J'ai beaucoup aimé
Titre : Croire aux fauves
Auteur : Nastassja MARTIN
Année de parution : 2019
Editeur : Gallimard
Pages : 152
Présentation de l'éditeur :
«Ce jour-là, le 25 août 2015, l'événement n'est pas : un ours attaque
une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka.
L'événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières
entre les mondes implosent. Non seulement les limites physiques
entre un humain et une bête qui, en se confrontant, ouvrent des failles
sur leurs corps et dans leurs têtes. C'est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l'actuel ; le rêve qui rejoint l'incarné.»
Un mot sur l'auteur :
Nastassja Martin est une anthropologue française spécialiste des populations arctiques. A 23 ans, elle part vivre deux ans chez les Gwich’in, un peuple de chasseurs-cueilleurs du nord-est de l'Alaska. Elle raconte cette expérience dans Les âmes sauvages, paru en 2016.»
Avis :
En 2015, lors d’une mission anthropologique chez les rares nomades Evènes subsistant encore des rennes au Kamtchatka, l’auteur partie seule en forêt est attaquée par un ours : le fauve lui emporte la moitié du visage avant de s’enfuir, lui laissant miraculeusement la vie sauve. S’ensuivra pour la jeune femme une longue et douloureuse reconstruction physique, mais aussi une vaste introspection sur les raisons et l’impact de cette fulgurante collision entre l’humain et l’animal.
L’on reste d’abord sans voix devant l’inimaginable et terrible mésaventure de cette femme : une épreuve atroce, à l’issue improbable, suivie d’un parcours médical à faire froid dans le dos, à la merci de la brutalité d’un petit hôpital russe d’un autre âge, mais aussi, très ironiquement, des failles des plus grands établissements de santé français. L’on devine ensuite la tornade qui a dû s’emparer du psychisme de cette survivante, l’énorme travail sur soi pour parvenir à passer le cap, concrétisé par ce livre posé, réfléchi, plein de la maturité et de la sagesse de qui a déjà vécu cent vies.
C’est avec toute son expérience d’anthropologue, son ouverture d’esprit et sa conscience de la complexité des êtres que l’auteur envisage l’enchaînement de faits qui l’ont menée à ce face-à-face avec un fauve. Sans jamais trancher, elle ouvre une à une des hypothèses issues de différentes cultures, explorant aussi bien la psychanalyse, le chamanisme ou l’animisme. Cela l’amène avant tout à mieux se connaître, à comprendre ce que cet ours lui a pris et lui a donné en échange. Cela finit par nous faire réfléchir à notre avenir d’humains sur une planète au bord de la ruine, où l’anthropologue met en lumière ce que nous sommes en train de perdre : les mythes anciens, l’harmonie avec la nature et l’équilibre entre les espèces vivantes, les espaces de liberté et de vie sauvage…
Cette méditation, au texte parfois exigeant et toujours lucide, se lit avec d’autant plus d’intérêt qu’elle accompagne le récit sincère et sans complaisance d’une authentique expérience de terrain, où transparaissent l’estime et l’amitié d’hommes et de femmes au mode de vie en voie de disparition, et en l’avenir desquels, pourtant, l’on aimerait bien pouvoir croire encore. (4/5)
L’on reste d’abord sans voix devant l’inimaginable et terrible mésaventure de cette femme : une épreuve atroce, à l’issue improbable, suivie d’un parcours médical à faire froid dans le dos, à la merci de la brutalité d’un petit hôpital russe d’un autre âge, mais aussi, très ironiquement, des failles des plus grands établissements de santé français. L’on devine ensuite la tornade qui a dû s’emparer du psychisme de cette survivante, l’énorme travail sur soi pour parvenir à passer le cap, concrétisé par ce livre posé, réfléchi, plein de la maturité et de la sagesse de qui a déjà vécu cent vies.
C’est avec toute son expérience d’anthropologue, son ouverture d’esprit et sa conscience de la complexité des êtres que l’auteur envisage l’enchaînement de faits qui l’ont menée à ce face-à-face avec un fauve. Sans jamais trancher, elle ouvre une à une des hypothèses issues de différentes cultures, explorant aussi bien la psychanalyse, le chamanisme ou l’animisme. Cela l’amène avant tout à mieux se connaître, à comprendre ce que cet ours lui a pris et lui a donné en échange. Cela finit par nous faire réfléchir à notre avenir d’humains sur une planète au bord de la ruine, où l’anthropologue met en lumière ce que nous sommes en train de perdre : les mythes anciens, l’harmonie avec la nature et l’équilibre entre les espèces vivantes, les espaces de liberté et de vie sauvage…
Cette méditation, au texte parfois exigeant et toujours lucide, se lit avec d’autant plus d’intérêt qu’elle accompagne le récit sincère et sans complaisance d’une authentique expérience de terrain, où transparaissent l’estime et l’amitié d’hommes et de femmes au mode de vie en voie de disparition, et en l’avenir desquels, pourtant, l’on aimerait bien pouvoir croire encore. (4/5)
Citations :
Elle me scrute d’un regard qui se veut aimable et plein de bonne volonté. Mais vraiment, comment vous sentez-vous ? insiste-t-elle. Un silence, puis elle reprend. Parce que, vous savez, le visage, c’est l’identité. Je la regarde, ahurie. Les pensées s’entrechoquent dans ma tête, qui subitement surchauffe. Je lui demande si elle prodigue ce genre d’informations à tous les patients du service maxillo-facial de la Salpêtrière. Elle hausse les sourcils, déconcertée. Je voudrais lui expliquer que je collecte depuis des années des récits sur les présences multiples qui peuvent habiter un même corps pour subvertir ce concept d’identité univoque, uniforme et unidimensionnel. Je voudrais aussi lui dire tout le mal que cela peut faire, d’émettre un tel verdict lorsque, précisément, la personne qui se trouve en face de vous a perdu ce qui, tant bien que mal, reflétait une forme d’unicité, et essaie de se recomposer avec les éléments désormais alter qu’elle porte sur le visage.
Je crois qu’enfants nous héritons des territoires qu’il nous faudra conquérir tout au long de notre vie. Petite, je voulais vivre parce qu’il y avait les fauves, les chevaux et l’appel de la forêt ; les grandes étendues, les hautes montagnes et la mer déchaînée ; les acrobates, les funambules et les conteurs d’histoires. L’antivie se résumait à la salle de classe, aux mathématiques et à la ville. Heureusement, à l’aube de l’âge adulte, j’ai rencontré l’anthropologie. Cette discipline a constitué pour moi une porte de sortie et la possibilité d’un avenir, un espace où m’exprimer dans ce monde, un espace où devenir moi-même. Je n’ai simplement pas mesuré la portée de ce choix, et encore moins les implications qu’allait entraîner mon travail sur l’animisme. À mon insu, chacune des phrases que j’ai écrites sur les relations entre humains et non-humains en Alaska m’a préparée à cette rencontre avec l’ours, l’a, en quelque sorte, préfigurée.
Cela fait quelques jours que nous sommes arrivés à Tvaïan, je m’applique à ne rien faire, je voudrais même essayer d’arrêter de penser. Ce matin, je me dis qu’il faut surtout que je cesse de vouloir – comprendre guérir voir savoir prévoir tout de suite. Au fond des bois gelés, on ne « trouve » pas de réponses : on apprend d’abord à suspendre son raisonnement et à se laisser prendre par le rythme, celui de la vie qui s’organise pour rester vivants dans une forêt en hiver. J’essaie de trouver en moi un silence aussi profond que celui des grands arbres dehors qui se tiennent immobiles et verticaux dans le froid. J’ai fait demi-tour, volte-face. Je suis revenue sur mes pas comme les zibelines dans la neige lorsqu’elles dupent leur poursuivant. Je ne sais pas où je vais, peut-être nulle part, je suis dans une tanière et ça me suffit. Je prends la mesure de l’immensité autour et des minuscules gestes du quotidien à l’intérieur, expression d’une patience infinie, propre aux humains qui se tiennent au chaud en attendant l’explosion du printemps.
Chaque jour Daria hache de la viande de renne pour moi, extrait la moelle des os, me donne des lamelles de foie cru (pour la digestion) de cœur cru (pour la guérison) de poumon (pour la respiration). Elle m’a aussi servi un verre de sang chaud (pour la force) lorsque nous avons tué le renne. Je suis plus vulnérable que je ne l’ai jamais été entre ces murs, et c’est précisément pour cela qu’aujourd’hui je vois. La sobre beauté de leurs allées et venues journalières ; la nécessité du moindre de leurs mouvements ; la discrétion dont ils font preuve entre eux et à mon égard. Je me laisse enfin porter par cette logique de vie routinière ; j’ai l’impression de découdre un à un les pas qui m’ont menée dans la gueule d’un fauve.
Daria est une guerrière, une vraie. À Tvaïan, la vieille idée selon laquelle les hommes chassent et les femmes cuisinent est un leurre absolu, une jolie fiction d’Occidentaux qui peuvent dès lors être fiers de l’évolution de leur société et du dépassement des présumés rôles genrés. Ici, tout le monde sait tout faire. Chasser, pêcher, cuisiner, laver, poser des pièges, chercher de l’eau, cueillir des baies, couper du bois, faire du feu. Pour vivre en forêt au quotidien, l’impératif est la fluidité des rôles ; le mouvement incessant des uns et des autres, leur nomadisme journalier implique qu’il faut pouvoir tout faire à tout moment car la survie concrète dépend des capacités partagées lorsqu’un membre de la famille s’absente.
La première chose à dénouer, avant le pourquoi de ma fuite hors de la forêt cet été-là, c’est le comment de ma fuite hors de mon propre monde vers la forêt, quelques années en arrière. Une pensée assez triviale me trotte dans la tête depuis longtemps : personne n’a écouté Antonin Artaud qui pourtant avait raison. Il faut sortir de l’aliénation que produit notre civilisation. Mais la drogue, l’alcool, la mélancolie et in fine la folie et/ou la mort ne sont pas une solution, il faut trouver autre chose. C’est ce que j’ai cherché dans les forêts du Nord, ce que je n’ai que partiellement trouvé, ce que je continue de traquer.
(…)
Combien de psychologues me prendraient pour une folle, si je leur disais que je suis affectée par ce qui se passe hors de moi ? Que l’accélération du désastre me pétrifie ? Que j’ai l’impression de ne plus avoir prise sur rien ? Ah, voilà donc la raison qui vous pousse à vous accrocher aux montagnes ! Oui, et là où ça devient grave, c’est que même la montagne s’effondre. Faute de cohésion, à cause de la glace qui fond, faute à la canicule. Les prises cassent, les rochers tombent, voilà la réalité.
(...)
Cela aurait été si simple, si mon trouble intérieur se résumait à une problématique familiale irrésolue, à mon père disparu trop tôt, aux attentes insatisfaites de ma mère. Je pourrais dès lors « résoudre » ma dépression. Mais non. Mon problème, c’est que mon problème n’appartient pas qu’à moi. Que la mélancolie qui s’exprime dans mon corps vient du monde. Je crois que oui, il est possible de devenir « le vent qui souffle à travers nous », comme disait Lowry. Et qu’il est commun de ne pas en revenir, comme lui, comme tant d’autres. J’ai rejoint les Êvènes d’Icha et j’ai vécu dans la forêt avec eux pour une raison bien en deçà de celle d’une recherche comparative. J’ai compris une chose : le monde s’effondre simultanément de partout, malgré les apparences. Ce qu’il y a à Tvaïan, c’est qu’on vit consciemment dans ses ruines.
Je crois qu’enfants nous héritons des territoires qu’il nous faudra conquérir tout au long de notre vie. Petite, je voulais vivre parce qu’il y avait les fauves, les chevaux et l’appel de la forêt ; les grandes étendues, les hautes montagnes et la mer déchaînée ; les acrobates, les funambules et les conteurs d’histoires. L’antivie se résumait à la salle de classe, aux mathématiques et à la ville. Heureusement, à l’aube de l’âge adulte, j’ai rencontré l’anthropologie. Cette discipline a constitué pour moi une porte de sortie et la possibilité d’un avenir, un espace où m’exprimer dans ce monde, un espace où devenir moi-même. Je n’ai simplement pas mesuré la portée de ce choix, et encore moins les implications qu’allait entraîner mon travail sur l’animisme. À mon insu, chacune des phrases que j’ai écrites sur les relations entre humains et non-humains en Alaska m’a préparée à cette rencontre avec l’ours, l’a, en quelque sorte, préfigurée.
Cela fait quelques jours que nous sommes arrivés à Tvaïan, je m’applique à ne rien faire, je voudrais même essayer d’arrêter de penser. Ce matin, je me dis qu’il faut surtout que je cesse de vouloir – comprendre guérir voir savoir prévoir tout de suite. Au fond des bois gelés, on ne « trouve » pas de réponses : on apprend d’abord à suspendre son raisonnement et à se laisser prendre par le rythme, celui de la vie qui s’organise pour rester vivants dans une forêt en hiver. J’essaie de trouver en moi un silence aussi profond que celui des grands arbres dehors qui se tiennent immobiles et verticaux dans le froid. J’ai fait demi-tour, volte-face. Je suis revenue sur mes pas comme les zibelines dans la neige lorsqu’elles dupent leur poursuivant. Je ne sais pas où je vais, peut-être nulle part, je suis dans une tanière et ça me suffit. Je prends la mesure de l’immensité autour et des minuscules gestes du quotidien à l’intérieur, expression d’une patience infinie, propre aux humains qui se tiennent au chaud en attendant l’explosion du printemps.
Chaque jour Daria hache de la viande de renne pour moi, extrait la moelle des os, me donne des lamelles de foie cru (pour la digestion) de cœur cru (pour la guérison) de poumon (pour la respiration). Elle m’a aussi servi un verre de sang chaud (pour la force) lorsque nous avons tué le renne. Je suis plus vulnérable que je ne l’ai jamais été entre ces murs, et c’est précisément pour cela qu’aujourd’hui je vois. La sobre beauté de leurs allées et venues journalières ; la nécessité du moindre de leurs mouvements ; la discrétion dont ils font preuve entre eux et à mon égard. Je me laisse enfin porter par cette logique de vie routinière ; j’ai l’impression de découdre un à un les pas qui m’ont menée dans la gueule d’un fauve.
Daria est une guerrière, une vraie. À Tvaïan, la vieille idée selon laquelle les hommes chassent et les femmes cuisinent est un leurre absolu, une jolie fiction d’Occidentaux qui peuvent dès lors être fiers de l’évolution de leur société et du dépassement des présumés rôles genrés. Ici, tout le monde sait tout faire. Chasser, pêcher, cuisiner, laver, poser des pièges, chercher de l’eau, cueillir des baies, couper du bois, faire du feu. Pour vivre en forêt au quotidien, l’impératif est la fluidité des rôles ; le mouvement incessant des uns et des autres, leur nomadisme journalier implique qu’il faut pouvoir tout faire à tout moment car la survie concrète dépend des capacités partagées lorsqu’un membre de la famille s’absente.
La première chose à dénouer, avant le pourquoi de ma fuite hors de la forêt cet été-là, c’est le comment de ma fuite hors de mon propre monde vers la forêt, quelques années en arrière. Une pensée assez triviale me trotte dans la tête depuis longtemps : personne n’a écouté Antonin Artaud qui pourtant avait raison. Il faut sortir de l’aliénation que produit notre civilisation. Mais la drogue, l’alcool, la mélancolie et in fine la folie et/ou la mort ne sont pas une solution, il faut trouver autre chose. C’est ce que j’ai cherché dans les forêts du Nord, ce que je n’ai que partiellement trouvé, ce que je continue de traquer.
(…)
Combien de psychologues me prendraient pour une folle, si je leur disais que je suis affectée par ce qui se passe hors de moi ? Que l’accélération du désastre me pétrifie ? Que j’ai l’impression de ne plus avoir prise sur rien ? Ah, voilà donc la raison qui vous pousse à vous accrocher aux montagnes ! Oui, et là où ça devient grave, c’est que même la montagne s’effondre. Faute de cohésion, à cause de la glace qui fond, faute à la canicule. Les prises cassent, les rochers tombent, voilà la réalité.
(...)
Cela aurait été si simple, si mon trouble intérieur se résumait à une problématique familiale irrésolue, à mon père disparu trop tôt, aux attentes insatisfaites de ma mère. Je pourrais dès lors « résoudre » ma dépression. Mais non. Mon problème, c’est que mon problème n’appartient pas qu’à moi. Que la mélancolie qui s’exprime dans mon corps vient du monde. Je crois que oui, il est possible de devenir « le vent qui souffle à travers nous », comme disait Lowry. Et qu’il est commun de ne pas en revenir, comme lui, comme tant d’autres. J’ai rejoint les Êvènes d’Icha et j’ai vécu dans la forêt avec eux pour une raison bien en deçà de celle d’une recherche comparative. J’ai compris une chose : le monde s’effondre simultanément de partout, malgré les apparences. Ce qu’il y a à Tvaïan, c’est qu’on vit consciemment dans ses ruines.
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