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samedi 24 décembre 2022

[Zeniter, Alice] L'art de perdre

 



 

Coup de coeur đź’“

 

Titre : L'art de perdre

Auteur : Alice ZENITER

Parution : 2017 (Flammarion)

Pages : 512

 

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :  

L’Algérie dont est originaire sa famille n’a longtemps été pour Naïma qu’une toile de fond sans grand intérêt. Pourtant, dans une société française traversée par les questions identitaires, tout semble vouloir la renvoyer à ses origines. Mais quel lien pourrait-elle avoir avec une histoire familiale qui jamais ne lui a été racontée ?
Son grand-père Ali, un montagnard kabyle, est mort avant qu’elle ait pu lui demander pourquoi l’Histoire avait fait de lui un « harki ». Yema, sa grand-mère, pourrait peut-être répondre mais pas dans une langue que Naïma comprenne. Quant à Hamid, son père, arrivé en France à l’été 1962 dans les camps de transit hâtivement mis en place, il ne parle plus de l’Algérie de son enfance. Comment faire ressurgir un pays du silence ?
Dans une fresque romanesque puissante et audacieuse, Alice Zeniter raconte le destin, entre la France et l’Algérie, des générations successives d’une famille prisonnière d’un passé tenace. Mais ce livre est aussi un grand roman sur la liberté d’être soi, au-delà des héritages et des injonctions intimes ou sociales.

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur : 

Alice Zeniter est née en 1986. Elle publie son premier roman en 2003, Deux moins un égal zéro, aux Éditions du Petit Véhicule à l'âge de 16 ans. Alice Zeniter étudie ensuite à l'École normale supérieure puis publie son second romain Jusque dans nos bras (2011).
Elle enseigne le français en Hongrie, où elle vit plusieurs années. Elle y est également assistante-stagiaire à la mise en scène dans la compagnie théâtrale Krétakör.
Par la suite, elle publiera six romans, parmi lesquels Sombre dimanche (Albin Michel, 2013), Juste avant l'oubli (Flammarion, 2015), L’Art de perdre (Flammarion, 2017) et Comme un empire dans un empire (Flammarion, 2020).
Dramaturge et metteuse en scène, elle a reçu de nombreux prix littéraires dont le prix du Livre Inter, le prix des Lecteurs de l’Express et le prix de la Closerie des Lilas en 2013, le Prix Renaudot des Lycéens 2015 et le Prix Goncourt des lycéens en 2017.
Alice Zeniter écrit aussi pour le théâtre avec Spécimens humains avec monstres (2011), Un ours, of course !, spectacle musical jeunesse (Actes Sud, 2015) et Hansel et Gretel, le début de la faim (2018).

 

Avis :

L’on dit qu’en cas d’exil, la première gĂ©nĂ©ration n’est que dĂ©chirement, la seconde dĂ©sir d’oubli et d’intĂ©gration, mais que la troisième brĂ»le de renouer avec ses racines, en tout cas de retracer l’histoire familiale. C’est ce que semble confirmer Alice Zeniter, petite-fille de harkis, dans ce roman largement autobiographique. NaĂŻma, jeune française d’origine kabyle, tente de reconstituer le passĂ© de son grand-père Ali et de son père Hamid, dans ce qui s’avère une entreprise compliquĂ©e : le premier n’est en effet plus de ce monde, et le second n’est que silence obstinĂ© lorsqu’il s’agit de son enfance algĂ©rienne et des circonstances qui ont menĂ© les siens Ă  tout quitter pour la France.

Des rudes mais paisibles montagnes kabyles Ă  la relĂ©gation dans les citĂ©s de banlieue françaises, en passant par la guerre, ses impostures et ses trahisons, puis par les camps de transit oĂą certains ont croupi jusqu’à quinze ans dans des conditions de vie Ă©pouvantables, c’est une fresque historique passionnante, en mĂŞme temps qu’une saga familiale d’une Ă©mouvante authenticitĂ©, qui nous plonge dans la dĂ©tresse des harkis - rejetĂ©s comme « traĂ®tres Â» par l’AlgĂ©rie, mal accueillis comme immigrĂ©s indĂ©sirables par la France - et dans le dĂ©sarroi de leurs descendants, encore aujourd’hui ostracisĂ©s en mĂŞme temps que l’ensemble des « Arabes Â» dans une sociĂ©tĂ© française en proie Ă  des dĂ©bats identitaires.

Face aux lacunes laissées béantes par les non-dits de son histoire familiale, l’auteur, alias Naïma, explore les recoins de l’Histoire officielle, mettant au jour des ombres et des complexités ignorées. Des sombres réalités de la colonisation à la guerre d’indépendance, des manipulations politiques aux terribles massacres perpétrés de part et d’autre, l’on se retrouve aux côtés de pauvres gens transformés, malgré eux et par d’aléatoires enchaînements de circonstances, en fétus balayés par des vents qui les dépassent, et qui les chassent bientôt, après les avoir écartelés entre des choix impossibles, vers une zone grise infernale, épicentre de toutes les hontes et humiliations.

Parias sans pays, les parents et grands-parents de Naïma auront préféré enfermer l’Algérie dans le double-fond secret d’une nouvelle existence malheureuse, se gardant d’en transmettre la moindre bribe. Sans cesse renvoyée à ses origines par le regard d’autrui, la très française Naïma se retrouve pourtant elle aussi dans un déstabilisant entre-deux qui la jette dans une quête identitaire. Et c’est une narration pleine de vie et d’émotions, peuplée de personnages attachants, creusés en profondeur, qui nous emporte, dans un grand souffle où se mêlent exactitude et romanesque, vers une fin ouverte sur une possible réconciliation avec soi, et, peut-être, entre les deux rives de la Méditerranée.

Un grand roman, portĂ© par une belle Ă©criture très picturale, sur l’art de perdre que, sur plusieurs gĂ©nĂ©rations, l’on apprend dans l’exil, et un coup de coeur Ă©quivalent Ă  celui ressenti pour un autre rĂ©cit d’une petite-fille de harkis : Le tailleur de Relizane d’Olivia Elkaim. (5/5)

 

 

Citations : 

— Ils ont aussi tuĂ© le garde-champĂŞtre de Draâ El Mizan.   
— Lui, c'est bien fait, dit Mohand.   Personne ne dĂ©fend le garde-champĂŞtre, sa fonction est honnie.
Avant que les Français ne tentent de faire des forêts un domaine public comme en métropole, elles constituaient pour les familles une réserve de bois que tous se partageaient, un terrain pour les bêtes. Maintenant, la coupe et le pâturage sauvages sont interdits, ce qui veut dire concrètement qu'ils continuent à se pratiquer mais sont passibles de sanctions. Personne n'aime à voir surgir les gardes-champêtres qui surveillent les forêts et font pleuvoir les amendes, dont on sait qu'une partie restera dans leurs poches. Personne ici ne comprend, à vrai dire, pourquoi les Français ont tenu à devenir maîtres des pins et des cèdres si ce n'est par un excès d'orgueil qui leur paraît ridicule.
 

Quand il parle de l'avenir de Hamid Ă  Ali, celui-ci hausse les Ă©paules. Ă€ l'Ă©cole on n'apprend rien, ou en tout cas rien qui ait trait Ă  la terre, Ă  laquelle est irrĂ©mĂ©diablement liĂ© le futur de Hamid (Pourquoi faire naĂ®tre d'autres possibilitĂ©s ?). Or ce mĂ©tier de la terre est si dur, mĂŞme lorsqu'il apporte la richesse, qu'il vaut mieux laisser les enfants courir lĂ  oĂą ils veulent jusqu'au jour oĂą ils auront Ă  travailler. Ce n'est pas une vie de les forcer Ă  s'asseoir sur un banc pendant les seules annĂ©es dont ils peuvent profiter en toute libertĂ©. Hamid est encore Ă  l'âge oĂą la participation au groupe (famille, clan, village) ne passe pas nĂ©cessairement par le travail. De l'enfant, on tolère qu'il ne fasse rien, qu'il joue. De l'homme adulte, en revanche, on mĂ©prise l'inoccupation. Celui qui ne fait rien, dit-on au village, qu'il taille au moins sa canne.
La frontière entre les deux âges n'est pas claire. Hamid, pour le moment, croit que son enfance sera Ă©ternelle et que les adultes sont une espèce diffĂ©rente de la sienne. C'est pour cela qu'ils s'agitent, partent en ville, claquent les portes de voiture, font le tour des champs, rendent visite au sous-prĂ©fet. Il ne sait pas qu'un jour lui aussi devra rejoindre le mouvement permanent. Alors il joue comme s'il n'y avait rien d'autre Ă  faire, ce qui est la vĂ©ritĂ© – pour l'instant. Il poursuit des insectes. Il parle aux chèvres. Il mange ce qu'on lui tend. Il rit. Il est heureux.
Il est heureux parce qu'il ne sait pas qu'il vit dans un pays sans adolescence. Le basculement est rude, ici, d'un âge à l'autre.
 

À l'école, Annie apprend que la Méditerranée traverse la France comme la Seine traverse Paris.
 

C'est ça, une guerre d'indĂ©pendance : pour rĂ©pondre Ă  la violence d'une poignĂ©e de combattants de la libertĂ© qui se sont gĂ©nĂ©ralement formĂ©s eux-mĂŞmes, dans une cave, une grotte ou un bout de forĂŞt, une armĂ©e de mĂ©tier, Ă©tincelante de canons en tous genres, s'en va Ă©craser des civils qui partaient en promenade.
 

Le cadavre d'Akli paraĂ®t l'attendre, appuyĂ© contre le mur barbouillĂ© de l'Association. Le vieux de la Première Guerre mondiale a les yeux ouverts, d'une fixitĂ© grise. (…) De la bouche d'Akli sort, comme une langue de pantin grotesque, une mĂ©daille militaire qui brille sombrement. Sur sa poitrine, quelqu'un a gravĂ© FLN de la pointe d'un couteau. Derrière lui, sur le mur, la mĂŞme inscription est rĂ©pĂ©tĂ©e en lettres de sang et, Ă  cĂ´tĂ© du vieux, une pancarte de carton informe que les chiens vendus aux Français connaĂ®tront le mĂŞme sort. Ali repense Ă  ce qu'Akli expliquait de la « vente Â» de ses bras Ă  l'armĂ©e française lors de la djemaa extraordinaire de 1955. Ă€ qui est le corps, disait-il, si l'on ne demande plus aux Français de payer pour les efforts que le corps a fournis ? Aux Français. En touchant sa pension, il considĂ©rait qu'il s'extrayait de la servitude. Le FLN, lui, pensait le contraire. 
 
 
LĂ -bas, sur les hauts plateaux au nord de M'Sila, le FLN a tuĂ© près de quatre cents villageois, accusĂ©s d'avoir soutenu le MNA de Messali Hadj, son concurrent direct dans la lutte pour l'indĂ©pendance. Les cadavres alignĂ©s ne paraissent pas plus gros que des brindilles sur les photographies. Ali tire sur sa cigarette, recrache la fumĂ©e et, dans l'Association dĂ©serte, il aligne les questions : Et eux ? Pourquoi ? Eux, des traĂ®tres ? Ils Ă©taient indĂ©pendantistes avant vous ! Comment auraient-ils pu vous trahir alors que vous n'existiez pas ! 


Des villages sont Ă©vacuĂ©s de force et sommairement rebâtis ailleurs, derrière des barrières et des fossĂ©s. Il y a des processions d'hommes escargots portant sur leur dos, presque comme dans la comptine, leur maisonnette – en pièces dĂ©tachĂ©es. Les autoritĂ©s françaises qualifient sobrement ces populations de « regroupĂ©es Â».  Sur les zones fantĂ´mes, vidĂ©es de leurs habitants, on lâche des bombes et parfois du napalm. NaĂŻma n'en croira pas ses yeux quand elle lira cette information, tant elle a toujours Ă©tĂ© persuadĂ©e que le liquide meurtrier appartenait Ă  une autre guerre, plus tardive, qui en aurait eu l'exclusivitĂ©. Les militaires, entre eux, parlent de « bidons spĂ©ciaux Â».
Cette guerre avance à couvert sous les euphémismes.


Ali se rend désormais souvent à la caserne pour échanger quelques informations avec le capitaine. Il ne dit pas grand-chose (rien, racontera-t-il après, lors des procès imaginaires qui se tiendront dans le camp, rien du tout, quand je donnais des noms, c'étaient ceux des morts), juste ce qu'il faut pour conserver avec l'armée ce lien de confiance qui peut protéger le village.
Il fait le choix, se dira Naïma plus tard en lisant des témoignages qui pourraient être (mais qui ne sont pas) ceux de son grand-père, d'être protégé d'assassins qu'il déteste par d'autres assassins qu'il déteste.


Comment naĂ®t un pays ? Et qui en accouche ?  
Dans certaines parties de la Kabylie, il existe une croyance que l'on appelle « l'enfant endormi Â». Elle explique pourquoi une femme peut donner naissance alors que son mari est absent depuis des annĂ©es : c'est que l'enfant a Ă©tĂ© conçu par le mari puis s'est assoupi dans le ventre pour n'en sortir que bien plus tard.  
L'AlgĂ©rie est comme l'enfant endormi : elle a Ă©tĂ© conçue il y a longtemps, si longtemps que personne ne parvient Ă  s'accorder sur une date, et elle est restĂ©e des annĂ©es en sommeil, jusqu'au printemps 1962. Au moment des accords d'Évian, le FLN tient Ă  faire prĂ©ciser que l'AlgĂ©rie « recouvre Â» son indĂ©pendance.


— Lui, il t'a dit ça ? Lui, il veut venger le pays ? C'est un martien ! L'indĂ©pendance, il a commencĂ© Ă  y croire une fois que les accords ont Ă©tĂ© signĂ©s ! Et maintenant il roule des Ă©paules Ă  dire qu'il a fait la peau Ă  la France. Il aurait vendu son père et sa mère Ă  la France, si la France elle en avait voulu !
Hamid entendra plusieurs fois cette expression dans les annĂ©es qui vont suivre : c'est un martien. Il finira par comprendre qu'elle dĂ©signe ceux qui ont rejoint le FLN au mois de mars, au moment de la signature des accords.  
 
 
— Le FLN s'est engagĂ© Ă  ne pas maltraiter les harkis.  
Ali Ă©clate d'un rire amer, rĂ©percutĂ© dans le nez, dissonant :  
— Et vous les croyez ?   
Daumasse ne peut pas ignorer ce qui se passe partout dans le pays depuis quelques mois : les tribunaux improvisĂ©s dans les villages, les règlements de comptes au milieu de la nuit, les embuscades sur les routes. La nouvelle de la signature des accords n'Ă©tait pas encore parvenue aux habitants des campagnes les plus reculĂ©es que les « veuves de la libĂ©ration Â» commençaient Ă  fleurir.  
Ali passe d'un pied d'appui Ă  l'autre, grand corps oscillant comme l'aiguille d'un mĂ©tronome, ses yeux plantĂ©s dans ceux du sergent qui s'impatiente. C'est toujours pareil avec les Bougnoules : on leur donne la main, ils veulent le bras. Daumasse se demande qui est l'enfant de putain au cĹ“ur de catĂ©chumène qui a eu la brillante idĂ©e de les enrĂ´ler.  
— Ă‰coute, mon vieux, dit-il dans un dernier effort, tu n'avais qu'Ă  choisir le bon cĂ´tĂ©.  
— Toi, tu as choisi le mauvais ?  
— Non, mais moi je suis français.  
— Moi aussi.     
Quand Daumasse dĂ©sarmera la harka de la caserne quelques jours plus tard, au moment de quitter la base, il dira Ă  ses hommes en montrant les supplĂ©tifs dĂ©savouĂ©s après des annĂ©es d'obĂ©issance : « S'ils essaient de monter dans les camions, marchez-leur sur les mains. Â» Il leur montrera mĂŞme l'exemple, semelle noire des godillots contre jointures blanchies par l'effort. « Allez, pas d'Ă©tat d'âme ! Â»


Le camp Joffre – appelĂ© aussi camp de Rivesaltes â€“ oĂą, après les longs jours d'un voyage sans sommeil, arrivent Ali, Yema et leurs trois enfants est un enclos plein de fantĂ´mes : ceux des rĂ©publicains espagnols qui ont fui Franco pour se retrouver parquĂ©s ici, ceux des Juifs et des Tziganes que Vichy a raflĂ©s dans la zone libre, ceux de quelques prisonniers de guerre d'origine diverse que la dysenterie ou le typhus ont fauchĂ©s loin de la ligne de front. C'est, depuis sa crĂ©ation trente ans plus tĂ´t, un lieu oĂą l'on enferme ceux dont on ne sait que faire en attendant, officiellement, de trouver une solution, en espĂ©rant, officieusement, pouvoir les oublier jusqu'Ă  ce qu'ils disparaissent d'eux-mĂŞmes. C'est un lieu pour les hommes qui n'ont pas d'Histoire car aucune des nations qui pourraient leur en offrir une ne veut les y intĂ©grer. Ou bien un lieu pour ceux auxquels deux Histoires prĂŞtent des statuts contradictoires comme c'est le cas des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants qu'on y accueille Ă  partir de l'Ă©tĂ© 1962.


L'AlgĂ©rie les appellera des rats. Des traĂ®tres. Des chiens. Des terroristes. Des apostats. Des bandits. Des impurs. La France ne les appellera pas, ou si peu. La France se coud la bouche en entourant de barbelĂ©s les camps d'accueil. Peut-ĂŞtre vaut-il mieux qu'on ne les appelle pas. Aucun nom proposĂ© ne peut les dĂ©signer. Ils glissent sur eux sans parvenir Ă  en dire quoi que ce soit. RapatriĂ©s ? Le pays oĂą ils dĂ©barquent, beaucoup ne l'ont jamais vu, comment alors prĂ©tendre qu'ils y retournent, qu'ils rentrent Ă  la maison ? Et puis, ce nom ne les diffĂ©rencierait pas des pieds-noirs qui exigent qu'on les sĂ©pare de cette masse bronzĂ©e et crĂ©pue. Français musulmans ? C'est nier qu'il existe des athĂ©es et mĂŞme quelques chrĂ©tiens parmi eux et ça ne dit rien de leur histoire. Harkis ?… Curieusement, c'est le nom qui leur reste. Et il est Ă©trange de penser qu'un mot qui, au dĂ©part, dĂ©signe le mouvement (harka) se fige ici, Ă  la mauvaise place et semble-t-il pour toujours. 
 
 
— Il a sept kilos de ferraille sur la poitrine. Et toi, tu ne lui sers pas Ă  boire ?  
Le patron du bar rougit mais persiste dans son attitude hargneuse. Il est trop tard maintenant pour qu'il fasse volte-face. Les gens que l'on prend pour des salauds, souvent, sont des timides qui n'osent pas demander qu'on recommence à zéro.


Lors de la pause dĂ©jeuner, il pioche dans la gamelle de son père et constate que celui-ci montre Ă  l'Ă©gard de ses collègues et de ses supĂ©rieurs une dĂ©fĂ©rence qu'il ne lui connaĂ®t pas Ă  la maison. Il distribue du « mon frère Â» et du « mon oncle Â» aux Arabes, du « monsieur Â» aux Français. Hamid se sent mal Ă  l'aise devant cette version affaiblie d'Ali. Il voudrait lui dire : ce ne sont pas tes frères, ni tes oncles et eux, lĂ -bas, ce ne sont pas des messieurs plus que toi. Plus tard, en grandissant, il complexifiera ce premier message qu'il n'a – de toute manière â€“ jamais osĂ© adresser Ă  son père : Pourquoi est-ce que tu t'humilies ? La politesse se rend. L'amitiĂ© se partage. On ne fait pas des sourires ni des courbettes Ă  ceux qui ne nous disent mĂŞme pas bonjour.


Il n'est pas heureux mais au moins il ressent, ici, une chose qu'il avait oubliĂ©e depuis l'Ă©tĂ© 1962 : une impression de stabilitĂ©, une possibilitĂ© de penser la durĂ©e. Un ordre s'est reconstruit, un ordre qu'il peut espĂ©rer pĂ©renne et tant pis s'il s'est retrouvĂ© au bas de l'Ă©chelle : la durĂ©e lui permet au moins d'entrevoir que ses enfants peuvent avoir un avenir. Pour ne pas troubler la nouvelle structure, il s'oublie lui-mĂŞme. C'est une tentative douloureuse et complexe, parfois son orgueil et sa colère remontent. Mais la plupart du temps, il rĂ©pète les gestes, accomplit les actions, parle de moins en moins. Il se tient dans la place minuscule qui lui est dĂ©sormais impartie.


Mon père dit que c'est merveilleux de dormir. J'entends ça depuis que je suis tout petit : la nuit, ça sert Ă  ce que tu puisses imaginer la vie sans les problèmes. Sauf que moi, j'ai l'impression que c'est l'inverse. Quand je suis rĂ©veillĂ©, je vois ce que je peux faire pour que la vie devienne meilleure mais quand je dors, ça me retombe dessus, tous les problèmes Ă  la fois, et je ne peux rien faire parce que, justement, je dors.


Dans la cuisine, Ali reste immobile et silencieux. Les tuyaux de la salle de bains ronflent et dĂ©flagrent dans les murs. Il sait qu'il ne parviendra pas Ă  garder les enfants près de lui. Ils sont dĂ©jĂ  partis trop loin.  
Ils ne veulent pas du monde de leurs parents, un monde minuscule qui ne va que de l'appartement à l'usine, ou de l'appartement aux magasins. Un monde qui s'ouvre à peine l'été quand ils rendent visite à leur oncle Messaoud en Provence, puis se referme après un mois de soleil. Un monde qui n'existe pas parce qu'il est une Algérie qui n'existe plus ou n'a jamais existé, recréée à la marge de la France.
Ils veulent une vie entière, pas une survie. Et plus que tout, ils ne veulent plus avoir Ă  dire merci pour les miettes qui leur sont donnĂ©es. VoilĂ , c'est ça qu'ils ont eu jusqu'ici : une vie de miettes. Il n'a pas rĂ©ussi Ă  offrir mieux Ă  sa famille. 
 
 
En quittant le Pont-Féron, Hamid a voulu devenir une page blanche. Il a cru qu'il pourrait se réinventer mais il réalise parfois qu'il est réinventé par tous les autres au même moment. Le silence n'est pas un espace neutre, c'est un écran sur lequel chacun est libre de projeter ses fantasmes. Parce qu'il se tait, il existe désormais en une multitude de versions qui ne correspondent pas entre elles et surtout qui ne correspondent pas à la sienne mais qui font leur chemin dans les pensées des autres.
Pour être sûr d'être compris, il faudrait qu'il raconte. Il sait que Clarisse n'attend que ça. Le problème, c'est qu'il n'a aucune envie de raconter. Elle le regarde avec inquiétude dériver sur une mer de silence.


Tu sais, parfois je ne suis pas sĂ»r Ă  quoi ça a servi tout ça. L'indĂ©pendance, d'accord. Mais quand tu vois le village aujourd'hui, tu te dis qu'on est toujours mangĂ© par la France. Complètement. Les jeunes, ils n'essaient mĂŞme pas de trouver du travail au pays. Ils demandent les papiers et ils partent pour la France. Après quand ils reviennent, ils font les malins. Ils sortent l'argent en veux-tu en voilĂ . Ils font semblant d'avoir oubliĂ© comment ça marche au village et ils n'ont que la France Ă  la bouche. Tu pourrais croire que lĂ -bas, ils sont les rois. Mais je suis allĂ© chez mon neveu, Ă  Lyon. Il m'avait dit l'Ă©tĂ© dernier qu'il m'accueille quand je viens, sans problème. Mais quand j'arrive Ă  Lyon, il ne rĂ©pond pas au tĂ©lĂ©phone. Il fait semblant d'ĂŞtre disparu. Moi, comme je sais oĂą il travaille, je vais le trouver. Il est tout gĂŞnĂ©. Il me dit : « Mon oncle ! Quelle surprise ! Â» Et il commence Ă  m'expliquer que ce n'est pas un bon moment pour lui. Que sa situation n'est pas facile. Bon, il ne va pas me laisser dans la rue comme un chien. Alors il m'emmène Ă  l'appartement. Quand il ouvre la porte, c'est la nuit lĂ -dedans. Et ils sont quatre hommes du village qui vivent ensemble dans une toute petite chambre. C'est ça, la France. Je partage le matelas avec lui. Il me dit : « Tu viens pour les francs. Bon. Je vais te les trouver. Â» Mais je sais bien qu'il ne peut pas. Il n'a pas un seul grain dans sa poche. MĂŞme pour aller au cafĂ©, il emprunte Ă  ses voisins. Et quand je pars, il me dit : « Mon oncle, c'est mieux de ne pas en parler. Â» Je ne demande mĂŞme pas quoi. Je sais qu'il veut dire sa vie. Parce que l'Ă©tĂ© prochain, quand il rentrera, il continuera Ă  faire le malin. Il creusera un peu plus le sillon de la France dans le cĹ“ur des jeunes qui voudront partir aussi. C'est ça qu'il est le village, une caisse de rĂ©sonance pour les mensonges que ramènent les Ă©migrĂ©s. Il est suspendu Ă  leur bouche qui ne donne que des fausses paroles. Peut-ĂŞtre que tu as de la chance, finalement. Tu ne peux pas l'entendre. D'accord. Mais au moins, toi, tu n'as Ă  mentir Ă  personne puisque tu ne reviens pas. Et puis tu as ta famille. Nous, au village, on voit les femmes et les enfants qui n'ont pas le mari, pas le père. Ce sont comme des veuves et des fils de veuves alors que l'homme est encore vivant, mais il travaille de l'autre cĂ´tĂ© de la mer. L'AlgĂ©rie compte ses absents en permanence. Tu sais qu'en 1966, ils ont fait le recensement, ils ont mis les absents dedans aussi. La prochaine fois, ils feront quoi ? Les morts ?


NaĂŻma aimerait n'avoir peur de rien. Ce n'est pas le cas. Elle a doublement peur, croit-elle. Elle a reçu en hĂ©ritage les peurs de son père et elle a dĂ©veloppĂ© les siennes. Clarisse, sa mère, ne lui en a lĂ©guĂ© aucune. Clarisse semble ne rien craindre et NaĂŻma se dit parfois que la vie doit ĂŞtre comme les chiens : quand elle sent que l'autre n'a pas peur, elle n'attaque pas.  
 
 
Au dĂ©but de la guerre d'AlgĂ©rie, Ali n'avait pas compris le plan des indĂ©pendantistes : il voyait les rĂ©pressions de l'armĂ©e française comme des consĂ©quences terribles auxquelles le FLN, dans son aveuglement, n'avait pas pensĂ©. Il n'a jamais imaginĂ© que les stratèges de la libĂ©ration les avaient prĂ©vues, et mĂŞme espĂ©rĂ©es, en sachant que celles-ci rendraient la prĂ©sence française odieuse aux yeux de la population. Les tĂŞtes pensantes d'Al-QaĂŻda ou de Daech ont appris des combats du passĂ© et elles savent pertinemment qu'en tuant au nom de l'islam, elles provoquent une haine de l'islam, et au-delĂ  de celle-ci une haine de toute peau bronzĂ©e, barbe, et chèche qui entraĂ®ne Ă  son tour des dĂ©bordements et des violences. Ce n'est pas, comme le croit NaĂŻma, un dommage collatĂ©ral, c'est prĂ©cisĂ©ment ce qu'ils veulent : que la situation devienne intenable pour tous les basanĂ©s d'Europe et que ceux-ci soient obligĂ©s de les rejoindre.


— Bon… le problème, c'est qu'on n'a pas mis longtemps Ă  rĂ©aliser que l'indĂ©pendance, ce n'Ă©tait pas tout. Qui a dit ça – est-ce que c'est Shakespeare ? â€“ le pouvoir n'est jamais innocent. Pourquoi alors est-ce qu'on continue Ă  rĂŞver qu'on peut ĂŞtre dirigĂ© par des gens bien ? Ceux qui veulent assez fort le pouvoir pour l'obtenir, ce sont ceux qui ont des egos monstrueux, des ambitions dĂ©mesurĂ©es, ce sont tous des tyrans en puissance. Sinon ils ne voudraient pas cette place… L'Ă©lection de Ben Bella, il y en avait dĂ©jĂ  qui disaient que c'Ă©tait truquĂ©, qu'il n'aurait jamais dĂ» se retrouver Ă  cette place, qu'il avait court-circuitĂ© les nĂ©gociations internes. Moi je ne les Ă©coutais pas parce que je voulais que l'indĂ©pendance soit belle. Mais en 1965, c'est devenu difficile de croire qu'on vivait dans une dĂ©mocratie…


Elle lit, sans beaucoup de surprise, que plusieurs anciens harkis se sont vu récemment refuser le droit d'entrer sur le territoire. Un homme a été arrêté à la frontière à cause d'actes commis par son frère, ce qui la trouble davantage puisque cela laisserait entendre que la responsabilité, la culpabilité et le châtiment voyagent d'un membre à l'autre d'une même famille, sans distinction. (…)
En 1975, dĂ©couvre-t-elle enfin, l'AlgĂ©rie a empĂŞchĂ© un fils de harki de sortir du pays. C'est une situation qu'elle n'avait pas imaginĂ©e : pouvoir entrer mais pas repartir. C'est pourtant ce qui est arrivĂ© Ă  Borzani Kradaoui, âgĂ© de sept ans et venu passer des vacances Ă  Oran avec sa mère cette annĂ©e-lĂ . Les autoritĂ©s algĂ©riennes ont prĂ©tendu que le gamin ne possĂ©dait pas « l'autorisation paternelle de voyage Ă  l'Ă©tranger que la loi exige Â». Selon d'autres versions, on aurait glissĂ© Ă  la mère, laissĂ©e libre : « Tu diras Ă  ton harki de mari qu'il vienne le chercher lui-mĂŞme. Â» 


Certains garçons racontent n'ĂŞtre jamais sortis du camp en près de quinze ans : « Toujours, toujours on nous disait : Tu vas faire quoi dehors ? C'est plein de fellaghas. Ils te couperont la gorge. Et nous, comme des cons, on y a cru. Â» Ils parlent des annĂ©es passĂ©es Ă  vivre sous la fĂ©rule d'une administration de type colonial dans laquelle l'Ă©lectricitĂ© leur Ă©tait coupĂ©e tous les soirs Ă  vingt-deux heures, possĂ©der une tĂ©lĂ©vision leur Ă©tait interdit, des annĂ©es Ă  dĂ©pendre de la Croix-Rouge qui venait distribuer du lait concentrĂ© et des patates, des annĂ©es Ă  tourner en rond. Quelques-uns ont eu l'audace de percer des trous dans les clĂ´tures et se sont aventurĂ©s dans les champs voisins – ceux qui se sont fait attraper ont fini en centre de correction. Sur les images cahotantes, les garçons aux cheveux noirs, aux visages furieux et juvĂ©niles portent des vĂŞtements de vieux, des frusques d'une Ă©poque qui paraĂ®t bien antĂ©rieure aux annĂ©es 1970.     
Il n'y a pas longtemps, Sol Ă©crivait un article sur les camps de rĂ©fugiĂ©s dirigĂ©s par le HCR et, levant la tĂŞte de son ordinateur portable, elle a demandĂ© Ă  NaĂŻma :  
— Tu connais la durĂ©e moyenne passĂ©e dans un camp par rĂ©fugiĂ© ?  
Celle-ci a secouĂ© la tĂŞte.  
— Dix-sept ans. 
 
 
Elle a cette beauté fanée des grosses fleurs, qui paraissent être au summum de leur déploiement chatoyant quand déjà un simple effleurement suffirait à en détacher tous les pétales.


La plupart des choses que les femmes ne font pas dans ce pays ne leur sont mĂŞme pas interdites. Elles ont juste acceptĂ© l'idĂ©e qu'il ne fallait pas qu'elles les fassent. Tu as vu Ă  Alger le nombre de terrasses oĂą il n'y a que des hommes ? Ces bars ne sont pas interdits aux femmes, il n'y a rien pour le signaler et si j'y entre, le personnel ne me mettra pas dehors, pourtant aucune femme ne s'y installe. De mĂŞme qu'aucune femme ne fume dans la rue – et ne parlons pas de l'alcool. Moi je dis que tant que la loi ne me dĂ©fend pas les choses, je continuerai Ă  les faire, dussĂ©-je ĂŞtre la dernière AlgĂ©rienne Ă  boire une bière tĂŞte nue. (…)
On ne peut pas résister à tout, hélas. Moi je sais qu'ils ont en partie gagné parce qu'ils ont réussi à me mettre en tête que j'aurais préféré être un homme.


— Depuis qu'on a quittĂ© la ville, il n'y a plus une seule femme dehors, souffle-t-elle.
 Il hausse les Ă©paules, un peu amer :
 â€” C'est vrai que par ici, ça s'est pas mal islamisé…
 Une demi-heure plus tard, ils finissent pourtant par en apercevoir une, entourĂ©e de quelques chèvres. Ils pensent qu'elle leur tourne le dos jusqu'Ă  ce qu'ils la dĂ©passent et rĂ©alisent qu'elle porte un sitar noir si Ă©pais qu'il les empĂŞche de dĂ©terminer de quel cĂ´tĂ© se trouve son visage.


Elle ne croit pas qu'il existe des gens capables de produire un quelconque type d'œuvre sans recevoir de validation ni d'encouragement. Elle pense que ceux dont on admire l'indépendance créatrice et l'isolement ont simplement réussi à déplacer en eux-mêmes cette validation. Ils sont leur propre regard extérieur, ils se tapotent sur l'épaule en se disant qu'ils ont été braves.

 

Du mĂŞme auteur sur ce blog :

 
 



 

 

4 commentaires:

  1. Eh bien je me réjouis de l'avoir sur mes piles ! J'avais beaucoup aimé Sombre dimanche, de cette auteure.

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    1. A remonter en haut de la pile alors, Ingannmic ! Bonne prochaine lecture.

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  2. Coucou ! Je découvre avec plaisir ton blog grâce à cette chronique. J'ai aussi beaucoup beaucoup aimé ce roman, la description des sentiments, le passage des générations, la grande histoire de l'Algérie (et de la France) mêlée à la petite histoire d'une famille.

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    1. Bonjour. Moi aussi, je viens de découvrir ton blog et ton appréciation de ce livre à l'occasion de ton message. Merci de ton passage et à bientôt !

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