lundi 27 mai 2024

[Bermann, Sylvie] Madame l'Ambassadeur

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Madame l'Ambassadeur

Auteur : Sylvie BERMANN

Parution : 2022 (Tallandier)

Pages : 352

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Sylvie Bermann a été la première femme ambassadeur de France dans trois pays membres du Conseil de sécurité des Nations unies : la Chine, le Royaume-Uni et la Russie. Dans ces mémoires vibrantes, elle nous fait vivre plus de quarante ans d’histoire diplomatique.

De la Chine misérable de la fin de la période maoïste, où elle a étudié, à la deuxième puissance mondiale de Xi Jinping ; de la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev et la fin de l’URSS à la logique de force de Vladimir Poutine ; du triomphe du multilatéralisme à l’ONU au constat de son impuissance ; de l’hubris américaine se lançant dans une nouvelle guerre froide avec sa rivale chinoise à l’Europe déboussolée par le Brexit, jusqu’à l’Ukraine où elle est chargée de la mise en oeuvre des accords de Minsk juste avant la guerre, Sylvie Bermann a toujours été aux premières loges d’un monde en pleine bascule.

Dans un récit captivant et éclairant, elle raconte sa carrière hors du commun, son rêve d’Orient, et nous emmène sur les pas de sa grand-mère russe et de la littérature slave, asiatique ou anglo-saxonne. À travers cet intense parcours de vie, la diplomate nous fait entrer dans les coulisses du Quai d’Orsay où l’on conseille et côtoie les puissants et où se joue l’Histoire en marche.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Sylvie Bermann, diplomate, après avoir été en poste à Hong Kong, Pékin, Moscou, New York, à l’UE, à l’ONU, puis directrice des organisations internationales au Quai d’Orsay, devient ambassadeur à Pékin (2011), Londres (2014) et Moscou (2017). Elle est la première femme à recevoir la dignité d’Ambassadrice de France. Aujourd’hui présidente du conseil d’administration de l’IHEDN, elle est l’auteure de deux essais dont Goodbye Britannia. Le Royaume-Uni au défi du Brexit (2021).

 

Avis :

Première femme ambassadeur de France en Chine, en Russie et au Royaume-Uni, Sylvie Bermann a aussi occupé d’importantes fonctions aux Nations Unies. Elle raconte les quatre décennies d’expérience diplomatique qui lui ont permis de connaître en profondeur ce monde extérieur et ces grands dirigeants qui ne raisonnent pas forcément comme nous.

Diplomate polyglotte issue du difficile « concours d’Orient », Sylvie Bermann a réalisé un parcours d’autant plus remarquable que, femme dans un milieu très masculin, elle est longtemps restée une exception, l’une des rares à briser le plafond de verre. Aujourd’hui encore, elle se garde d’ailleurs de féminiser son titre, le terme ambassadrice renvoyant habituellement à l’épouse de l’ambassadeur. Son récit jamais partisan témoigne d’un esprit ouvert et curieux que, s’il ne s’était intéressé dès le départ aux relations internationales et aux dynamiques de guerre et de paix dans le monde, l’on n’a aucune peine à imaginer se passionner de sociologie ou d’anthropologie. Sa connaissance fine des pays où elle a séjourné, s’appliquant chaque fois à en apprendre la langue et le quotidien, rend particulièrement enrichissante et pittoresque une narration vivante, claire et plaisante, qui incite les pages à tourner toutes seules.

Nonobstant quelques passages plus répétitifs et monotones consacrés à des épisodes plus mineurs et moins intéressants, l’on se passionne donc volontiers pour ses descriptions pénétrantes des climats politiques et de l’état d’esprit dans les pays où elle est nommée, pour ses portraits psychologiques des dirigeants, ministres et diplomates qu’elle rencontre, enfin pour les perspectives, qu’avec discernement, elle ouvre sur l’avenir. Après quarante ans d’observation et d’action géopolitiques depuis des postes-clés en Russie post-soviétique, en Chine tout juste post-maoïste et plus contemporaine, à Londres au moment du Brexit, aux Nations Unis à New York pour diverses actions de maintien de la paix, notamment en Afrique, ou encore à la tête de la politique étrangère et de sécurité commune européenne, sa compréhension des nouvelles polarisations mondiales est particulièrement instructive, notamment en ce qui concerne Poutine, ses motivations en Ukraine et son rapprochement avec Xi Jinping.

Intéressante, souvent pittoresque et particulièrement éclairante pour l’avenir, cette mise en perspective des relations internationales sur près d’un demi-siècle est une occasion pour le lecteur de mieux appréhender la situation géopolitique actuelle. Si la femme s’efface derrière son impressionnant parcours, on la perçoit réellement passionnée par son métier, l’esprit éminemment curieux et ouvert, et tout à fait éloignée des prises de position partisanes. Une personnalité qu’il est en tout cas plaisant de lire et d’écouter. (4/5)

 

Citations :

Pendant toutes ces années de ruptures, le Quai d’Orsay s’est transformé peu à peu. La sociologie a évolué ; les formulaires, aujourd’hui informatisés, ne prévoient plus, comme lorsque je suis entrée en 1979, l’emplacement explicite pour la particule. Les grands dignitaires de la Maison ne s’étonnent plus que les jeunes diplomates aient leur salaire pour seul revenu. Le plafond de verre pour la carrière des femmes a été brisé avec ma nomination à Pékin, la première dans un grand poste, alors que je me souviens encore de l’apostrophe sonore du chef du protocole accueillant en 1979 ma promotion qui comptait trois femmes – « Bonjour, messieurs ! » –, et à la sortie, des vœux de succès tout aussi retentissants – « Eh bien, messieurs, j’espère que votre carrière dans cette maison… ». Par la suite, à une époque où quasiment aucune femme n’était nommée à la tête d’une ambassade, il avait été décidé de féminiser le titre – mais non la fonction –, ce qui m’avait fortement agacée. Lors de ma première affectation, j’ai souhaité être appelée « ambassadeur » et non « ambassadrice » par souci de clarté, pour éviter la confusion avec les épouses qui ont longtemps utilisé cette appellation et les réactions entendues par les collègues de ma génération, du style « Pourquoi ce n’est pas votre mari qui remet la légion d’honneur ? ».
 

Nous cherchions bien sûr à entrer en contact avec les paysans. Leur accent était rugueux et ils avaient autant de mal à nous comprendre. Un jour, un de nos condisciples italiens a suggéré que nous parlions entre nous en chinois pour nous rapprocher d’eux. Un vieux paysan – ou qui nous paraissait tel – nous a écoutés attentivement, apparemment charmé, pour nous demander au bout d’un certain temps : « C’est joli la langue qu’il parle, qu’est-ce que c’est ? » Cela illustre la difficulté pour des palais occidentaux d’acquérir les quatre tons du mandarin. 
 

La famille nous a reçues avec chaleur. Tous les soirs, la mère nous préparait une cuisine raffinée et délicieuse qu’elle ne partageait cependant pas avec nous, son mari et son fils ; elle se retirait, à reculons et courbée, dans la cuisine. Elle et une de ses amies ont insisté le dernier soir pour que nous revêtions des kimonos, fières de nous voir dans des tenues japonaises. Nous avons attendu le dernier jour pour nous étonner du comportement de la mère de notre camarade de classe. Celui-ci nous a expliqué que nous pouvions partager leur dîner parce que nous étions des étrangères mais qu’il attendait de sa future femme qu’elle respecte la tradition et se conduise comme sa mère. 
 

Je savais que je retournerais en Chine, comme tous ceux qui ont vécu dans ce pays fascinant dont la réalité temporaire se fond avec un imaginaire immémorial. L’expérience aura été fondatrice. J’avais eu le temps de réfléchir pendant ce long voyage solitaire. Il n’y avait que trois catégories de résidents étrangers en Chine à cette époque : les étudiants, les experts et les diplomates. Je serai donc diplomate.
 
 
Je pensais avant de venir qu’entre le communisme chinois et le communisme soviétique, il y avait une simple différence de degré ; c’était en réalité une différence de nature. Sans doute était-ce lié au fait que la Chine était déjà entrée depuis 1978 dans la politique de réforme et d’ouverture, peut-être encore peu visible dans la rue mais qui imprégnait déjà les mentalités. Les Chinois échappant au carcan communiste étaient plus entreprenants. Ils prenaient des risques. Ils étaient aussi plus joyeux et enclins à jouir, hic et nunc, des nourritures terrestres. Très loin de l’âme russe torturée et du tempérament parfois velléitaire fortement teinté d’« oblomovisme » qui avait survécu de l’époque tsariste jusqu’aux temps communistes.


En revanche, le caviar noir, pour ceux qui pouvaient se l’offrir, était alors à volonté, et se mangeait avec des blinis et de la smetana, une crème aigre-douce, sinon à la louche, du moins avec une grande cuillère en argent, et l’on pouvait en acheter par boîtes de six cents grammes, ces inoubliables boîtes bleues sur lesquelles figurait un esturgeon, fermées hermétiquement par un très large caoutchouc rouge. J’ai fait part de ces souvenirs trente ans plus tard à une de nos hôtes à Astrakhan, capitale mondiale du caviar, à l’embouchure de la mer Caspienne, et alors que la surpêche avait épuisé les réserves et conduit à des restrictions drastiques. Elle m’a raconté que lorsqu’elle était petite dans ces mêmes années, sa mère l’admonestait ainsi : « Finis ton caviar si tu veux ton dessert ! »


J’ai entendu bien des fois mes collègues allemands s’interroger sur l’événement le plus marquant : le 11/9 ou le 9/11 (chute du mur de Berlin) ?


J’ai visité aussi un camp de réfugiés palestiniens géré par l’UNRWA dans la région de Tripoli, où les violences étaient fréquentes. Ces réfugiés, qui ne sont pas autorisés à occuper des emplois dûment listés, ne peuvent avoir une vie normale et entretiennent leurs frustration et ressentiment de génération en génération, comme l’hostilité du pays d’accueil. Il est pathétique et dérangeant d’entendre un enfant de moins de dix ans dire qu’il vient de Palestine alors qu’il est né en réalité dans le camp. 


En Bosnie et au Rwanda, les viols massifs ont été utilisés comme arme de guerre dans une relative indifférence ou un sentiment d’impuissance. Une réunion en format Arria a été organisée (...). Les ambassadeurs s’étaient fait représenter par des premiers secrétaires. Le sujet était jugé « pas sérieux ». Cette réunion a quand même éveillé les consciences, grâce aussi à la mobilisation des militaires qui avaient été témoins de ces violences. Le général néerlandais qui a commandé la force dans l’est du Congo a justement déclaré qu’en temps de guerre, il était plus dangereux d’être une femme qu’un soldat. Des associations de femmes congolaises sont venues me voir à Paris, suppliant de saisir la CPI. Elles m’ont raconté que parfois un violeur venait apporter une chèvre à la famille pour solde de tout compte. Mais c’était une femme, une famille, un village qui étaient détruits. J’en ai fait part à un ministre africain de passage à Paris, qui m’a répondu que cela me choquait parce que j’étais française.


Nous avons également organisé à Paris en février 2007, avec l’Unicef, une conférence sur les enfants soldats visant à interdire leur recrutement dans des conflits armés. Les « principes de Paris » ont été adoptés par cinquante-huit pays. Je me souviens du témoignage déchirant d’Ishmael Beah, ancien enfant soldat libérien, qui racontait comment il avait été enlevé à l’âge de treize ans, conditionné à haïr et à renier ses parents. Il a expliqué que pour lui, à l’époque, « tuer était comme boire un verre d’eau ». Il s’était depuis engagé dans une campagne de dénonciation et de prévention du phénomène.


Ces femmes chinoises sont fortes et sûres d’elles. L’égalité hommes-femmes ne fait pas de doute pour elles. Elles estiment même que c’est le seul héritage positif de Mao, qui a libéré les femmes des coutumes ancestrales et de la subordination confucéenne aux hommes. « Les femmes portent la moitié du ciel. Il leur reste à le conquérir. » J’ai souvent repris cette belle formule, notamment à l’intention de ceux qui tendent – surtout dans le monde anglo-saxon – à considérer les femmes comme une minorité. Combien de fois ai-je entendu la formule « women and other minorities » ?


La Chine que je retrouvais en 2011, dix ans après son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce, venait de détrôner le Japon de son rang de deuxième puissance mondiale. Elle était prospère, confiante et d’une grande modernité. Bien qu’y étant revenue régulièrement en mission ou en vacances, ce n’est qu’en y vivant au quotidien que j’ai pu toucher du doigt cette évolution fulgurante. Le romancier Yu Hua, que j’ai rencontré à plusieurs reprises, écrivait dans la préface de son livre Brothers que la Chine avait connu en quarante ans ce que d’autres pays ont vécu en quatre siècles.


Des amis pourtant très critiques du régime m’avaient assuré que le peuple chinois n’était pas mûr pour un système démocratique à l’occidentale – peut-être seulement à Shanghai, en tout cas pas dans les campagnes –, sinon ils éliraient un populiste ultranationaliste, un homme fort qui déciderait le lendemain d’envahir le Japon. Les Chinois aspiraient dans un premier temps à davantage de liberté d’information et d’expression ; pas nécessairement à des élections.


Xi Jinping, comme bien des dirigeants chinois de sa génération, a été traumatisé par la chute de l’Union soviétique. (...) À ses yeux, sans le Parti, point de salut pour la Chine. L’échec de la Russie est lié à la disparition du Parti. (...) L’important était de conserver cette structure forte de pouvoir de type léniniste. Lors d’un dîner privé restreint aux deux couples présidentiels au cours de la visite d’État de François Hollande en avril 2013, Xi Jinping, selon ce qu’en m’en a dit le président, a fait part de ses inquiétudes quant à l’attitude des jeunes vis-à-vis du Parti. La première génération était reconnaissante au parti de Mao pour l’indépendance et l’unité retrouvées de la Chine ; la deuxième adhérait au contrat implicite de Deng Xiaoping : la prospérité au prix d’un renoncement aux libertés individuelles, mais quid de la suivante ? La question était sans doute pertinente, mais la réponse a été le renforcement du contrôle du Parti et de l’idéologie alors que la croissance économique ralentissait et que la Chine était confrontée à des maux structurels : inégalités sociales de plus en plus criantes illustrées par un coefficient de Gini très négatif, disparités régionales, vieillissement de la population que ne parvenaient pas à corriger l’abandon de la politique de l’enfant unique, transition écologique, alors qu’un dôme de pollution stagnait au-dessus de la Chine, affectant la santé des enfants, conséquence du développement accéléré et d’une croissance à deux chiffres pendant trente ans.


Cependant, selon les règles constitutionnelles non écrites, les monarques britanniques règnent mais ne gouvernent pas. La reine ne s’est d’ailleurs exprimée qu’une seule fois avant le référendum d’indépendance écossaise, quand l’unité du royaume et sa chère Écosse, où est situé le château de Balmoral, ont été menacées – et encore, par un understatement (litote) : « Before you vote, think very carefully. » David Cameron a eu le tort de se vanter de l’avoir persuadée d’intervenir et de dire que la reine avait ronronné lorsqu’il lui avait annoncé le résultat du vote. Le palais avait fait savoir son mécontentement, selon la formule de sa trisaïeule Victoria : « We are not amused. » Un Britannique m’a rapporté que quelqu’un avait posé la question de l’utilité d’un roi ou d’une reine au XXIe siècle. La réponse avait été que cela empêchait que le Premier ministre ne se prenne pour un roi.


La dichotomie était forte entre l’administration, composée pour beaucoup d’apparatchiks, et la société civile. Et si l’homme rouge est mort, selon la formule de Svetlana Alexievitch1, prix Nobel résidant à Minsk et opposante au pouvoir de Loukachenko, l’Homo sovieticus est bien vivant. Il l’est dans les strates du pouvoir, chez les oligarques mais aussi chez beaucoup de gens simples, dans cette génération qui a grandi et été éduquée en URSS, des trentenaires au moment de la dislocation. J’ai beaucoup entendu cette remarque : en réalité, je suis un Soviétique. Et cela n’a rien à voir avec l’idéologie communiste mais plutôt avec une certaine fierté liée à la puissance du pays. Vladimir Poutine est le premier d’entre eux.


C’est déroutant pour un dirigeant, un peuple, de ne pas savoir quoi faire de son histoire. Comment l’interpréter, comment la situer dans un continuum historique ? Tout cela reste dans les limbes. Vladimir Poutine entend restaurer la grandeur de la Russie, mais il n’aime pas la révolution et déteste Lénine, qu’il accuse d’être responsable de la dissolution du pays en ayant abusivement octroyé aux républiques le droit à l’indépendance. On prête à Poutine la volonté de retirer le mausolée de Lénine de l’enceinte du Kremlin. Cette relecture du passé par quelqu’un qui se pique d’être historien a conduit à réhabiliter l’autre grand tsar du communisme, Staline, et à le débarrasser de son image criminelle. Il a au fil des ans présenté Staline essentiellement comme le vainqueur de la grande guerre patriotique, en gommant les purges et le goulag. Le grand défilé de la victoire, le 9 mai, sur la place Rouge, est devenu la véritable fête nationale, avec une parade impeccablement organisée, une grande ferveur patriotique et des enfants agitant des drapeaux dans une atmosphère bon enfant. (…) Depuis plusieurs années, Vladimir Poutine prend à l’issue de la parade la tête du « régiment des immortels », composé des familles qui portent le portrait d’ancêtres morts pendant la Grande Guerre patriotique au nom du devoir de mémoire.


À cette occasion, un des responsables de Mémorial à Saint-Pétersbourg m’avait expliqué le fonctionnement de la désinformation : une fausse nouvelle, même démentie par les faits, restera toujours dans l’air comme une alternative possible et continuera de créer la confusion.


Vladimir Poutine entend s’inscrire aujourd’hui dans la lignée des grands tsars, depuis Ivan le Terrible jusqu’au tsar rouge, Staline, en passant par Pierre le Grand et Catherine II. Il a en ligne de mire la restauration de l’Empire russe et non celle de l’Union soviétique. L’une de ses formules est très révélatrice à cet égard : « Quiconque ne regrette pas la disparition de l’Union soviétique n’a pas de cœur, quiconque veut la restaurer n’a pas de cervelle. »
C’est là que se situe la problématique ukrainienne. 


Là aussi, la formule de Poutine évoquant la chute de l’Union soviétique comme « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle parce que des millions de Russes se retrouvent en dehors de leur patrie » est révélatrice. L’intervention de 2014 au Donbass répondait à un prétexte d’ordre civilisationnel : la décision de la Rada de supprimer la langue russe. En revanche, la Russie se disait prête à pleinement mettre en œuvre les accords de Minsk. C’est ce qu’avait tweeté le sherpa du président Poutine à l’issue de mon entretien d’arrivée. Comme je m’en étonnais, Nicolas, jeune conseiller chargé de l’Ukraine à l’ambassade, m’a expliqué que ce n’était pas surprenant car ces accords adoptés dans le contexte d’une déroute militaire de l’Ukraine étaient favorables à Moscou. Enfin, selon la thèse de Zbigniew Brzeziński, la Russie ne pouvait être un empire sans l’Ukraine. L’indépendance était perçue comme une véritable amputation.


La conviction de beaucoup dans ce pays-continent, le plus vaste du monde, s’étendant sur onze fuseaux horaires, était la nécessité d’un leader fort, un Vojd, un guide. C’est ce que m’avait dit le talentueux réalisateur des Yeux noirs et du Barbier de Sibérie, Nikita Mikhalkov, devenu dans une seconde vie influenceur et propagandiste de Poutine. Il fallait un « vrai homme » (nastaichi tchelaviek) qui s’était confronté à la nature. Les mises en scène viriles de Poutine campant au fin fond de la Sibérie avec son ami Sergueï Choïgou, ministre de la Défense, la chevauchée torse nu, la main sur le cou d’un tigre, la pêche miraculeuse aux amphores dans le lac Baïkal participaient de ce mythe. 


Pendant mon séjour, j’ai interrogé inlassablement mes interlocuteurs pour comprendre ce qu’il s’était passé depuis mon départ d’Union soviétique en 1989, lorsqu’Eltsine suscitait les espoirs d’un changement. Je comparais avec la Chine, rappelant l’état de délabrement à la fin de la Révolution culturelle et surtout la fermeture des écoles et des universités pendant presque dix ans alors qu’aujourd’hui, la Chine est en avance sur le plan technologique, avec Huawei et la 5G. La Russie avait les meilleurs ingénieurs, des génies mathématiques dont Eugène Kaspersky, expert mondialement reconnu de cybersécurité qui a étudié à l’université (d’excellence) des Mathématiques du KGB, et une recherche spatiale de haut niveau. Je n’ai jamais obtenu de réponse convaincante à cette énigme.


Vladimir Poutine ne croit qu’à la puissance militaire. Son objectif ultime est la restauration du rang de la Russie dans le monde. Une Russie crainte et respectée. La condescendance manifestée par les Occidentaux pendant la déliquescence des années Eltsine et au-delà, puisque Barack Obama affichait son mépris pour la Russie qualifiée de simple puissance régionale, a été ressentie comme une humiliation. La colère était sous-jacente. Vladimir Poutine a reconstruit l’armée en mettant l’accent sur les armes hypersoniques dont la Russie était la seule dotée. Il avait même déclaré fièrement à Jean-Pierre Chevènement, envoyé spécial du président de la République lors d’un entretien au Kremlin, qu’il connaissait l’état d’avancement du programme américain, en retard sur la Russie. (...). Vladimir Poutine avait conclu par ces mots révélateurs : « Vous n’avez pas voulu nous écouter, maintenant vous allez nous entendre. » Plusieurs membres de l’establishment russe m’ont demandé si j’avais compris le message. Devant ma mine un peu interloquée, ils m’ont assuré que c’était une offre de dialogue, une fois la parité restaurée.


Des grandes puissances en totale autarcie sont plus dangereuses que des pays ouverts. Rien ne serait pire qu’une nouvelle grande muraille ou un rideau de fer étanches derrière lesquels bouillonneraient les ressentiments contre l’Occident, favorisant un ultranationalisme mortifère partagé par les jeunes générations.


 

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