dimanche 12 octobre 2025

[Dreyfus, Pauline] Un pont sur la Seine

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Un pont sur la Seine

Auteur : Pauline DREYFUS

Parution : 2025 (Grasset)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

D’un côté de la Seine, le village de Champagne. De l’autre, celui de Saint-Amand. Un pont est construit à la fin du XIXe siècle pour les relier.
A Saint-Amand, chez les Vernet, on est viticulteur de toute éternité. Le patriarche compte sur ses deux fils pour poursuivre l’exploitation de son fameux chasselas. Mais voilà qu’advient une nouveauté incroyable  : le XXe siècle. Il ne sera pas comme le précédent, lequel avait été comme tous les autres, rural. En 1902, une usine ouvre à Champagne. En 1914, c’est la guerre et sa prodigieuse mécanisation. Georges Vernet prend un emploi à l’usine, son frère Lucien est tué au front. Et voici l’évolution dramatique des Vernet, à cause de ce pont qui a rattaché deux villages, deux temps, deux France. Les femmes s’en mêlent. Le jour où une fille de Saint-Amand tombe amoureuse d’un ingénieur de Champagne, l’indignation explose. Et puis l’autre guerre, et puis la mondialisation, et, à chaque fois, conflits et trahisons.
Les ponts ne permettent pas toujours de relier, Champagne n’est pas toujours synonyme de fête. Dickens a écrit Un conte de deux villes pour montrer une partie de l’histoire de la révolution politique ; voici un conte de deux villages qui nous raconte l’histoire d’une révolution sociale à travers les inoubliables figures de la famille Vernet. Un roman familial de la France.  

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Pauline Dreyfus a publié plusieurs romans chez Grasset : Immortel, enfin (prix des Deux Magots 2013), Ce sont des choses qui arrivent, Le Déjeuner des barricades et Le Président se tait. Elle est également l’auteur, chez Gallimard, d’une biographie de Paul Morand (prix Goncourt de la biographie 2021) et d’un essai : Ma vie avec Colette (2023).

 

 

Avis :

Ce roman déroule le fil d’une lignée – les Vernet, vignerons fidèles à la Seine comme à leur terre – sur cinq générations, depuis les années 1870 jusqu’aux premiers frémissements du XXIe siècle. Longtemps, la vie s’écoule paisible, au rythme des saisons et des transmissions de père en fils. Mais un jour, un pont est construit, qui relie les deux rives mais sépare les âmes, rompant l’équilibre ancien et ouvrant, à la fois une brèche dans le paysage, et un siècle de remous.

La France change, et les Vernet avec elle. Pendant que certains, gardiens des traditions et d’une mémoire enracinée, restent arrimés à leur rive, d’autres, portés par le souffle de la modernité, s’élancent et franchissent le pont, rejouant dans cette fracture intime les tensions du pays tout entier entre le passé qui rassure et l’avenir qui appelle.

Faisant de cette tension le nerf de son récit, Pauline Dreyfus cartographie les fidélités et les renoncements. Avec une plume légère, parfois espiègle, elle glisse des clins d’œil à l’histoire nationale, tissant une complicité douce avec le lecteur. Le roman coule ainsi, fluide et savoureux, comme un vin bien élevé.

Au centre, le pont s’impose de plus en plus comme le trait d'union entre hésitations et désirs d’émancipation. Car franchir le pont n’est jamais un geste simple. Entre avancées, reculs, bifurcations et doutes, l'ouvrage se fait le théâtre muet de ces mouvements contraires où tradition et nouveauté s'affrontent, l'incessant va-et-vient entre fidélité et rupture n'excluant d'ailleurs pas les retours à l’origine.
 
Alors, peu à peu, ce pont s’élève au rang de symbole. Lien entre deux mondes, il incarne le passage de la certitude vers l’inconnu, du vécu vers l’imaginé, autrement dit l’écoulement de la vie elle-même. Fil tendu entre naissance et mort, entre héritage et invention, il est ce trait d’union, fragile et puissant, où se nouent les dynamiques du temps, de l’identité et de la transmission. 

Un roman intelligent, drôle et gracieux, qui tisse avec élégance les fils invisibles de l’histoire et de l’intime, révélant, dans l’élan d’un pont, tout ce que le mot « passage » recèle de vertige, de crainte et de désir. (4/5)

 

vendredi 10 octobre 2025

[Howard, Elizabeth Jane] A petit feu

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : A petit feu (Something in Disguise)

Auteur : Elizabeth Jane HOWARD

Traduction : Cécile ARNAUD

Parution : en anglais en 1969,
                  en français (La Table Ronde)
                  en 2025

Pages : 336

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Adjugé, vendu ! » C’est en ces termes qu’Alice, la fille du colonel Herbert Browne-Lacey, songe à son avenir le jour où Leslie Mount lui passe la bague au doigt. Si cet engagement précipité a le mérite de l’éloigner de l’autorité paternelle, Alice comprend, trop tard, que l’homme qui partagera désormais sa vie n’est pas si différent de son père.
C’est seulement une fois Alice partie que May, sa belle-mère, commence à prendre au sérieux les mises en garde de ses propres enfants, Oliver et Elizabeth, contre le colonel qu’elle a épousé en secondes noces et avec qui elle se retrouve désormais en tête à tête dans un austère manoir en rase campagne.
Car Elizabeth, malgré ses remords à l’idée d’abandonner sa mère, a elle aussi mis les voiles, pour suivre son frère qui mène une vie de bohème dans le Swinging London. Après des débuts mal assurés en tant que cuisinière à domicile, elle rencontre le grand amour. Voyages luxueux et villas en bord de mer, cette idylle a tout du rêve…

À ce portrait mordant d’une famille anglaise des années soixante, Elizabeth Jane Howard confère une tension palpable et explore, à travers le destin de ces trois femmes, le caractère incertain des relations amoureuses.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née en 1923, Elizabeth Jane Howard est l’auteur de quinze romans. Les Cazalet ChroniclesThe Light Years, Marking Time, Confusion et Casting Off – sont devenus des classiques modernes au Royaume-Uni et ont été adaptés en série pour la BBC et pour BBC Radio 4. Elle a également écrit son autobiographie, Slipstream. Elle est morte en janvier 2014, après la parution du 5e volume des Cazalet Chronicles, All Change.

 

 

Avis :

Après La saga des Cazalet et La longue vue, les Éditions de la Table Ronde poursuivent la traduction en français de l’œuvre d’Elizabeth Jane Howard (1923-2014), déjà consacrée comme classique outre-Manche. Ce cinquième roman épingle avec une ironie mordante la société anglaise des années soixante, à une époque où, malgré les avancées permises par la Seconde Guerre mondiale, les femmes aspirent à plus d’indépendance tandis que les hommes s’accrochent à leurs privilèges patriarcaux.

Ingénues ou plus aguerries, les femmes partagent ici un même désenchantement face au mariage et aux illusions qu’elles y avaient projetées. Ainsi May, veuve trop confiante, choisit de se remarier en fermant les yeux sur les signaux d’alerte émanant de son futur époux, le colonel Herbert Browne-Lacey, et se retrouve bientôt prisonnière d’une maison gigantesque, prétentieuse et sinistre, que ce dernier, désargenté, lui a fait acheter pour n’y vivre qu’à deux. L’atmosphère y est raide et lugubre, révélant peu à peu les desseins sombres et inavouables du mari, autoritaire et toxique, y compris dans son rôle de père. Sa fille Alice, pressée de fuir cette emprise, se jette à son tour dans le mariage, croyant y trouver refuge. Elle y découvre un nouveau joug, entre devoir conjugal, maternité et mainmise d’une belle-famille aussi oppressante que son père. 

Complètent ce tableau familial les deux enfants adultes de May, Oliver et Elizabeth, installés ensemble à Londres. Diplômé d’Oxford mais peu enclin à une vie laborieuse, Oliver alterne petits boulots et parasitisme en attendant d’épouser une riche héritière. Son affection pour sa sœur ne l’empêche pas de profiter de ses talents domestiques. Issue de l’école des arts ménagers, Elizabeth subvient à leurs besoins en proposant ses services de cuisinière à une clientèle aisée friande de dîners privés. Moderne et indépendante, échappera-t-elle aux affres du mariage et de la vie de couple ordinaire ? Rien n’est moins sûr, car un coup de foudre avec un homme plus âgé et fortuné l’affranchit des conventions tout en l’exposant à d’autres formes de souffrance.

Si ces femmes échouent dans leurs aspirations, c’est qu’elles continuent de faire confiance aux hommes, découvrant trop tard leur erreur. Car en ces années 1960, rares sont ceux qui acceptent de remettre en question leur confort dans la répartition des rôles au sein du couple et de la famille. Fine observatrice, Elizabeth Jane Howard excelle à peindre les psychologies et leurs interactions. En quelques portraits et situations, elle compose un tableau vivant et crédible de son époque et du milieu qui fut le sien. Son style élégant s’accompagne d’un humour ravageur, so british dans sa noirceur et sa dérision feutrée, pour un texte d’une étonnante modernité dans ses visées féministes. (4/5)

 

 

Citations :

Oliver, qui ne se lassait jamais d’insulter la bâtisse, avait dit un jour qu’elle serait parfaite pour un producteur américain désireux de tourner un film de série B sur le thème de la maison hantée. Poutres, créneaux, fenêtres plombées, portes cloutées, affreuses et inutiles cheminées semblant tricotées au point de riz, brique couleur de foie, improbables morceaux de crépi (du vomi de dinosaure, dixit Oliver) : l’ensemble en faisait un véritable monument. 


Elle songea à Alice, coincée dans la maison construite par Leslie, enceinte, et, malgré le mariage, encore plus seule qu’avant ; elle songea à sa mère, qui perdait obstinément son temps à effectuer des tâches ingrates et inutiles pour un raseur ; et elle songea à Oliver, qui gâchait son intelligence brillante et sa jeunesse par manque d’opportunités, de volonté ou autre… Elle ne voulait pas penser à Oliver ; en fait, de manière égoïste, elle ne voulait penser à aucun d’eux. Ensemble ils concouraient à faire de la vie une corde de funambule ; si l’on évoluait dessus sans regarder en bas, tout paraissait facile, mais si on avait le malheur de baisser les yeux…


Le pire, dans le mariage – du moins dans les premières années –, c’était que plus rien n’allait de soi, il fallait en permanence prendre l’autre en considération, faire preuve d’indulgence ou de fermeté, sans parler de la nécessité de modifier son comportement social – puisque ça, c’était censé aller de soi. Et qu’est-ce qu’on obtenait en échange ? La cuisine, quoique pas mauvaise, n’était pas au niveau de celle de sa mère. De la compagnie, mais tout bien considéré, il n’était pas sûr que les femmes soient tellement douées pour cet aspect de la vie. Jamais il n’aurait épousé une fille vulgaire comme Phyllis Bryson par exemple, qui s’esclaffait avec les hommes au pub – non merci, très peu pour lui. Il y avait le côté sexuel de la relation, mais ça non plus, ce n’était pas si simple. Il s’était peu à peu rendu compte qu’Alice n’était pas très portée sur la chose – certes, il n’aurait pas forcément vu d’un bon œil qu’elle le soit ; tout bien considéré, une femme sexuellement ardente ne pouvait en aucun cas être aussi ce que, faute d’un autre mot, il qualifiait de convenable. Il ne désirait donc pas qu’Alice soit différente dans le noir de ce qu’elle était, non, mais étant un homme normal, il aspirait parfois à un peu de changement. Il supposait que, quand elle aurait un ou deux enfants, tout s’arrangerait et deviendrait plus normal. Tout le monde en passait par là.


Jennifer a été privée de sa mère très jeune. Et même avant, elle était privée de mère maternante, si tu vois ce que je veux dire. Les égocentriques invétérés du genre de Daphne font des enfants comme on se met au tir à l’arc ou au clavecin : ils s’aperçoivent vite que cela nécessite un gros effort pour un résultat aléatoire. Jennifer n’a jamais été une enfant facile. Quand Daphne et moi avons fini par divorcer, elle était assez grande pour comprendre ce qui se passait, mais pas encore assez pour considérer la situation autrement qu’en termes de gain et de perte pour elle. Elle avait perdu une mère ; elle m’avait gagné, moi, d’une certaine manière. Depuis lors, je suis plus ou moins otage de sa sécurité. Les enfants sont assez doués pour ça.

 

Du même auteur sur ce blog :


 

 


 

mercredi 8 octobre 2025

[Kureishi, Hanif] Black Album

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Black Album

Auteur : Hanif KUREISHI

Traduction : Géraldine KOFF-D'AMICO

Parution : en anglais en 1995,
                  en français (Christian Bourgois) 
                  en 2025

Pages : 416

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Shahid Hasan, un jeune homme d’origine pakistanaise, quitte sa province anglaise pour aller étudier à Londres. Passionné de rock et de littérature, il tombe amoureux de sa professeure qui l’initie à la scène underground, au militantisme et à la sexualité. En parallèle, il se lie d’amitié avec ses voisins de la cité universitaire, des musulmans intégristes qui cherchent à l’entrainer vers le fondamentalisme. Mais cette double vie apparaît vite aussi risquée qu’irréconciliable : entre Madonna et Allah, Shahid doit choisir.
Roman d’apprentissage, thriller comique et histoire d’amour, Black album est une formidable plongée dans le Londres cosmopolite de 1989, l’année de la chute du mur de Berlin et de la fatwah lancée contre Salman Rushdie.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Hanif Kureishi est né et a grandi dans le Kent. Il a étudié la philosophie au King’s College de Londres où il commença à écrire des pièces de théâtre. Auteur de scénarios, dont My Beautiful Laundrette (nominé aux Oscars en 1984 dans la catégorie « meilleur scénario »), il est également réalisateur (London kills me), auteur de nouvelles, d’essais et de romans. En 1990, Le Bouddha de banlieue reçut le Prix Whitbread du meilleur roman. En 2001, l’adaptation cinématographique d’Intimité par Patrice Chéreau a obtenu l’Ours d’or du meilleur film à Berlin. Il a été membre du jury du festival de Cannes en 2009. Il a écrit le scenario d’Un week-end à Paris, le prochain film de Roger Mitchell, sorti au cinéma en France en mars 2014. Il vit à Londres.

 

 

Avis :

Il y a dans Black Album l’éclat trouble d’un miroir ancien : une époque, des visages, des désirs s’y reflètent, toujours voilés d’un léger frisson. Hanif Kureishi, dont l’écriture oscille entre provocation et tendresse, compose un roman qui se dévoile lentement, par cercles concentriques. Publié en 1995 au Royaume-Uni, ce texte s’inscrit dans une œuvre traversée par les questions d’identité, de liberté et de désir, autant de thèmes que l’auteur incarne dans les gestes esquissés, les regards échangés et les silences habités de ses personnages. 

Shahid, jeune étudiant d’origine pakistanaise, récemment installé à Londres pour suivre des cours de littérature, suit une trajectoire hésitante, tiraillée entre le besoin d’appartenance et le désir d’émancipation. Autour de lui, la ville bruisse, tentaculaire et mouvante, ville-monde aux contours labyrinthiques où les identités se croisent, se frôlent et parfois s’entrechoquent. Derrière cette effervescence affleure une autre réalité, faite de regards en biais, d’humiliations feutrées et d’exclusions ordinaires, où le racisme s’insinue dans les gestes les plus anodins et façonne en creux les parcours comme les aspirations. Fils d’un père pakistanais et d’une mère anglaise, Hanif Kureishi connaît intimement ces zones de frottement, ces banlieues où l’on apprend à se taire ou à crier selon les jours. Le roman suit une tension continue entre l’appel du groupe et le souffle de l’individu, entre fidélité et vertige de l’autonomie. 

La figure de Deedee, professeur libre et amante exigeante, incarne la promesse ambiguë d’une liberté à la fois séduisante et contraignante. Leur relation, nourrie de lectures partagées, de proximité physique et de joutes verbales, se transforme peu à peu en scène de pouvoir. On y sent l’expérience de l’auteur, familier des milieux intellectuels, observateur lucide des dynamiques affectives. Rien ne s’ordonne ni ne se simplifie jamais, cette complexité assumée et cette manière de laisser les tensions ouvertes, sans arbitrage ni apaisement, contribuant à l’extrême justesse du récit.

À l’opposé, les membres du groupe islamiste que Shahid fréquente apparaissent figés, porteurs d’un discours plus que d’une histoire. Leur parole, érigée en certitude, s'impose comme une ligne de force, séduisante par sa clarté brutale, sa promesse d’ordre et sa capacité à dissiper le vertige du doute. Face aux tâtonnements de Shahid, elle offre un abri – rigide, mais rassurant – dans une société fragmentée et désenchantée. 

L’auteur orchestre cette polarité avec une précision presque chorégraphique, cristallisant les frictions autour de la liberté d’expression, de l’identité et du pouvoir des mots. Sans jamais nommer Salman Rushdie, il convoque Les Enfants de minuit comme spectre littéraire, œuvre devenue champ de bataille idéologique. Ce roman, dont l’évocation suffit à faire basculer les équilibres, incarne le point de rupture où la fiction devient menace, l’imaginaire subversion, l’auteur cible. En exposant cette tension dans toute sa violence symbolique, Hanif Kureishi montre comment une société, prise dans ses contradictions, peut glisser vers l’intolérance, comment les discours simplificateurs – religieux, politiques, identitaires – tirent leur force du désarroi ambiant.

À travers les ambivalences de Shahid, ce sont ainsi les déchirures d’un corps social qui se révèlent, le malaise collectif d’une époque où les appartenances se durcissent, faute de savoir encore comment vivre ensemble. Le roman interroge les mécanismes insidieux qui mènent à l’autodafé, à la censure, à la peur de penser librement. Il montre comment, dans le silence des institutions, les calculs électoraux et les renoncements publics, se creusent les failles où s’engouffrent les radicalismes. Face à la complexité du réel, nombreux sont ceux qui préfèrent l’ordre à la nuance, la certitude au doute, le slogan à la pensée, et, peu à peu, chacun finit par douter, se taire et détourner le regard.
 
Exigeant, dense et nuancé, ce roman lucide et inquiet éclaire les zones d’ombre où se joue, en silence, le destin des libertés fragiles, rappelant, non sans ironie, qu’il suffit parfois d’un livre pour faire tomber les masques et changer le cours des vies. (4/5)

 

 

Citation :

Qui sont ces gens qui brûlent des livres et lisent des aubergines ? J’avais entendu dire que les livres étaient en voie de disparition. Je n’avais jamais imaginé qu’ils seraient remplacés par les légumes. Je suppose que les bibliothèques seront remplacées par des marchands de primeurs. 


 

lundi 6 octobre 2025

[Carrère, Emmanuel] Kolkhoze

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Kolkhoze

Auteur : Emmanuel CARRERE

Parution : 2025 (P.O.L.)

Pages : 560

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, un jeune bourgeois bordelais rencontre une jeune fille pauvre, apatride, fille d’une aristocrate germano-russe ruinée et d’un Géorgien bipolaire, disparu et certainement fusillé à la Libération. Il devine, en l’épousant, qu’il s’engage dans tout autre chose que l’union paisible avec la jeune bourgeoise bordelaise à laquelle il était promis. Mais il n’imagine pas à quel point, ni quel destin romanesque et quelle somme d’épreuves l’attendent au cours des soixante-et-onze ans de son mariage avec Hélène Zourabichvili, qui deviendra sous son nom à lui, Carrère d’Encausse, spécialiste internationalement reconnue de la Russie (mais aussi de l’épizootie du mouton en Ouzbékistan), familière du Kremlin et de ses maîtres successifs, secrétaire perpétuelle de l’Académie française, ni qu’avant de mourir lui-même - « 147 jours après elle et, à mon avis, de chagrin », écrit Emmanuel Carrère - il assistera, dans la cour des Invalides, à ses funérailles nationales.

Kolkhoze est le roman vrai d’une famille sur quatre générations, qui couvre plus d’un siècle d’histoire, russe et française, jusqu’à la guerre en Ukraine. Emmanuel Carrère s’en empare personnellement, avec un art consommé de la narration qui parvient à faire de leur histoire notre histoire. Tout en plongeant dans les archives de son père, passionné par la généalogie familiale. On traverse la révolution bolchévique, l’exil en Europe des Russes blancs, deux guerres mondiales, l’effondrement du bloc soviétique, la Russie impériale de Poutine et ses guerres, tout en pénétrant dans une saga familiale à la fois follement romanesque, tragique, aux destins prestigieux ou plus modestes, parfois sombres et tourmentés. Ce grand récit familial et historique, qui mêle souvenirs poignants, rebondissements, secrets de famille, anecdotes inattendues et géopolitique, est aussi un texte intime sur la vie et la mort des siens, et sur l’amour filial. Jusqu’à cet aveu : « Vient un moment, toujours, où on ne sait plus qui on a devant soi – et je ne le sais pas moi-même. Ou plutôt si, je le sais, je le sais très bien : je suis le visage de ma mère qui se détourne sans appel, je suis la détresse sans fond de mon père. »

 

Un mot sur l'auteur :

Né en 1957, Emmanuel Carrère est écrivain, journaliste, scénariste et réalisateur. Il est l'auteur de nombreux romans qui lui ont valu plusieurs prix littéraires.

 

Avis :

Lui qui avait déjà sondé les zones troubles de son héritage familial dans Un roman russe, n’avait jamais encore embrassé de manière aussi frontale, aussi ample et aussi tendre l’histoire de ses parents, ni exploré son passé dans ce qu’il a de plus intime, de plus enfoui, de plus ambivalent. Emmanuel Carrère s’y autorise enfin, à la faveur de la disparition de sa mère, Hélène Carrère d’Encausse, revisitant les strates d’une mémoire marquée par l’exil, la grandeur intellectuelle, les silences affectifs et les fidélités troublantes, dans un récit écrit à la première personne, porté par une voix lucide et apaisée, qui se déploie comme une vaste entreprise de réconciliation : entre les vivants et les morts, entre l’enfant qu’il fut et l’homme qu’il est devenu, entre l’histoire d’une famille et celle du siècle.

« Kolkhoze », surnom donné aux nuits d’enfance où Emmanuel Carrère et ses deux sœurs dormaient dans la chambre de leur mère en l’absence du père, désigne un cocon affectif fondateur, où s’ancre la certitude d’un amour maternel immense. Ce même mot ressurgit à la fin du récit, lorsque les enfants se retrouvent autour du lit de leur mère mourante, refermant le cercle de l’intimité familiale. C’est à partir de cette vérité affective, jamais démentie, que l’auteur entreprend l’exploration de son histoire familiale, remontant les générations depuis l’exil géorgien – sa mère étant née Hélène Zourabichvili, issue d’une lignée aristocratique contrainte de fuir la révolution bolchevique – jusqu’à la pauvreté des débuts en France, puis la réussite éclatante : celle d’une femme devenue historienne de renom, spécialiste de la Russie, élue à l’Académie française, figure intellectuelle respectée. 

Tout en ambivalences, Emmanuel Carrère célèbre chez elle une intelligence exceptionnelle, une rigueur et une capacité à briller dans les sphères du savoir et du pouvoir, sans pour autant éluder sa dureté dans la sphère privée – mère et épouse exigeante, parfois sèche, peu encline à l’indulgence, notamment envers son mari. Si sa lucidité lui évite le piège de l’hagiographie, l’évocation, souvent nuancée, parfois désacralisante, se garde de toute attaque frontale et privilégie la retenue, comme si le deuil imposait une forme de pudeur. L’auteur suggère plus qu’il ne dénonce, laissant ainsi certaines zones d’ombre – notamment politiques – volontairement en suspens.

En contrepoint, le père, Louis Carrère, apparaît dans les marges du récit, mais avec une intensité silencieuse. Homme doux, modeste, profondément aimant, il semble avoir supporté sans plainte la sévérité, parfois cruelle, de sa femme. L’écrivain lui rend hommage avec une émotion pudique, presque en creux. C’est lui qui, dans les dernières années, s’attelle à reconstituer la généalogie familiale, comme pour relier les fragments d’une mémoire que d’autres avaient négligée. Sa fidélité sans retour et sa douleur muette forment sans doute le noyau le plus poignant du récit, nourrissant chez son fils une tendresse profonde, toute différente de l’admiration mêlée d’ambivalence qu’il éprouve pour sa mère.

À l’opposé du règlement de comptes, le texte ne tranche pas, mais expose, laissant les blessures ouvertes comme des plaies que l’on apprend à regarder sans les refermer. Il ne s’agit pas de juger cette mère, ni de la réhabiliter. Le propos est ici de comprendre – ou du moins d’essayer. Et c’est précisément cette indécision face aux contradictions, cette manière de les faire résonner dans toute leur complexité, qui, tendant de bout en bout le récit entre loyauté affective et exigence de vérité, en constitue la bouleversante humanité. Car au-delà de la lucidité, des douleurs et des silences, ce qui affleure, c’est un amour sans naïveté, mais entier – un amour qui ne cherche pas à effacer les failles, seulement à les accueillir. (4/5)

 

 

Citations : 

Émigrer, fuir l’Union soviétique, ce n’était pas seulement se résigner à ne pas y retourner et à ne pas revoir ceux qu’on laissait derrière soi, mais aussi à n’avoir plus jamais de nouvelles d’eux. Étaient-ils vivants ou morts ? Pas de lettres, pas de téléphone : le rideau de fer, déjà. 

La vie avec moi, ce sont les montagnes russes et les sables mouvants. Vient un moment, toujours, où on ne sait plus qui on a devant soi – et je ne le sais pas moi-même. Ou plutôt si, je le sais, je le sais très bien : je suis le visage de ma mère qui se détourne sans appel, je suis la détresse sans fond de mon père.

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

samedi 4 octobre 2025

[Appanah, Nathacha] La nuit au coeur

 






Coup de coeur 💓💓

 

Titre : La nuit au coeur

Auteur : Nathacha APPANAH

Parution : 2025 (Gallimard)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

« De ces nuits et de ces vies, de ces femmes qui courent, de ces cœurs qui luttent, de ces instants qui sont si accablants qu’ils ne rentrent pas dans la mesure du temps, il a fallu faire quelque chose. Il y a l’impossibilité de la vérité entière à chaque page mais la quête désespérée d’une justesse au plus près de la vie, de la nuit, du cœur, du corps, de l’esprit.
De ces trois femmes, il a fallu commencer par la première, celle qui vient d’avoir vingt-cinq ans quand elle court et qui est la seule à être encore en vie aujourd’hui.
Cette femme, c’est moi. »

La nuit au cœur entrelace trois histoires de femmes victimes de la violence de leur compagnon. Sur le fil entre force et humilité, Nathacha Appanah scrute l’énigme insupportable du féminicide conjugal, quand la nuit noire prend la place de l’amour.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Nathacha Appanah est romancière. Ses romans ont été récompensés par plusieurs prix littéraires et traduits dans de nombreux pays. La nuit au cœur est son douzième livre.

 

 

Avis :

Il est rare qu’un livre vous étreigne si profondément qu’il faille s’arrêter, reprendre son souffle, avant d’en poursuivre la lecture. Tel est le cas de ce roman d’une intensité bouleversante, entre récit intime, devoir de mémoire et engagement littéraire. En tressant les destins de trois femmes confrontées à la violence conjugale – deux assassinées, une survivante – Nathacha Appanah y explore avec une lucidité douloureuse, sans pathos ni complaisance, les rouages invisibles de l’emprise, cette mécanique insidieuse qui enferme les victimes dans le silence et la honte, la peur et la dépendance. 

Ouvert brutalement sur une scène de fuite haletante, presque cinématographique, qui installe d’emblée une tension physique et morale, le récit entame la reconstitution, par fragments, du parcours de ces femmes dont fait partie l’auteur. Bien plus qu'un simple témoignage, le livre se fait un espace de mémoire, un lieu où les voix étouffées reprennent corps. L’écriture y épouse avec délicatesse les battements du cœur, les silences, les terreurs nocturnes, chaque mot pesé et retenu comme s’il portait en lui la charge d’un souvenir trop lourd. C’est qu’il ne s’agit pas ici d’expliquer, mais de faire ressentir. 

Inflexion dans une œuvre jusque-là centrée sur les récits d’exil, les violences sociales et les identités marginales, ce roman marque le franchissement d’un seuil intime. L’auteur y revient sur une relation qu’elle a elle-même subie de ses 17 à 25 ans, marquée par l’isolement, les coups physiques et psychiques, et surtout une honte tenace : celle de n’avoir pas su partir, de s’être tue et crue responsable. Cette honte, longtemps enfouie, constitue le fil conducteur du récit, révélant combien l’emprise ne se limite pas à la violence physique, mais colonise les pensées, déforme la perception de soi et installe une culpabilité qui persiste bien après la fuite.

Sa douleur, parfois si insoutenable que les mots renoncent, Nathacha Appanah l’aborde avec une pudeur touchante sans jamais chercher ni à se justifier ni à s’exposer, avançant à pas feutrés dans une langue retenue, presque murmurée, qui dit sans dire, qui suggère sans asséner et qui, paradoxalement, donne toute sa puissance au texte : plus il se tait, plus il résonne ; plus il s’habille de dignité, plus il infuse le respect.

Loin d’un simple dévoilement, ce retour au passé s’inscrit dans une démarche littéraire où la mémoire individuelle croise celle de deux autres femmes, victimes de féminicides, dont les destins ont agi comme des déclencheurs : sa cousine Emma, tuée en 2000 à l’île Maurice, et Chahinez Daoud, brûlée vive en 2021 à Mérignac. Ces drames ont réveillé une blessure enfouie et poussé l’auteur à affronter enfin l’angle mort de sa propre histoire, longtemps tu et difficile à nommer.

Ecrit après plusieurs années de maturation, ce livre s’impose comme un acte de mémoire et de résistance qui redonne voix et dignité à des victimes que la société a trop souvent réduites au silence et à la culpabilité. Nécessaire, bouleversant, il entend ouvrir les yeux sur ce que l’on préfère souvent taire. En racontant, il répare, relie, expose, et, bien plus qu’un témoignage, s’affirme comme une œuvre littéraire à part entière, où la langue, le rythme, la pudeur et la structure participent d’un geste de vérité. 

Cri retenu, lumière posée sur l’obscur, un livre qui, avec sa justesse, sa sensibilité profonde et son refus du spectaculaire, ne peut laisser indifférent. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

En anglais, il existe un mot parfaitement exact pour dire ce qui m’est arrivé : j’ai été groomed. C’est une technique de manipulation où un ou une adulte gagne la confiance d’un ou d’une adolescent·e en lui donnant une attention quasi exclusive, en le ou la flattant, en lui offrant des cadeaux, en lui faisant croire que ce qu’ils partagent est exceptionnel, rare et n’arrive qu’une fois dans la vie. L’adulte instaure lentement une atmosphère de secrets et de mensonges par laquelle cette relation est préservée, conservée, protégée. Bientôt, l’adolescent·e ne sait plus vivre ailleurs que dans cette bulle et il n’y a que dans ce lieu clos, à l’air vicié, qu’il ou elle croit trouver la vérité de sa vie. Dans sa traduction française, le mot groomed est resté dans le domaine de la toilette : être bien soigné, bien peigné. Quand j’y réfléchis, j’arrive à la conclusion que c’est d’une toilette interne qu’il s’agit ici. 
HC m’a retournée comme un gant et dans ma chute, à mesure que je sombrais dans ses bras, molle et attendrie, je devenais indifférente à ma famille, je me désensibilisais au monde en surface, à mes amis, à mes études, à mes ambitions, et bientôt, l’échelle même de ma morale en fut restructurée. Où était le bien ? Où était le mal ? Il m’avait lavée de moi-même.


Je ne sais pas ce qui pousse un homme de cinquante ans à séduire une jeune fille de dix-sept ans, à l’amener à rompre avec toute sa famille et ses amis, à la garder des années avec lui, à faire en sorte qu’elle se contente de bien peu, à l’isoler, la domestiquer, à l’asservir, puis le jour où elle voudra le quitter, à lui faire peur, la terroriser, la surveiller, la frapper, la menacer. Je me demande s’il y a préméditation à dresser lentement, brique après brique, un mur autour d’elle afin qu’elle soit inatteignable – physiquement bien sûr mais également moralement, spirituellement. Je me demande si tous les jours, pendant les années où elle reste avec lui, je me demande si tous les jours il vérifie la solidité de ce mur-là. Je me demande s’il le pense vraiment quand il dit, parfois, pour rire : « Si tu me quittes, je te tue. » Je voudrais savoir si ce genre de pouvoir d’emprise est inné, si ce genre d’ascendance est acquis ou s’il faut être au bon endroit, au bon moment, trouver une sorte de victime idéale ?


Ai-je été une victime idéale ? 
Oh, comme j’aurais souhaité avoir la preuve concrète et scientifique d’une magie noire que cet homme a exercée sur moi. Alors, voyez-vous, il me serait plus facile d’avoir de la compassion pour celle que j’ai été, je pourrais m’envisager comme une victime et alors je pourrais présenter cette preuve à mes parents, à mon frère, à mes amis et je leur dirais que j’ai été envoûtée. Je rêve parfois de faire le procès de cette jeune fille, de l’interroger avec preuves et phrases cinglantes, témoignages et attestations de moralité et alors d’entrevoir sa faiblesse, sa maladie mentale, son manque d’intelligence, sa bêtise, d’identifier les graines de cette folie qui s’est emparée d’elle.


Entre cette première fois et la dernière fois, l’esprit, le cœur et le corps s’effritent morceau après morceau et peut-être que si toutes ces années pouvaient être reconstituées tel un grand linge raccommodé, alors je ramasserais chaque bout abandonné de moi-même en suivant une chronologie des années, des humiliations, des maisons, des sentiments et je découvrirais à nouveau ce à quoi je pensais, les rêves auxquels j’aspirais, la femme que je voulais devenir. Peut-être que si le récit pouvait s’écrire dans une vérité entière, sans oublier la complexité, le contexte, les points de vue, il offrirait une encyclopédie de perspectives sur la violence et l’emprise dans un couple, mais ici n’est pas le lieu des archives, de la statistique, de la clairvoyance, de la justice. Ici est un monde de monceaux, de bribes, de mémoires, de souvenirs, d’affects. Ici subsistent le souffle des rêves, le grain des peaux, le sel des larmes, l’épaisseur des nuits et le goût du temps. Ici se côtoient la vie et la mort, le passé et l’avenir, le possible et l’inimaginable, les fantômes et les vivants. Mis bout à bout, cela forme un artefact.


Il ne m’échappe pas que j’ai vingt-cinq ans et qu’à cet âge je devrais vivre autre chose que cette vie double où le jour je travaille dans une rédaction, je parle et je discute avec des collègues, je suis au-dehors de ce monde, j’écris des articles et je frôle des rêves d’avant, de cette vie à écrire et à réfléchir, et le soir, je rentre dans une maison-prison où le compagnon-maton est déjà torse nu en train de lire sur son fauteuil, tirant sur sa cigarette, attendant son dîner. Le soir, je la sens, à mesure que j’approche de la maison, je la sens, cette peur physique et morale. C’est quelque chose à éprouver, cette sensation d’une grande main froide qui se pose sur son cœur, ce liquide noir qui envahit son esprit, ce fatras grouillant dans son ventre, le gouffre imprévisible que représente la nuit.
 
 
Je ne sais pas ce qui se passe exactement ce dernier soir. Je veux dire je ne sais pas ce qui, exactement, allume la mèche, provoque l’effondrement. Peut-être qu’il n’y a rien, parce que parfois, il faut le dire, il n’y a rien d’autre que les pensées dans sa tête qui macèrent dans un bouillon vénéneux de jalousie maladive, de perversité manipulatrice et de folie. Une fois, c’est une phrase dans un journal ou un livre, une autre fois, l’expression de mon visage, ma main comme ceci ou comme cela, quelque chose qu’il a remarqué dans la journée, et dans ces détails qu’il est le seul à repérer, il trouve ce qu’il appelle les « éléments ». Les « éléments » de ma duplicité, de ma trahison, de mon être mauvais, de mon âme perdue. Les « éléments » qui confirment que je veux le quitter, que j’ai un amant, que je prévois d’avoir un amant, que je rêve d’avoir un amant.


Quand je me suis tenue en bas de l’escalier de la maison de mes parents avec cette valise chargée de quelques livres et de quelques vêtements et que ma mère est apparue en haut des marches et qu’elle a dit « C’est comme si tu rentrais d’un grand voyage », j’ai pensé que c’était le genre de voyage que je ne raconterais jamais. Je ne possède par ailleurs aucune photo de moi entre l’âge de dix-neuf et de vingt-cinq ans. C’est l’angle mort de ma vie.


Au mois de décembre 2000, deux ans et demi plus tard, alors que je travaillais pour un magazine en ligne et que je vivais à Lyon et que mon corps et mon esprit n’étaient plus sous emprise, que j’avais enfoui ce pan de ma vie, le qualifiant sobrement de « mauvaise expérience », que j’avais recommencé à écrire de la fiction, que j’avais rencontré un homme bon, que les crépuscules ne me faisaient plus l’effet d’une main glaciale posée sur mon cœur, que le soir je rentrais chez moi à pied et qu’aucun animal n’était tapi dans les buissons et que, dans l’ensemble, j’avais trouvé le moyen de vivre une vie sans honte, sans humiliation, sans violence, tout m’est revenu. Quand je dis dans l’ensemble, je veux dire que je ne parlais pas de ces années avec HC, elles s’éloignaient en devenant de plus en plus floues, mais parfois il me venait de grands moments de découragement à vivre. Ça me tombait dessus d’un coup. J’avalais alors deux somnifères et je dormais ; je buvais un flacon entier d’antitussif et je dormais ; je sirotais une demi-bouteille de Malibu coco et je dormais. Dormir était bien, dormir c’était oublier, dormir c’était mourir un peu. Je ne reliais pas ces moments d’accablement à mon passé parce que je n’étais pas prête à admettre que ce qui m’était arrivé était grave, qu’on ne pouvait pas en sortir indemne et même aujourd’hui quand j’écris ces lignes je m’arrête, je voudrais les effacer, je refuse de ne pas être indemne justement, je refuse d’être à la merci de ces années-là et par extension, à sa merci. Cela m’apparaît comme une faiblesse de caractère.


La mémoire est un choix, la mémoire est un fantôme patient. Dans les mois qui ont suivi, je pensais à Emma, je pensais à sa mort horrible, je me demandais où étaient ses enfants, mais j’effleurais son souvenir avec précaution seulement comme on entrouvre une boîte à souvenirs et je la refermais très vite, les mains tremblantes. Je ne voulais pas retourner là-bas. 
Là-bas : ce trou qui est devenu à la fois un puits auquel je viens m’abreuver et un abîme dans lequel je ne veux pas tomber. 
Là-bas : cet angle mort de ma vie que j’évite à tout prix.


De quoi est fait ce jour où on se sent capable de retourner dans le noir, je ne pouvais l’imaginer. Ce jour-là n’était pas mon but, mon ambition. Mais il est monté lentement, oh si lentement, sans aucun bruit. Peut-être a-t-il toujours été là à côté de moi sans que je m’en aperçoive ? Quand j’ai recommencé à écrire, que j’ai eu cette chance-là, de revenir dans le jardin du bien et du mal et du gris et de tout ce qui existe entre, quand j’ai écrit mon premier roman, par exemple, et aussi tous les autres ? Peut-être qu’il a toujours été là, comment savoir ? Quand il est apparu devant moi, sans masque, ce jour où j’ai été capable d’envisager ce livre dans le calme, dans une intention de littérature, je me suis retournée et j’ai compté. Vingt et un ans depuis la mort d’Emma, trente et un ans depuis que j’étais tombée dans le trou, vingt-trois ans depuis la nuit dans la voiture. Le poids de ces années est indicible.


Quel drôle de monde aux valeurs inversées où ce sont les victimes qui ont honte ! 
 
 
Je connais cette vulnérabilité, cette chose qui tremble en permanence dans son estomac. Emma a voulu quitter son mari deux fois et à chaque fois, elle est revenue. Je suis partie quatre fois et quatre fois je suis revenue. À chaque fois, je cédais à des paroles, je m’écroulais de fatigue, je m’effritais. À chaque fois j’abandonnais le peu de détermination qui me restait – cette détermination qui m’avait servi à le quitter et qu’il rognait avec expertise et succès. Et à chaque fois, j’abandonnais également un peu d’estime de moi-même jusqu’à me dire, jusqu’à me persuader, qu’en réalité je n’étais pas bonne juge de ma propre vie, que je ne pouvais pas prendre mes propres décisions, que je n’étais bonne qu’à être sa compagne, qu’en réalité je ne pouvais exister que dans ce monde-là, un monde toxique et tordu, habité de lui et de moi, de son génie violent, de son emprise et de mon asservissement.


Ce monde-là, retourné sur lui-même. Macérant dans une violence sourde et sournoise la nuit tombée et remettant les masques de la famille normale le jour. Ce monde où l’emprise de l’homme se fait plus étouffante à mesure que la volonté de la femme de s’en libérer se fait plus évidente. Ce monde semblable à un bras de fer permanent. Ce monde-là n’est jamais une histoire aussi simple à résumer que par ces mots : « Elle aurait dû partir. »


Parfois ce livre m’apparaît comme une spirale de Fraser. Je crois que j’avance mais je tourne en rond, sans pouvoir toucher au noyau, à la matière centrale. C’est une illusion. Puisque je poursuis des fantômes, il faudrait que j’aille à la recherche de moi-même, faire comme si je parlais d’une autre personne, celle-là même que j’ai effacée pour continuer à vivre, ce bout de moi que j’ai laissé dans une voiture en mai 1998. 
J’ai parlé à quelques amis qui me restent de cette époque, à deux anciens collègues. Je leur ai téléphoné ou écrit, mots hésitants, voix fine. Ils étaient tous surpris de ce que je leur demandais : me raconter ce dont ils se souvenaient de l’époque, s’ils se rappelaient quelque chose que je leur avais confié ou pas. Ils fouillaient leur mémoire, découvrant souvent un trou béant à ma place. 
Ce qu’ils me disent et ce dont ils se souviennent est insatisfaisant pour moi. Il m’est impossible de leur dire exactement ce que je poursuis, j’avance en crabe, autour d’eux, sans jamais m’atteindre vraiment. Je ne peux pas lier ensemble ce qu’ils disent, en faire une chronologie, un portrait plus ou moins exact. Leurs souvenirs, en creux, en pointillé, viennent percuter la violence des miens et quand je les reproduis tels quels, noir sur blanc, je pense à ces phrases de Marguerite Duras dans L’Amant : « L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne. » 

 

Du même auteur sur ce blog :


 

 


 

jeudi 2 octobre 2025

[Mauvignier, Laurent] La maison vide

 






Coup de coeur 💓💓

 

Titre : La maison vide

Auteur : Laurent MAUVIGNIER

Parution : 2025 (Minuit)

Pages : 752

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

En 1976, mon père a rouvert la maison qu’il avait reçue de sa mère, restée fermée pendant vingt ans. À l’intérieur : un piano, une commode au marbre ébréché, une Légion d’honneur, des photographies sur lesquelles un visage a été découpé aux ciseaux. Une maison peuplée de récits, où se croisent deux guerres mondiales, la vie rurale de la première moitié du vingtième siècle, mais aussi Marguerite, ma grand-mère, sa mère Marie-Ernestine, la mère de celle-ci, et tous les hommes qui ont gravité autour d’elles. Toutes et tous ont marqué la maison et ont été progressivement effacés. J’ai tenté de les ramener à la lumière pour comprendre ce qui a pu être leur histoire, et son ombre portée sur la nôtre.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Laurent Mauvignier est né à Tours en 1967. Romancier et dramaturge, il a publié toute son œuvre aux Éditions de Minuit, notamment Apprendre à finir (2000, prix du Livre Inter et prix Wepler), Dans la foule (2006), Des hommes (2009), Ce que j’appelle oubli (2011), Continuer (2016) et Histoires de la nuit (2020). En 2025, il fait paraître La Maison vide.

 

 

Avis :

L’on pénètre dans ce livre comme dans la maison vide dont il porte le nom : sur la pointe des pieds, frissonnant à chaque écho, comme si le plus léger souffle, dans l’air saturé de poussière, risquait de réveiller un souvenir trop longtemps tu, une présence invisible mais persistante. Cette maison, abandonnée depuis des années, est celle du père de l’auteur – un père dont on apprend, dès les premières pages, qu’il s’est donné la mort, sans explication ni mots laissés derrière lui. Ce geste radical, définitif, n’est pas raconté : il est posé là, comme un fait brut, autour duquel le livre gravite. Ce n’est pas dans cette maison qu’il est mort, mais c’est là que l’auteur revient, après coup, pour interroger les silences, scruter les objets – une médaille de la Légion d’honneur, des photographies anciennes aux visages découpés, des gestes oubliés, des traces ténues – et affronter, par l’écriture, ce que la parole n’a jamais su dire.

Le livre ne s’organise pas autour du drame, mais autour du silence qui l’enveloppe et que l’auteur tente de traverser pour en comprendre la logique. Ce silence, transmis de génération en génération, semble avoir infiltré les murs comme une vapeur toxique, invisible et tenace, chargée de honte et de douleurs tues. Rien n’est révélé de manière spectaculaire, et pourtant tout s’éclaire avec justesse, par la finesse d’une écriture qui, sans jamais prétendre atteindre une vérité définitive, parvient à construire une version plausible, profondément humaine. En résulte une limpidité singulière, née de la sensibilité, de l'intuition psychologique et de l’imagination de l’auteur, qui, sans jamais combler les vides par des certitudes, les habite avec nuance et délicatesse. 

Miroir de cette démarche, l’écriture explore une matière vivante, poreuse et vibrante. Les phrases s'étirent et se ramifient, comme si le langage lui-même devait lutter contre l’effacement. Cette syntaxe sinueuse et enveloppante immerge le lecteur dans une atmosphère si finement suggérée qu’elle devient presque physique : on habite le texte, on s’y fond, on s’y perd, dans une dérive lente où chaque phrase devient chambre, chaque digression couloir, chaque silence porte entrouverte. Dans cette lenteur et cette densité, tout est donné à ressentir, dans une émotion qui, affleurant sans jamais se livrer tout à fait, infuse doucement, obstinément. Le lecteur est invité à se laisser porter, dans un mouvement d’abandon qui suppose une part d’ombre et d’incertitude.

Ce que l’écrivain ignore, il le comble par une imagination pudique et une intelligence sensible, faisant exister les figures absentes, devinant les douleurs tues et rendant palpable ce qui n’a laissé que des traces. Dans ce geste d’écriture, il apaise les fantômes, reconnaît les torts et les silences imposés, enfin offre une forme de réparation, discrète mais essentielle. 

À travers cette maison, ces objets, ces figures effacées, c’est tout un siècle qui ressurgit : une France rurale, ouvrière, laborieuse, aujourd’hui disparue, qui réapparaît avec les aïeux de l’auteur. Le livre redonne souffle à ces invisibles, témoins d’une époque révolue, et par la puissance de la langue, reconnaît leur existence, leurs douleurs et leur dignité. Dans ce mouvement, se recompose un monde enfoui et une mémoire longtemps reléguée dans l’ombre, tandis que le récit vient rompre la malédiction familiale tissée autour des malheurs du siècle, des humiliations tues et des transmissions empêchées, en faisant du silence une parole, du vide une histoire. 

La maison vide demande qu’on s’y abandonne, qu’on accepte de se perdre, de ralentir, de respirer avec elle. C'est un livre que l’on habite, un espace intérieur où le silence devient matière, où chaque page ouvre sur une chambre secrète. Pour qui se prête à cette immersion, Laurent Mauvignier offre une traversée pleine d’émotion : celle d’un silence devenu parole, d’un passé rendu à sa juste présence. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citation :

Si Marie-Ernestine s’obstine à refuser ce mariage, lui dit et redit sa mère, le risque qu’elle court, c’est que les hommes finiront par le savoir – ici tout se sait – et, bien sûr, partout on dira qu’elle n’est qu’une entêtée, peut-être une illuminée, les hommes le sauront et se détourneront d’elle. Est-ce qu’elle imagine vraiment la tristesse de ce que serait une vie sans homme ? Est-ce qu’elle l’imagine, est-ce qu’elle a fait l’effort d’y penser vraiment ? Ce que veut dire une vie sans homme, c’est dans le regard fiévreux des hommes qu’une femme seule l’apprend. Une femme seule ne sera jamais qu’une proie sur laquelle chaque homme aura le droit de se jeter quand bon lui semble ; les filles seules ne deviennent jamais des femmes, non, ce sont des filles, elles finissent tôt ou tard dans le lit d’hommes qui n’auront pas un regard pour elles une fois qu’ils auront obtenu le pire de ce qu’une femme peut se résoudre à donner, car ces hommes sont des vauriens qui quittent leur foyer le temps d’une heure ou deux, à la tombée de la nuit, pour s’encanailler chez ces filles perdues qui sont la honte parmi la honte des femmes ; ces hommes mariés et pères de famille s’en retournent, leur bestialité assouvie, chez eux, l’air sournois, puant l’eau de Cologne et les draps froissés, les liqueurs de porto, de genièvre, et ils ne se retournent pas pour consoler la fille seule qu’ils laissent derrière eux, trop contents d’avoir posé sur un bout de table trois misérables sous pour mieux revenir un de ces soirs, entre chien et loup, quand ils savent que les vieilles ne seront plus derrière leurs rideaux pour observer leur petit manège. 
Ça, oui, c’est comme ça que ces femmes sans homme deviennent des repoussoirs, même pour leur famille, même pour leurs parents qui le plus souvent les renient et les maudissent. Des filles dont chacun s’arrogera le droit de dire qu’elles méritaient leur solitude, car à la fin elles n’auront reçu que ce qui était à la portée de leur méchanceté ou de leur pingrerie – il n’y a pas de fumée sans feu. Et puis, sur elles tombe aussi – glaçant et coupant – impitoyable – le regard méprisant et méfiant des femmes mariées, le regard inquiet, jaloux et dominateur des femmes mariées, le regard triomphant des femmes mariées, et, de tous les regards odieux, c’est celui, peut-être, des enfants qu’elles n’auront jamais eus qui seront les pires à supporter ; ces regards ricaneurs des enfants qui oseront les montrer du doigt comme des lépreuses, comme ils font lorsqu’en gloussant ils désignent, de loin, les maisons hantées qui les fascinent et les inquiètent. Et puis, se complaît à demander la mère de Marie-Ernestine à sa fille, qu’est-ce que la vie d’une femme sans enfant ? Que sera sa vie de femme si son ventre n’engendre pas d’enfant ? Comment pourra-t-elle penser avoir réussi sa vie sans enfant ? Est-ce qu’un piano peut remplacer la joie et l’épanouissement qu’une femme éprouve dans l’enfantement ?


 

mercredi 1 octobre 2025

Bilan de mes lectures - Septembre 2025

   

Coups de coeur :

  
 DUNANT Ghislaine : Un amour infini
FOREST Philippe : Et personne ne sait
FORTIER Dominique : La part de l'océan
GASNIER Paul : La collision
POURCHET Maria : Tressaillir
 


  

J'ai beaucoup aimé :

 
CHARREL Marie : Les mangeurs de nuit
LAHENS Yanick : Passagères de nuit 
LAMARCHE Caroline : Le Bel Obscur
MAJDALANI Charif : Le nom des rois  
MALVADI Marco : Obscure et céleste
MONTESQUIOU Alfred (de) : Le crépuscule des hommes 
POIX Guillaume : Perpétuité  
SAVIANO Roberto : Giovanni Falcone 
THOMAS David : Un frère 


 

 

 J'ai aimé :