J'ai beaucoup aimé
Titre : L'allègement des vernis
Auteur : Paul SAINT BRIS
Parution : 2023 (Philippe Rey)
Pages : 352
Présentation de l'éditeur :
À contrecœur, Aurélien part à la recherche d’un restaurateur assez audacieux pour supporter la pression et s’attaquer à l’ultime chef-d’œuvre. Sa quête le mène en Toscane, où il trouve Gaetano, personnalité intense et libre. Face à Monna Lisa, l’Italien va confronter son propre génie à celui de Vinci, tandis que l’humanité retient son souffle…
Ce roman au style vif porte un regard acéré sur la boulimie visuelle qui caractérise notre époque, sur notre rapport à l’art et notre relation au changement. Paul Saint Bris met en scène une galerie de personnages passionnants en action dans le plus beau musée du monde. Jusqu’au dénouement inattendu, il démontre, avec humour et brio, que l’allègement des vernis peut tout autant bénéficier aux œuvres qu’aux êtres qui leur sont proches.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Paul Saint Bris, âgé de quarante ans, vit à Paris. L’allègement des vernis est son premier roman.
Avis :
Au fil du temps, ses vernis se sont oxydés et ses contrastes étouffés : c’est comme si une taie opacifiante s’interposait entre La Joconde et l’oeil qui la contemple. Alors, faut-il restaurer le tableau, comme le suggère le cabinet de consultants engagé par la nouvelle présidente du Louvre ? Ce serait « un événement planétaire » que de sortir la grande star du musée de sa « marée verdâtre », une occasion unique de faire « exploser les compteurs » de la billetterie, ainsi qu’en rêve sa dirigeante, pour la première fois non issue du sérail des experts et conservateurs, mais forgée au credo de la performance, du marketing et de la communication par une carrière dans de grandes entreprises privées. C’est aussi un sujet épineux, qui suscite la bronca des puristes et risque de rallumer la mèche des revendications de propriété italiennes. Et si l’intervention, hautement délicate malgré les avancées technologiques, défigurait définitivement l’œuvre d’art la plus célèbre au monde ?Aurélien, le directeur des peintures du musée, déjà très déstabilisé par ses déboires conjugaux, mais aussi par ses contemporains, bien plus occupés du reflet narcissique de leurs selfies que de la compréhension des grands thèmes peints – qui se soucie encore de saint Jean-Baptiste, voire de Jésus et de Marie, a fortiori des mythes et des figures antiques ? –, se retrouve malgré lui embarqué dans cette entreprise affolante. Trouvera-t-il l’expert idoine pour cette restauration d’exception ? L’opération sera-t-elle la réussite retentissante que l’on attend de lui, ou tournera-t-elle au désastre qu’il appréhende avec effroi ?
Nous voilà plongés avec curiosité dans une intrigue menée avec humour et impertinence par-delà les frontières du rocambolesque, à partager les doutes et questionnements d’un personnage fort habilement campé. Le dénouement sera une apothéose absolue pour ce roman aussi plaisant qu’instructif, qui, entre l’histoire de La Joconde et celle, souvent étonnante, des pratiques et techniques de restauration, ouvre le débat sur notre relation à l’art, aux œuvres et aux musées, à l’image enfin dans une époque où le bombardement généralisé des pixels détournent les hommes « des choses vraies, les obligeant à voir à travers un écran pour qu’ils n’aient plus jamais à lever la tête, courbant leurs nuques, figeant leurs regards dans la même direction pour l’éternité. »
Ce premier roman, dont l’humour et la fantaisie satiriques servent à merveille le propos, est une vraie réussite. Entre la conservation et la restauration des œuvres d’art, en passant par les enjeux médiatiques et financiers d’un grand musée, c’est finalement à une réflexion d’ampleur sur les évolutions récentes de la société tout entière que nous convie malicieusement Paul Saint Bris. (4/5)
Citations :
La parole des scientifiques, celle des experts et des historiens, s’était effacée derrière la communication, bien plus à même de garantir des entrées et de faire progresser les chiffres de la billetterie. Le savoir n’était plus assez vendeur, de toute façon Wikipédia avait réponse à tout. L’expérience ou plutôt la promesse d’expérience avait pris le relais de la connaissance.
En conséquence, les lieux de patrimoine mettaient en œuvre des stratégies marketing sophistiquées. Le discours dit aspirationnel promouvait le musée comme un décor pour la mise en avant de soi, au même titre qu’un intérieur scandinave ou qu’une crique déserte à l’eau turquoise. Visiter un musée participait du statut social, un marqueur fiable d’un lifestyle éclairé comme la dégustation de jus pressés à froid ou le port d’une montre connectée. Les réseaux sociaux étaient là pour ça. Qu’importe si les populations narcissiques, absorbées par leur reflet, tournaient le dos aux plus beaux chefs-d’oeuvre de la peinture.
Il y a un moment - et il vient assez vite - où vous ne savez pas qui est le groupe qui s'affiche en lettres rouges au fronton de l'Olympia. Vous n'en avez jamais entendu parler et vous vous en foutez royalement. Il y a un moment où le visage de l'égérie Chanel en quatre par trois dans le métro ne provoque aucun stimulus dans votre cerveau, si ce n'est une admiration distraite pour la géométrie de ses traits. Vous ne le reconnaissez pas. Néant. Il y a un moment où des pans entiers du langage vous échappent. Il y a un moment encore où les jeunes générations vous semblent déguisées dans la rue. Vous les regardez, amusé, comme un sujet exotique plaisant et lointain.
Arrive ce moment où vous vous rendez-compte que vous vous êtes lentement extrait du bruit du monde. Que vous vivez dans le confort d’une réalité parallèle, votre propre réalité, figée, façonnée selon vos goûts et vos envies, mais hermétique aux pulsions de la société. C’est en général à partir de ce moment-là que vous commencez à parler d’avant. Vous développez une empathie inédite pour des choses que vous n’aviez jusque-là pas remarquées. Vous portez sur votre entourage un regard empreint de nostalgie, comme si celui-ci était menacé d’une destruction prochaine. Avant pourtant reste votre présent, mais vous pressentez qu’il appartient déjà au passé, car vous-même avez subtilement glissé. Et si vous parlez d’avant, vous parlez aussi de maintenant comme si ce n’était pas de votre temps qu’il s’agissait, comme si maintenant était étranger, allogène, comme si maintenant n’était pas un bien commun à tous les vivants mais un privilège réservé à d’autres que vous ne comprenez plus.
On lui rétorquait qu’il ne fallait pas être alarmiste ; quatre cents ans avant Jésus-Christ, Socrate déplorait aussi le délitement de la société. Si les gens ne savaient plus lire les chiffres romains, ce n’était pas bien grave, on les remplacerait par des chiffres arabes. On rallongerait les cartels pour donner davantage de contexte. Des applications sur smartphone faisait un travail didactique remarquable. Sur les réseaux, les influenceurs offraient de nouvelles possibilités de médiation et s’adressaient à un large public. On n’allait pas regretter le latin non plus. C’était la marche du monde.
Pourtant, cette évolution l’affectait. Il se sentait moins l’envie de transmettre, comme sil n’avait plus les outils pour toucher les gens. Et puis, si cela ne suffisait pas, un regard nouveau se posait sur le musée, un regard qui n’y voyait qu’une succession de viols et de persécution des minorités, d’oppression patriarcale, de male gaze. Il ne niait pas le rôle de l’art dans la perpétuation du système dominant, il ne réfutait pas sa portée idéologique, bien souvent au service des puissants, mais il faisait la part des choses. Il n’éprouvait pas le besoin de réparation. C’étaient d’autres temps. Malgré lui, le musée devenait le terrain de luttes politiques qu’il maîtrisait mal.
(…) le chef d’oeuvre de Léonard, comme quantité de tableaux, avait fait l’objet de nombreux revernissages au gré des époques. Souvent effectuée à la demande de copistes désireux de mieux discerner les détails de leurs modèles, l’application d’une nouvelle pellicule de vernis sur des vernis anciens avait l’avantage de leur rendre pour un temps leur transparence. On appelait ce procédé « régénération » - ce qui faisait davantage penser à une crème de L’Oréal qu’au Titien. Mais inéluctablement la nouvelle couche s’oxydait pour devenir elle-même un film opaque et jaune, réclamant un autre revernissage. C’est ainsi que s’empilaient sur La Joconde de multiples couches de vernis, de formulations variées, gomme-laque, résine, qui la plongeaient dans une brume obscure et dénaturaient ses couleurs.
A ce moment-là, la restauration est un territoire d’avant-garde, les restaurateurs sont des apprentis-sorciers, des chimistes, des expérimentateurs. (…) Ces dynasties opèrent dans la confidentialité de leurs ateliers et gardent jalousement le secret sur leurs procédés. On les appelle rentoileurs ou raccommodeurs. Vous noterez que « raccommodeurs », ce n’est pas à leur avantage. On s’en méfie, je vous l’ai dit. (…)
Alors évidemment (…), le siècle des Lumières tente de mettre de l’ordre dans tout ça et d’en finir avec le temps des expérimentations. On se pose la question de savoir si l’oeuvre peinte se réduit à sa couche picturale ou si elle englobe son support, devenant un objet tridimensionnel. (…)
Les artisans doivent agir avec transparence. Ce que je veux dire, c’est que depuis ce moment-là et jusqu’aujourd’hui, on a tout fait pour cadrer cette profession, pour faire entrer le restaurateur dans la catégorie des artisans, pour l’éloigner de toute prétention artistique, contrôler ses procédés, le former, l’éduquer, le soumettre aux lois de la concurrence, pour limiter son pouvoir, restreindre ses libertés. Pourquoi ? Car vous imaginez bien que la confrontation entre deux artistes est dangereuse, surtout lorsqu’ils partagent la même oeuvre ! Entre celui qui donne la vie et celui qui la prolonge, et lui offre, pour ainsi dire l’éternité...L’un aurait vite fait de se figurer l’égal de l’autre…
Que nous dit Cesare Brandi ?
Il dit que la restauration n’est pas un geste créateur. Elle s’inscrit dans l’histoire de l’oeuvre, elle sert à garantir sa lisibilité, mais elle ne peut prétendre à retrouver son état original. En substance, Brandi nous dit qu’il ne faut pas chercher à remonter le cours du temps. Au-delà de tout de ce qui affecte la matière, il pense à la distance mentale, au fossé culturel qu’induisent les années qui nous séparent de la création d’une œuvre et qui transforment notre regard sur elle.
En pratique, la restauration doit rétablir l’unité potentielle de l’oeuvre, c’est-à-dire qu’elle doit permettre sa compréhension malgré ses mutilations, ses lacunes et ses accidents, mais elle doit aussi être réversible ; dans le cas d’un tableau, une couche de vernis doit séparer la couche picturale des repeints postérieurs. En outre, le restaurateur ne doit pas chercher à imiter la touche du peintre : les parties restaurées doivent pouvoir être discernées de parties originales à moins d’un mètre.
Léonard de Vinci s’éteignit en 1519 au terme d’une existence prodigieusement féconde où il avait exploré sans relâche les immenses aptitudes de son génie, réalisant le précepte qu’il avait écrit dans l’un de ses carnets : « Une journée bien remplie donne un bon sommeil, une vie bien remplie donne une mort tranquille. »
Et il pensa que c’était justement ce qui terrifiait Léonard, le déluge, dont le maître était certain qu’il amènerait avec lui la fin des temps. Peut-être pas le déferlement d’eaux tourmentées et bouillonnantes qu’il avait dessiné dans les dernières années de sa vie au Clos Lucé., mais un torrent d’images continu, si abondant, si dense, qu’il deviendrait impossible d’en détacher le regard. Des milliards de formes et de couleurs, des milliards de pixels, agencés pour surprendre, étonner, captiver sans cesse, bombardés dans un flux intarissable et indigeste, une diarrhée dont on ne pourrait se soustraire à moins de renoncer à faire partie du monde. Et ce déluge aurait raison des hommes et de leur intelligence, de leur capacité à vivre et à être, de leur capacité à réfléchir et à s’émouvoir, de leur capacité à aimer. Il les détournerait des choses vraies, les obligeant à voir à travers un écran pour qu’ils n’aient plus jamais à lever la tête, courbant leurs nuques, figeant leurs regards dans la même direction pour l’éternité.
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