vendredi 31 décembre 2021

[Hashimi, Nadia] Là où brillent les étoiles

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Là où brillent les étoiles
            (Sparks like Stars)

Auteur : Nadia HASHIMI

Traductrice : Emmanuelle GHEZ

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2020,
                   en français (Hauteville) en 2021

Pages : 544

 

 

 
 

 

Présentation de l'éditeur : 

Je porte en moi un monde disparu. 
Kaboul, 1978. Sitara, dix ans, mène une vie heureuse avec sa famille au palais. Son père est le bras droit du président. Un soir, elle quitte sa chambre sur la pointe des pieds pour regarder les étoiles. Cette nuit-là, c’est le coup d’État ; aucun des siens n’y survivra. Si elle a la vie sauve, c’est grâce aux étoiles.
Mais l’orpheline n’est en sécurité nulle part dans ce pays qui a changé de visage. Confiée aux soins de deux femmes prêtes à tout pour lui assurer de meilleurs lendemains, Sitara trouve refuge aux États-Unis. Des années après son exil, le passé revient frapper à la porte, ne lui laissant d’autre choix que de retourner en Afghanistan pour faire toute la lumière sur cette nuit où sa vie a basculé et rendre hommage à ceux qui n’ont pas été sauvés par les étoiles. Ce douloureux retour aux sources est peut-être sa seule chance de se réconcilier avec le passé.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Nadia Hashimi vit avec sa famille dans la banlieue de Washington, où elle exerce le métier de pédiatre. Ses parents ont quitté l’Afghanistan dans les années 1970, avant l’invasion soviétique. Ils sont retournés dans leur pays d’origine pour la première fois en 2002 avec leur fille. Un voyage marquant qui lui permet de découvrir sous un nouveau jour l’histoire et la culture afghanes dont ses romans sont imprégnés.

 

 

Avis :

Cette nuit de 1978 éclate un coup d’état qui instaure en Afghanistan un gouvernement communiste d’obédience soviétique. Sitara, qui, à dix ans, vivait avec sa famille au palais présidentiel, échappe de peu au sort de tous les siens, abattus sous ses yeux. Elle trouve refuge chez deux Américaines du milieu diplomatique qui parviennent à lui faire gagner les Etats-Unis. Trente ans plus tard, alors qu’elle vit à New York où elle est devenue médecin, Sitara voit resurgir le passé sous les traits d’un de ses patients. Alors qu’un charnier vient d’être découvert à Kaboul, elle décide de retourner en Afghanistan dans l’espoir d’enfin comprendre toute la vérité sur la mort de ses proches.

Si la narration de Sitara est l’occasion de se plonger dans un pan d’histoire afghane, elle est surtout l’expression de la douleur des exilés qui ont dû fuir leur pays, se réinventer une vie et une identité sans que jamais la déchirure cicatrise, et qui, hantés par le passé, finissent par découvrir, lorsqu’ils y retournent enfin, des lieux si transformés qu’ils y sont devenus des étrangers. En Sitara, personnage romanesque sans aucun doute en partie nourri des blessures familiales de l’auteur, s’incarnent aussi la souffrance muette des grands traumatisés de la violence et de la guerre, la culpabilité qui fait des survivants des morts-vivants, et l’impossibilité d’envisager l’avenir sans réconciliation avec le passé.

Aussi terrible soit-il, le récit s’abstient de tout pathos et se lit facilement, dans un tourbillon d’événements propre à tenir le lecteur en haleine. L’on s’attache à la courageuse Sitara et à ces deux Américaines au grand coeur, l’on tremble des dangers qui les menacent et des risques qu’il leur faudra prendre pour sauver leur peau, et, tout en savourant les mille et un détails culturels afghans qui accompagneront les personnages en véritables madeleines de Proust, l’on s’interroge sur la responsabilité des Etats-Unis, qui, en pare-feu à l’influence soviétique, encouragèrent, pendant la guerre froide, la montée d’un intégrisme religieux dont l’Afghanistan paie aujourd’hui le prix fort.

Sur le fond coloré d’un Afghanistan cher à l’auteur, une épopée romanesque passionnante, pour mieux pénétrer les réalités du drame, qui, depuis des décennies, secoue ce pays. (4/5)

 

Citations :

— Ce regard que tu as lorsque tu sais que tu as raison, tu me rappelles tellement la légendaire Malalaï et ses cris de combat. Des hommes à moitié morts ont vaincu les Anglais grâce à elle. L’arme secrète de l’Afghanistan a toujours été ses femmes.     
— Mais, Boba, je ne suis qu’une petite fille.     
— Comment peux-tu dire ça ! Comme si une petite fille était faite d’une étoffe moins riche. As-tu oublié les mots de Rumi ? Tu n’es pas une goutte dans l’océan. Tu es l’océan tout entier contenu dans une goutte.

Avant les cours de notre répétiteur, mon père m’avait appris les termes anglais désignant les membres de la famille, s’émerveillant des similitudes avec notre langue.     
Daughter – Dokhtar.     
Mother – Madar.     
Father – Padar.     
Brother – Braadar.     
« Dans les mots les plus précieux, disait-il, les différences entre l’Est et l’Ouest s’annulent. »

Mais je sais que les enfants sont très doués pour prendre à pleines mains les citrons amers de la vie et en faire de la limonade.

Beaucoup d’adultes me traitaient comme un canari en cage, s’attendant à ce que je gazouille et batte des ailes lorsqu’ils tapaient contre les barreaux, et me demandant d’être immobile et silencieuse lorsqu’ils tournaient le dos.

Les États-Unis ont toujours été désireux de faire passer des armes et de l’argent à tous ceux qui combattaient ces maudits communistes. Les Américains n’ont pas rencontré les talibans après le 11 Septembre. C’est à ce moment-là qu’ils sont devenus l’ennemi.

 J’ai une fâcheuse tendance à dire ce que je pense, dis-je.     
— Vraiment ? Eh bien, ça vous disqualifie pour beaucoup de jobs.

La musique a un pouvoir miraculeux, les mélodies trouvent leur chemin jusqu’à une boîte noire dans les recoins de notre hippocampe. Elles peuvent nous revenir à la vitesse de la lumière, des décennies plus tard, réactivées par une image ou quelques notes.

Je me rappelle l’amusement de mon père voyant les Américains et les Russes se faire concurrence pour investir dans les ressources de notre nation.      
« Un dollar entre, deux roubles suivent. L’un construit une université, l’autre un tunnel. Un jour, j’ai dit aux Américains que les Russes préparaient un projet d’irrigation pour une des provinces. Le lendemain, les Américains ont demandé à me rencontrer pour discuter de la construction d’une autoroute. Ils se battent comme deux frères, et nous sommes leur jouet préféré. »      
Des années plus tard, j’ai appris que cette bagarre d’enfants s’appelait la guerre froide et que tout le monde, de Ronald Reagan à Rocky Balboa, était impliqué.
 
L’Ouzbékistan. La CIA avait probablement envoyé des armes et des Corans aux Ouzbeks. Le directeur semblait penser qu’attiser leur ferveur religieuse les pousserait à combattre plus ardemment les communistes sans Dieu.
(...)
Je suis une Américaine à présent, et je vois clairement ce que les ingérences de la CIA ont provoqué à travers le monde. Je n’en suis pas moins reconnaissante de ne pas avoir vu mon pays s’enliser dans les guerres, d’avoir Antonia pour mère, et de pouvoir, ici, mener la carrière dont mon père avait rêvé pour moi. Bien sûr, j’ai été sauvée ici. Mais peut-être n’en aurais-je pas eu besoin si des gens comme Leo n’avaient pas été si obsédés par la menace communiste.

Les guerriers ne mènent pas les combats en rêvant d’immortalité. Ils se lancent dans la bataille en adoptant la posture dans laquelle ils veulent qu’on se souvienne d’eux, comme s’ils posaient pour une sculpture.

C’est en hiver que les cimetières apparaissent dans leur vérité la plus profonde, quand les arbres sont dénudés, et l’herbe jaunie, aplatie contre la terre froide. Quand tout ce qui fleurit s’annonce comme une fiction, un artifice. Quand les proches récitent leurs prières en vitesse, en frissonnant dans le vent glacé.

Nous nous agitons vainement pour des choses insensées : la révolution, le martyre, les lingots d’or, poursuit-il. Alors que la seule chose pour laquelle il vaille la peine de se battre, c’est un aperçu du paradis dans cette vie.

Un passant fait un commentaire sur ma silhouette. Un autre me souffle sa fumée de cigarette au visage avec lubricité. Je retiens ma respiration et me mords la langue pour éviter d’aggraver la situation. Les femmes du monde entier ont appris cette astuce.

Je songe à l’article que j’ai lu récemment dans un magazine, décrivant l’emprise délétère de l’opium sur les Afghans, qui en fument pour oublier leur pauvreté ou apaiser leurs douleurs. Un pays traumatisé s’est auto-médicalisé avec ce qui pousse en abondance sur ses terres, avec les récoltes qui permettent aux gens de nourrir leurs familles et de satisfaire les seigneurs de guerre. L’article était accompagné d’une photo montrant une mère soufflant de cette fumée tranquillisante sur le visage de son nouveau-né, avec une expression remplie d’amour. Elle faisait cela, expliquait le journaliste, pour pouvoir rester assise devant un métier à tisser des heures durant, et nouer fil après fil de ses doigts engourdis et teintés de henné.


 

mercredi 29 décembre 2021

[Appanah, Nathacha] Rien ne t'appartient

 






Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Rien ne t'appartient

Auteur : Nathacha APPANAH

Editeur : Gallimard

Année de parution : 2021

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Elle ne se contente plus d’habiter mes rêves, cette fille. Elle pousse en moi, contre mes flancs, elle veut sortir et je sens que, bientôt, je n’aurai plus la force de la retenir tant elle me hante, tant elle est puissante. C’est elle qui envoie le garçon, c’est elle qui me fait oublier les mots, les événements, c’est elle qui me fait danser nue.
Il n’y a pas que le chagrin et la solitude qui viennent tourmenter Tara depuis la mort de son mari. En elle, quelque chose se lève et gronde comme une vague. C’est la résurgence d’une histoire qu’elle croyait étouffée, c’est la réapparition de celle qu’elle avait été, avant. Une fille avec un autre prénom, qui aimait rire et danser, qui croyait en l’éternelle enfance jusqu’à ce qu’elle soit rattrapée par les démons de son pays.
À travers le destin de Tara, Nathacha Appanah nous offre une immersion sensuelle et implacable dans un monde où il faut aller au bout de soi-même pour préserver son intégrité.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Mauricienne née en 1973, Nathacha Appanah a passé sa petite enfance à l'Ile Maurice, avant de venir s'installer en France où elle a suivi une formation dans le journalisme et l'édition. Ses romans ont été couronnés de nombreux prix littéraires.

 

 

Avis :

Depuis la mort de son mari, Tara n’est pas seulement envahie par le chagrin et la solitude. C’est tout le passé, qui, longtemps refoulé, s’invite au crépuscule de sa vie. Un passé dans un autre pays, où elle portait un autre nom, et au cours duquel, après avoir tout perdu, il lui a fallu trouver la force de survivre et de rebondir.

Quoi de plus bouleversant que d’entamer le récit d’une vie par son terme. Tara est une vieille femme dont le récent veuvage semble faire vaciller la raison. L’on ne tarde pas à réaliser qu’il ne fait que rompre les digues du passé. Avec son mari disparaît ce qui l’amarrait au présent et à son existence en France, nul n’ayant jamais su ce qu’elle avait vraiment vécu avant, tant elle s’est toujours instinctivement attachée à l’enfouir au plus secret d’elle-même. Longtemps contenus, les souvenirs n’en ressurgissent qu’avec plus de force, et la femme âgée s’efface peu à peu pour laisser revivre l’enfant et la jeune femme, intactes dans une mémoire où se mélangent désormais les époques.

En remontant le temps, la narration nous transporte quelque part en Asie, en Thaïlande peut-être, mais peu importe finalement. Elle raconte la violence et la dictature, l'humiliation et la privation de liberté, la condition des filles, qui plus est, des orphelines et des « filles gâchées », la lutte pour la survie dans un maelström de circonstances où les hasards et la chance comptent autant que la force de résilience. Tout en retenue et suggestivité, le récit laisse peu à peu crever la gangue de silence dont s’était entourée Tara, comme souvent les survivants de l’indicible. Et le lecteur découvre avec émotion la fragilité d’une reconstruction, permise par l’amour d’un homme qui n'en aura d’ailleurs jamais pleinement pris conscience, sans que jamais elle parvienne à cicatriser vraiment les blessures d’une jeunesse saccagée.

Ses personnages justes et attachants, sa narration sobre et sa tonalité douce-amère, entre ombre et lumière, confèrent émotion et profondeur à cette histoire irrémédiablement douloureuse, malgré la résilience. Jamais ne se comble l’abîme d’une enfance massacrée… Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

(…) je me rends compte qu’Amma est une très vieille femme. Son visage est strié de dizaines de rides, fines et longues. Ses traits se sont étalés sur sa face, comme s’ils avaient dégouliné avec le temps.

Elle pointe un doigt vers moi et dit, Rien ne t’appartient ici.
C’est une leçon qui me sera enseignée encore et encore, par tous les moyens possibles, jusqu’à ce que j’aie l’impression qu’elle est tatouée sur mon front.
Dans la cour passent des enfants habillés de blanc, les cheveux coupés court. À travers les carreaux de la fenêtre du bureau, ils avancent rapidement, en file indienne, tête baissée ou le regard droit devant, certains réarrangent leurs vêtements tout en marchant mais ils ne font aucun bruit et disparaissaient rapidement. Je me demande si j’ai imaginé cette nuée blanche mais je n’ose me lever pour vérifier. Je ne sais pas que, bientôt, je serai dans la file immaculée et que, de loin, moi aussi j’aurai l’air d’une enfant. Pour l’instant, ce rien ne t’appartient ici ne concerne que mon sac et ce qu’il contient. Je ne sais pas encore que ces mots englobent la robe que je porte, ma peau, mon corps, mes pensées, ma sueur, mon passé, mon présent, mon avenir, mes rêves et mon nom.

Autrefois, quelqu’un m’avait dit que les dieux et les temples étaient l’invention de ceux qui ne croyaient pas en la science mais qu’en savait-elle réellement, cette personne qui aimait ouvrir grande sa bouche et qui n’avait pas écouté quand on lui avait dit qu’elle mettait sa famille en danger ? Peut-être que ces endroits-là, où des hommes et des femmes viennent rendre grâce à des êtres imaginaires, offrent ce que la science ne peut pas donner – une matière impalpable, indicible, qui permet d’affronter le jour qui vient ?

 

Du même auteur sur ce blog :


 

 
 

 


 

lundi 27 décembre 2021

[Sarr, Mohamed Mbougar] La plus secrète mémoire des hommes

 



 

Au-delà du coup de coeur
💓💓💓

 

Titre : La plus secrète mémoire
           des hommes

Auteur : Mohamed Mbougar SARR

Parution : 2021 (Philippe Rey / Jimsaan)

Pages : 448

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

En 2018, Diégane Latyr Faye, jeune écrivain sénégalais, découvre à Paris un livre mythique, paru en 1938 : Le labyrinthe de l’inhumain. On a perdu la trace de son auteur, qualifié en son temps de « Rimbaud nègre », depuis le scandale que déclencha la parution de son texte. Diégane s’engage alors, fasciné, sur la piste du mystérieux T.C. Elimane, se confrontant aux grandes tragédies que sont le colonialisme ou la Shoah. Du Sénégal à la France en passant par l’Argentine, quelle vérité l’attend au centre de ce labyrinthe ? 

Sans jamais perdre le fil de cette quête qui l’accapare, Diégane, à Paris, fréquente un groupe de jeunes auteurs africains : tous s’observent, discutent, boivent, font beaucoup l’amour, et s’interrogent sur la nécessité de la création à partir de l’exil. Il va surtout s’attacher à deux femmes : la sulfureuse Siga, détentrice de secrets, et la fugace photojournaliste Aïda… 

D’une perpétuelle inventivité, La plus secrète mémoire des hommes est un roman étourdissant, dominé par l’exigence du choix entre l’écriture et la vie, ou encore par le désir de dépasser la question du face-à-face entre Afrique et Occident. Il est surtout un chant d’amour à la littérature et à son pouvoir intemporel.

Prix Goncourt 2021

Prix Transfuge du meilleur roman de langue française 2021

Prix Hennessy du livre 2021

Prix FETKANN ! Maryse Condé 2021, Mention Spéciale du Jury

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Mohamed Mbougar Sarr, né en 1990 au Sénégal, vit en France et a publié trois romans : Terre ceinte (Présence africaine, 2015, prix Ahmadou-Kourouma et Grand Prix du roman métis), Silence du chœur (Présence africaine, 2017, prix Littérature-Monde – Étonnants Voyageurs 2018), et De purs hommes (Philippe Rey/Jimsaan, 2018).

 

 

Avis :

Le jeune écrivain sénégalais Diégane Latyr Faye vit désormais à Paris. Il y découvre un roman oublié, Le labyrinthe de l’inhumain, qui fit brièvement sensation et scandale à sa parution en 1938, et dont on n’entendit plus jamais parler de l’auteur par la suite. Fasciné, Diégane se lance sur les traces de ce mystérieux T.C. Elimane, qualifié de « Rimbaud nègre ». Tandis que sa quête le ramène au Sénégal en passant par l’Argentine, il fréquente avec assiduité un cercle de jeunes auteurs africains, qui interrogent la création littéraire et la place de la littérature africaine.

A force de s’interroger sur ce qu’est un grand livre, il se pourrait bien que Mohamed Mbougar Sarr en ait écrit un. Car La plus secrète mémoire des hommes impressionne à plus d’un titre. Au travers d’une quête vertigineuse qui tient le lecteur en haleine, se déploient une réflexion dont l’intelligence n’a d’égale que l’humour, et une œuvre dont l’inventivité rivalise avec la beauté de son écriture. Auteurs, critiques, lecteurs… Tous les acteurs tournant de près ou de loin autour des livres se retrouvent au coeur de cette histoire subtilement enroulée autour d’une interrogation existentielle : vivre ou écrire, écrire ou ne pas écrire, en somme être ou ne pas être. Et si, face à « l’incontinence littéraire » qui voit paraître le meilleur comme le pire, l’on peut se poser la question de la valeur de l’oeuvre et de la véritable ambition de l’écriture, l’auteur interpelle aussi plus spécifiquement quant à l’espace dévolu à la littérature africaine, et quant aux difficultés de cette dernière à s’imposer sans se plier forcément aux critères d’appréciation et à la vision du monde tels qu’ils prévalent en Occident.

Tout en multipliant les rappels historiques du déséquilibre de la relation franco-africaine hérité de la colonisation, dans des passages parfois émouvants lorsqu’ils évoquent par exemple les tirailleurs sénégalais engagés aux côtés de la France, le récit incarne littéralement l’aliénation africaine dans le personnage d’Elimane. Cet auteur prodige, encensé, puis anéanti par la critique occidentale, symbolise le drame d’intellectuels africains peinant à s'imposer sans renoncer à s’affranchir des canons de la pensée et de l’écriture occidentales. Il est clairement inspiré de l’écrivain malien Yambo Ouologem, premier Africain à recevoir le prix Renaudot en 1968 pour son livre Le Devoir de violence. Cet auteur, dont la vision des rapports de l’Afrique et de l’Occident divergeait du mythe en cours à l’époque, souleva une telle polémique qu’il finit par se retirer dans la discrétion et l’oubli.

Alter ego de Diégane, l'auteur nous entraîne avec une aisance et une décontraction pleines d'humour dans un récit brillant à tout point de vue. La profondeur et l’élégance de la réflexion de cet amoureux des belles lettres, conjuguées à la virtuosité de sa construction romanesque et à la somptuosité de son écriture, m’ont séduite au-delà du coup de coeur. (6/5)

 

 

Citations : 

Mon cursus universitaire en France me mena vers une thèse de littérature que je vécus assez vite comme un exil de l’éden de l’écrivain. Je devins un doctorant fainéant, bientôt détourné de la noble voie académique par ce qui n’était plus une tentation passagère mais un désir aussi prétentieux que certain : devenir romancier. On m’avertissait : peut-être ne réussiras-tu jamais en littérature ; peut-être finiras-tu aigri ! déçu ! marginalisé ! raté ! Oui, possible, disais-je. L’increvable « on » insistait : tu pourrais finir suicidé ! Oui, peut-être ; mais la vie, rajoutais-je, n’est rien d’autre que le trait d’union du mot peut-être. Je tente de marcher sur ce mince tiret. Tant pis s’il cède sous mon poids : je verrai alors ce qui vit ou est crevé en dessous. Et puis je suggérais à « on » d’aller se faire mettre. Je lui disais : en littérature on ne réussit jamais, alors prends le train de la réussite et plante-le-toi où tu pourras.

– Je parie que tu es écrivain. Ou apprenti écrivain. Ne t’étonne pas : j’ai appris à reconnaître les gens de ton espèce au premier coup d’œil. Ils regardent les choses comme s’il y avait derrière chacune d’elles un profond secret. Ils voient un sexe de femme et le contemplent comme s’il renfermait la clef de leur mystère. Ils esthétisent. Mais une chatte n’est qu’une chatte. Il n’y a pas à baver votre lyrisme ou votre mystique en y noyant vos yeux. On ne peut pas vivre l’instant et l’écrire en même temps.
– Bien sûr que si. On peut. C’est ça, vivre en écrivain. Faire de tout moment de la vie un moment d’écriture. Tout voir avec les yeux d’un écrivain et…
– Voilà ton erreur. Voilà l’erreur de tous les types comme toi. Vous croyez que la littérature corrige la vie. Ou la complète. Ou la remplace. C’est faux. Les écrivains, et j’en ai connu beaucoup, ont toujours été parmi les plus médiocres amants qu’il m’ait été donné de rencontrer. Tu sais pourquoi ? Quand ils font l’amour, ils pensent déjà à la scène que cette expérience deviendra. Chacune de leurs caresses est gâchée par ce que leur imagination en fait ou en fera, chacun de leurs coups de reins, affaibli par une phrase. Lorsque je leur parle pendant l’amour, j’entends presque leurs « murmura-t-elle ». Ils vivent dans des chapitres. Un tiret de dialogue précède leurs paroles. Als het erop aan komt – c’est du néerlandais, ça veut dire « en fin de compte » –, les écrivains comme toi sont pris dans leurs fictions. Vous êtes des narrateurs permanents. C’est la vie qui compte. L’œuvre ne vient qu’après. Les deux ne se confondent pas. Jamais.

Le hasard n’est qu’un destin qu’on ignore, un destin écrit à l’encre invisible.

Les grandes œuvres appauvrissent et doivent toujours appauvrir. Elles ôtent de nous le superflu. De leur lecture, on sort toujours dénué : enrichi, mais enrichi par soustraction.

J’ai alors relu le livre jusqu’à l’épuisement. Lui me toise, inépuisable, et brille comme un crâne dans la nuit d’un cimetière. Le Labyrinthe de l’inhumain se referme en ouvrant la promesse d’une suite, une suite que je ne lirai peut-être jamais.
Il me suffirait de rappeler Siga D. pour avoir le fin mot de l’histoire. Je ne céderai pas à cette facilité tout de suite. Le livre se dévoilera lui-même. Je revois le regard triste de l’Araignée-mère lorsqu’elle me l’a donné. Je réentends ses mots : Je t’envie, mais je te plains aussi. Je t’envie signifie : tu vas descendre un escalier dont les marches s’enfoncent dans les régions les plus profondes de ton humanité. Je te plains signifie : à proximité du secret, l’escalier se perdra dans l’ombre et tu seras seul, privé du désir de remonter car il t’aura été montré la vanité de la surface, et incapable de descendre car la nuit aura enseveli les marches vers la révélation.

Je vais te donner un conseil : n’essaie jamais de dire de quoi parle un grand livre. Ou, si tu le fais, voici la seule réponse possible : rien. Un grand livre ne parle jamais que de rien, et pourtant, tout y est. Ne retombe plus jamais dans le piège de vouloir dire de quoi parle un livre dont tu sens qu’il est grand. Ce piège est celui que l’opinion te tend. Les gens veulent qu’un livre parle nécessairement de quelque chose. La vérité, Diégane, c’est que seul un livre médiocre ou mauvais ou banal parle de quelque chose. Un grand livre n’a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou découvrir quelque chose, mais ce seulement est déjà tout, et ce quelque chose aussi est déjà tout.

Je me rappelle l’avoir suspecté, voire détesté au début, lorsqu’en aérolithe brut il avait fait irruption dans le milieu des lettres, collectionnant prix, admiration et lauriers avec un détachement dont je ne savais s’il confinait à l’humilité ou à l’arrogance. Ce Musimbwa, disais-je, n’est qu’une mode, et à force d’être dans l’air du temps il finira enrhumé, comme tant d’autres que l’époque avait fini par moucher après l’encensement sacramentel. Je n’avais évidemment pas encore lu une seule phrase de lui à ce moment-là. Il m’avait suffi de le faire pour passer de la jalousie à l’envie, puis de l’envie à l’admiration, et l’admiration muait parfois en désespoir absolu devant la certitude que je n’aurais jamais son talent.

Nous nous rencontrâmes et notre amitié commença ainsi : dans la forge des lectures communes, des rejets partagés, des désaccords mineurs, de l’affinité des passions, de la saine émulation, de la rivalité amicale et nécessaire et virile et parfois orageuse, de la proximité des âges, des déambulations infinies parmi l’hétéroclite et surprenant cortège de la nuit. Mais, par-dessus tout, ce qui m’avait lié à lui était la même foi désespérée qu’on plaçait dans l’entéléchie de la vie qu’incarnait pour nous la littérature. Nous ne pensions pas du tout qu’elle sauverait le monde ; nous pensions en revanche qu’elle était le seul moyen de ne pas s’en sauver.

Mais pourquoi continuer, tenter d’écrire après des millénaires de livres comme Le Labyrinthe de l’inhumain, qui donnaient l’impression que plus rien n’était à ajouter ? Nous n’écrivions ni pour le romantisme de la vie d’écrivain – il s’est caricaturé –, ni pour l’argent – ce serait suicidaire –, ni pour la gloire – valeur démodée, à laquelle l’époque préfère la célébrité –, ni pour le futur – il n’avait rien demandé –, ni pour transformer le monde – ce n’est pas le monde qu’il faut transformer –, ni pour changer la vie – elle ne change jamais –, pas pour l’engagement – laissons ça aux écrivains héroïques –, non plus que nous ne célébrions l’art gratuit – qui est une illusion puisque l’art se paie toujours. Alors pour quelle raison ? On ne savait pas ; et là était peut-être notre réponse : nous écrivions parce que nous ne savions rien, nous écrivions pour dire que nous ne savions plus ce qu’il fallait faire au monde, sinon écrire, sans espoir mais sans résignation facile, avec obstination et épuisement et joie, dans le seul but de finir le mieux possible, c’est-à-dire les yeux ouverts : tout voir, ne rien rater, ne pas ciller, ne pas s’abriter sous les paupières, courir le risque d’avoir les yeux crevés à force de tout vouloir voir, pas comme voit un témoin ou un prophète, non, mais comme désire voir une sentinelle, la sentinelle seule et tremblante d’une cité misérable et perdue, qui scrute pourtant l’ombre d’où jaillira l’éclair de sa mort et la fin de sa cité.

Alors que le dernier roman de Salifu recevait l’habituel et hypocrite concert d’éloges de ceux qui n’avaient plus besoin de lire un auteur installé pour le célébrer, Sanza publia une rugueuse critique. Pavé dans le marigot. Tout le monde en prit pour son grade : le pauvre Salifu et son Noir d’ébène, bien sûr, mais aussi les journalistes et les critiques, qui n’évaluaient plus les livres mais les recensaient, entérinant l’idée que tous les livres se valent, que la subjectivité du goût constitue l’unique critère de distinction et qu’il n’y a pas de mauvais livres, seulement des livres qu’on n’a pas aimés ; et les écrivains, qui avaient banni de leur travail toute exigence de langue ou de création, se contentant de produire de plates copies du réel qui ne demandaient aucun effort poussé à l’abstraction omnipotente et tyrannique qui s’appelait le « Lecteur » ; et la masse des lecteurs, qui cherchaient dans les livres un plaisir facile, divertissant, cousu d’émotions simples moulées dans des phrases simplifiées – celles, disait Sanza, qui excédaient rarement neuf mots, ne s’écrivaient toujours qu’au présent de l’indicatif et bannissaient toute subordonnée ; et les éditeurs, valets du marché, occupés à susciter et vendre des produits formatés plutôt que d’encourager la singularité littéraire.

Dans le groupe, il y avait aussi Eva (ou Awa) Touré, une influenceuse franco-guinéenne au sujet de laquelle il y a à la fois beaucoup et peu à dire. Eva Touré milite pour toutes les bonnes causes morales du temps, en plus d’être entrepreneure, coach en self-empowerment, mannequin de la diversité, exemple galactique. Évidemment, comme c’était à craindre, et puisque l’incontinence littéraire est une des maladies les plus répandues de l’époque, elle n’a pu se retenir d’écrire. Ainsi surgit des ténèbres L’amour est une fève de cacao, que je tiens pour une négation méthodique de l’idée même de littérature. C’était un roman hypnotique et nul. Il marcha du feu de Dieu. Il faut dire qu’avec ses deux cent mille abonnés sur Instagram, Eva Touré disposait d’un public fidèle, pour qui tout ce qui émanait d’elle était une onction divine. Ce lectorat étendu et fanatique, prêt à mourir pour elle, faisait reculer les plus valeureux critiques. Même Sanza, pour ne pas essuyer dans les réseaux sociaux les cyclones de merde que les disciples de la déesse déchaînaient contre tout hérétique qui relativisait son œuvre, avait renoncé à publier le compte rendu qu’il avait fait de L’amour est une fève de cacao.

C’est vrai, Faye, c’est vrai : passer nos soirées à parler de livres, à discuter du milieu littéraire et de sa petite comédie humaine, peut paraître suspect, malsain, ennuyeux, voire triste. Mais si les écrivains ne parlent pas de littérature, je veux dire, s’ils n’en parlent pas de l’intérieur, en praticiens, en hantés et en habités, en amoureux, en fous, en folles furieuses, ceux et celles pour qui elle signifie l’essentiel, même si l’essentiel se déguise parfois en anecdote ou en futilité, qui le fera ? C’est peut-être une idée insupportable, dégueulasse et bourgeoise, mais il faut l’accepter. C’est ça notre vie : essayer de faire de la littérature, oui, mais aussi en parler, car en parler est aussi la maintenir en vie, et tant qu’elle sera en vie, la nôtre, même inutile, même tragiquement comique et insignifiante, ne sera pas tout à fait perdue. Il faut faire comme si la littérature était la chose la plus importante sur terre ; il se pourrait parfois, rarement mais tout de même, que ce soit le cas et que certains doivent en attester. Nous sommes ces témoins, Faye.

J’ai atteint le stade terminal de l’immigration : je ne crois plus simplement à la possibilité du retour : je me suis convaincu de son imminence et persuadé de regagner le temps passé loin des miens. Ces tragiques espérances me font vivre autant qu’elles me tuent : j’affecte de croire que je rentrerai bientôt chez moi, que tout y sera inchangé et que je pourrai rattraper. Le retour qu’on rêve est un roman parfait – un mauvais roman donc.
Quelque chose se meurt. Le monde que j’ai quitté a disparu dès que je lui ai tourné le dos. J’ai cru, l’habitant et y ayant enterré, comme un trésor, mon enfance, qu’il était devenu indestructible par la seule grâce de ce don. J’ai cru à sa loyauté éternelle pour mon existence passée. Rien n’était plus chimérique : le monde jadis aimé n’a pas signé de pacte de fidélité. Sitôt m’en étais-je absenté qu’il s’éloignait déjà dans le tunnel du temps. Je regarde sa ruine : ce qui m’attriste dans ces moments-là n’est pas le fait que ce monde ait été détruit : ce monde était vivant, c’est-à-dire mortel ; ce qui me chagrine, c’est qu’il ait été détruit si facilement quand je pensais lui avoir donné les ressources pour tenir.

À certains qui sont partis, il faut souhaiter qu’ils ne rentrent jamais, bien que ce soit leur plus profond désir : ils en mourraient de chagrin. Mes parents me manquaient mais je craignais de les appeler ; le temps passait ; et, autant j’étais triste de ne pas les entendre me raconter ce qui arrivait dans leur vie, autant m’effrayait l’idée qu’ils me le disent, car je savais au fond ce qui arrivait vraiment dans leur vie. C’était ce qui arrivait dans toute vie : ils se rapprochaient de la mort. Je ne les appelais pas et j’en souffrais ; je les appelais et j’en souffrais aussi, peut-être même davantage.

On s’offrit d’abord aux secousses galvaniques de la nuit à peine nubile, verte comme une jeune mangue. Puis tout s’adoucit ; la lune mûrit, prête à tomber du ciel. Nous pendions aux bras d’heures cotonneuses, vestibules de somptueux rêves qu’on ne faisait qu’à condition de rester éveillés.

J’étais peut-être un masochiste de l’amour, un de plus. Je pratiquais sur le court des sentiments une partie de tennis avec un partenaire invisible. J’envoyais mes « je t’aime » par-dessus le filet. Ils disparaissaient dans la nuit de l’autre bord ; j’ignorais s’ils me seraient renvoyés – et c’était précisément du supplice de ce doute que je tirais un obscur plaisir. Car incertitude ne signifiait pas désespoir ; et du silence d’Aïda, comme du chaos primitif, pouvait jaillir en quelques mots la lumière de la vie. J’avais assez de balles. Je resservais. J’étais prêt à un match marathon.

Elimane a été une sorte de premier homme qui, banni du paradis, n’a pu trouver refuge qu’en ce même paradis, mais en sa face cachée. En son revers. Et quel est le revers du paradis ? Hypothèse : le revers du paradis n’est pas l’enfer, mais la littérature. Signification : il ne restait à Elimane qu’à mourir (ou ressusciter ?) par l’écriture après qu’on l’avait tué comme écrivain.

Je n’ai que des souvenirs malheureux du Zaïre. Les mauvais, bien sûr. Mais aussi les bons. Je veux dire que rien n’attriste un homme comme ses souvenirs, même quand ils sont heureux.

Les gens ne sont pas de la matière littéraire toujours disponible, de la phrase en devenir que tu tricotes dans ton esprit avec un sourire ironique. Tu sais ce que Musimbwa a de plus que toi ? Vous vous ressemblez sur de nombreux points, mais lui sait voir les gens. Il est sur terre avec eux. Il baise quand il faut baiser, boit quand faut boire, réconforte quand il peut, ne craint pas de se livrer, de se tromper. C’est un homme. Il n’en est que meilleur écrivain. Il est chaleureux. Toi, tu es froid. Aveugle aux gens, au monde. Tu te crois écrivain. L’homme en toi en meurt. Tu comprends ?

Au commencement est la mélancolie, la mélancolie d’être un homme ; l’âme qui saura la regarder jusqu’à son fond et la faire résonner en chacun, cette âme seule sera l’âme d’un artiste – d’un écrivain.

– Tokô Ousseynou, qui est le plus à plaindre entre l’aveugle qui n’a jamais vu, l’aveugle de naissance, et un aveugle comme toi, un aveugle qui l’est devenu après avoir vu ? Qu’est-ce qui est pire : ne jamais avoir vu et désirer voir, ou avoir vu ? J’avais réfléchi plusieurs jours sans pouvoir me décider. Je lui avais alors demandé son avis.
– Je crois que le plus malheureux est celui qui a vu, Tokô Ousseynou.
– Pourquoi ? Parce qu’il a vu la beauté du monde, que cette beauté lui manque, et que le manque ou le regret est plus douloureux que le désir ?
– Non, m’a-t-il répondu. Il est plus malheureux parce qu’il vit dans le souvenir qu’il a de la beauté du monde. Mais il ne sait pas que son souvenir n’existe plus car le monde change. Il a une beauté pour chaque jour. Mais l’aveugle qui a vu est surtout malheureux parce que le souvenir l’empêche d’imaginer. Il consacre tant d’énergie à ne pas oublier qu’il en oublie être capable de réinventer ce qu’il a vu, et d’inventer ce qu’il ne verra plus. Et un homme sans imagination, aveugle ou pas, est toujours malheureux.

Je me dis : évidemment que non, Diégane, bien sûr que non, ne sois pas bête : au fond de lui, même si les apparences suggèrent toujours l’inverse, même si c’est vers l’inconnu que le porte le mouvement de son existence, aucun homme ne pense au futur. Notre préoccupation profonde concerne le passé ; et tout en allant vers l’avenir, vers ce qu’on devient, c’est du passé, du mystère de ce qu’on fut, qu’on se soucie. Cela n’a rien à voir avec une nostalgie funèbre. C’est simplement qu’entre ces deux questions qui cachent une angoisse de la même nature : que vais-je faire ? et qu’ai-je fait ?, c’est cette dernière qui est la plus grave : elle ferme toute possibilité d’une correction, d’une nouvelle chance. Dans qu’ai-je fait ? sonne aussi le glas du c’est fait pour l’éternité. C’est la question de l’honnête homme qui commet un crime dans un accès de fureur, et qui, après l’acte, redevenu lucide, se tient la tête : qu’ai-je fait ? Cet homme sait ce qu’il a fait. Mais son angoisse, son horreur viennent surtout de ce qu’il sait aussi qu’il ne peut défaire, réparer ce qu’il a fait. C’est parce qu’il lui donne la conscience tragique de l’indéfectible, de l’irréparable, que le passé est ce qui inquiète le plus l’homme. La peur de demain porte toujours, même infime, même quand on sait qu’il peut être déçu et le sera probablement, l’espoir des possibles, du faisable, de l’ouvert, du miracle. Celle du passé ne porte rien que le poids de sa propre inquiétude. Et même le remords ou les repentirs ne suffisent pas à modifier le caractère irrévocable du passé ; bien au contraire : ils le confirment même dans son éternité. On ne regrette pas seulement ce qui a été ; on regrette aussi et surtout ce qui sera à jamais.

On croit, avec la force de l’évidence, que c’est le passé qui revient habiter et hanter le présent. Il faudrait considérer que la proposition inverse soit aussi vraie sinon davantage, et que ce soit nous qui hantions sans jamais leur laisser de repos ceux qui nous ont précédés. Nous sommes les vrais fantômes de notre histoire, les fantômes de nos fantômes.

Le monde est vraiment mystérieux, pensai-je alors en regardant le ciel : pour la lumière des étoiles, l’ombre s’incarne dans la lumière du jour.

Si je prenais la littérature et la poésie au sérieux, si je voulais écrire, me disait Gombrowicz, il n’y avait pas d’autre voie que l’exigence, le don absolu de soi à la création. Il me citait une phrase de Vladimir Holan, un poète tchèque : « De l’esquisse à l’œuvre, le chemin se fait à genoux. » Et il ajoutait : Ce chemin est sans fin.

Chérif coupa le son du téléviseur. Pendant quelques minutes, nous regardâmes le président parler sur l’écran, sans entendre ses mots. Ses lèvres s’ouvraient et se refermaient sur le silence. Il mastiquait le vide avec force.
– C’est exactement ce que vit le pays, constata Chérif. Nos dirigeants nous parlent de derrière un écran, une vitre qu’aucun son ne traverse. Personne ne les entend. Ça ne changerait rien si on les entendait. On n’en a plus besoin pour savoir qu’ils ne disent pas la vérité. Le monde derrière la vitre est un aquarium. Nos dirigeants, par conséquent, ne sont pas des hommes mais des poissons : des mérous, des cabillauds, des silures, des espadons, des brochets, des morues, des soles et des poissons-clowns. Et beaucoup de requins, bien sûr. Mais le pire, quand on regarde leurs visages de poissons, c’est qu’ils semblent nous dire : à notre place, vous ne feriez pas mieux. Vous décevriez comme nous décevons.

Je ne dis pas que la littérature ne sert à rien. C’est parce que j’ai une crainte et une dévotion sacrées pour la littérature que je ne serai jamais écrivain. Je te dis qu’il vaut mieux ne pas écrire si tu n’as pas au moins l’ambition de faire trembler l’âme d’une personne.

J’entends quelquefois dire qu’il faut rester fidèle à l’enfant qu’on a été. C’est la plus vaine ou funeste ambition qu’on puisse avoir au monde. Voilà un conseil que je ne donnerai jamais. L’enfant qu’on a été jettera toujours un regard déçu ou cruel sur ce qu’il est devenu adulte, même si cet adulte a réalisé son rêve. Cela ne signifie pas que l’âge adulte soit par nature damné ou truqué. Simplement, rien ne correspond jamais à un idéal ou un rêve d’enfance vécu dans sa candide intensité. Devenir adulte est toujours une infidélité qu’on fait à nos tendres années. Mais là réside toute la beauté de l’enfance : elle existe pour être trahie, et cette trahison est la naissance de la nostalgie, le seul sentiment qui permette, un jour peut-être, à l’extrémité de la vie, de retrouver la pureté de jeunesse.

Mais toutes ces désillusions dessinent pour nous une leçon, Faye. Au fond, qui était Elimane ? J’ignore sur quelles pistes ton enquête t’a mené ces dernières semaines. Mais je vois une réponse possible : Elimane était ce qu’on ne devait pas devenir et qu’on devient lentement. Il était un avertissement qu’on n’a pas su entendre. Cet avertissement nous disait, à nous écrivains africains : inventez votre propre tradition, fondez votre histoire littéraire, découvrez vos propres formes, éprouvez-les dans vos espaces, fécondez votre imaginaire profond, ayez une terre à vous, car il n’y a que là que vous existerez pour vous, mais aussi pour les autres. Au fond, qui était Elimane ? Le produit le plus abouti et le plus tragique de la colonisation. Il était la réussite la plus éclatante de cette entreprise, devant les routes goudronnées, l’hôpital, les catéchèses. Devant nos ancêtres les Gaulois ! Quel crime de lèse-Jules Ferry ! Mais Elimane symbolisait aussi ce que cette même colonisation avait détruit avec son horreur naturelle chez les peuples qui l’avaient subie. Elimane voulait devenir blanc, et on lui a rappelé que non seulement il ne l’était pas, mais encore qu’il ne le deviendrait jamais malgré tout son talent. Il a donné tous les gages culturels de la blanchité ; on ne l’en a que mieux renvoyé à sa négreur. Il maîtrisait peut-être l’Europe mieux que les Européens. Et où a-t-il fini ? Dans l’anonymat, la disparition, l’effacement. Tu le sais : la colonisation sème chez les colonisés la désolation, la mort, le chaos. Mais elle sème aussi en eux – et c’est ça sa réussite la plus diabolique – le désir de devenir ce qui les détruit. Voilà Elimane : toute la tristesse de l’aliénation.

À ma droite, le crépuscule se déploie comme filmé au ralenti. Le fil aiguisé de l’horizon a d’abord tranché l’iris du soleil à l’horizontale, en son milieu exactement, comme chez Buñuel ; il s’est ensuite répandu, du lumineux œil crevé, une mer de cinabre que brochent de petits éclats indigo et bleus, profonds, presque noirs, qui croissent et muent ensuite en grandes tumeurs sur le corps du ciel. La nuit tombe avec douceur sur le monde, comme une feuille à la surface d’un lac.

Les âmes qui prétendent le fuir courent en réalité derrière le passé et finissent, un jour ou l’autre, par le rattraper dans leur futur. Le passé a du temps ; il attend toujours avec patience au carrefour de l’avenir ; et c’est là qu’il ouvre à l’homme qui pensait s’en être évadé sa vraie prison à cinq cellules : l’immortalité des disparus, la permanence de l’oublié, le destin d’être coupable, la compagnie de la solitude, la malédiction salutaire de l’amour.

 


 

samedi 25 décembre 2021

[Bortnikov, Dimitri] L'agneau des neiges

 

 

 

 

J'ai aimé

 

Titre : L'agneau des neiges

Auteur : Dimitri BORTNIKOV

Parution : 2021 (Rivages)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Au nord de la Russie, au bord de la mer Blanche, Maria, une jeune infirme, née au lendemain de la Révolution, apprend à survivre. Au fil des années, ballotée de région en région, elle s’illustre par son courage. Après la perte de ses êtres chers, elle se retrouve à Léningrad dont elle affronte le blocus par les forces nazies avec abnégation. En charge de douze orphelins, elle mettra tout en œuvre pour les protéger jusqu’à se sacrifier pour les sauver de la famine et de la mort.

Dimitri Bortnikov nous livre ici un roman magistral, où la trace de l’intime rejoint celle de la grande Histoire.

  

Un mot sur l'auteur : 

Né en Russie en 1968, Dimitri Bortnikov vit aujourd'hui en France. 
Son premier roman Le syndrome de Fritz a obtenu le Booker Prize russe et le prix National best-seller en 2002. Il a aussi publié Svinobоurg en 2003, La belle endormie en 2005, Repas de morts en 2011 et Face au Styx en 2017.

 

 

Avis :

Née au nord de la Russie après la Révolution, la jeune infirme Maria perd un à un les siens et, poussée par la misère, se retrouve contrainte d’aller tenter sa chance toujours plus loin. Elle parvient ainsi à Léningrad et trouve à s’y employer dans un orphelinat. Le siège de la ville par la Wehrmacht lors de la seconde guerre mondiale la force à fuir avec les douze seuls enfants survivants.

Cette histoire racontée avec la naïveté d’un conte est tout simplement terrible. Un petit bout de femme, que tout laissait présumer aussi fragile qu’un fétu de paille dans le vent de l’Histoire, résiste à toutes les épreuves - handicap, misère, famine, solitude – pour devenir, malgré elle, l’incarnation anonyme du courage et de l’abnégation. Aux côtés de la jeune Maria, vouée dès la naissance à une existence misérable et insignifiante, et qui traverse les terrifiants soubresauts de son époque avec la patience têtue des êtres habitués à faire impassiblement avec le pire, sans même songer à se plaindre, c’est toute l’histoire du petit peuple de Russie, pendant les années trente et quarante, que l’on traverse à hauteur d’une âme simple, que les vicissitudes ne parviennent pas à altérer.

Toujours au plus près du ressenti et du quotidien des personnages, au travers d’une foule de ces détails infimes qui font pourtant la couleur d’une vie, le texte ne se départit jamais d’un parti-pris narratif aussi déconcertant qu’efficace quant à l’effet recherché. S’il n’a cessé de me rebuter, au point de me gâcher une bonne partie de mon plaisir de lecture, il contribue fortement à l’atmosphère et au ton si particuliers du roman. Son expression exaltée et emphatique, ses salves de phrases brèves, souvent sans verbe, mitraillées de points d’exclamation, mais aussi ses formules imagées, formulées avec une spontanéité simple et presque naïve, dans une langue très orale, créent l’impression d’écouter un témoin de ces temps anciens narrer ses souvenirs, discrètement teintés d’un parfum de mélancolie et de légende épique.

Travaillé jusque dans son style en un puissant hommage à ces innombrables très modestes anonymes, qui, du temps des grands-parents de l’auteur, ont payé un si lourd tribut à l’Histoire en Russie, ce roman est de ceux qui vous impressionnent par leurs qualités, même si elles en rendent aussi la lecture quelque peu ingrate. (3,5/5)

 

Citations :

Les prêtres disent que ce sont les anges ivres qui troublent l’eau des yeux des nouveau-nés en se baignant dedans…

Et son père, ah son père ! Il était grand, lui… L’homme du Nord, lui. L’homme taiseux, les yeux bleus aussi, mais clairs-clairs. Et si calmes, si calmes… Jamais esclave, jamais serf. Un Pomor. Le peuple pêcheur. Toujours libre. Tout droit il était, son père. Tête haute comme un homme né sous les hauts plafonds. Comme tous les Pomors, il paraît… La mer pour sol, le ciel pour plafond.
(...)
Et sa mère… Oh, sa mère… Petite femme de la Volga. D’abord joyeuse, insouciante et maligne, comme seules les jeunes esclaves peuvent l’être. Et puis – increvable comme un dé à coudre en fer ! Visage minuscule, un nœud bien serré, becqueté par la variole. Jamais une plainte… Et pourtant ! D’une servitude à l’autre… Les mains dans la terre, les pieds dans la boue, comme on dit. De mère en fille, de père en fils. Le dos vers le ciel, les yeux dans la terre… Eh oui. Du berceau au cercueil. Pour arriver à : « Si tu ne t’habitues pas – tu crèves, et si tu ne crèves pas – tu t’y habitues. »
Sa mère… Ni vieille ni jeune… Âgée de deux fils, de trois mort-nés, et là – une fille, ni morte ni vivante… Silencieuse. Petite vie aux yeux grands ouverts… Minuscule animal dans une chapka comme berceau… Ça tient à quoi tout ça… À une prière peut-être… Au-dessus de l’abîme suspendu à un cheveu. Faible chiot… Une graine dans la neige.

 « Quelle pluie…, elle répétait, quelle pluie… Il pleut même entre les gouttes ! »

La prière, c’est comme un pont. Un pont de nulle part à nulle part où l’âme humaine se promène. C’est comme le vin… L’ivresse c’est aussi un pont où les âmes se baladent.

Sur les berges, la glace avait déjà saisi les feuilles mortes… Une fine couche comme du verre couvrait l’eau. La rivière respirait encore, mais sans bruit… Plus de clapotement. La Dvina s’endormait de plus en plus profond. Et les eaux étaient vides… Les poissons s’abritaient dans les profondeurs. Aucun mouvement à la surface. Rien. Juste les eaux grises, les eaux désertes… Aucune âme à pêcher…
(…)
 Le fleuve en automne est une cathédrale sans plafond. L’homme sur le fleuve endormi parle bas comme dans une église vide. 
 
Les gosses du village à côté et les orphelins ne se mélangeaient pas. Même pas dans les jeux. Même pas dans des batailles de boules de neige. Jamais. Ne se détestaient pas vraiment, non, mais se méfiaient de loin. Les gosses du village traitaient les orphelins de « Voleurs de crottes de nez » et les orphelins les appelaient « Morves à maman ». Mais à l’approche de la Saint-Sylvestre – les gosses du village enviaient les orphelins. Ceux-là avaient un sapin ! Et pas n’importe lequel… Pas une brosse à dents décorée ! Ah non, un sapin immense… Un arbre fait de trois sapins. Et surtout – les lumières, ah oui, la salle devenait magique durant trois soirs. Le soleil couché, les gosses du village louchaient sur ce palais enchanté, devenant d’un coup – de petits vieillards, comme tous les envieux.

Tranquille. Il avait en lui comme un secret. Comme une sorte de joie… Un feu stable, et chacun pouvait se réchauffer auprès de son feu. Cette flamme qui s’allume dans ceux qui ont tout vu. Qui n’ont plus rien à perdre sinon leurs bottes.

C’est, peut-être, vrai ce qu’on dit : appelez un homme – porc pendant trois ans, il finira par grogner. Traitez un garçon de « fils de pute » – il finira par mettre sa mère sur le trottoir…


 

jeudi 23 décembre 2021

[Bégué, Régis] Rodrigo

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Rodrigo

Auteur : Régis BEGUE

Parution : 2022 (Lucien Souny)

Pages : 264

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Je m’appelle Rodrigo. Rodrigo Ganos. Je suis né le 15 mai 1945 à Buenos Aires.
Ainsi commence le cahier découvert en même temps qu’un cadavre, dans un appartement du Sud-Ouest. Le gendarme, le flic et la légiste décident de le lire ensemble, espérant y trouver l’explication du meurtre. Ils y suivront la vie tourmentée de Rodrigo, un innocent présumé coupable, et ils comprendront que ni les méandres de l’Histoire ni ceux de son histoire personnelle ne permettent de dénouer l’intégralité de l’énigme. Il leur manque un élément, un élément crucial.

Après S.N.O.W et Fatales négligences, Régis Bégué signe ici son troisième polar. Rodrigo est peuplé de personnages complexes, attachants souvent, terrifiants parfois, tantôt accusés à tort ou à raison et généralement minés par un sentiment de culpabilité. Leurs destins se croisent, leurs points de vue se conjuguent pour raconter une histoire à plusieurs tiroirs, et la tension va crescendo.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Formé aux mathématiques, à l’économie et au commerce, c’est par hasard que Régis Bégué entre dans la finance, en 1994. D’abord courtier, il est aujourd’hui gestionnaire dans une grande institution. Un détail d’importance puisque ce nouveau polar prend corps sur fond d’intrigue financière et de spéculation boursière. Ce métier exigeant nécessite des soupapes d’aération et d’oxygène. Il les a trouvées avec l’écriture, mais également le piano, la peinture, le théâtre, le chant ! En 2000, il s’est attelé à son premier roman, Les cimes ne s’embrassent pas, dans lequel il a créé le village imaginaire de Saint-Ravèze, que l’on retrouve dix-huit ans plus tard dans S. N. O. W. Entre les deux, il n’a jamais vraiment posé la plume ni abandonné le clavier de l’ordinateur – ni même celui du piano ! Et tant qu’il aura des histoires à raconter et qu’il y aura des gens pour les lire, les aimer et les écouter, il continuera ! Il est né, a grandi et réside en région parisienne.

 

Retrouvez mon interview de Régis Bégué en octobre 2019.

 

 

Avis :

A côté du cadavre découvert dans un appartement du Sud-Ouest de la France, la police trouve un cahier. Il s’agit du journal d’un dénommé Rodrigo Ganos, né en 1945 à Buenos Aires. De l’Argentine à la France en passant par le Maroc, s’y dévoile le parcours mouvementé d’un homme faussement accusé dans une vaste affaire, où s’entremêlent inextricablement les intérêts privés et les ingrédients de l’Histoire. Mais, si la narration finit par faire tomber les faux-semblants un à un, il en est un tout dernier, exclu du cahier, dont le lecteur sera un des rares complices…

Roulés dans la farine : c’est le sort que nous réserve Régis Bégué, en jouant d’un principe narratif que ne désavouerait pas Romain Puértolas. Autrement dit, si le déroulé de l’intrigue tient en haleine au long de ses intrications pleines de mystères et de surprises, il est une donnée de départ sans laquelle la perspective du récit reste faussée, et dont la découverte ultime stupéfiera le lecteur tombé dans le panneau. Cette pincée finale de malice vient couronner le long dessillement d’un personnage cerné depuis l’enfance par le mensonge, et qui, sans un incident l’amenant à en effeuiller toutes les couches une à une, aurait bien pu ne jamais perdre ses illusions.

Ainsi, les aventures dramatiques du narrateur n’en finissent plus de le faire tomber de Charybde en Scylla. Et si, lors de l’interrogatoire musclé du début, l’on ne peut d’abord complètement se défendre d’un certain scepticisme quant à la réelle crédibilité de l’intrigue, l’on se laisse vite emporter par les tribulations de ce personnage obligé d’ouvrir les yeux sur les terribles ambivalences de son entourage. Il faut dire que l'auteur s’en donne à coeur joie, multipliant comme à son habitude les protagonistes ni chair, ni poisson, en gros tous capables du meilleur comme du pire en fonction des situations et de leurs intérêts. Malgré tout, dans cet imbroglio où le mal et le bien s’interpénètrent souvent, entourant d’un certain trouble la notion de culpabilité, émergent quelques pépites de vraie humanité préservée, la plus belle étant indéniablement la solidarité désintéressée d’une poignée d’habitants d’un misérable village marocain.

Sans jamais cesser de s’amuser, lorsqu’il nous mène en bateau ou parsème son texte de ses petites madeleines des années quatre-vingts, Régis Bégué nous livre un polar réussi, plein de vrais et faux tiroirs, où bien des secrets se dérobent sous la surface de la normalité. Mais les pires salauds ne sont-ils pas aussi des hommes ordinaires ? (4/5)

 

 

Citation :

- Dans les années trente, l'Europe entière était antisémite, persuadée que le complot juif international était à l'oeuvre pour sucer le sang des enfants de la patrie. C'était la croyance commune. Bousquet ne la partageait ni plus ni moins qu'un autre. Je vais t'étonner encore plus : j'ai rarement croisé un regard aussi franc que celui de ce type. Il est convaincu d'avoir fait de son mieux. Il n'est pas traversé par une once de remords, tu vois. Combien de milliers de personnes sont mortes dans les camps à cause de lui, il l'ignore. Il n'a gardé en mémoire que celles que son zèle collaborationniste a pu sauver. Et il est vrai que certaines ont pu être épargnées grâce à lui, grâce à son action... A commencer par Miterrand, tiens, qui ne serait peut-être plus de ce monde sans son intervention. Oui, c'est sans doute ce qui explique l'étrange fidélité, politiquement risquée, du président à l'ancien préfet. Il lui doit la vie sauve, tout simplement.
- Mais enfin, Bousquet est responsable de ces deux crimes contre l’humanité que sont la rafle du Vel’d’Hiv et celle de Marseille ! Le scandale, c’est qu’il n’ait pas été puni et qu’il ait pu faire une carrière brillante dans le privé, gardant des amis haut placés. C’est révoltant !
David me toise avec une certaine bienveillance mêlée d’une forme de condescendance.
- Oui, bien sûr, tu as raison. Ajoutons même que tout ce beau linge ne s’est pas ému le moins du monde de faire affaire avec ce personnage funeste. Mais il est indéniable que personne ou presque, à l’époque, ne l’a considéré comme un monstre. On n’a voulu voir en lui que le fonctionnaire discipliné, l’exécutant méthodique de la politique de Laval. Et c’est sans doute ce qu’il a été : un rouage de l’horreur. Et Bousquet lui-même, dans son for intérieur, se croit innocent. On pourra le rejuger et le recondamner cent fois, il y a quelque chose qu’on ne pourra jamais faire, même avec toutes les menaces, les cours d’assise et les prisons de la planète, c’est ébranler sa conscience ou susciter ses remords. Il mourra l’âme en paix, convaincu du bien-fondé de son action. Les plus grandes exactions ne sont pas commises par d’abominables criminels assoiffés de sang, mais par des types normaux, de caractère zélé, soumis par vocation aux autorités jugées légitimes. Voilà ce que je pense.

 

Du même auteur sur ce blog :


 


 

mardi 21 décembre 2021

[Cuvellier, Vincent - Deloye, Olivier] La fille du Président - Tome 1 : Premier Tour

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La fille du Président
            Tome 1 - Premier tour

Auteur : Vincent CUVELLIER
                Olivier DELOYE

Parution : 2021 (Auzou)

Pages : 56

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

Emilienne est une fillette comme les autres, sauf que depuis hier, elle est la fille du Président de la République. Propulsée à l'Élysée, elle doit se faire à sa nouvelle vie et comprendre comment fonctionne "Le Protocole" ! Pendant ce temps, le chef de l'opposition, jaloux et colérique, cherche à créer le scandale qui fera tomber le Président. Et s'il s'intéressait de plus près à Emilienne ? Heureusement, Jean-Kevin, le courageux fils du garde du corps du Président, veille au grain.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Vincent Cuvellier est un auteur français. Il a publié plusieurs dizaines de livres dans des domaines aussi variés que le roman, les albums, la BD, le documentaire, la presse, des essais, des livrets musicaux, principalement pour la jeunesse.Il est également le créateur de la série du petit garçon têtu Émile illustrée par Ronan Badel. En 2020, son ouvrage jeunesse Le temps des Marguerite, illustré par Robin est adapté au cinéma sous le titre L'Aventure des Marguerite, réalisé par Pierre Coré.
 
Olivier Deloye est un illustrateur français. Il travaille dans l'illustration jeunesse et presse adulte et écrit des scénarios et contes pour la presse jeunesse. Il publie notamment Oliver Twist aux éditions Delcourt et la série Emile et Margot chez BD Kids.

 

 

Avis :

Emilienne, fille du président de la République fraîchement élu, découvre sa nouvelle vie, encadrée par le protocole de l’Elysée. Mais les basses manœuvres du chef de l’opposition la place très vite au centre d’un scandale, qu’il va lui falloir déjouer avec l’aide de Jean-Kevin, le fils du garde du corps de son père.

L’idée de suivre les aventures de deux enfants à l’Elysée séduira à coup sûr tous les lecteurs du même âge, mais, agréable surprise, l’humour de cette bande dessinée a de quoi faire sourire aussi leurs parents. Introduisant son décor et ses personnages, cette première aventure d’Emilienne et de Jean-Kevin est à tout point de vue une réussite. Avec le charme d’une narration à hauteur d’enfant, pleine de détails amusants et caricaturaux, elle parvient haut la main à distraire sans temps mort le lecteur, qui, déjà parvenu à la dernière page, se sent prêt à accompagner Emilienne dans de prochains épisodes.

Avec ses dessins dynamiques et expressifs, sa narration pleine d’humour et de fantaisie, cette nouvelle série intelligente et moderne s’avère une excellente et prometteuse découverte. Mille aventures attendent sans coup férir Emilienne et Jean-Kevin à l’Elysée, qui ne manqueront pas d’amuser les enfants autant que de les faire réfléchir, comme ici au sujet de la manipulation médiatique. On en redemande ! (4/5)


 

dimanche 19 décembre 2021

[Guénard, Marion] Au printemps on coupe les ailes des oiseaux

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Au printemps on coupe
           les ailes des oiseaux

Auteur : Marion GUENARD

Parution : 2022 (L'Aube)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

Kaouthar et Mariam sont deux femmes qui n’ont pas vocation à se croiser. Pourtant, elles ont en commun une lucidité et une soif de liberté rares. Kaouthar est égyptienne. Elle avait vingt ans lorsque la révolution a éclaté au Caire. Dix ans plus tard, sa vie est un rêve brisé. Mariam vit à Paris. Fille de parents égyptiens immigrés en France, elle a tout réussi. La révolution égyptienne réveille en elle des souvenirs enfouis, le sentiment obscur mais tenace d’être passée à côté de sa vie. Un matin, elle disparaît brutalement. Une enquête policière est ouverte. Antoine apprend que sa femme a fui en Égypte. Bouleversé, il se lance à sa recherche. Au Caire, il rencontre une bande de révolutionnaires, encore debout malgré la férocité du pouvoir...
Marion Guénard nous livre le récit d'une jeunesse sacrifiée, celle des révolutionnaires égyptiens qui ont ouvert une brèche de liberté au début des années 2010, avant le retour brutal de la dictature.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Marion Guénard a vécu plusieurs années au Caire. Journaliste, elle a couvert la révolution égyptienne pour de nombreux medias francophones. Au printemps on coupe les ailes des oiseaux est son premier roman.

 

 

Avis :

Fille d’Egyptiens immigrés en France, Mariam mène une existence confortable et sans histoire à Paris, entre son époux, ses deux filles, et sa carrière d’avocate. Mais, dix ans après la révolution égyptienne, elle a de plus en plus de mal à refouler les souvenirs et la sensation d’être passée à côté de l’essentiel. Du jour au lendemain, elle quitte tout sans prévenir. Parti à sa recherche au Caire, son mari Antoine est amené à rencontrer un petit groupe d’hommes et de femmes qui, malgré la terrible répression du régime en place, tentent dangereusement de maintenir en vie leur idéal de liberté.

Dix ans après, que reste-t-il de la révolution égyptienne de 2011 ? Au pouvoir depuis son coup d’état militaire en 2013 contre le gouvernement des Frères Musulmans, le maréchal al-Sissi a mis le pays en coupes réglées et mène une répression sans précédent. Opposants, militants, journalistes y sont traités en terroristes, prétexte commode à leur enlèvement et à leur torture. Des centaines de personnes ont ainsi fait l’objet de disparitions forcées, et tous les symboles de la révolution, en particulier ceux de la place Tahrir, restent soigneusement sous contrôle.

Ancienne journaliste spécialiste du Moyen-Orient, Marion Guénard a passé sept ans en Egypte, de 2007 à 2014. Elle coordonne aujourd’hui la communication au Moyen-Orient et en Afrique du Nord de la fondation Terres des hommes. Ce premier roman reflète sa parfaite connaissance de la situation égyptienne et ses préoccupations humanitaires. Son récit nous emporte dans une restitution fidèle de la vie de tous les jours au Caire, et, tandis que l’on parcourt ses rues et que l’on pénètre chez ses habitants comme si l’on y était, l’on est vite convaincu d’y rencontrer des personnages en tout point conformes à la réalité. Depuis l’anéantissement du rêve démocratique, pris en sandwich dans l’affrontement entre l’armée et les Frères, la vie en Egypte est devenue un cauchemar pour ses habitants maintenus sous la pression d’une terreur qui n’épargne personne : un état de fait qui ne fait guère de vagues en Occident, les droits de l’homme pesant diplomatiquement moins que la stabilité d’un pouvoir qui semble un rempart contre le terrorisme.

Aussi passionnant sur le plan documentaire que nécessaire sur la question humanitaire, ce livre m’a paru néanmoins un peu moins abouti côté romanesque. La narration n’abordant qu’assez allusivement les déchirements biculturels de Mariam, ce personnage reste difficile à saisir et suscite dans l’ensemble assez peu d’empathie. Sa disparition finit par sembler avant tout un prétexte à l’instauration d’un certain suspense, en réalité superflu puisque la force et l’intérêt du récit sont ailleurs. Et comme le style de son écriture s’apprécie essentiellement pour son efficacité journalistique, l’on en vient à se dire que ce roman aurait peut-être gagné en impact à rester centré sur sa partie purement égyptienne.

Construit sur la base d’une connaissance fine de la situation en Egypte, ce livre a le grand mérite de mettre en lumière un drame humanitaire méconnu de l’opinion publique internationale. C’est aussi un fervent hommage à toutes celles et ceux, qui, malgré la répression qui ensanglante le pays, continuent à s’y accrocher à ce qu’il reste de leur rêve de liberté. (3/5)

 

 

Citations :

Je te parle d’une logique d’effacement à l’oeuvre. A-t-elle été planifiée depuis le début ? Je n’en sais rien. Mais regarde derrière toi. D’abord on monte une bonne partie du peuple contre un ennemi commun. On tire dans le tas. Ca élimine quelques indésirables, assouvit les désirs de vengeance et calme la rage populaire. Ca restaure l’ordre et la peur. On est respecté et craint. En même temps, on emprisonne tous ceux qui ne sont pas d’accord. Le premier cercle d’abord, les frères ennemis, puis leurs relais, les journalistes et, enfin, tous ceux qui crient au loup au nom du respect des droits humains, de la liberté, de la démocratie : en d’autres termes, nous. Voilà : en quelques mois, on a muselé tout le monde et on tient le pays. Ceux qui le peuvent partent. C’est souvent le cas des plus riches, ou du moins des plus éduqués – ceux qui, souvent, racontent l’histoire en cours : les intellos, les artistes, les journalistes. Voilà : en un an ou deux, tu n’as plus personne. Tu as décimé une génération d’opposants, de parasites, de terroristes, nomme-les comme tu veux. Tu es content de toi mais tu t’inquiètes encore un peu. Alors tu fais disparaître ceux qui ont encore la force de déranger, ceux qui font chier – les révolutionnaires, défenseurs des droits de mes couilles, rien de bon tout ça, des pédés que personne ne viendra réclamer, pas même leurs parents. Au passage, tu rafles les sans-voix, les gueux, ceux qui ne savent même pas qu’au-delà de la vie, il y a des droits pour la régler et la protéger. Ca ne sert pas à grand-chose mais ça ne peut pas faire de mal. Et puis, ça nourrit les ambitions des médiocres, des flicaillons, des petits gradés qui ne sont là que pour permettre aux chefs de se croire importants : « Faites du chiffre »… la prime est au bout du bâton. Attrape, tape, et les biftons tomberont du ciel. En général, ils ne touchent rien mais ils ont l’illusion d’avoir du pouvoir. Ca les défoule. Ca leur fait du bien. C’est comme ça que ça marche. Personne n’est à l’abri. Qui pourrait les empêcher ? Les gens disparaissent en pleine rue, à la sortie de leur travail, derrière le portail des écoles, dans leur salon. Ils laissent derrière eux un geste, une parole en suspens, une porte qui grince, une clope qui se consume sur le rebord d’un cendrier, un livre ouvert au milieu d’un chapitre, un mari, une femme, des amis, des enfants. Certains sont des militants politiques, mais pas tous. Ils sont boucher, étudiant, pharmacien. Hier, une mère m’appelait pour me raconter que son fils a été attrapé à l’hôpital alors qu’il passait une radio des poumons. Elle n’a retrouvé de lui qu’une gourmette métallique, ses chaussures et le cliché de son thorax. Elle ne reverra sûrement jamais sa gueule mais au moins elle peut suspendre ses poumons dans le salon. Tu vois, Kaouthar, c’est ça la logique d’effacement. Au début, c’est une immense vague, on a cru que l’on pourrait reconstruire. Mais non : elle revient sous la forme d’un clapotis insidieux. Elle érode en silence ce qui nous appartient, nous sépare de ceux que nous aimons. Elle nous prend tout sans qu’on s’en aperçoive. Que reste-t-il de nous ? Les traces ont été effacées des espaces publics, les figures des martyrs de la révolution recouvertes par la gueule du Maréchal. La mémoire collective est tous les jours remaniée en profondeur. Qui sait encore que nous sommes venus au monde un 25 janvier ? Qui se souvient de ces dix jours de lutte ? Qui évoque notre glorieuse victoire à table ou dans les soirées ? Personne. Et ceux qui se souviennent, tu le sais comme moi, voudraient ne plus se souvenir. Ils pleurent chaque jour leurs camarades perdus et leurs rêves évanouis. Leur vie leur est devenue, nous est devenue, insupportable.
 
Ils ne sont pas capables de s’arrêter. Ils ne connaissent que cela. Maintenir les têtes sous l’eau, glacer les consciences et les mémoires, faire en sorte que chacun d’entre nous n’ait d’autre réflexe que celui du chien aveuglé par les phares d’une voiture, rester pétrifié et se laisser docilement écrasé sans un cri. L’enfer, avec les disparitions, c’est que la vie continue mais dans l’ombre des choses. Plus rien n’est tangible. On est aux prises avec l’inexpliqué, béant, qui offre un lot infini de scénarios. C’est ici que se loge l’espoir des gens maintenant, dans la possibilité toujours ouverte d’un retour miraculeux. C’est comme ça que le régime tempère les frustrations. Personne ne croit plus en une vie meilleure en Egypte. On espère juste rester en vie.