dimanche 3 juillet 2022

[Maurier, Daphne (du)] L'Auberge de la Jamaïque

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'Auberge de la Jamaïque
            (
Jamaica Inn)     

Auteur : Daphne du MAURIER

Traduction : Léo LACK

Parution : 1936 en anglais,
                  1944 en français (Albin Michel)
                   (Livre de Poche en 1975)

Pages : 320

 

 

 

 
 

Présentation de l'éditeur : 

Orpheline et pauvre, Mary Yellan n’a pas d’autre ressource que de quitter le pays de son enfance pour aller vivre chez sa tante, mariée à un aubergiste, sur une côte désolée de l’Atlantique. Dès son arrivée à l’Auberge de la Jamaïque, Mary soupçonne de terrifiants mystères. Cette tante qu’elle a connue jeune et gaie n’est plus qu’une malheureuse, terrorisée par Joss, son époux, un ivrogne menaçant, qui enjoint à Mary de ne pas poser de questions sur les visiteurs de l’auberge. Auberge dans laquelle, d’ailleurs, aucun vrai voyageur ne s’est arrêté depuis longtemps… De terribles épreuves attendent la jeune fille avant qu’elle ne trouve le salut en même temps que l’amour. Dans la grande tradition romantique des sœurs Brontë, la romancière anglaise, auteur de Rebecca, nous entraîne avec un sens prodigieux de l’ambiance et de l’intrigue au cœur d’un pays de landes et de marais, battu par les tempêtes, où subsiste la sauvagerie ancestrale des pirates et des naufrageurs.
 

 

Un mot sur l'auteur : 

Daphne du Maurier (1907-1989) est l'une des romancières britanniques les plus lues. Rebecca, paru en 1938, est sans doute son roman le plus connu. Bon nombre de ses oeuvres ont été adaptées au cinéma, dont L'Auberge de la Jamaïque, par Alfred Hitchcock en 1939, sous le titre La Taverne de la Jamaïque.
 

 

Avis :

Demeurée seule et sans ressources après la mort de sa mère en ce début de XIXe siècle, la jeune Mary Yellan se voit contrainte de quitter sa région natale pour aller vivre chez sa tante Patience, dont le mari Joss Merlyn tient une auberge. Planté aux quatre vents de la lande sauvage et désolée des Cornouailles, l’établissement a si mauvaise réputation que, déserté depuis longtemps par les voyageurs, son simple nom est devenu synonyme d’épouvante dans la région. Mary y est accueillie par une tante terrorisée, soumise à un époux alcoolique et violent qui menace d’emblée la jeune fille, l’enjoignant à fermer les yeux et à tenir sa langue sur ce qui se passe certaines nuits à l’Auberge de la Jamaïque, lorsque de mystérieux visiteurs s’y donnent rendez-vous.

L’Auberge de la Jamaïque existe bel et bien : l’auteur y a séjourné en 1935 avant d’écrire ce livre, assurant à cet ancien relais de poste, bâti en 1750 et devenu un temps un notoire repaire de contrebandiers, une renommée qui en a fait un haut lieu touristique, classé monument historique. Et s’il y a bien une composante qui fait la force du récit imaginé par Daphne du Maurier, c’est l’ambiance qu’elle a su recréer autour de cette vieille bâtisse isolée, dressant ses hautes cheminées sur un paysage de maigres landes et de traîtres marécages. Tantôt étouffés d’épais brouillards propices à perdre les voyageurs, tantôt lacérés par des vents jouant à l’infini de leur sinistre registre de gémissements, de glapissements et de hurlements, parfois fugitivement tachés de l’ombre mouvante des nuages filtrant les pâles rayons du soleil, mais le plus souvent trempés par une sournoise pluie fine ou battus par des trombes glacées, ces lieux ne sont le rude habitat que de quelques moutons et chevaux sauvages, mais aussi d’une humanité éparpillée dans quelques pauvres fermes solitaires, à plusieurs lieues de toute agglomération.

Une telle sauvagerie est bien sûr le terreau idéal de toutes les croyances et superstitions. Mais les rumeurs effrayées qui pointent à mots couverts l’Auberge de la Jamaïque semblent d’emblée corroborées par la peur manifeste de la tante Patience et par la brutalité dangereuse du patibulaire et fruste Joss Merlyn. Piqué par le mystère et talonné par l’angoisse, l’on se retrouve dès lors happé par les péripéties dans lesquelles Mary se lance tête baissée, très loin d’anticiper les développements que le lecteur saura, pour sa part, assez facilement deviner bien avant le twist final. Et même si parfois un peu facile et prévisible, ce roman porté par un grand souffle d’aventure, un soupçon de féminisme, et surtout par l’atmosphère magnifiquement âpre de ce bout de terre rongé par la mer et râpé par le vent, refuge de bandits aptes à frapper les imaginations, nous emporte, séduits et frissonnants, dans une lecture captivante, qu’Alfred Hitchcock a d’ailleurs adaptée au cinéma.

Certes dans un registre très différent, ces pages m’en ont à plusieurs reprises évoqué d’autres, peignant aussi superbement la lande et ses âmes perdues, cette fois au coeur du Cotentin, avec Les trois vies de Babe Ozouf de Didier Decoin et L’ensorcelée de Jules Barbey d’Aurevilly. Trois belles lectures pour explorer ces terres mélancoliques, rudement situées entre ciel et mer souvent chagrins. (4/5)

 

 

Citations :  

De chaque côté de la route, la campagne s’étendait, sans limites. Pas d’arbres, pas de chemins, aucun groupe de chaumières, aucun hameau, mais, mille après mille, la lande aride, noire et inexplorée, se déroulant comme un désert vers quelque invisible horizon. Nul être humain, songeait Mary, ne pouvait vivre dans cette région dévastée et rester semblable aux autres. Les enfants mêmes devaient naître aussi tordus que les touffes de genêts, ployés par la force d’un vent qui ne cessait jamais de souffler, de l’est et de l’ouest, du nord et du sud. Leur esprit, lui aussi, devait être contourné, leurs pensées mauvaises, à force de vivre au milieu des marécages et du granit, de l’âpre lande et des pierres effritées.
 

De temps à autre, le ciel était obscurci par un nuage et des ombres s’allongeaient sur la lande. Les couleurs venaient par taches ; parfois, les collines étaient violettes, comme tachées d’encre et mouchetées ; puis un faible rayon de soleil sortait d’un petit nuage, et l’une des collines devenait d’un brun doré, tandis que sa voisine languissait encore dans l’ombre. Le paysage changeait sans cesse ; à l’est, c’était la gloire d’un soleil de midi, et la lande était aussi immobile qu’un désert de sable, tandis qu’au loin, à l’ouest, l’hiver arctique tombait sur les collines, apporté par un nuage déchiqueté qui avait la forme du manteau d’un voleur de grand chemin et déversait la grêle et la neige, et la bruine sur les roches de granit.
 

Des vents étranges soufflaient, qui semblaient, ne venir de nulle part. Ils se glissaient à la surface de l’herbe, et l’herbe frissonnait ; ils soufflaient sur les petites flaques de pluie, dans le creux des roches, et les flaques ondulaient. Parfois, le vent hurlait et ses clameurs résonnaient dans les crevasses ; puis ses gémissements se perdaient de nouveau. Il y avait, sur les rocs, un silence qui appartenait à un autre âge, à un âge révolu, évanoui comme s’il n’avait jamais été, un âge où l’homme n’existait point, où seuls des pieds païens foulaient les collines. Il y avait dans l’air un calme, une paix plus ancienne et plus étrange qui n’était pas la paix de Dieu.
 

Si Mary était un homme, on la traiterait avec rudesse, tout au moins avec indifférence ; on l’obligerait peut-être à se rendre tout de suite à Bodmin ou à Launceston pour servir de témoin ; elle devrait s’occuper elle-même de son logement et disparaîtrait au bout du monde si elle le voulait après avoir répondu à l’interrogatoire. Lorsqu’on en aurait terminé avec elle, elle s’embarquerait sur quelque paquebot et travaillerait pour payer son passage ; ou bien elle prendrait la route, avec quelques sous en poche, le cœur et l’esprit libres. Mais elle était là, les larmes prêtes à couler, ayant la migraine ; on l’éloignait en hâte du lieu du crime avec des paroles et des gestes apaisants ; elle n’était qu’un élément d’encombrement et de retard, comme toutes les femmes et tous les enfants après une tragédie.
 

(…) hors du silence, monta de nouveau le murmure du vent. Il s’élevait et s’éteignait ; sa plainte courait sur les pierres. C’était une autre sorte de vent, qui laissait derrière lui un cri et un sanglot, un vent qui ne venait de nulle part, qui n’allait vers aucun rivage. Il jaillissait des pierres elles-mêmes, et de la terre sous les pierres. Il chantait dans les creux des cavernes et dans les crevasses des rochers, commençant par un soupir qui se muait en lamentation. Il résonnait dans l’air comme un chœur chanté par des morts.

 

 

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