dimanche 10 octobre 2021

[Le Clerc, Xavier] Cent vingt francs

 




J'ai beaucoup aimé 

 

Titre : Cent vingt francs

Auteur : Xavier LE CLERC

Parution : 2021 (Gallimard)              

Pages : 152

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Saïd, qui s’était engagé pour nourrir les siens, s’interrogeait. Le jeune soldat blond avait-il reçu une prime de deux cents francs à son arrivée ? Recevait-il lui aussi une solde journalière de cinquante centimes ? Était-ce assez en Allemagne pour s’acheter tous les mois un demi-kilo de pain, trois oeufs et un peu de lait ? Sa famille postulerait-elle pour une prime de veuvage de cent vingt francs ?
Cent vingt francs. C’était le prix d’un homme, du malheur de sa famille. Et Saïd, qui n’avait jamais appris à calculer, se demandait combien de kilos de pain, d’œufs et de lait pourrait bien valoir son propre corps déchiqueté, tant il avait pris l’habitude de s’imaginer les viscères à l’air, dévorées par les rats, avec le fatalisme d’un paysan qui avait connu et qui donc connaîtrait de nouveau, un jour lointain peut-être, mais un jour sûrement, la mauvaise récolte de trop. »

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Xavier Le Clerc, né en Algérie, retrace avec pudeur et empathie l’histoire de son propre arrière-grand-père kabyle, mort à Verdun en 1917. Il a publié un premier roman, De grâce (JC Lattès), sous son premier nom, Hamid Aït-Taleb.

 

 

Avis :

Né en 1893 dans une Algérie ravagée par la famine, Saïd s’engage comme zouave à dix-huit ans. Pour ce paysan kabyle, sa solde, et s’il meurt, la prime de veuvage de cent vingt francs, sont les seuls moyens d’espérer nourrir sa famille. Il participe à la campagne de pacification du Maroc, puis est envoyé dans les tranchées de Verdun, où il se lie d’amitié avec Babacar, un tirailleur Sénégalais comme lui en butte aux préjugés métropolitains. Tués en 1917, ni Saïd ni Babacar ne reviendront jamais au pays.

Saïd est l’arrière-grand-père de l’auteur qui, avec en main, et pour seuls vestiges, une carte postale où pose un zouave moustachu aux yeux clairs, et un certificat de décès portant un nom et un matricule, a entrepris de le déterrer de l’oubli avec toute la force de son imagination. L’évocation est réussie, et c’est d’une manière vivante et crédible, au fil d’une écriture fluide et agréable, que cet homme disparu depuis un siècle reprend vie sous nos yeux, en même temps que tout un pan d’histoire, de l’Algérie comme de la France.

D’une parfaite empathie, le texte impressionne par sa dignité pleine de pudeur, tandis qu’il se contente d’évoquer délicatement, sans juger ni commenter, le désastre d’une famine dont on sait qu’elle fut provoquée par l’abandon de cultures vivrières en faveur d’une nouvelle agriculture tournée vers l’exportation à destination de la France, le dévouement sans faille d’hommes contraints au sacrifice sans que disparaissent pour autant les préjugés à leur encontre, et, enfin, en quelques discrètes mais poignantes lignes de conclusion, les blessures de leurs descendants, Français « issus de l’immigration » dont on continue de « questionner les racines ». La narration se préoccupe aussi largement du sort des femmes algériennes de l’époque, au travers de plusieurs beaux personnages, comme la vieille Kabyle Keltoum et la jeune juive Dora, francisée par le décret Crémieux : toutes deux ont compris que, pour se préserver la moindre parcelle de liberté, mieux vaut rester à tout prix célibataire. Car, si les indigènes vivent alors sous la coupe coloniale, les femmes subissent elles, en plus, le joug des hommes.

Sincère et délicat, ce très beau texte servi par une plume agréablement travaillée se lit avec émotion, pour que jamais l’on n'oublie le digne héritage d’hommes et de femmes que l’histoire a spoliés de leur vie et de leur liberté. (4/5)

 

Citations : 

« Dès ma naissance, j’ai été une mauvaise nouvelle, lança la vieille Keltoum à Tassahdith. Le pire, c’est que c’est nous les femmes, nous les premières à déplorer la naissance des filles. On se met à pleurer, on se lamente de la mauvaise récolte. Alors j’espère que tu accueilleras ton enfant avec le même bonheur, qu’il soit un garçon ou une fille.  
— Mais tu sais bien ! C’est plus utile d’avoir un garçon pour les champs…
— Tu vas accoucher d’un enfant ou d’une bête de trait ?
— Tu vois bien de quoi je veux parler. Pas une fille que je connais qui aurait la force d’un homme.  
— Et qui va chercher de l’eau alors ? Qui porte les lourdes amphores qui briseraient le dos d’un soldat ? Qui porte les montagnes de bois ? Nous avons autant de force qu’eux, encore plus de mérite. Et pourtant, on apprend à nos fils à marcher sur leurs sœurs. Et en grandissant, certaines refusent de se marier, comme moi. Quel choix j’avais, moi ? J’avais quinze ans. Je ne voulais pas être mariée. Peut-être un jour, mais pas maintenant, je me disais. Pas avec ce grabataire que je ne connais même pas. Mes parents voulaient me forcer.  
— Ils voulaient probablement ton bien, tu sais…
— Ils veulent toujours notre bien ! Jusqu’à ce qu’ils veuillent notre mort ! Et puis il y a celles qui sont nées difformes, tellement laides qu’on dirait l’enfant d’un homme et d’une mule. Tu te souviens de la pauvre Khadija. La petite qui avait la tête déformée. Qu’est-ce qu’elle avait fait au bon Dieu pour mériter ça ? Moi je la trouvais belle. Elle avait un sourire tellement sincère. Elle que tout le monde regardait de haut, avec méfiance, avant de passer son chemin. Comme si scruter sa laideur trop longtemps, la dévisager, risquait de les déformer eux aussi !  
— Je me souviens d’elle, la pauvre. Toujours souriante même quand on la repoussait. Aucun enfant ne voulait jouer avec elle. Elle avait la santé fragile, la pauvre. Qu’Allah la bénisse.  
— Mais il y a aussi les autres femmes, celles qui sont jugées trop belles, trop bavardes, trop curieuses, trop mutiques. Celles qui désobéissent comme moi, qui répondent aux coups, qui veulent sortir sans raison, qui veulent apprendre à écrire…  
— Avant de te rencontrer, je ne pensais pas qu’une femme puisse lire et écrire, à part chez les Français.  
— Bien sûr que nous pouvons tout autant que les hommes. Tu vois, nous les femmes en trop, nous les laides, nous les sorcières comme ils disent. On nous jette l’opprobre. Pas un mollard au visage, non. Un crachat, ça s’essuie facilement. Non, leur mépris nous marque au fer rouge. Tu ne la sens pas cette odeur ? L’odeur de roussi du rejet ? Tu ne la reconnais pas l’odeur du crâne de mouton grillé ? Une puanteur si forte qu’elle en corrompt les sens et l’amour-propre ! C’est pour ça qu’on en arrive à pleurer la naissance des filles, à regretter notre propre existence. »
 
La plaie des sauterelles se répandait du Sahara à Alger. Sans répit pour le Constantinois où Saïd, à peine né, s’efforça lui aussi d’éteindre un bref sanglot, le temps du premier souffle.  
N’allez pas imaginer les pleurs stridents d’un nourrisson à l’appétit féroce. Mais plutôt un lourd silence. Un mutisme épais qui égrène lentement les dernières forces engourdies. Comme s’il fallait ne pas réveiller la mort, aux aguets comme un serpent. La famine vous enserre, vous étouffe tandis que votre faible pouls s’accélère. Votre tête dodeline alors dans le néant. La faim mène votre esprit dans un labyrinthe d’où l’on ne revient guère. Un linceul vous recouvre. Une torpeur grisâtre qui habille la chaleur atone de votre corps. Feindre de n’être plus qu’un tas de cendres ou le devenir. Se figer. S’éteindre. Voilà, quand la faim vous prend, ce qu’il reste de vous.

Saïd n’avait jamais été pris en photo auparavant. Pas même le jour de son mariage. Sa femme et ses deux enfants. Il ne pensait qu’à les nourrir, les protéger. C’était pour eux tout ce cirque. Il en va du destin comme de quelques tours de clé. Saïd posait sobrement, l’air remonté comme un jouet mécanique. Il ne lui restait que six ans à vivre, à obéir au mouvement irrépressible et brutal de la guerre. Saïd ne savait pas que c’est la naissance qui remonte la clé. Que ses engrenages actionnent les cames, les leviers du malheur. Que la spirale infernale commence souvent le ventre vide. Que la danse du mauvais sort est toujours saccadée.

Sophia portait une croix autour du cou, comme toutes les filles sages qui se transformaient en mégères à la récréation et me regardaient de travers. Soi-disant mon peuple aurait tué Dieu sur la Croix. Toutes des gueules grises déjà vieilles. Le premier rang, on aurait dit des pierres tombales sans épitaphe ! Pourquoi donc habiller son cou de la scène d’un crime ? C’était comme si les royalistes se baladaient avec une guillotine en pendentif. 

Et si nos vies n’étaient régies que par la mécanique de nos naissances ? L’engrenage qui exclut de la nationalité, de l’école, de la santé ne conduit-il pas irrémédiablement à la pauvreté, à l’exploitation ? Une misère que l’on déguise sous l’appellation d’indigénat, comme pour la circonscrire à une catégorie moins civilisée, moins humaine, et se donner bonne conscience de spolier les terres, d’exploiter les affamés, de fusiller des hommes comme des lièvres.
Parce que oui, les indigènes sont nés pour servir, ils ne connaissent pas mieux. Oui, il est plus simple de se regarder dans le miroir ainsi. Après tout, n’est-ce pas de ce pacte peu reluisant que dépendent l’Empire, ma vie, mon confort ? Me traversaient l’esprit toutes les tentatives de papa pour refouler notre passé dans l’arrière-boutique, nous persuader que nous n’étions pas des indigènes. Ma grand-mère portait pourtant des robes de velours brodées d’arabesques, croyait aux mêmes rites magiques, aux mêmes superstitions. Nos ancêtres se mélangeaient comme la foule des marchés, partageaient les mêmes épices, les mêmes sécheresses.  La France nous avait donné la nationalité, il y a trente ans, comme une faveur aux Juifs. Un enfant à qui l’on donne un jouet ou un bracelet n’est jamais à l’abri que l’objet de son bonheur, un jour ou l’autre, ne se casse ou ne lui soit repris. Alors une vision effroyable me traversa l’esprit. Et si demain l’égalité nous était reprise ? Si nous les Juifs redevenions indigènes, privés de nos droits, de notre citoyenneté ? Si nous devions porter à nouveau la rouelle du Moyen Âge ? Si l’enfer des bûchers reprenait ? Si des anathèmes, des saccages, des pillages semaient partout l’éclat cristallin des débris de verre ? Si, dans la haine déchaînée, nos illusions se brisaient comme nos vitrines ?

Tant de bataillons, de chair à canon, comment te déblayer d’un amas de cadavres ? Quel tri sordide. J’ai vite compris que ton histoire me dépassait. Pourtant, sans elle, ma génération ne saurait trouver la paix. On pourrait croire que c’est toi le fantôme. Après tout tu es mort il y a bien cent ans. Mais nous sommes les fantômes. C’est nous qui sommes tourmentés et qui tourmentons. C’est nous qui bourdonnons comme des mouches contre la vitre.  
Pourquoi nous appelle-t-on encore les jeunes issus de l’immigration ? Pourquoi sommes-nous des arbres isolés du reste de la forêt dont on questionne les racines ? Peut-être un jour entendrons-nous ton sacrifice, celui de tant d’autres indigènes aussi. Peut-être un jour comprendrons-nous que toi aussi tu as donné ton sang dans la boue de Verdun. Que nous sommes un peuple magnifique de sangs mêlés. Que nous ne remplaçons donc personne.


 

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