samedi 31 décembre 2022

Bilan de mes lectures - Décembre 2022

 

Coups de coeur : 

 

IZAGIRRE Ander : Potosi
JAMES Henry : Washington Square
THIZY Laurine : Les maison vides
ZENITER Alice : L'art de perdre
 

 

 

J'ai beaucoup aimé : 


CAILLABET Carlos : Hôtel Lebac 
GODFARD Dominique : Vieillir, c'est vivre... 
GREGORY Philippa : La sorcière de Sealsea
QUINTANA Pilar : Nos abîmes
 


 

J'ai aimé :

 
FAGUER Emmanuelle : Les Désobéissantes 
GALLOIS Anne : L'Amanticide
 

 

 


mercredi 28 décembre 2022

[James, Henry] Washington Square

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Washington Square

Auteur : Henry JAMES

Traduction : Camille DUTOURD

Parution : en anglais en 1881,
                  en français dès 2002

Pages : 285

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

New-York, milieu du XIXe siècle. Catherine Sloper est une jeune fille sans grande beauté et à l’esprit simple, mais elle est l’unique héritière du docteur Sloper qui a acquis une fortune importante. Lors d'un bal, elle rencontre le beau Morris Townsend. Il la courtise, elle tombe amoureuse et jure de l'épouser... Mais tiendra-t-elle son engagement, contre l’avis de son père qui menace de la déshériter, et le jeune homme est-il vraiment sincère ? Amour, argent et faux-semblants ; Washington Square, publié en 1881, dresse le portrait d'une société figée à l’aube d’une ère nouvelle.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Henry James est né à New York en 1843 dans une vieille famille de négociants et de lettres. Après des études à New York, Londres, Paris, Genève, il entre à Harvard, n'y termine pas son droit et commence très vite à publier des nouvelles dans divers journaux. En 1875, il s'installe à Paris où il rencontre Tourgueniev et Flaubert ; puis, en 1876, il choisit de vivre en Angleterre. En 1915, désespéré par l'indifférence de son pays qui n'est pas encore entré en guerre pour sauver la vieille Europe, il renonce à la citoyenneté américaine et meurt en 1916, citoyen britannique.

 

Avis :

Jeune fille naïve et assez quelconque, Catherine Sloper n’est pas de taille à résister bien longtemps aux avances du très séduisant Morris Townsend qui prétend l’épouser. Mais, suspectant ce par trop brillant soupirant de n’être qu’un vulgaire coureur de dot et d’héritage, son père, le Docteur Sloper, un riche et distingué veuf dont l’amour sans indulgence ni tendresse s’est toujours teinté de mépris pour cette fille si terne en comparaison de sa mère disparue, lui intime sans ménagement de rompre, sous peine de la déshériter. Après des années de soumission à la tyrannie et aux humiliations paternelles qui ont brisé sa confiance en elle, Catherine ose pour la première fois braver l’autorité du vieux despote. Elle réalise bientôt qu’il avait toutefois bien percé à jour son aventurier de fiancé...

Inspiré d’une histoire vraie, ce roman ne manque pas de cruauté. Dans ce New York de la fin du XIXe siècle où, comme le décrit aussi Edith Wharton, les anciennes et rigides valeurs aristocratiques héritées de la vieille Europe décadente se retrouvent peu à peu battues en brèche par le dynamisme d’une jeune Amérique encline au culte décomplexé de l’argent, s’affrontent deux mondes dont le plus égratigné par Henry James n’est pas forcément ici celui que l’on aurait pu escompter. Car, si, comme il n’en est guère fait mystère dès le début du roman, Townsend est bien un arriviste intéressé par un mariage d’argent, c’est bien plus encore le cynisme froid de l’implacable père et la frivolité stupide de la tante trop romantique, décidée à jouer les entremetteuses, qui occupent le coeur du récit avant de sceller le malheur de Catherine.

Cupidité égoïste d’un côté, orgueil méprisant et borné mais aussi inconséquence balourde de l’autre : la pauvre naïve qui croyait à l’intégrité et à l’amour tombe de haut lorsqu’elle réalise n’être finalement que le jouet des ambitions, des rivalités et des frustrations de tous, et que jamais, ni son prétendant, ni son père et sa tante, ne l’ont considérée et aimée pour elle-même. Se doute-t-on jamais de la gravité des blessures qui ont, un jour, décidé du sort de celles que l’on retrouve, bien des années plus tard, âgées et solitaires ?

La fine observation des comportements et des psychologies au sein de la société bourgeoise du XIXe siècle, aussi bien que l’art consommé de la narration et l’élégance de plume de l’écrivain, font de ce classique, par ailleurs chef d’oeuvre de cruauté, un incontournable coup de coeur. (5/5)

 

 

Citation :  

– Elle lui restera fidèle, dit Mrs. Almond ; elle lui restera certainement fidèle.  
– C’est bien ce que je dis : elle tiendra bon.  
– Fidèle est plus joli. C’est la fidélité que ces natures très simples choisissent toujours, et il n’y a pas d’être plus simple que Catherine. Elle ne peut éprouver d’impressions très variées ; mais quand une impression s’impose à elle, elle ne peut plus y échapper. Elle est comme une bouilloire de cuivre qui a reçu un choc. On peut toujours faire briller la bouilloire, mais on ne peut plus effacer la trace du coup.
– Essayons au moins de faire briller Catherine, dit le docteur. Je vais l’emmener en Europe. 
 – Ce n’est pas l’Europe qui fera qu’elle l’oubliera.  
– C’est donc lui qui l’oubliera.  
Mrs. Almond le regarda attentivement :  
– Trouves-tu vraiment cela désirable ?  
– Au plus haut point ! répondit le docteur.


 

samedi 24 décembre 2022

[Zeniter, Alice] L'art de perdre

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : L'art de perdre

Auteur : Alice ZENITER

Parution : 2017 (Flammarion)

Pages : 512

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

L’Algérie dont est originaire sa famille n’a longtemps été pour Naïma qu’une toile de fond sans grand intérêt. Pourtant, dans une société française traversée par les questions identitaires, tout semble vouloir la renvoyer à ses origines. Mais quel lien pourrait-elle avoir avec une histoire familiale qui jamais ne lui a été racontée ?
Son grand-père Ali, un montagnard kabyle, est mort avant qu’elle ait pu lui demander pourquoi l’Histoire avait fait de lui un « harki ». Yema, sa grand-mère, pourrait peut-être répondre mais pas dans une langue que Naïma comprenne. Quant à Hamid, son père, arrivé en France à l’été 1962 dans les camps de transit hâtivement mis en place, il ne parle plus de l’Algérie de son enfance. Comment faire ressurgir un pays du silence ?
Dans une fresque romanesque puissante et audacieuse, Alice Zeniter raconte le destin, entre la France et l’Algérie, des générations successives d’une famille prisonnière d’un passé tenace. Mais ce livre est aussi un grand roman sur la liberté d’être soi, au-delà des héritages et des injonctions intimes ou sociales.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Alice Zeniter est née en 1986. Elle publie son premier roman en 2003, Deux moins un égal zéro, aux Éditions du Petit Véhicule à l'âge de 16 ans. Alice Zeniter étudie ensuite à l'École normale supérieure puis publie son second romain Jusque dans nos bras (2011).
Elle enseigne le français en Hongrie, où elle vit plusieurs années. Elle y est également assistante-stagiaire à la mise en scène dans la compagnie théâtrale Krétakör.
Par la suite, elle publiera six romans, parmi lesquels Sombre dimanche (Albin Michel, 2013), Juste avant l'oubli (Flammarion, 2015), L’Art de perdre (Flammarion, 2017) et Comme un empire dans un empire (Flammarion, 2020).
Dramaturge et metteuse en scène, elle a reçu de nombreux prix littéraires dont le prix du Livre Inter, le prix des Lecteurs de l’Express et le prix de la Closerie des Lilas en 2013, le Prix Renaudot des Lycéens 2015 et le Prix Goncourt des lycéens en 2017.
Alice Zeniter écrit aussi pour le théâtre avec Spécimens humains avec monstres (2011), Un ours, of course !, spectacle musical jeunesse (Actes Sud, 2015) et Hansel et Gretel, le début de la faim (2018).

 

Avis :

L’on dit qu’en cas d’exil, la première génération n’est que déchirement, la seconde désir d’oubli et d’intégration, mais que la troisième brûle de renouer avec ses racines, en tout cas de retracer l’histoire familiale. C’est ce que semble confirmer Alice Zeniter, petite-fille de harkis, dans ce roman largement autobiographique. Naïma, jeune française d’origine kabyle, tente de reconstituer le passé de son grand-père Ali et de son père Hamid, dans ce qui s’avère une entreprise compliquée : le premier n’est en effet plus de ce monde, et le second n’est que silence obstiné lorsqu’il s’agit de son enfance algérienne et des circonstances qui ont mené les siens à tout quitter pour la France.

Des rudes mais paisibles montagnes kabyles à la relégation dans les cités de banlieue françaises, en passant par la guerre, ses impostures et ses trahisons, puis par les camps de transit où certains ont croupi jusqu’à quinze ans dans des conditions de vie épouvantables, c’est une fresque historique passionnante, en même temps qu’une saga familiale d’une émouvante authenticité, qui nous plonge dans la détresse des harkis - rejetés comme « traîtres » par l’Algérie, mal accueillis comme immigrés indésirables par la France - et dans le désarroi de leurs descendants, encore aujourd’hui ostracisés en même temps que l’ensemble des « Arabes » dans une société française en proie à des débats identitaires.

Face aux lacunes laissées béantes par les non-dits de son histoire familiale, l’auteur, alias Naïma, explore les recoins de l’Histoire officielle, mettant au jour des ombres et des complexités ignorées. Des sombres réalités de la colonisation à la guerre d’indépendance, des manipulations politiques aux terribles massacres perpétrés de part et d’autre, l’on se retrouve aux côtés de pauvres gens transformés, malgré eux et par d’aléatoires enchaînements de circonstances, en fétus balayés par des vents qui les dépassent, et qui les chassent bientôt, après les avoir écartelés entre des choix impossibles, vers une zone grise infernale, épicentre de toutes les hontes et humiliations.

Parias sans pays, les parents et grands-parents de Naïma auront préféré enfermer l’Algérie dans le double-fond secret d’une nouvelle existence malheureuse, se gardant d’en transmettre la moindre bribe. Sans cesse renvoyée à ses origines par le regard d’autrui, la très française Naïma se retrouve pourtant elle aussi dans un déstabilisant entre-deux qui la jette dans une quête identitaire. Et c’est une narration pleine de vie et d’émotions, peuplée de personnages attachants, creusés en profondeur, qui nous emporte, dans un grand souffle où se mêlent exactitude et romanesque, vers une fin ouverte sur une possible réconciliation avec soi, et, peut-être, entre les deux rives de la Méditerranée.

Un grand roman, porté par une belle écriture très picturale, sur l’art de perdre que, sur plusieurs générations, l’on apprend dans l’exil, et un coup de coeur équivalent à celui ressenti pour un autre récit d’une petite-fille de harkis : Le tailleur de Relizane d’Olivia Elkaim. (5/5)

 

 

Citations : 

— Ils ont aussi tué le garde-champêtre de Draâ El Mizan.   
— Lui, c'est bien fait, dit Mohand.   Personne ne défend le garde-champêtre, sa fonction est honnie.
Avant que les Français ne tentent de faire des forêts un domaine public comme en métropole, elles constituaient pour les familles une réserve de bois que tous se partageaient, un terrain pour les bêtes. Maintenant, la coupe et le pâturage sauvages sont interdits, ce qui veut dire concrètement qu'ils continuent à se pratiquer mais sont passibles de sanctions. Personne n'aime à voir surgir les gardes-champêtres qui surveillent les forêts et font pleuvoir les amendes, dont on sait qu'une partie restera dans leurs poches. Personne ici ne comprend, à vrai dire, pourquoi les Français ont tenu à devenir maîtres des pins et des cèdres si ce n'est par un excès d'orgueil qui leur paraît ridicule.
 

Quand il parle de l'avenir de Hamid à Ali, celui-ci hausse les épaules. À l'école on n'apprend rien, ou en tout cas rien qui ait trait à la terre, à laquelle est irrémédiablement lié le futur de Hamid (Pourquoi faire naître d'autres possibilités ?). Or ce métier de la terre est si dur, même lorsqu'il apporte la richesse, qu'il vaut mieux laisser les enfants courir là où ils veulent jusqu'au jour où ils auront à travailler. Ce n'est pas une vie de les forcer à s'asseoir sur un banc pendant les seules années dont ils peuvent profiter en toute liberté. Hamid est encore à l'âge où la participation au groupe (famille, clan, village) ne passe pas nécessairement par le travail. De l'enfant, on tolère qu'il ne fasse rien, qu'il joue. De l'homme adulte, en revanche, on méprise l'inoccupation. Celui qui ne fait rien, dit-on au village, qu'il taille au moins sa canne.
La frontière entre les deux âges n'est pas claire. Hamid, pour le moment, croit que son enfance sera éternelle et que les adultes sont une espèce différente de la sienne. C'est pour cela qu'ils s'agitent, partent en ville, claquent les portes de voiture, font le tour des champs, rendent visite au sous-préfet. Il ne sait pas qu'un jour lui aussi devra rejoindre le mouvement permanent. Alors il joue comme s'il n'y avait rien d'autre à faire, ce qui est la vérité – pour l'instant. Il poursuit des insectes. Il parle aux chèvres. Il mange ce qu'on lui tend. Il rit. Il est heureux.
Il est heureux parce qu'il ne sait pas qu'il vit dans un pays sans adolescence. Le basculement est rude, ici, d'un âge à l'autre.
 

À l'école, Annie apprend que la Méditerranée traverse la France comme la Seine traverse Paris.
 

C'est ça, une guerre d'indépendance : pour répondre à la violence d'une poignée de combattants de la liberté qui se sont généralement formés eux-mêmes, dans une cave, une grotte ou un bout de forêt, une armée de métier, étincelante de canons en tous genres, s'en va écraser des civils qui partaient en promenade.
 

Le cadavre d'Akli paraît l'attendre, appuyé contre le mur barbouillé de l'Association. Le vieux de la Première Guerre mondiale a les yeux ouverts, d'une fixité grise. (…) De la bouche d'Akli sort, comme une langue de pantin grotesque, une médaille militaire qui brille sombrement. Sur sa poitrine, quelqu'un a gravé FLN de la pointe d'un couteau. Derrière lui, sur le mur, la même inscription est répétée en lettres de sang et, à côté du vieux, une pancarte de carton informe que les chiens vendus aux Français connaîtront le même sort. Ali repense à ce qu'Akli expliquait de la « vente » de ses bras à l'armée française lors de la djemaa extraordinaire de 1955. À qui est le corps, disait-il, si l'on ne demande plus aux Français de payer pour les efforts que le corps a fournis ? Aux Français. En touchant sa pension, il considérait qu'il s'extrayait de la servitude. Le FLN, lui, pensait le contraire. 
 
 
Là-bas, sur les hauts plateaux au nord de M'Sila, le FLN a tué près de quatre cents villageois, accusés d'avoir soutenu le MNA de Messali Hadj, son concurrent direct dans la lutte pour l'indépendance. Les cadavres alignés ne paraissent pas plus gros que des brindilles sur les photographies. Ali tire sur sa cigarette, recrache la fumée et, dans l'Association déserte, il aligne les questions : Et eux ? Pourquoi ? Eux, des traîtres ? Ils étaient indépendantistes avant vous ! Comment auraient-ils pu vous trahir alors que vous n'existiez pas ! 


Des villages sont évacués de force et sommairement rebâtis ailleurs, derrière des barrières et des fossés. Il y a des processions d'hommes escargots portant sur leur dos, presque comme dans la comptine, leur maisonnette – en pièces détachées. Les autorités françaises qualifient sobrement ces populations de « regroupées ».  Sur les zones fantômes, vidées de leurs habitants, on lâche des bombes et parfois du napalm. Naïma n'en croira pas ses yeux quand elle lira cette information, tant elle a toujours été persuadée que le liquide meurtrier appartenait à une autre guerre, plus tardive, qui en aurait eu l'exclusivité. Les militaires, entre eux, parlent de « bidons spéciaux ».
Cette guerre avance à couvert sous les euphémismes.


Ali se rend désormais souvent à la caserne pour échanger quelques informations avec le capitaine. Il ne dit pas grand-chose (rien, racontera-t-il après, lors des procès imaginaires qui se tiendront dans le camp, rien du tout, quand je donnais des noms, c'étaient ceux des morts), juste ce qu'il faut pour conserver avec l'armée ce lien de confiance qui peut protéger le village.
Il fait le choix, se dira Naïma plus tard en lisant des témoignages qui pourraient être (mais qui ne sont pas) ceux de son grand-père, d'être protégé d'assassins qu'il déteste par d'autres assassins qu'il déteste.


Comment naît un pays ? Et qui en accouche ?  
Dans certaines parties de la Kabylie, il existe une croyance que l'on appelle « l'enfant endormi ». Elle explique pourquoi une femme peut donner naissance alors que son mari est absent depuis des années : c'est que l'enfant a été conçu par le mari puis s'est assoupi dans le ventre pour n'en sortir que bien plus tard.  
L'Algérie est comme l'enfant endormi : elle a été conçue il y a longtemps, si longtemps que personne ne parvient à s'accorder sur une date, et elle est restée des années en sommeil, jusqu'au printemps 1962. Au moment des accords d'Évian, le FLN tient à faire préciser que l'Algérie « recouvre » son indépendance.


— Lui, il t'a dit ça ? Lui, il veut venger le pays ? C'est un martien ! L'indépendance, il a commencé à y croire une fois que les accords ont été signés ! Et maintenant il roule des épaules à dire qu'il a fait la peau à la France. Il aurait vendu son père et sa mère à la France, si la France elle en avait voulu !
Hamid entendra plusieurs fois cette expression dans les années qui vont suivre : c'est un martien. Il finira par comprendre qu'elle désigne ceux qui ont rejoint le FLN au mois de mars, au moment de la signature des accords.  
 
 
— Le FLN s'est engagé à ne pas maltraiter les harkis.  
Ali éclate d'un rire amer, répercuté dans le nez, dissonant :  
— Et vous les croyez ?   
Daumasse ne peut pas ignorer ce qui se passe partout dans le pays depuis quelques mois : les tribunaux improvisés dans les villages, les règlements de comptes au milieu de la nuit, les embuscades sur les routes. La nouvelle de la signature des accords n'était pas encore parvenue aux habitants des campagnes les plus reculées que les « veuves de la libération » commençaient à fleurir.  
Ali passe d'un pied d'appui à l'autre, grand corps oscillant comme l'aiguille d'un métronome, ses yeux plantés dans ceux du sergent qui s'impatiente. C'est toujours pareil avec les Bougnoules : on leur donne la main, ils veulent le bras. Daumasse se demande qui est l'enfant de putain au cœur de catéchumène qui a eu la brillante idée de les enrôler.  
— Écoute, mon vieux, dit-il dans un dernier effort, tu n'avais qu'à choisir le bon côté.  
— Toi, tu as choisi le mauvais ?  
— Non, mais moi je suis français.  
— Moi aussi.     
Quand Daumasse désarmera la harka de la caserne quelques jours plus tard, au moment de quitter la base, il dira à ses hommes en montrant les supplétifs désavoués après des années d'obéissance : « S'ils essaient de monter dans les camions, marchez-leur sur les mains. » Il leur montrera même l'exemple, semelle noire des godillots contre jointures blanchies par l'effort. « Allez, pas d'état d'âme ! »


Le camp Joffre – appelé aussi camp de Rivesaltes – où, après les longs jours d'un voyage sans sommeil, arrivent Ali, Yema et leurs trois enfants est un enclos plein de fantômes : ceux des républicains espagnols qui ont fui Franco pour se retrouver parqués ici, ceux des Juifs et des Tziganes que Vichy a raflés dans la zone libre, ceux de quelques prisonniers de guerre d'origine diverse que la dysenterie ou le typhus ont fauchés loin de la ligne de front. C'est, depuis sa création trente ans plus tôt, un lieu où l'on enferme ceux dont on ne sait que faire en attendant, officiellement, de trouver une solution, en espérant, officieusement, pouvoir les oublier jusqu'à ce qu'ils disparaissent d'eux-mêmes. C'est un lieu pour les hommes qui n'ont pas d'Histoire car aucune des nations qui pourraient leur en offrir une ne veut les y intégrer. Ou bien un lieu pour ceux auxquels deux Histoires prêtent des statuts contradictoires comme c'est le cas des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants qu'on y accueille à partir de l'été 1962.


L'Algérie les appellera des rats. Des traîtres. Des chiens. Des terroristes. Des apostats. Des bandits. Des impurs. La France ne les appellera pas, ou si peu. La France se coud la bouche en entourant de barbelés les camps d'accueil. Peut-être vaut-il mieux qu'on ne les appelle pas. Aucun nom proposé ne peut les désigner. Ils glissent sur eux sans parvenir à en dire quoi que ce soit. Rapatriés ? Le pays où ils débarquent, beaucoup ne l'ont jamais vu, comment alors prétendre qu'ils y retournent, qu'ils rentrent à la maison ? Et puis, ce nom ne les différencierait pas des pieds-noirs qui exigent qu'on les sépare de cette masse bronzée et crépue. Français musulmans ? C'est nier qu'il existe des athées et même quelques chrétiens parmi eux et ça ne dit rien de leur histoire. Harkis ?… Curieusement, c'est le nom qui leur reste. Et il est étrange de penser qu'un mot qui, au départ, désigne le mouvement (harka) se fige ici, à la mauvaise place et semble-t-il pour toujours. 
 
 
— Il a sept kilos de ferraille sur la poitrine. Et toi, tu ne lui sers pas à boire ?  
Le patron du bar rougit mais persiste dans son attitude hargneuse. Il est trop tard maintenant pour qu'il fasse volte-face. Les gens que l'on prend pour des salauds, souvent, sont des timides qui n'osent pas demander qu'on recommence à zéro.


Lors de la pause déjeuner, il pioche dans la gamelle de son père et constate que celui-ci montre à l'égard de ses collègues et de ses supérieurs une déférence qu'il ne lui connaît pas à la maison. Il distribue du « mon frère » et du « mon oncle » aux Arabes, du « monsieur » aux Français. Hamid se sent mal à l'aise devant cette version affaiblie d'Ali. Il voudrait lui dire : ce ne sont pas tes frères, ni tes oncles et eux, là-bas, ce ne sont pas des messieurs plus que toi. Plus tard, en grandissant, il complexifiera ce premier message qu'il n'a – de toute manière – jamais osé adresser à son père : Pourquoi est-ce que tu t'humilies ? La politesse se rend. L'amitié se partage. On ne fait pas des sourires ni des courbettes à ceux qui ne nous disent même pas bonjour.


Il n'est pas heureux mais au moins il ressent, ici, une chose qu'il avait oubliée depuis l'été 1962 : une impression de stabilité, une possibilité de penser la durée. Un ordre s'est reconstruit, un ordre qu'il peut espérer pérenne et tant pis s'il s'est retrouvé au bas de l'échelle : la durée lui permet au moins d'entrevoir que ses enfants peuvent avoir un avenir. Pour ne pas troubler la nouvelle structure, il s'oublie lui-même. C'est une tentative douloureuse et complexe, parfois son orgueil et sa colère remontent. Mais la plupart du temps, il répète les gestes, accomplit les actions, parle de moins en moins. Il se tient dans la place minuscule qui lui est désormais impartie.


Mon père dit que c'est merveilleux de dormir. J'entends ça depuis que je suis tout petit : la nuit, ça sert à ce que tu puisses imaginer la vie sans les problèmes. Sauf que moi, j'ai l'impression que c'est l'inverse. Quand je suis réveillé, je vois ce que je peux faire pour que la vie devienne meilleure mais quand je dors, ça me retombe dessus, tous les problèmes à la fois, et je ne peux rien faire parce que, justement, je dors.


Dans la cuisine, Ali reste immobile et silencieux. Les tuyaux de la salle de bains ronflent et déflagrent dans les murs. Il sait qu'il ne parviendra pas à garder les enfants près de lui. Ils sont déjà partis trop loin.  
Ils ne veulent pas du monde de leurs parents, un monde minuscule qui ne va que de l'appartement à l'usine, ou de l'appartement aux magasins. Un monde qui s'ouvre à peine l'été quand ils rendent visite à leur oncle Messaoud en Provence, puis se referme après un mois de soleil. Un monde qui n'existe pas parce qu'il est une Algérie qui n'existe plus ou n'a jamais existé, recréée à la marge de la France.
Ils veulent une vie entière, pas une survie. Et plus que tout, ils ne veulent plus avoir à dire merci pour les miettes qui leur sont données. Voilà, c'est ça qu'ils ont eu jusqu'ici : une vie de miettes. Il n'a pas réussi à offrir mieux à sa famille. 
 
 
En quittant le Pont-Féron, Hamid a voulu devenir une page blanche. Il a cru qu'il pourrait se réinventer mais il réalise parfois qu'il est réinventé par tous les autres au même moment. Le silence n'est pas un espace neutre, c'est un écran sur lequel chacun est libre de projeter ses fantasmes. Parce qu'il se tait, il existe désormais en une multitude de versions qui ne correspondent pas entre elles et surtout qui ne correspondent pas à la sienne mais qui font leur chemin dans les pensées des autres.
Pour être sûr d'être compris, il faudrait qu'il raconte. Il sait que Clarisse n'attend que ça. Le problème, c'est qu'il n'a aucune envie de raconter. Elle le regarde avec inquiétude dériver sur une mer de silence.


Tu sais, parfois je ne suis pas sûr à quoi ça a servi tout ça. L'indépendance, d'accord. Mais quand tu vois le village aujourd'hui, tu te dis qu'on est toujours mangé par la France. Complètement. Les jeunes, ils n'essaient même pas de trouver du travail au pays. Ils demandent les papiers et ils partent pour la France. Après quand ils reviennent, ils font les malins. Ils sortent l'argent en veux-tu en voilà. Ils font semblant d'avoir oublié comment ça marche au village et ils n'ont que la France à la bouche. Tu pourrais croire que là-bas, ils sont les rois. Mais je suis allé chez mon neveu, à Lyon. Il m'avait dit l'été dernier qu'il m'accueille quand je viens, sans problème. Mais quand j'arrive à Lyon, il ne répond pas au téléphone. Il fait semblant d'être disparu. Moi, comme je sais où il travaille, je vais le trouver. Il est tout gêné. Il me dit : « Mon oncle ! Quelle surprise ! » Et il commence à m'expliquer que ce n'est pas un bon moment pour lui. Que sa situation n'est pas facile. Bon, il ne va pas me laisser dans la rue comme un chien. Alors il m'emmène à l'appartement. Quand il ouvre la porte, c'est la nuit là-dedans. Et ils sont quatre hommes du village qui vivent ensemble dans une toute petite chambre. C'est ça, la France. Je partage le matelas avec lui. Il me dit : « Tu viens pour les francs. Bon. Je vais te les trouver. » Mais je sais bien qu'il ne peut pas. Il n'a pas un seul grain dans sa poche. Même pour aller au café, il emprunte à ses voisins. Et quand je pars, il me dit : « Mon oncle, c'est mieux de ne pas en parler. » Je ne demande même pas quoi. Je sais qu'il veut dire sa vie. Parce que l'été prochain, quand il rentrera, il continuera à faire le malin. Il creusera un peu plus le sillon de la France dans le cœur des jeunes qui voudront partir aussi. C'est ça qu'il est le village, une caisse de résonance pour les mensonges que ramènent les émigrés. Il est suspendu à leur bouche qui ne donne que des fausses paroles. Peut-être que tu as de la chance, finalement. Tu ne peux pas l'entendre. D'accord. Mais au moins, toi, tu n'as à mentir à personne puisque tu ne reviens pas. Et puis tu as ta famille. Nous, au village, on voit les femmes et les enfants qui n'ont pas le mari, pas le père. Ce sont comme des veuves et des fils de veuves alors que l'homme est encore vivant, mais il travaille de l'autre côté de la mer. L'Algérie compte ses absents en permanence. Tu sais qu'en 1966, ils ont fait le recensement, ils ont mis les absents dedans aussi. La prochaine fois, ils feront quoi ? Les morts ?


Naïma aimerait n'avoir peur de rien. Ce n'est pas le cas. Elle a doublement peur, croit-elle. Elle a reçu en héritage les peurs de son père et elle a développé les siennes. Clarisse, sa mère, ne lui en a légué aucune. Clarisse semble ne rien craindre et Naïma se dit parfois que la vie doit être comme les chiens : quand elle sent que l'autre n'a pas peur, elle n'attaque pas.  
 
 
Au début de la guerre d'Algérie, Ali n'avait pas compris le plan des indépendantistes : il voyait les répressions de l'armée française comme des conséquences terribles auxquelles le FLN, dans son aveuglement, n'avait pas pensé. Il n'a jamais imaginé que les stratèges de la libération les avaient prévues, et même espérées, en sachant que celles-ci rendraient la présence française odieuse aux yeux de la population. Les têtes pensantes d'Al-Qaïda ou de Daech ont appris des combats du passé et elles savent pertinemment qu'en tuant au nom de l'islam, elles provoquent une haine de l'islam, et au-delà de celle-ci une haine de toute peau bronzée, barbe, et chèche qui entraîne à son tour des débordements et des violences. Ce n'est pas, comme le croit Naïma, un dommage collatéral, c'est précisément ce qu'ils veulent : que la situation devienne intenable pour tous les basanés d'Europe et que ceux-ci soient obligés de les rejoindre.


— Bon… le problème, c'est qu'on n'a pas mis longtemps à réaliser que l'indépendance, ce n'était pas tout. Qui a dit ça – est-ce que c'est Shakespeare ? – le pouvoir n'est jamais innocent. Pourquoi alors est-ce qu'on continue à rêver qu'on peut être dirigé par des gens bien ? Ceux qui veulent assez fort le pouvoir pour l'obtenir, ce sont ceux qui ont des egos monstrueux, des ambitions démesurées, ce sont tous des tyrans en puissance. Sinon ils ne voudraient pas cette place… L'élection de Ben Bella, il y en avait déjà qui disaient que c'était truqué, qu'il n'aurait jamais dû se retrouver à cette place, qu'il avait court-circuité les négociations internes. Moi je ne les écoutais pas parce que je voulais que l'indépendance soit belle. Mais en 1965, c'est devenu difficile de croire qu'on vivait dans une démocratie…


Elle lit, sans beaucoup de surprise, que plusieurs anciens harkis se sont vu récemment refuser le droit d'entrer sur le territoire. Un homme a été arrêté à la frontière à cause d'actes commis par son frère, ce qui la trouble davantage puisque cela laisserait entendre que la responsabilité, la culpabilité et le châtiment voyagent d'un membre à l'autre d'une même famille, sans distinction. (…)
En 1975, découvre-t-elle enfin, l'Algérie a empêché un fils de harki de sortir du pays. C'est une situation qu'elle n'avait pas imaginée : pouvoir entrer mais pas repartir. C'est pourtant ce qui est arrivé à Borzani Kradaoui, âgé de sept ans et venu passer des vacances à Oran avec sa mère cette année-là. Les autorités algériennes ont prétendu que le gamin ne possédait pas « l'autorisation paternelle de voyage à l'étranger que la loi exige ». Selon d'autres versions, on aurait glissé à la mère, laissée libre : « Tu diras à ton harki de mari qu'il vienne le chercher lui-même. » 


Certains garçons racontent n'être jamais sortis du camp en près de quinze ans : « Toujours, toujours on nous disait : Tu vas faire quoi dehors ? C'est plein de fellaghas. Ils te couperont la gorge. Et nous, comme des cons, on y a cru. » Ils parlent des années passées à vivre sous la férule d'une administration de type colonial dans laquelle l'électricité leur était coupée tous les soirs à vingt-deux heures, posséder une télévision leur était interdit, des années à dépendre de la Croix-Rouge qui venait distribuer du lait concentré et des patates, des années à tourner en rond. Quelques-uns ont eu l'audace de percer des trous dans les clôtures et se sont aventurés dans les champs voisins – ceux qui se sont fait attraper ont fini en centre de correction. Sur les images cahotantes, les garçons aux cheveux noirs, aux visages furieux et juvéniles portent des vêtements de vieux, des frusques d'une époque qui paraît bien antérieure aux années 1970.     
Il n'y a pas longtemps, Sol écrivait un article sur les camps de réfugiés dirigés par le HCR et, levant la tête de son ordinateur portable, elle a demandé à Naïma :  
— Tu connais la durée moyenne passée dans un camp par réfugié ?  
Celle-ci a secoué la tête.  
— Dix-sept ans. 
 
 
Elle a cette beauté fanée des grosses fleurs, qui paraissent être au summum de leur déploiement chatoyant quand déjà un simple effleurement suffirait à en détacher tous les pétales.


La plupart des choses que les femmes ne font pas dans ce pays ne leur sont même pas interdites. Elles ont juste accepté l'idée qu'il ne fallait pas qu'elles les fassent. Tu as vu à Alger le nombre de terrasses où il n'y a que des hommes ? Ces bars ne sont pas interdits aux femmes, il n'y a rien pour le signaler et si j'y entre, le personnel ne me mettra pas dehors, pourtant aucune femme ne s'y installe. De même qu'aucune femme ne fume dans la rue – et ne parlons pas de l'alcool. Moi je dis que tant que la loi ne me défend pas les choses, je continuerai à les faire, dussé-je être la dernière Algérienne à boire une bière tête nue. (…)
On ne peut pas résister à tout, hélas. Moi je sais qu'ils ont en partie gagné parce qu'ils ont réussi à me mettre en tête que j'aurais préféré être un homme.


— Depuis qu'on a quitté la ville, il n'y a plus une seule femme dehors, souffle-t-elle.
 Il hausse les épaules, un peu amer :
 — C'est vrai que par ici, ça s'est pas mal islamisé…
 Une demi-heure plus tard, ils finissent pourtant par en apercevoir une, entourée de quelques chèvres. Ils pensent qu'elle leur tourne le dos jusqu'à ce qu'ils la dépassent et réalisent qu'elle porte un sitar noir si épais qu'il les empêche de déterminer de quel côté se trouve son visage.


Elle ne croit pas qu'il existe des gens capables de produire un quelconque type d'œuvre sans recevoir de validation ni d'encouragement. Elle pense que ceux dont on admire l'indépendance créatrice et l'isolement ont simplement réussi à déplacer en eux-mêmes cette validation. Ils sont leur propre regard extérieur, ils se tapotent sur l'épaule en se disant qu'ils ont été braves.

 

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mercredi 21 décembre 2022

[Godfard, Dominique] Vieillir, c'est vivre...

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Vieillir, c'est vivre...

Auteur : Dominique GODFARD

Parution : 2022 (Cinq Sens)

Pages : 120

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Ces petites considérations sur la vieillesse émanent d'une octogénaire toute " fraîche " (elle vient de souffler ses quatre-vingt-une bougies) qui tente d'analyser ce qui lui arrive puisque le grand âge vous tombe dessus sans crier gare, malgré de nombreux signaux avant-coureurs ! C'est ainsi qu'on se voit, un jour, offrir une place assise dans le métro et qu'on s'en étonne fort... "Quand donc arrêterons-nous d'être jugés et de nous juger nous-mêmes à l'aune de nos âges ? ", interroge Dominique Marie Godfard dans son témoignage qu'elle veut le plus honnête possible mais non dénué d'humour.
Son propos s'articule autour de trois parties principales : une sorte d' "état des vieux" sur les inexorables effets de l'âge, les quelques moyens et/ou parades susceptibles d'aider à affronter l'ultime combat en gardant tête haute et, enfin, les possibles bonheurs du grand âge à l'heure où survient "... une qualité de vie morale améliorée par le délestage des ambitions folles, des afféteries inutiles comme des remords excessifs."

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née à Casablanca en 1941, Dominique Marie Godfard habite aujourd'hui Mortagne-au-Perche, dans l'Orne. D'abord nouvelliste, elle s'est tournée en 1999 vers le roman (LA PAMPA). Ses dernières publications : Le bus pour Drancy (roman, 2014), Une année percheronne (Journal, 2015), Le bonheur passait, il a fui ! (nouvelles, 2016), Variations sur le regard (billets, 2018), L'accourue en son jardin percheron (Journal, 2019) et Le conflit de l'an 2040 (roman, 2021).

 

Avis :

Simone de Beauvoir affirmait : « Vivre, c’est vieillir, rien de plus ». Mais, précise ce livre : vieillir, c’est aussi vivre, encore et à défaut de toujours, puisque le grand âge oblige à oublier ce mot. Tout juste octogénaire, Dominique Godfard nous en fait la démonstration, au gré de quelques réflexions dont la sincérité se teinte d’un discret humour.

Lorsque l’on aborde sa huitième décennie, même sans accroc majeur, force est de constater que la vieillesse n’est pas seulement dans le regard d’autrui, et qu’au-delà de « l’élasticité des tissus » qui commençait déjà à manquer à Alain Souchon trentenaire, le  « logement » dont nous sommes « locataires » – pour reprendre les mots de Charles Gounod – perd de jour en jour toujours plus de ses anciennes fonctionnalités. Faisant avec lucidité mais bonne humeur le tour du propriétaire pour un inventaire des dégâts et de leurs conséquences, et donc naturellement amenée à envisager de futurs stades que certains de ses proches et amis ont déjà dépassés – mort, euthanasie, placement en Ehpad –, l’auteur se refuse à toute démoralisation, bien décidée à boire jusqu’à la lie le verre désormais plus qu’aux trois quarts vide de son existence.

C’est ainsi que, par ailleurs rassérénée à l’idée de survivre au travers de ses petits-enfants, dont l’affection et le soutien, notamment au travers de l’informatique et des smartphones, l’aident à ne pas perdre pied dans un monde dont elle peine à suivre les déconcertantes mutations, elle trouve même quelques vertus à cet âge, qui, délesté « des ambitions folles, des afféteries inutiles comme des remords excessifs », incite d’autant plus à se recentrer sur l’essentiel que l’on en sait le terme proche. Alors, confortablement blottie dans le paisible coin de nature percheronne qu’elle s’est choisie, ragaillardie par l’amour et par l’amitié de ses proches, cette amoureuse des mots s’adonne à coeur joie à la lecture, mais aussi à l’écriture, cette passion dont on devine qu’elle aurait tant aimé y consacrer bien plus que sa maturité, son premier roman ayant dû attendre qu’elle approche de la soixantaine pour entamer sa vie de papier.

Un livre touchant dans son humble sincérité, qui, au fil de ses réflexions agrémentées de jolies citations choisies, révèle autant quelques facettes de la personnalité de son auteur qu’il incite, à la lumière d’une lucidité positive, à savourer l’inestimable valeur de la vie, même, et surtout, lorsque la vieillesse accélère son inexorable compte à rebours. (4/5)

 

 

Citations : 

Comme l’affirme si justement Charles Gounod : « Ce qui vieillit en nous, c’est le logement. Le locataire ne vieillit pas. »


J’ai dans mon cercle d’amies rapprochées un assez grand nombre de femmes qui n’ont pas eu d’enfants : Gisèle, Teolinda, Sophie, Kate, Betty…. Et je m’aperçois que toutes, âgées de plus de 85 ans et même à la périphérie des 90 ans, mènent un combat acharné et très efficace contre le vieillissement. Mais quelle pêche, mes aînées ! Faut-il en conclure que l’habitude de s’occuper de sa seule personne, l’application forcenée qu’on y met puisqu’en l’absence de progéniture, on ne peut trouver de l’aide qu’auprès des amis ou des relations, rendraient plus efficace et plus fort… qu’en définitive, un souci permanent de soi aurait des vertus conservatrices de l’ordre de celles d’un congélateur ou de la saumure ?


Comme l’indique Antoine Compagnon : « Vieillir offre du moins un avantage : c’est que l’on ne mourra pas d’un seul coup, mais peu à peu, bout par bout. »


François Cheng dans son ouvrage intitulé « De l’âme » indique que dans la conception hindouiste de l’âme, on ne dit pas de l’homme qui meurt qu’il « rend l’âme » mais qu’il « abandonne son corps »…


Un détail qui a son importance : les prix de l’euthanasie ne sont pas franchement donnés, environ 10 000 euros, déplacement et hébergement non compris. Les pauvres n’ont qu’à aller se jeter à la baille.


(…) le corps médical indqua qu’elle ne pouvait plus vivre seule, malgré les soins journaliers de quelques auxiliaires de vie à domicile, et nous résolûmes de lui annoncer qu’elle serait hospitalisée en maison de santé dans le Lot-et-Garonne… pour quelque temps ! Le mensonge, justifié par le désir d’échapper aux hurlements et crises de nerfs qu’elle n’aurait épargnés à personne (pas même à elle-même), n’en était pas moins une immense lâcheté qui me revêtit des habits de Judas pour longtemps et peut-être pour toujours ? C’est la raison pour laquelle je voudrais insister sur les tonnes de culpabilité qui écrasent les accompagnants d’une vieille personne qu’on place en Ehpad de force ou par ruse, sur ce déchirement qui consiste à « abandonner » le parent devenu trop lourd à porter comme l’on se débarrasse d’un objet qui ne fonctionne plus trop bien et devient encombrant…


« On ne peut s’empêcher de vieillir, mais on peut s’empêcher de devenir vieux. «  (Henri Matisse)


(...) souvent, les grandes utopies comme les grandes idées, sont des paravents derrière lesquels on se dissimule, faute d’avoir d’autre moyen de se montrer intéressant.


(…) pour Gustave Thibon : « Bien vieillir : (c’est) gagner en transparence ce qu’on perd en couleur. »
 
 
« Je trouve que les adultes qui ne lisent jamais rien vieillissent mal. Quelles que soient leurs qualités par ailleurs. Même ceux qui voyagent, qui ont des pratiques culturelles, comme on dit. J’ai l’impression qu’ils sont mutilés. » Elle [Danièle Sallenave] précise : « Vivre sans lire, ce sera toujours vivre. Mais vivre comme un corps sans âme. Comme un arbre sans la sève et le vent. »


Je partage l’opinion de Laura Morante qui déclare : « La vraie tragédie n’est pas de vieillir mais de ne plus être capable de voir la beauté qui nous entoure. »

 

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lundi 19 décembre 2022

[Izagirre, Ander] Potosi

 




Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Potosi

Auteur : Ander IZAGIRRE

Traduction : Alfredo MALLET

Parution : en espagnol en 2015,
                  en français en 2022 (Baromètre)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le Cerro Rico, au pied de la ville de Potosí, est une montagne riche en argent et en étain. Ander Izagirre s’y est rendu pour enquêter sur les conditions de vie abominables des hommes, des femmes et des enfants qui exploitent ces gisements. Parmi les nombreux témoignages recueillis, celui d’Alicia est au premier plan. Travaillant depuis l’âge de 12 ans, cette jeune fille illustre à la fois le sort de ceux dont la subsistance dépend irrémédiablement de l’activité minière, mais également l’esprit de résilience qui anime certains habitants de Potosí, non résignés à se faire avaler par « la montagne qui dévore les hommes » – comme on surnomme le Cerro Rico.
Ander Izagirre ne se contente pas de dépeindre la situation précaire des mineurs et de leur entourage. Il cherche aussi à comprendre ses origines. Son enquête, enrichie de nombreux retours historiques, relate les principales étapes de l’exploitation des mines en Bolivie : des conséquences de la colonisation espagnole, apparues dès le XVIe siècle, jusqu’à la prolifération des coopératives minières d’aujourd’hui en passant par le soulèvement avorté de Che Guevara. Cet éclairage permet de saisir l’importance des enjeux politiques, sociaux et économiques que constitue l’extraction des ressources naturelles pour beaucoup de Boliviens.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Ander Izagirre collabore avec de nombreux médias espagnols et étrangers. Il est l'auteur de nombreux ouvrages depuis 2001, principalement alimentés par ses voyages à travers les cinq continents. Randonneur infatigable, il conçoit aussi des guides touristiques pour arpenter les sentiers de son Pays basque natal.

 

Avis :

Lui qui a toujours joué un rôle de premier plan dans l’histoire de La Bolivie au point de figurer sur les armes du pays, le Cerro Rico menace aujourd’hui de s’effondrer, sapé de l’intérieur par cinq siècles d’exploitation minière. « Mont riche » en espagnol, « celui qui explose » en quechua, on le surnomme aussi « la montagne qui dévore les hommes », tant les mineurs et leur entourage – hommes, femmes et enfants – continuent de lui payer un lourd tribut humain pour des conditions de vie misérables. Après plusieurs années d’investigations et de rencontres, le journaliste espagnol Ander Isaguirre nous livre un reportage choc, assortissant son tableau apocalyptique de la précarité des mineurs boliviens d’un panorama historique et géopolitique qui éclaire les vastes enjeux de l’extraction des matières premières si abondantes dans le pays.

Parmi ses nombreuses rencontres de terrain autour de la ville de Potosi, au pied du Cerro Rico, l’auteur a choisi de centrer son récit sur Alicia, une jeune fille clandestinement employée à la mine depuis l’âge de douze ans, menant avec sa mère et ses frères et sœurs une existence de forçats ne leur assurant même pas de quoi subsister dignement. Son père tué par la silicose quand elle avait huit ans, l’adolescente s’éreinte – au sens propre du terme puisque la pollution des eaux lui a déjà coûté un rein – dans des conditions innommables et terriblement risquées, sans rémunération aucune au prétexte de la dette écrasante que la mine a abusivement attribuée à sa mère veuve. Leurs conditions de vie sont en-dessous de tout : à peine de quoi manger, un campement de fortune sur les pentes empoisonnées du terril où l’on avale et l’on respire une poussière mortifère chargée de métaux lourds, et un travail de bêtes : vers de terre s’infiltrant dans les galeries pour extraire argent et étain à l’ancienne, au simple pic et sans aucune mécanisation ; laborieuses fourmis broyant ensuite au marteau les pierres extraites, pour en tamiser les maigres traces de minerais.

Ils sont aujourd’hui cent vingt milles mineurs en Bolivie, employés dans des coopératives artisanales, à exploiter les gisements du Cerro Rico anarchiquement, sans encadrement, plan ni technologie, et au mépris des plus élémentaires règles de sécurité. A eux tous, qui y gagnent à peine de quoi survivre avec une espérance de vie moyenne inférieure à trente-cinq ans, ils ne représentent que 3 % de la production bolivienne de minerais, le reste étant extrait sans main d’oeuvre par une seule multinationale étrangère de pointe. De fait, depuis que l’exploitation des ressources minières boliviennes a commencé au XVIe siècle, elle n’a jamais profité au pays et à sa population. Les colons espagnols réduisirent les Indiens en esclavage pour mieux faire main basse sur les métaux précieux. Puis, les mines restèrent longtemps sous la coupe de quelques sociétés suffisamment puissantes pour faire et défaire les dictatures au gré de leurs intérêts : elles continuèrent ainsi à exploiter purement et simplement la main d’oeuvre locale, exportant les richesses extraites sans taxation ni retombées économiques pour le pays. Après la révolution de 1952, la gabegie au sein des mines nationalisées provoqua leur ruine et leur fermeture. Une seule fut reprise par un groupe japonais qui a su investir pour la moderniser, les autres furent émiettées en une constellation de coopératives non viables, mais où la population s’empresse de s’employer faute d’alternative.

Aujourd’hui, l’hémorragie se poursuit : la Bolivie n’a que ses ressources naturelles dont l’exploitation continue à lui échapper. Pris à la gorge par la spéculation sur les matières qui a ruiné tant de nations sous-développées, le pays dépend des crédits internationaux et des conditions imposées par ceux-là même qui l’ont étranglé. Et ses habitants, parmi les plus pauvres de toute l’Amérique du Sud avec 94 % d’entre eux incapables de pourvoir aux nécessités de base et même 46 % ne pouvant s’assurer une alimentation de survie, continuent à tomber comme des mouches, écrasés dans les effondrements de galeries, étouffés par la silicose, empoisonnés par l’air et l’eau contaminés, épuisés par la malnutrition et ces conditions de travail bestiales qui les attendent dès l’âge de douze ans.

Malheureusement sans illusion quant à l’impact de son livre dans l’indifférence du monde, Ander Izaguirre aligne implacablement ses constats les plus terribles de la situation des mineurs boliviens, peuplant son évocation de portraits saisis sur le vif, au plus près de la réalité du terrain. Choqué par le sort d’Alicia et des siens, pourtant capables d’une vitalité et d’une résilience confondantes, c’est avec un terrible sentiment d’impuissance désabusée que l’on parcourt le décryptage de l’Histoire et des intérêts politiques, financiers et économiques, qu’en toute objectivité et avec beaucoup de clarté, l’auteur nous propose comme impitoyable genèse de cette situation. Ce livre dont chaque page est une gifle émotionnelle en même temps qu’une éclairante analyse historique et géopolitique est un immense coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :  

Il va, courbé avec les bras collés au corps, parce que dans ce tunnel minuscule… « ce n’est qu’une galerie de vers de terre ! » … parce que dans ce tunnel, il suffit d’écarter les coudes pour toucher le mur gauche et le mur droit en même temps ; il suffit de lever un peu le cou pour toucher le plafond avec le casque. Nous sommes dans une montagne. Autour de nos corps, il y a peu de centimètres d’air et des millions de tonnes de roche compactes. C’est ce qui ressemble le plus à être enterré : il reste seulement cet orifice pour retourner à la surface (pour celui qui sait s’orienter das le labyrinthe de galeries qui serpentent, se croisent, bifurquent, tournent, montent, descendent : il n’y a rien dans les tunnels, dans les grottes et dans les puits – aucune lumière, aucune brise, aucun son – qui indique si nous retournons à la vie ou si nous nous enfonçons encore plus profondément dans la montagne). On a l’impression qu’il suffirait d’un éternuement pour que la montagne se compacte et écrase cette galerie par laquelle nous avançons comme des insectes, tâtant les murs, marchant avec les pieds et avec les mains.
Difficile de respirer. Dans cette position, ainsi courbés, avec les bras collés au thorax, les poumons se gonflent avec peine. Chaque inspiration est un effort conscient : j’ouvre les fosses nasales et j’absorbe de l’air à quarante degrés, saturé d’humidité, collant comme des boules de coton trempées dans la térébenthine. Il me reste un goût métallique dans le palais, comme si j’étais en train de sucer des pièces de monnaie. C’est la copajira, la sueur acide de la mine, qui suinte le long des murs, qui forme des flaques de boue orange et qui flotte dans la buée.
 

Et ces poutres ? Elles sont pourries, pliées comme un « V » sous le poids de la montagne. Certaines ont déjà commencer à se briser.
- Les poutres ? Putain, trente ans qu’on ne les change pas. Plus personne n’a de l’argent pour investir dans la sécurité. Dans les équipes, nous sommes peu de mineurs et nous gagnons juste assez pour survivre. Nous exploitons un site, nous prions pour qu’il ne s’effondre pas, puis nous allons dans un autre site.
 

Le Cerro Rico est, entre autres choses, une forme. C’est la grande pyramide qui s’élève au-dessus de la ville de Potosi ; c’est la silhouette qui apparaît dans les armoiries nationales de la Bolivie, dans les sceaux, sur les affiches, sur les cartes postales et dans les paysages des tableaux baroques ; c’est un gigantesque monument triangulaire, l’icône des richesses terrestres et des pouvoirs divins. Mais il est en train de s’écrouler. Dans les journaux boliviens, les chroniqueurs manifestent leur crainte que le symbole national ne soit étêté, ou qu’il s’écroule : et là se greffent les métaphores.
Entre-temps, les 10 000 mineur , peu soucieux du blason national, entrent tous les jours dans la montagne.
Les habitants de Potosi ont peur de l’effondrement final, l’avalanche apocalyptique qui achèverait l’histoire du Cerro Rico. En son sein gisent les os, ou la poussière des os, de douzaines de milliers de mineurs – depuis le premier Indien esclave, du temps de la colonisation espagnole, jusqu’à Luis Characayo, le foreur qui apparaît dans le journal parce que hier on l’a trouvé écrasé par l’effondrement d’une galerie, mort d’un traumatisme cranio-encéphalique et d’asphyxie. On appelle le Cerro Rico de Potosi « la montagne qui dévore des hommes ».
 
 
Alicia Quispe [14 ans] n’est pas son vrai nom. Elle préfère le cacher afin de ne pas être expulsée de son travail clandestin – de ce travail qu’un certain dirigeant des coopératives minières me dira qu’il n’existe pas. Il n’existe pas, mais enfin, s’il existait, ce ne serait pas si grave, parce que les enfants, du moment qu’ils habitent ici sur le terrain de la mine, aident leurs familles comme nous autres avons fait, dit-on à la coopérative – comme on a toujours fait, parce que sinon, qu’est-ce qu’ils feraient les enfant du Cerro Rico ?
Alicia fait un travail qui n’existe pas, un travail pour lequel on la payait vingt pesos par jour – ou mieux, vingt pesos par nuit – un peu plus de deux euros. Maintenant, elle n’est plus payée, mais travaille gratuitement pour solder une dette que les mineurs de la coopérative attribuent à sa mère – une combine pour en faire des esclaves.


En 2011, le gouvernement bolivien a calculé qu’il y avait trois mille huit cents travailleurs dans les mines qui n’avaient pas atteint leur majorité. Cepromin les estimait à environ treize mille. Il est impossible de donner un chiffre précis (…), parce que les travailleurs sont clandestins, parce que les chiffres augmentent ou diminuent selon les cours du minerai. Ce qui est clair est que s’ils commencent à travailler à 12 ou 14 ans, ils n’atteindront sûrement pas leurs 35 ans. 


Le vent balaie les versants de la montagne, entraîne les roches triturées, fait craquer le terril. La poussière du Cerro Rico rentre dans les yeux, se met entre les molaires et se loge dans les poumons ; elle contient beaucoup d’arsenic, du zinc, du chrome et du plomb qui s’accumulent dans le sang, l’enveniment peu à peu, accélèrent les maladies, épuisent le corps. (…)
Ils ont effectué des analyses parmi plusieurs douzaines de voisins et ont découvert que leur sang est riche : très riche en arsenic, cadmium, mercure, zinc et chrome. Ils respirent de l’air chargé de métaux et boivent des eaux chargées de métaux. Ils développent des ulcères, des verrues et des protubérances dans les yeux, et leurs globules meurent. Ils souffrent d’anémies, d’ulcères, de fatigues chroniques, de douleurs musculaires, de dépressions, d’hallucinations, de perte des cheveux ; ils développent des tumeurs, et les bébés ont des problèmes neurologiques.


Potosi est le département le plus pauvre du pays, le plus pauvre de l’Amérique du Sud. Selon une étude du Fonds des Nations unies pour la population, 94 % des habitants de Potosi sont pauvres : ils ne peuvent pas pourvoir aux nécessités de base – bien se nourrir, vivre dans une maison digne, disposer d’eau potable, recevoir une attention sanitaire, aller à l’école. 46 % d’entre eux sont en état d’extrême pauvreté : ils ne gagnent pas assez d’argent pour s‘assurer une alimentation de survie. 


Alicia parle du gaz, des déraillements et d’autres choses qui lui font peur : les éboulements, les douleurs de dos qui durent des semaines entières, l’air chargé de poussière qui l’empoisonne à l’intérieur, qui lui a déjà paralysé un rein et qui a tué son père de silicose. Son père est mort quand elle avait huit ans : il toussait et toussait et ne pouvait pas s’arrêter de tousser. Il devenait très rouge ; il tâchait de respirer avec tout son corps, il étouffait. Il a fini par s’étouffer à la maison . Elle l’a vu. Elle parle, avec peu d’envie d’en parler, des mineurs qui boivent beaucoup et qui l’embêtent. Qu’est-ce qu’elle entend par « embêter », je lui demande : ça veut dire que deux de ses amies de 14 et 15 ans ont été violées par des mineurs et sont tombées enceintes. Elle accepte toutes ces peurs, parce qu’une autre peur plus grande la traque. « Il y a peu, dit-elle, un bébé est mort à Pallaviri parce qu’il n’avait pas à manger. »


Les hôtesses de l’air ont donné les instructions habituelles, y compris celle de mettre le gilet de sauvetage si nous tombions dans la mer. Je dis : un vol interne bolivien (…) On avait envie de crier : « La Bolivie jusqu’à la mer, nom d’un chien ! » - cette mer à laquelle ils renoncèrent définitivement par un traité en 1904, en bonne partie parce que cela convenait à l’oligarchie minière, parce qu’en échange de son renoncement perpétuel  la mer, le Chili les laissait construire une voie de chemin de fer pour sortir le minerai par cette côte-là, parce que l’État bolivien était dirigé par des hommes des entreprises minières et écartait n’importe quel intérêt qui ne fut pas le leur, parce que le pays accepta de rester cloîtré et de ne plus jamais protester, condamné  à l’isolement et à la pauvreté pour autant que les trains miniers puissent sortir à la mer, parce que l’abondance des matières premières a souvent été un malheur pour les pays faibles qui les possédaient et qui tombaient sous le joug de leurs propriétaires : parce que la richesse encore une fois fut cause de pauvreté.


[En 1915] Les machineries d’Uncia sont les plus modernes et celles assurant le plus haut rendement du pays. (…)
Maintenant, les mineurs extraient le minerai de manière artisanale. (…) Il n’y a ni électricité, ni moteurs, ni machines perforatrices, ni wagonnets, ni usines. Ils sont moins bien lotis qu’il y a cent ans.


Très rarement, quelque ministre ou même quelque président osait critiquer les privilèges des barons miniers et se risquait à dénoncer que ces derniers éludaient les impôts et qu’ils freinaient toute loi, essayant d’améliorer la vie des Boliviens quand cela ne les arrangeait pas. Ces ministres et ces présidents duraient peu de temps. Quand le président Gutierrez Guerra proposa une loi pour prélever des impôts sur l’industrie minière, les barons agirent d’un coup : ils cessèrent de transmettre au gouvernement les devises qu’ils devaient leur payer pour les exportations et poussèrent le pays au bord de la banqueroute jusqu’à ce qu’arrive opportunément un coup d’État dans ce moment de chaos. Batista Saavedra prit le pouvoir, un caudillo soutenu par le baron Aramayo. Les magnats de l’industrie minière passaient des alliances entre eux ou s’affrontaient avec des pactes variables ; ils se disputaient pour mettre au pouvoir leurs avocats et leurs généraux. C’est ainsi que la Bolivie vécut la première partie du XXe siècle, secouée par des coups d’État militaires instigués à maintes reprises par les oligarques de la mine.


Selon Soliz, depuis que la Comibol est partie, les mineurs travaillent où ils veulent, sans aucun plan. La Comibol (Corporacion Minera de Boliva) est l’entreprise d’État qui a dirigé les gisements du pays depuis la révolution de 1952 jusqu’à 1986 , date à laquelle elle s’est ruinée et où elle a abandonné toutes les mines sauf une. Maintenant, les mineurs travaillent des des coopératives avec un système très rudimentaire, sans technologie et sans ingénieurs pour dresser le plan des explorations. Une équipe arrive et perfore où elle veut ; parfois, les mineurs ne savent pas qu’il y a une autre galerie juste au-dessus, et elle leur tombe dessus – où ils perforent près des maisons et font céder le terrain..
Aujourd’hui c’est samedi : le jour pour mâcher les pierres.
Autour du campement, les femmes étendent des bâches sur le sol et apportent des brouettes pleines de cailloux. Elles les versent sur les bâches. Ce sont les roches que les mineurs ont extraites pendant la semaine et, maintenant, le moment est venu de les écraser, les émietter, les tasser et les triturer. Avant, ce travail était fait par les machineries mécanisées (…). Depuis 1986, l’année où l’État a fermé les machineries, les familles de Siglo XX triturent les roches avec la même technologie que les Incas : des massues et des broyeurs manuels.


Alvaro a commencé à travailler à l’âge de 14 ans. Tandis que d’autres adolescents poussaient des chariots, trituraient le minerai ou même aidaient les foreurs qui perçaient le mur avec un fracas assourdissant et un nuage de poussière asphyxiant, on demandait à Alvaro, fin et souple, de se glisser à travers ces étroites galeries « de vers de terre » par lesquelles ne passe pas un adulte. C’est un travail typique des adolescents : ils plongent la tête dans un trou au ras du sol, et passent les épaules ; ils s’allongent, la poitrine sur le rocher, et rampent, ils rampent avec les bras, sans lever le nez du sol. Ils traînent un marteau et une cale.  Dans ces trous, la température va au-delà de cinquante degrés et il n’y a pas de ventilation : le corps d’un adolescent remplit presque tout l’espace, de sorte qu’il a juste assez d’air pour clouer la cale sur le rocher, donner deux à trois coups de marteau et arracher quelques blocs de roche pendant cinq ou six minutes au cas où apparaîtrait une veine prometteuse à laquelle on pourrait mettre de la dynamite. Ensuite, il doit s’enrouler sur lui-même, s’il y a assez d’espace, ou reculer par le trou pour retrouver l’air et ses compagnons.


[Che Guevarra] refusait la paix injuste de l’après-guerre et réclamait un conflit planétaire « long et cruel » pour provoquer la « destruction de l’impérialisme » et établir un nouvel ordre mondial plus juste. Une pareille bataille exigeait d’utiliser  « la haine comme un facteur de lutte ; la haine intransigeante de l’ennemi, la haine qui pousse au-delà des limitations naturelles de l’être humain et le transforme en machine à tuer effective, sélective et froide. Nos soldats doivent être ainsi. Un peuple sans haine ne peut pas triompher d’un ennemi brutal » Le Che affirmait que le futur serait radieux si on réussissait à allumer « deux, trois, plusieurs Vietnam sur la surface du globe, avec son quota de morts et de tragédies immenses, avec son héroïsme quotidien, avec ses coups répétés contre l’impérialisme, sous le choc de la haine croissante des peuples du monde. » (…) 
« La Bolivie doit être sacrifiée pour que commencent les révolutions dans les pays voisins. Nous devons créer un nouveau Vietnam dans les Amériques, avec son centre en Bolivie. »


En 1985, les prix grimpaient à un taux annuel de 8170 %. Personne ne voulait du peso bolivien, pas même pour tapisser les murs. Si tu vas prendre deux bières dans un bar, disaient les Boliviens, demande-les et paye-les dès le départ, parce que, autrement, le prix va monter avant que tu ne termines la première.


L’économie connut une croissance : trop peu et trop lentement pour faire remonter la pente au pays. Pour certains Boliviens – ceux qui n’étaient pas pauvres – la situation était meilleure qu’avant ; pour la majorité, elle était bien pire. Plusieurs milliers d’individus devinrent chômeurs, d’autres continuèrent à travailler mais dans des conditions néfastes : très bas salaires, contrats précaires, grandes coupes dans les pensions, dans les indemnités de chômage et de maladie. La pauvreté s’étendit davantage.
La solution logique dans un marché libre fut de passer à la seule économie rentable : des milliers de Boliviens se sont consacrés à produire de la cocaïne, le seul secteur où la Bolivie était en réalité très productive. En quelques années, le pourcentage de paysans cultivant la feuille de coca grimpa de 17 % à 34 %, le nombre d’hectares destinés à  sa culture monta en flèche, et les exportations clandestines de drogue généraient plus de ressources pour le pays que toutes les exportations légales dans leur ensemble. Une personne sur dix travaillait dans un secteur en relation avec la coca et la cocaïne. 


La Bolivie continua à être enlisée dans son rôle de pays sans infrastructures, sans investissements, sans industrie – un pays qui était à peine un campement précaire pour extraire du pétrole, du gaz et des minerais, comme cela avait le cas depuis les derniers cinq cents ans.
Et sans aucune capacité à se défendre contre les spéculateurs internationaux qui jouent avec les matières premières et coulent des pays, avec ou sans l’intention de le faire, sans le moindre souci.


La spéculation dans les marchés secouaient les pays pauvres. Et quand ils étaient sur le point de se noyer, apparaissaient le FMI, la Banque mondiale et le Département du trésor des Etats-Unis, disposés à offrir les prêtes sauveurs en échange de pouvoir implanter leurs mesures de privatisation, de dérégulation et de coupes sociales, en échange de réduire l’État au minimum et de lui enlever la capacité de redistribuer la richesse et de protéger les plus nécessiteux, en échange d’éliminer toute entrave à l’entrée de produits et d’entreprises étrangères. Certains économistes du FMI et de la Banque mondiale affirmèrent, des années plus tard, que les privatisations et la libéralisation n’étaient pas des décisions incontournables pour stabiliser les pays. Simplement, ils profitaient de l’asphyxie économique qu’eux-mêmes avaient créée afin d’imposer ces recettes et ouvrir ces pays aux multinationales et au marché global sans règles dans lequel les spéculateurs obtiennent d’énormes bénéfices.
Les gouvernements et les courtiers en bourse spéculent avec les matières premières ; dans ce jeu, ils ruinent des pays sous-développés ; ces pays acceptent les aides internationales et leurs conditions pour être sauvés – par exemple, ils renoncent à intervenir sur le terrain des relations entre employé et employeur, ils renoncent à tout type de surveillance, et c’est ainsi qu’au bout de la chaîne, une fille de 12 ans entre travailler dans la mine.


Selon l’économiste Pablo Poveda, les mineurs boliviens sont à 90 % dans les coopératives… et ils apportent 3,29 % de la production minière du pays.
Dans le même temps, la mine à ciel ouvert de San Cristobal, à Potosi, extrait des quantités colossales d’argent, de plomb et de zinc : entre 2009  et 2012, elle apporta la moitié de toute la production minière de la Bolivie. Elle est exploitée par la multinationale japonaise Sumitomo qui travaille avec la technologie la plus avancée. (…) et elle emploie mille personnes.
Mille travailleurs apportent la moitié de la production minière de tout le pays. Ensuite, il y a cent vingt mille mineurs totalement superflus – cette multitude de membres de coopératives, journaliers et palliris qui détruisent leur vie en cassant des rochers, qui gagnent juste assez pour ne pas mourir de faim et qui produisent tous ensemble un insignifiant 3 % de la production. Ils pourraient disparaître et il n’arriverait rien au système.
De fait, beaucoup d’entre eux disparaissent et il ne se passe rien.


Coca, cigarette et brûle-poitrine [« alcool potable Guabira 96 degrés »] : c’est le combustible des mineurs – ce qui les maintient au travail six, sept, huit heures sans manger une bouchée. « Ici, dedans, la nourriture se contamine. C’est mieux de ne pas manger », explique Félix. « Ce n’est pas important, mec. Le mal de la mine va te tuer avant », répond Villca, et il éclate de rire. Puis, il me donne des explications. Au bout de huit ou dix ans de travail, le mineur a déjà la maladie professionnelle. S’il est membre de la coopérative, on lui paye sa retraite. Cependant, parfois, l’assurance dit que ce qu’il a n’est pas la silicose. Il doit alors continuer à travailler et ensuite, quand il meurt, on lui fait une autopsie, et on enlève des boules de minerai de ses poumons – comme ça, par poignées.