendrai toujours, je n’avais vu dans les prés que des papillons blancs, des piérides, tous pareils, et ils voletaient, du matin au soir, en une sorte de tourisme de masse. Mais où étaient passés le Flambé, l’Argus bleu, l’Aurore, le Robert-le-diable ? Et le James-la-joie ? Et le Virginia ? Et le Roberto ? Et l’Emily Dickinson ? Et le Sylvia Plath ? Et le Grand Nacré ? Et les fourmis violentes avant l’orage ? Chaque matin les journaux titraient une nouvelle extinction. Une nouvelle catastrophe. C’était l’été des catastrophes. Et personne ne s’émouvait. Comment la jeunesse, qui n’avait pas appris à écouter les oiseaux, pourrait-elle regretter leur musique ? Pareil pour les papillons. Ils ne seraient aux yeux des nouveaux enfants rien de plus que les minuscules dinosaures volants du monde qui avait précédé le leur. Il me semblait entendre s’élever de la terre un immense Office des morts. Que personne n’entendait.
Qu’est-ce que c’était ces larmiers des cerfs, au début je m’étais posé la question, intriguée par le mot. J’étais allée voir dans un livre, et ensuite aux jumelles je les avais observés : deux longues fentes situées au coin interne de leurs yeux très écartés, deux failles, deux fosses obliques et bien fermées qui, au moment du brame, gonflent, s’ouvrent comme des fioles et se mettent à sécréter une humeur poisseuse, sombre, bourrée de messages agressifs et luxurieux, et si parfois les joues des cerfs semblent baignées de larmes, tracées de deux sillons noirs, c’est tout le contraire, tout le contraire de larmes.
Deux jours plus tard, le 10 septembre, Léo, par un email, m’a annoncé que Geronimo avait été tiré. — Comment tu l’as su ? — Les gardes-chasses me préviennent. Je le sais le soir même.
C’était nouveau.
Je n’arrivais pas à accepter ce massacre. Je me demandais comment Léo le vivait.
Un jour, je lui avais posé la question. Il m’avait reprise : Tu ne peux pas dire massacre. Ce ne sont pas quarante cerfs qui sont aveuglément abattus dans le secteur. Les chasseurs ont des bracelets, remis par l’ONF, un par cerf qu’ils doivent tirer. C’est leur rôle.
Il ne fallait pas non plus que je dise que les chasseurs tuent. Non, me reprenait Léo, ils tirent. C’est différent. Et surtout il ne fallait pas que je parle de goût du meurtre, car aussitôt Léo m’avait fait la leçon. — Les chasseurs tirent par nécessité. Je connais des chasseurs qui préfèrent avoir une amende plutôt que d’utiliser tous les bracelets remis par l’ONF. — D’accord, d’accord, avais-je répondu. Pas de massacre. Alors quoi ? — Une régulation.
J’avais demandé à Léo : À quoi ça ressemble un bracelet ? Il m’avait envoyé une photo, ajoutant que ces attaches en plastique se fixent sur une des pattes arrière de la bête abattue, et que le chasseur doit justifier le tir de l’animal en présentant à l’administration la queue ou les oreilles. Pour les cerfs, la mort est constatée par l’agent ONF du secteur, en général en chambre froide, ou directement chez le chasseur ou le garde, rarement sur le droit du tir, en forêt.
— Je ne sais pas où tu trouves le courage de continuer, ai-je répondu à cet email qui m’annonçait la disparition de Geronimo. — Je continuerai, a répliqué Léo. — Tu espères encore voir débarquer un grand cerf inconnu ? Il a répondu non. Il a reconnu que les grands cerfs disparaissaient un à un, et que le massif subissait de si profondes modifications, que oui, en clair, c’était perdu. Et par la faute de l’ONF, a précisé Léo. L’ONF est un pouvoir d’État qui mène une politique d’État. Aveugle. Un marché régi par l’intérêt. Les chasseurs, eux, restent des individus. Il y a chasseur et chasseur, je te l’ai dit et je te le redis.
Une fois, Léo m’avait demandé ce que j’avais contre ce type, contre sa réussite. Il avait dit « réussite » sans savoir que ce mot n’était pas mon genre. En effet, il me faisait plutôt rire, et même je le trouvais grotesque. Et je lui avais répondu que le fric, dans ma famille, ne comptait pas, et que le sel de la vie était de n’en pas avoir. L’argent, c’était du sucre. Du poison. Il s’était exclamé : Oh ! toi Pamina, anti-chasse, anti-argent, anti-système, anti-tout. Léo ne pouvait même pas dire anti-fric, tellement il respectait ça. J’avais répondu que je n’étais pas anti-tout. À la maison, petite, je me souvenais combien on était farouchement pour l’aquisition des connaissances, du savoir, de tous les savoirs. Pour les études. Pour l’éducation. Une meilleure société dépendait de l’éducation. Il fallait avant tout réclamer de l’éducation. Des bibliothèques. Des livres. Les livres nous libèrent. L’argent nous enchaîne. Le black friday nous étouffe. Le développement nous tue.
Le lendemain, j’ai appris d’un conseiller municipal que c’était cent bracelets mâles supplémentaires qui avaient en effet été exigés cette saison par l’ONF. Et qu’il n’y aurait plus d’amende en cas de tir d’un animal trop jeune. Il m’a aussi dit que l’ONF se rendait dans les écoles des vallées, expliquer aux enfants que des cerfs, il y en avait trop dans les forêts. On pouvait maintenant parler de massacre. Tout le monde s’y était mis.
Finies les rencontres à chaque sortie. Finies les apparitions.
— Tu ne trouves pas que c’est devenu un peu plus sinistre qu’avant ? a dit Nils.
C’est tout ce qu’il a pu dire devant le futur qui nous était tombé dessus.
Ce genre de méditation est assez vertigineux. On est vite pris d’une sorte d’ivresse. Celle du vide, de faire le vide. Tout y passe. Jusqu’à notre statut d’humain. Dans un vertige de décentrement, j’ai su soudain avec clarté que nous n’avions pas de destin singulier. Et pourquoi en aurions-nous un ? Parce que nous construisons des mairies, des cathédrales et des musées ? Parce que nous écrivons des romans ? Parce que nous savons affamer, torturer, massacrer plus qu’aucune autre espèce ? Parce que nous avons des cimetières et des charniers ? Parce que nous savons tout détruire, si magnifiquement ? Non, ça ne suffit pas. Comme les bêtes, nous devons tout lâcher. Simplement. Sans au-delà.
Les cerfs font leur nouvelle ramure sur leurs os. Ils produisent de l’os de février à juillet, si bien que leur squelette devient vulnérable. Ils le savent. Ils ont une extraordinaire perception de leur ramure. Ils la connaissent par cœur. On peut alors les voir marcher avec précaution, entre les troncs des arbres, comme s’ils portaient un trésor sur la tête, et ça leur donne l’allure altière de princes à la Cour du roi.
(…)
La repousse peut atteindre un centimètre par nuit.
La tige d’une ronce peut, elle, bondir de cinq centimètres la même nuit.
Une ruche, pesée le matin, repesée le soir, peut avoir pris un kilo de miel.
C’est alors que cinq cerfs sont sortis de la brume, comme en lévitation, ils flottaient, ils s’avançaient vers nous sur une seule ligne et d’un seul mouvement très lent et très doux, et leurs cinq corps étaient couronnés d’une seule forêt en marche qui s’abaissait, se relevait, s’abaissait, tandis que leurs cinq mufles broutaient sans bruit.
C’est à la mi-juillet exactement que les cerfs se mettent à « frayer », c’est-à-dire à fracturer l’enveloppe de velours qui enrobe leurs bois solidifiés. Quand elle sèche, on dirait qu’elle les brûle comme une tunique de Nessus, et que fous de douleur ils cognent leurs bois contre les arbres, allant aux mêmes arbres chaque année. Et cette peau velue, brisée, ensuite, ils la mangent. Oui, ils mangent les lambeaux de ce velours sanguinolent qu’ils se sont fendu et qui pend devant leurs yeux. Impossible d’en trouver des débris, ils les font disparaître.
En dix ans. Ça s’est passé en dix ans. Sous nos yeux. Et j’en ai pris conscience seulement cet été-là. En dix ans, quelque chose autour de nous, une invention, une variété des formes, une extravagance, une jubilation d’être qui s’accompagnait d’infinis coloris, de moirures, d’étincelles, de brumes, tout ça avait disparu pour laisser place à un monde simplifié, appauvri, uniformisé, accessible aux foules et aux masses où les goûts se répandaient comme des virus. Et ce n’était pas un phénomène cloisonné mais un saccage général. Cet été, je m’en souviendrai toujours, je n’avais vu dans les prés que des papillons blancs, des piérides, tous pareils, et ils voletaient, du matin au soir, en une sorte de tourisme de masse. Mais où étaient passés le Flambé, l’Argus bleu, l’Aurore, le Robert-le-diable ? Et le James-la-joie ? Et le Virginia ? Et le Roberto ? Et l’Emily Dickinson ? Et le Sylvia Plath ? Et le Grand Nacré ? Et les fourmis violentes avant l’orage ? Chaque matin les journaux titraient une nouvelle extinction. Une nouvelle catastrophe. C’était l’été des catastrophes. Et personne ne s’émouvait. Comment la jeunesse, qui n’avait pas appris à écouter les oiseaux, pourrait-elle regretter leur musique ? Pareil pour les papillons. Ils ne seraient aux yeux des nouveaux enfants rien de plus que les minuscules dinosaures volants du monde qui avait précédé le leur. Il me semblait entendre s’élever de la terre un immense Office des morts. Que personne n’entendait.
Qu’est-ce que c’était ces larmiers des cerfs, au début je m’étais posé la question, intriguée par le mot. J’étais allée voir dans un livre, et ensuite aux jumelles je les avais observés : deux longues fentes situées au coin interne de leurs yeux très écartés, deux failles, deux fosses obliques et bien fermées qui, au moment du brame, gonflent, s’ouvrent comme des fioles et se mettent à sécréter une humeur poisseuse, sombre, bourrée de messages agressifs et luxurieux, et si parfois les joues des cerfs semblent baignées de larmes, tracées de deux sillons noirs, c’est tout le contraire, tout le contraire de larmes.
Deux jours plus tard, le 10 septembre, Léo, par un email, m’a annoncé que Geronimo avait été tiré. — Comment tu l’as su ? — Les gardes-chasses me préviennent. Je le sais le soir même.
C’était nouveau.
Je n’arrivais pas à accepter ce massacre. Je me demandais comment Léo le vivait.
Un jour, je lui avais posé la question. Il m’avait reprise : Tu ne peux pas dire massacre. Ce ne sont pas quarante cerfs qui sont aveuglément abattus dans le secteur. Les chasseurs ont des bracelets, remis par l’ONF, un par cerf qu’ils doivent tirer. C’est leur rôle.
Il ne fallait pas non plus que je dise que les chasseurs tuent. Non, me reprenait Léo, ils tirent. C’est différent. Et surtout il ne fallait pas que je parle de goût du meurtre, car aussitôt Léo m’avait fait la leçon. — Les chasseurs tirent par nécessité. Je connais des chasseurs qui préfèrent avoir une amende plutôt que d’utiliser tous les bracelets remis par l’ONF. — D’accord, d’accord, avais-je répondu. Pas de massacre. Alors quoi ? — Une régulation.
J’avais demandé à Léo : À quoi ça ressemble un bracelet ? Il m’avait envoyé une photo, ajoutant que ces attaches en plastique se fixent sur une des pattes arrière de la bête abattue, et que le chasseur doit justifier le tir de l’animal en présentant à l’administration la queue ou les oreilles. Pour les cerfs, la mort est constatée par l’agent ONF du secteur, en général en chambre froide, ou directement chez le chasseur ou le garde, rarement sur le droit du tir, en forêt.
— Je ne sais pas où tu trouves le courage de continuer, ai-je répondu à cet email qui m’annonçait la disparition de Geronimo. — Je continuerai, a répliqué Léo. — Tu espères encore voir débarquer un grand cerf inconnu ? Il a répondu non. Il a reconnu que les grands cerfs disparaissaient un à un, et que le massif subissait de si profondes modifications, que oui, en clair, c’était perdu. Et par la faute de l’ONF, a précisé Léo. L’ONF est un pouvoir d’État qui mène une politique d’État. Aveugle. Un marché régi par l’intérêt. Les chasseurs, eux, restent des individus. Il y a chasseur et chasseur, je te l’ai dit et je te le redis.
Une fois, Léo m’avait demandé ce que j’avais contre ce type, contre sa réussite. Il avait dit « réussite » sans savoir que ce mot n’était pas mon genre. En effet, il me faisait plutôt rire, et même je le trouvais grotesque. Et je lui avais répondu que le fric, dans ma famille, ne comptait pas, et que le sel de la vie était de n’en pas avoir. L’argent, c’était du sucre. Du poison. Il s’était exclamé : Oh ! toi Pamina, anti-chasse, anti-argent, anti-système, anti-tout. Léo ne pouvait même pas dire anti-fric, tellement il respectait ça. J’avais répondu que je n’étais pas anti-tout. À la maison, petite, je me souvenais combien on était farouchement pour l’aquisition des connaissances, du savoir, de tous les savoirs. Pour les études. Pour l’éducation. Une meilleure société dépendait de l’éducation. Il fallait avant tout réclamer de l’éducation. Des bibliothèques. Des livres. Les livres nous libèrent. L’argent nous enchaîne. Le black friday nous étouffe. Le développement nous tue.
Le lendemain, j’ai appris d’un conseiller municipal que c’était cent bracelets mâles supplémentaires qui avaient en effet été exigés cette saison par l’ONF. Et qu’il n’y aurait plus d’amende en cas de tir d’un animal trop jeune. Il m’a aussi dit que l’ONF se rendait dans les écoles des vallées, expliquer aux enfants que des cerfs, il y en avait trop dans les forêts. On pouvait maintenant parler de massacre. Tout le monde s’y était mis.
Finies les rencontres à chaque sortie. Finies les apparitions.
— Tu ne trouves pas que c’est devenu un peu plus sinistre qu’avant ? a dit Nils.
C’est tout ce qu’il a pu dire devant le futur qui nous était tombé dessus.
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