mardi 20 août 2019

[Simon, François] L'esprit des vents





Coup de coeur 💓

Titre : L'esprit des vents

Auteur : François SIMON

Année de parution : 2019

Editeur : Plon

Pages : 264







 

 

Présentation de l'éditeur : 

Japon, 1945. Le souffle d'une amitié incandescente.
« Tateru apprend les vents. Sur une île, rien n'est plus important. Le vent, c'est un peu la majuscule de l'air. Elle lui donne un sens, une direction, le brasse, l'embrasse. Il affole les oreilles, domine la tâte. le vent, c'est son frère. L'île, sa soeur. Il les protège, calme la mer, nettoie les cieux. Il les tient par les épaules. »

Au printemps 1945, contraints à prendre la route de l'exode, le jeune Tateru, sa famille et son meilleur ami Ryu quittent la ville chinoise de Qingdao. La colonie japonaise doit fuir. Cela signe pour eux le retour dans un Japon dévasté, empreint d'illusions perdues.
Au coeur d'un Tokyo inflammable et déstabilisé par la présence américaine, les destins se chevauchent. Tateru n'est que vibrations, Ryu tout en observation, dans cette ville repeuplée, éruptive, assassine.



Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

François Simon est écrivain et grand reporter au Figaro. Il a publié notamment Toscane(s) chez Assouline et Aux innocents la bouche pleine chez Robert Laffont.


Avis :

1945. Les deux jeunes Tateru et Ryu doivent quitter la colonie japonaise qui occupait la ville chinoise de Qingdao. Pour tous leurs compatriotes, c’est une fuite honteuse et un retour déshonorant dans un Japon sous tutelle américaine, complètement ruiné et ravagé. Les deux enfants vont devenir adolescents dans un Tokyo qui repart de zéro et où fleurit sans entrave une dangereuse criminalité.

François Simon manie la plume, fort joliment d’ailleurs, comme d’autres fleurètent avec un stylet : les phrases sont courtes, l’écriture précise et incisive, chaque mot choisi avec justesse. Aucun gras n’habille l’ossature du récit qui s’en tient aux faits, mettant de côté les sentiments sur lesquels les protagonistes n’ont guère le loisir de s’attarder, dépassés comme ils le sont par une situation et des évènements absolument sismiques pour la société japonaise. Si les personnages n’ont aucune complaisance avec eux-mêmes et se corsètent dans leurs efforts de survie, c’est à travers la poésie que transparaît leur âme, cette poésie que l’auteur est parvenu à faire fleurir sur l’extrême sobriété de son texte.

Le cadre historique est évoqué avec réalisme et habileté, au travers d’évocations saisissantes et vraiment intéressantes qui font penser aux Sept roses de Tokyo de Hisashi Inoue : entre les vents qui sauvèrent le Japon de l’invasion mongole en 1274, les bombardements les plus terribles de l’histoire sur Hiroshima mais aussi sur Dresde, les kamikazes et leurs collines couvertes de fleurs, le code du seppuku, la différence entre les saules et les fleurs du monde de la nuit japonaise et la première locomotive à sel…, revit un Tokyo d’après-guerre si vivide que le lecteur s’y sent transporté.

Curieusement, le début et la fin semblent presque ne pas faire complètement partie du même livre : après une première moitié où les personnages servent plutôt de faire-valoir à une vaste fresque historique, la seconde partie prend une tonalité plus proche d’un roman noir, resserré sur les destins de Tateru et de Ryu confrontés au monde du crime, organisé ou pas.

La fin m’a laissée presque désemparée, écartelée entre la rupture abrupte d’un des destins évoqués, et l’absence de fin de l’autre, qui laisse la porte ouverte à une suite que l’on voudrait réclamer à l’auteur.

Intéressant sur le fond pour une découverte saisissante du Japon d’après-guerre, ce roman est aussi séduisant sur la forme, portée par une belle écriture à la fois sobre et poétique. Monsieur Simon, quand publierez-vous la suite ? Coup de coeur. (5/5)


Citations :

Voici le port de pêche. Le flottement des jonques et des bateaux plats, des barquettes, canots, embarcations de tout genre. A la mer de métal martiale, succède un fascinant océan flottant, fragile, léger, indocile, insouciant. A l’inverse du port militaire, de ses certitudes carénées, le port de pêche apparaît comme une zone entre ciel et terre. Parfois même, on a l’impression que les jonques aspirent à s’envoler, se débarrasser des cordelettes et cordages, à retrouver une bonne fois pour toutes les cieux et les vents qu’elles ne cessent de piéger dans leurs voiles. Le port de pêche bruisse à l’unisson. Il y a comme une houle de rumeurs s’enivrant d’elles-mêmes. Les cris, les toiles qui claquent, les interpellations tanguent de la même façon, avec une même ivresse.

A Qingdao, les beaux jours ne sont pas une expression. Non point d’un bleu étal, taraudé par l’idéal. Non, les journées de Qingdao appartiennent à l’impalpable des bords de mer. On croit que le soleil ne viendra plus. Il est onze heures du matin. On serait presque de mauvaise humeur tant l’horizon est gris, gris perle, gris tank. Et alors qu’on a fait son deuil d’un jour azuré, tout à coup, le rideau de coton coulisse sur la tringle. Ensuite, le crayon devient hésitant, revient à la grisaille, au ciel sale, renonce.

Comme à l’accoutumée, il (Hirohito) porte des vêtements mal taillés. Son statut de divinité le garde inapprochable, intouchable, non seulement par ses médecins qui doivent utiliser des gants de soie, mais également par ses tailleurs. Voilà pourquoi, on voit le plus souvent l’Empereur porter des vêtements sombres (gris et parfois marron) aux dimensions approximatives : trop courts, trop amples. Toujours élimés. Il les égaye de bretelles et de cravates choisies par l’Impératrice elle-même. Elle les aime quelque peu voyantes.

Il y avait auprès de l’abri deux cerisiers encore en fleurs. On se demande comment ils avaient pu échapper aux effroyables tourments de la ville. Pourtant, ils étaient toujours là. Comme un défi poétique, un îlot d’innocence. Une bombe venait de tomber non loin de là et juste avant que Minako eût le temps de voir un déchirant spectacle : lentement, si lentement, les fleurs blanches des cerisiers tombèrent. Avec une grâce insolente, en prenant tout leur temps alors que la ville basculait en enfer. Elles voulaient dire tellement de choses, donner tellement d’espoir. Résister même jusque dans leur chute molle. Prendre leur temps alors que la mort vomissait son venin, raturait tout à larges traits impérieux.

Ces êtres hors du commun appartiennent au monde des fleurs et des saules, Karyukai, c’est-à-dire au demi-monde de la frivolité. On lui a appris à distinguer en un coup d’oeil la différence entre l’apprentie geisha, le saule, et la prostituée de haut vol, la fleur. « Saule, lui a-t-on appris, parce qu’elle sait se plier gracieusement dans plusieurs directions au gré des vents de la fortune et du caractère du client. »

Aujourd’hui les collines de l’aéroport situé au bout de la piste ont encore gardé la mémoire de cette époque. Car chacun des kamikazes procédait au même rituel. Ils ne voulaient pas entraîner les bouquets de fleurs des jeunes filles dans leur destruction. Alors, de leur avion, ils les jetaient sur la colline. Et s’en allaient rejoindre le néant. Ces collines à présent sont couvertes de fleurs. Celles-ci portent le nom de tokkotai.

Tokyo revit cependant. L’industrie tourne à fond grâce aux commandes américaines exceptionnelles alimentées par la guerre en Corée. Le marché noir est florissant : tout se prend, tout se vole : les vélos, paquets de seiches séchées, ampoules électriques, collyres, kilos de graisse, essence, pommades, cartes de rationnement, chaussures en caoutchouc, bonbonnes de saké. On y fourgue d’infects savons qui sentent mauvais. On apprend vite : « gumonin » (good morning), « wayugoin » (where are you going), « wataimu izutona » (what time is it now), « remi surîu moa » (let me sleep more), « orai, orai » (all right, ll right).
La ville renaît dans une embardée âcre et moche. Non seulement on a perdu mais on aura tout perdu, ses repères, ses dieux, ses proches. Il faut maintenant faire sécher les nattes et les tatamis au soleil. Tout va si vite. 




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire