samedi 11 novembre 2023

[Altan, Ahmet] Les dés

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Les dés (Zarlar)

Auteur : Ahmet ALTAN

Traduction : Julien LAPEYRE DE CABANES

Parution :  2023 en turc
                   et en français (Actes Sud)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Ziya n’a que seize ans lorsqu’il est introduit en secret dans un recoin du tribunal où doit être entendu l’assassin de son frère aîné. Tireur d’exception, ce jeune Tcherkesse abat son ennemi d’une seule balle en pleine audience et gagne par ce geste l’admiration de tous. Après une année d’incarcération dans une prison où il découvre le jeu de dés, on l’envoie dans la campagne par-delà les frontières, non loin d’Alexandrie. Là, il rencontre une jeune fille, apprécie sa compagnie sans pour autant comprendre le sentiment qui soudain le trouble d’une étrange manière. De retour en Turquie, il n’oubliera jamais Nora. Très présent dans les nuits d’Istanbul, il joue beaucoup, aime peu mais celles qui l’approchent sont frappées par son regard inquiétant. Alors qu’une action d’éclat lui est proposée – il s’agit cette fois de tuer en pleine rue le grand vizir –, Ziya prend les rênes de l’opération. La lumière, toujours la lumière…
Après son inoubliable Madame Hayat, Ahmet Altan explore dans ce roman le caractère ambigu d’un
homme qui tout enfant apprend à refouler ses émotions. Pragmatique, avide de justice, réactionnaire, ce personnage insondable incarne l’engagement absolu de ceux qui sont prêts à tout pour défendre les leurs.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Ahmet Altan, né en 1950 à Ankara, est un des journalistes et romanciers les plus renommés de Turquie. Il est le fils de Çetin Altan, journaliste et homme politique, condamné à près de deux mille ans de prison pour ses articles contre l’autoritarisme du pouvoir militaire. Dès 1974, Ahmet Altan se lance dans le journalisme, lui aussi, et s’engage en faveur de la démocratie. Très vite, il commence à être connu dans son pays pour sa contestation du régime en place. Il publie en 1982 son premier roman qui rencontre un grand succès. Son deuxième roman est sanctionné pour atteinte aux bonnes mœurs et fait l’objet d’un autodafé. Ahmet Altan devient un journaliste de plus en plus influent, tant à la télévision que dans la presse écrite. En 1995, il est condamné à vingt mois de prison avec sursis à la suite de la publication d’un article satirique. Il est également accusé de soutenir le projet d’un Kurdistan indépendant. Son quatrième roman, Contes dangereux publié en 1996, est un véritable phénomène de librairie, il y aborde les assassinats sans suite judiciaire. Avec Orhan Pamuk et Yachar Kemal, il rédige, en 1999, une déclaration pour les droits de l’homme (et des droits culturels des Kurdes) et de la démocratie en Turquie, qui est signée par Elie Wiesel, Günther Grass, Umberto Eco… Oh, Mon Frère, un article qu’il dédie aux victimes du Génocide arménien le fait inculper, en 2008, d’insulte à la Nation turque. Il reçoit trois ans plus tard le prix Hrant Dink de la Paix (Hrant Dink est un journaliste arménien assassiné par un nationaliste turc). Entre 2007 et 2012, il dirige le quotidien Taraf qui joue un rôle central dans la presse d’opposition.

En 2016 commence son effroyable parcours judiciaire. Il est arrêté en septembre, accusé d’avoir participé à la tentative de putsch du 15 juillet. Deux ans plus tard, il est condamné à la perpétuité aggravée. Puis, en mai 2019, sa condamnation est confirmée en appel par la Cour Constitutionnelle tandis qu’en juin la Cour Suprême casse la condamnation tout en rejetant sa demande de remise en liberté. Cette année-là paraît en France, Je ne reverrai plus le monde, un récit de son emprisonnement qui reçoit le prix André Malraux. Le 4 novembre, la Haute Cour Pénale d’Istanbul le condamne à dix ans de prison mais ordonne sa remise en liberté sous contrôle judiciaire compte tenu des années qu’il a déjà passées en prison. Ahmet Altan est libéré. Le 12 novembre, l’écrivain est de nouveau arrêté sur décision de justice. C’est le 14 avril 2021 qu’Ahmet Altan est remis en liberté. La veille, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a condamné la Turquie pour la détention de cet intellectuel depuis plus de quatre ans.

En septembre 2021 paraît en France son roman Madame Hayat qui est couronné par le prix Femina étranger et rencontre un magnifique succès dans la presse et en librairie.

Jusqu’à ce jour, Ahmet Altan vit en résidence surveillée dans son appartement d’Istanbul, sans autorisation de quitter le territoire turc. 

 

Avis :

Après Madame Hayat qui offrait à son jeune protagoniste l’apprentissage de la liberté, le dernier roman d’Ahmet Altan nous plonge cette fois dans le processus mental inverse : un adolescent assoiffé d’honneur et de justice devient un redoutable terroriste, tuant aveuglément au nom de la loi de son clan.

En ce début de XXe siècle où l’empire ottoman vacille, trois frères tcherkesses, Arif, Hakkî et Ziya, vivent à Istanbul. Ziya, le plus jeune, n’est qu’adoration pour son aîné, Arif, puissant et charismatique caïd de la pègre. Lorsque celui-ci est assassiné, l’adolescent de seize ans, très tôt façonné au code d’honneur des siens, entreprend aussitôt de le venger et abat le meurtrier en plein tribunal. Trop jeune pour la peine capitale, il est condamné à la perpétuité dans ces geôles semblables « aux ténèbres sanglantes du ventre d’une femelle requin dont la progéniture s’entredévore avant même de voir le jour ». C’est dans cette mort à petit feu qu’il découvre la passion du jeu et l’ivresse de mourir et renaître sans fin à chaque roulement de dés. Quand, huilés par d’obscures tractations, les verrous de la prison laissent finalement échapper le jeune homme, le tueur doublé d’un flambeur est plus que jamais une mèche d’amadou...

L’intelligence de l’analyse rivalise avec les beautés de plume de cet auteur qui s’impose décidément comme un maître écrivain. Le plus grand talent préside à sa dissection psychologique de ce jeune homme construit dès le plus jeune âge dans le refoulement des émotions, pour lui comme autant de faiblesses. Ses tourments intérieurs dont, faute de les comprendre, encore moins de les verbaliser, il est le jouet inconscient, il prétend les faire taire, tuant l’humain en lui avec la force de sa haine, pour s’accrocher aux seuls repères qu’on lui ait jamais présentés, clairs et rassurants dans leur aveugle rigidité d’armure : le code d’honneur de son clan, le culte de sa toute-puissance et le devoir de le défendre coûte que coûte. « Mourir valait toujours mieux que de vivre dans le déshonneur. » 
 
Prêt à tout, il est le pion idéal dans le jeu des manipulateurs de tout poil. Ceux-ci, surtout à notre époque, auraient pu se draper dans des motifs religieux. En cette période d’instabilité du régime, il devient le jouet d’intérêts politiques, qui le dépassent mais qui savent... le faire rouler comme un dé ! Pour le joueur, peu importe de perdre ou de gagner, de vivre ou de mourir, l’essentiel est ailleurs. Ceux qui arment les terroristes l’ont bien compris aussi, qui jouent sur la colère et le désir de mort qui les consument : « La vie ne lui suffisait pas », « Il était né avec la passion terrible de vouloir tout consumer, tout épuiser, avec un appétit sans fin. Seuls le jeu et le crime savaient assouvir cette passion. »

Un nouveau très grand roman, aussi pénétrant que merveilleusement écrit, de l’auteur turc si attaché au « combat contre le mal causé par la perversion des sociétés ». Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

La prison ressemblait aux ténèbres sanglantes du ventre d’une femelle requin dont la progéniture s’entredévore avant même de voir le jour. Les meurtriers enfermés là, sachant qu’ils n’en sortiraient plus, n’hésitaient pas à se battre et à s’entretuer. Les méthodes étaient variées, du coup de pique ou de couteau à l’huile bouillante qu’on déverse ou au coussin qu’on presse sur la tête du voisin dans son sommeil. Tous vivaient dans l’angoisse et la crainte.


Un jour enfin, il s’assit à son tour au bord de la couverture. Il éprouva la dureté anguleuse des dés dans sa main. Il lança, perdit. Lança, perdit. Lança, perdit. Il apprit à couper sa respiration quand les dés roulent. Il apprit à sentir son existence et l’univers entier suspendus à ce minuscule instant. Il apprit à perdre, et connut le fabuleux espoir de gagner que fait naître l’expérience de perdre.


Ils avaient beau lui avoir tout confisqué, sa vie, sa jeunesse, son avenir, il avait découvert quelque chose qu’ils ne pourraient jamais lui arracher : les dés. Quand il les secouait dans sa paume, la vie s’arrêtait mais le temps s’accélérait. Les premiers jours, la chance se refusa à lui, il ne fit que perdre. Peut-être que si l’inverse s’était produit et qu’il n’avait fait que gagner, peut-être n’aurait-il pas aimé autant le jeu. Mais perdre lui insuffla bientôt à la fois l’appétit de gagner, le désir d’inverser la fortune, le plaisir d’oublier. Il s’attacha à ces émotions de manière irréversible.


Quand il ne jouait pas, la prison revenait, l’absence d’air et l’obscurité l’étouffaient.
Les jours n’avaient pas de nom. Personne ici ne demandait : “Quel jour sommes-nous aujourd’hui ?” Cela n’avait aucune importance. Tous les jours n’en formaient qu’un seul. Leurs existences s’écoulaient toutes identiques, collées les unes aux autres, le temps d’un unique jour qui avalait les hommes pour les noyer dans ses ténèbres. Il n’y avait aucun mouvement pour faire remuer le temps. Cette immobilité les écœurait parfois tellement qu’ils se battaient et s’entretuaient juste pour en desserrer un peu l’étreinte. Tuer était le seul moyen qu’ils avaient de mettre le temps en mouvement et d’en signer le passage.


Personne ne peut connaître la valeur de la solitude, personne ne peut en concevoir le manque aussi bien qu’un homme qui est resté longtemps en prison. 


Il avait une intelligence innée du jeu, sans rapport avec son jeune âge, et même s’il lui arrivait de jouer comme un dément jusqu’à tout perdre et devoir attendre sans le sou la prochaine enveloppe à la fin du mois, il gardait généralement le contrôle, savourant autant le désir de gagner que suscitent les pertes que le “Maintenant je peux me permettre de jouer sérieusement” que font naître les gains, sachant jouer sans céder au désespoir ni se faire trop d’espoirs, mourant et renaissant à chaque main, dans une longue balade oublieuse aux confins d’une vie nouvelle.
 
 
À la table de roulette, les yeux rivés sur la bille d’ivoire qui tournoyait, il se dégageait lentement de son passé, du temps immobile, sa mémoire se vidait, les images s’effaçaient, la vie s’arrêtait, et pour un court instant il rejoignait la mort tant désirée.
Le silence et la paix intérieure qu’il éprouvait durant ce court instant faisaient naître en lui une sorte de gratitude. Ce n’était pas où la bille s’était arrêtée qui comptait, mais où elle s’arrêterait. Il attendait, le poing crispé sur les jetons. Tout son corps bandé, son esprit tout détendu. Si cela avait été possible, il ne l’eût jamais quittée, il eût passé sa vie à la table de roulette. Au casino il aimait tout, les odeurs, les bruits, les couleurs. En ce lieu d’où étaient exclus tous les sentiments, ou presque tous, il trouvait la sérénité, un grand bonheur.
C’était comme si l’ensemble des émotions de nature à affaiblir l’homme perdaient tout leur sens, tout leur poids à la porte du casino. Vous ne regrettiez personne. Vous ne ressentiez pas l’absence de l’autre. Vous n’étiez pas écrasé par le temps. Votre mémoire n’était pas votre ennemie. Vous ne vous rappeliez plus rien. Tout s’engloutissait dans un oubli parfait. Oublier, c’était le bonheur. 


La silhouette d’Istanbul qui se dessinait à la proue du bateau n’éveilla en Ziya ni excitation ni joie. Toute activité extérieure au globe transparent de son moi, si pauvrement doté en émotions, lui était à peu près indifférente. Istanbul ou Alexandrie, aucune différence. Les villes, les hommes, la foule ne comptaient que dans la mesure où ils lui renvoyaient son image. La vie n’étant pour lui rien d’autre qu’un miroir, c’était son propre reflet qu’il guettait dans toutes choses, et s’il ne le voyait pas, les considérait d’un œil vide, comme il regardait Istanbul à présent.


Il était de ces hommes nés pour s’autodétruire. La dynamite fatale était cachée au fond de son âme, la mèche pour l’allumer était son narcissisme. Il marchait à sa perte, bouffi par son moi, sourd et aveugle à tout ce qui n’était pas culte rendu à lui-même. Or son mode de vie était désormais désavoué, son narcissisme blessé par la passion pour une femme, et la blessure le laissait en piteux état. L’hypothèse même de devoir se reprendre, guérir, s’humaniser, ouvrait dans son âme confuse une plaie béante, qui l’inquiétait et le mettait en rage. Il ressentait à la fois le manque, et parce qu’elle en était la cause, le dégoût hostile de la femme qui lui manquait.
Il était comme ces blessés qui ne savent pas où ils ont été touchés, il sentait la douleur mais ne voyait pas la plaie. Cette impuissance le rendait fou. Blessé comme un pauvre bougre. Comme un ignoble pêcheur. Il n’avait pas mérité ça.
Il haïssait tout et tout le monde, Nora comprise.


Tous l’accueillaient avec le respect dû à un héros, “Tu es revenu, il était temps”, disaient-ils en lui donnant de l’argent, mais aucun ne restait longtemps à ses côtés. Ils ne l’invitaient pas chez eux, ne lui proposaient pas d’épouser leurs filles. Le crime qu’il avait commis pour venger son frère, et si jeune encore, faisait de lui un héros craint et redouté, mais il se retrouvait en même temps comme pieds et poings liés par cette renommée sanglante. La ronde de ses vieux amis ressemblait à ces cercles de flammes qu’on dresse autour des scorpions, ils l’empêchaient à la fois d’en sortir, et à quiconque d’entrer. Ils l’avaient abandonné, seul et esseulé, dans la prison de sa légende. 


Les dés roulaient et la mort était là, il se sentait voler dans le vide, immobile et froid, puis les dés s’arrêtaient et il revenait à la vie. Il ne voyait plus ni les hommes, ni la table, ni les billets. Il ne regardait que les dés qui tournaient, et mourait, ressuscitait, mourait à nouveau. Et dans ce tourbillon des morts et des résurrections qui s’enchaînaient à toute allure, il éprouvait une sensation d’infini, inouïe, incomparable à rien, sinon à l’acte de tuer. Il sombrait dans un puits scintillant, sans fond, puis revenait à la surface. Il avait oublié tout le reste. Il n’y avait plus que les dés, la mort, la vie. La nervosité, le doute avaient disparu, seuls demeuraient l’enthousiasme, le délire.


Il connaissait un flambeur, un vieil héritier raffiné, qui avait perdu toute sa fortune au jeu. Tous les soirs il venait au casino et attendait dans un coin. Les gagnants lui donnaient un peu d’argent. Et lui courait aussitôt à la table pour lancer les dés. Ziya aimait bien ce type. Un soir, il était venu lui parler : “Au jeu, on joue de l’argent, mais on ne joue pas pour l’argent, avait dit le vieux dandy. Avez-vous déjà vu un vrai joueur s’arrêter de jouer après avoir gagné beaucoup d’argent ? Serait-ce une chasse au trésor ? – Et de quoi s’agit-il alors ?”
L’homme était resté silencieux un moment, comme s’il n’avait jamais réfléchi à la question. “Il s’agit d’oublier”, avait-il répondu enfin. “Oublier quoi ? – La mort.”
Sa réponse avait surpris Ziya, qui s’attendait plutôt à “la vie”. Il lui avait alors confessé quelque chose que l’homme n’avait encore jamais entendu : “Moi, quand les dés roulent, je me sens comme mort.” Et l’homme avait ri : “Mais c’est précisément à ce moment-là que vous parvenez à oublier la mort, Ziya Bey, c’est quand on meurt qu’on oublie la mort. Vous devez quitter la vie pour oublier ce qui en est le terme.”


Au fond de lui, l’angoisse impatiente et nerveuse de l’avenir se manifestait parfois dans un tremblement, mais l’espèce de volonté autonome, propre aux fous, qui habitait Ziya, réussissait chaque fois à l’étouffer. Et cette folie, l’assurant qu’il était doué d’un pouvoir divin, émiettait toutes les émotions, enterrait toutes les craintes dans l’obscurité. En comparaison de ce pouvoir divin, si grand, si superbe, si brillant, la vie humaine, celle de l’homme qu’il allait tuer comme la sienne, n’avait plus aucune valeur.
Il mettait sa vie sur le tapis en même temps que celle de l’autre ; gagnait-il, il commanderait au destin, perdait-il, la vie l’abandonnerait. Tel était le jeu. Un jeu de hasard colossal, à en frémir d’excitation, à en oublier tout le reste. Impossible de résister à son attraction délirante.
Aucun joueur un peu courageux ne pouvait dire “Non” à ce jeu-là. D’ailleurs, sans hasard, la plupart des terroristes étaient des joueurs, et ils avaient scellé leur pacte dans la salle d’un casino.


Il savait ce qu’était le meurtre, il savait qu’en tuant il mourrait lui-même, puis ressusciterait. L’espace d’un court instant, il cesserait de vivre, puis la vie reprendrait. Un jeu taillé pour son âme. La vie ne lui suffisait pas, l’ambition et la colère qui l’animaient étaient étrangères à la vie, il brûlait d’un désir de mort.
Il était né avec la passion terrible de vouloir tout consumer, tout épuiser, avec un appétit sans fin. Seuls le jeu et le crime savaient assouvir cette passion. Plus il s’épuisait, plus il se sentait fort et maître de son destin. Il ne pouvait vivre à moins. La seule idée d’une existence sans honneur, faite de peur et d’humiliations, comme celle de l’informe masse humaine qui passait sous ses yeux, lui était insupportable.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire