Au-delà du coup de coeur
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Titre : La plus secrète mémoire
des hommes
Auteur : Mohamed Mbougar SARR
Parution : 2021 (Philippe Rey / Jimsaan)
Pages : 448
Présentation de l'éditeur :
En 2018, Diégane Latyr Faye, jeune écrivain sénégalais, découvre à Paris un livre mythique, paru en 1938 : Le labyrinthe de l’inhumain.
On a perdu la trace de son auteur, qualifié en son temps de « Rimbaud
nègre », depuis le scandale que déclencha la parution de son texte.
Diégane s’engage alors, fasciné, sur la piste du mystérieux T.C.
Elimane, se confrontant aux grandes tragédies que sont le colonialisme
ou la Shoah. Du Sénégal à la France en passant par l’Argentine,
quelle vérité l’attend au centre de ce labyrinthe ?
Sans jamais perdre le fil de cette quête
qui l’accapare, Diégane, à Paris, fréquente un groupe de jeunes auteurs
africains : tous s’observent, discutent, boivent, font beaucoup
l’amour, et s’interrogent sur la nécessité de la création à partir de
l’exil. Il va surtout s’attacher à deux femmes : la sulfureuse Siga,
détentrice de secrets, et la fugace photojournaliste Aïda…
D’une perpétuelle inventivité, La plus secrète mémoire des hommes
est un roman étourdissant, dominé par l’exigence du choix entre
l’écriture et la vie, ou encore par le désir de dépasser la question du
face-à-face entre Afrique et Occident. Il est surtout un chant d’amour à
la littérature et à son pouvoir intemporel.
Prix Goncourt 2021
Prix Transfuge du meilleur roman de langue française 2021
Prix Hennessy du livre 2021
Prix FETKANN ! Maryse Condé 2021, Mention Spéciale du Jury
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Mohamed Mbougar Sarr, né en 1990 au Sénégal, vit en France et a publié trois romans : Terre ceinte (Présence africaine, 2015, prix Ahmadou-Kourouma et Grand Prix du roman métis), Silence du chœur (Présence africaine, 2017, prix Littérature-Monde – Étonnants Voyageurs 2018), et De purs hommes (Philippe Rey/Jimsaan, 2018).
Avis :
Le jeune écrivain sénégalais Diégane Latyr Faye vit désormais à Paris. Il y découvre un roman oublié, Le labyrinthe de l’inhumain, qui fit brièvement sensation et scandale à sa parution en 1938, et dont on n’entendit plus jamais parler de l’auteur par la suite. Fasciné, Diégane se lance sur les traces de ce mystérieux T.C. Elimane, qualifié de « Rimbaud nègre ». Tandis que sa quête le ramène au Sénégal en passant par l’Argentine, il fréquente avec assiduité un cercle de jeunes auteurs africains, qui interrogent la création littéraire et la place de la littérature africaine.
A force de s’interroger sur ce qu’est un grand livre, il se pourrait bien que Mohamed Mbougar Sarr en ait écrit un. Car La plus secrète mémoire des hommes impressionne à plus d’un titre. Au travers d’une quête vertigineuse qui tient le lecteur en haleine, se déploient une réflexion dont l’intelligence n’a d’égale que l’humour, et une œuvre dont l’inventivité rivalise avec la beauté de son écriture. Auteurs, critiques, lecteurs… Tous les acteurs tournant de près ou de loin autour des livres se retrouvent au coeur de cette histoire subtilement enroulée autour d’une interrogation existentielle : vivre ou écrire, écrire ou ne pas écrire, en somme être ou ne pas être. Et si, face à « l’incontinence littéraire » qui voit paraître le meilleur comme le pire, l’on peut se poser la question de la valeur de l’oeuvre et de la véritable ambition de l’écriture, l’auteur interpelle aussi plus spécifiquement quant à l’espace dévolu à la littérature africaine, et quant aux difficultés de cette dernière à s’imposer sans se plier forcément aux critères d’appréciation et à la vision du monde tels qu’ils prévalent en Occident.
Tout en multipliant les rappels historiques du déséquilibre de la relation franco-africaine hérité de la colonisation, dans des passages parfois émouvants lorsqu’ils évoquent par exemple les tirailleurs sénégalais engagés aux côtés de la France, le récit incarne littéralement l’aliénation africaine dans le personnage d’Elimane. Cet auteur prodige, encensé, puis anéanti par la critique occidentale, symbolise le drame d’intellectuels africains peinant à s'imposer sans renoncer à s’affranchir des canons de la pensée et de l’écriture occidentales. Il est clairement inspiré de l’écrivain malien Yambo Ouologem, premier Africain à recevoir le prix Renaudot en 1968 pour son livre Le Devoir de violence. Cet auteur, dont la vision des rapports de l’Afrique et de l’Occident divergeait du mythe en cours à l’époque, souleva une telle polémique qu’il finit par se retirer dans la discrétion et l’oubli.
Alter ego de Diégane, l'auteur nous entraîne avec une aisance et une décontraction pleines d'humour dans un récit brillant à tout point de vue. La profondeur et l’élégance de la réflexion de cet amoureux des belles lettres, conjuguées à la virtuosité de sa construction romanesque et à la somptuosité de son écriture, m’ont séduite au-delà du coup de coeur. (6/5)
Citations :
Mon cursus universitaire en France me mena vers une thèse de littérature que je vécus assez vite comme un exil de l’éden de l’écrivain. Je devins un doctorant fainéant, bientôt détourné de la noble voie académique par ce qui n’était plus une tentation passagère mais un désir aussi prétentieux que certain : devenir romancier. On m’avertissait : peut-être ne réussiras-tu jamais en littérature ; peut-être finiras-tu aigri ! déçu ! marginalisé ! raté ! Oui, possible, disais-je. L’increvable « on » insistait : tu pourrais finir suicidé ! Oui, peut-être ; mais la vie, rajoutais-je, n’est rien d’autre que le trait d’union du mot peut-être. Je tente de marcher sur ce mince tiret. Tant pis s’il cède sous mon poids : je verrai alors ce qui vit ou est crevé en dessous. Et puis je suggérais à « on » d’aller se faire mettre. Je lui disais : en littérature on ne réussit jamais, alors prends le train de la réussite et plante-le-toi où tu pourras.
– Je parie que tu es écrivain. Ou apprenti écrivain. Ne t’étonne pas : j’ai appris à reconnaître les gens de ton espèce au premier coup d’œil. Ils regardent les choses comme s’il y avait derrière chacune d’elles un profond secret. Ils voient un sexe de femme et le contemplent comme s’il renfermait la clef de leur mystère. Ils esthétisent. Mais une chatte n’est qu’une chatte. Il n’y a pas à baver votre lyrisme ou votre mystique en y noyant vos yeux. On ne peut pas vivre l’instant et l’écrire en même temps.
– Bien sûr que si. On peut. C’est ça, vivre en écrivain. Faire de tout moment de la vie un moment d’écriture. Tout voir avec les yeux d’un écrivain et…
– Voilà ton erreur. Voilà l’erreur de tous les types comme toi. Vous croyez que la littérature corrige la vie. Ou la complète. Ou la remplace. C’est faux. Les écrivains, et j’en ai connu beaucoup, ont toujours été parmi les plus médiocres amants qu’il m’ait été donné de rencontrer. Tu sais pourquoi ? Quand ils font l’amour, ils pensent déjà à la scène que cette expérience deviendra. Chacune de leurs caresses est gâchée par ce que leur imagination en fait ou en fera, chacun de leurs coups de reins, affaibli par une phrase. Lorsque je leur parle pendant l’amour, j’entends presque leurs « murmura-t-elle ». Ils vivent dans des chapitres. Un tiret de dialogue précède leurs paroles. Als het erop aan komt – c’est du néerlandais, ça veut dire « en fin de compte » –, les écrivains comme toi sont pris dans leurs fictions. Vous êtes des narrateurs permanents. C’est la vie qui compte. L’œuvre ne vient qu’après. Les deux ne se confondent pas. Jamais.
Le hasard n’est qu’un destin qu’on ignore, un destin écrit à l’encre invisible.
Les grandes œuvres appauvrissent et doivent toujours appauvrir. Elles ôtent de nous le superflu. De leur lecture, on sort toujours dénué : enrichi, mais enrichi par soustraction.
J’ai alors relu le livre jusqu’à l’épuisement. Lui me toise, inépuisable, et brille comme un crâne dans la nuit d’un cimetière. Le Labyrinthe de l’inhumain se referme en ouvrant la promesse d’une suite, une suite que je ne lirai peut-être jamais.
Il me suffirait de rappeler Siga D. pour avoir le fin mot de l’histoire. Je ne céderai pas à cette facilité tout de suite. Le livre se dévoilera lui-même. Je revois le regard triste de l’Araignée-mère lorsqu’elle me l’a donné. Je réentends ses mots : Je t’envie, mais je te plains aussi. Je t’envie signifie : tu vas descendre un escalier dont les marches s’enfoncent dans les régions les plus profondes de ton humanité. Je te plains signifie : à proximité du secret, l’escalier se perdra dans l’ombre et tu seras seul, privé du désir de remonter car il t’aura été montré la vanité de la surface, et incapable de descendre car la nuit aura enseveli les marches vers la révélation.
Je vais te donner un conseil : n’essaie jamais de dire de quoi parle un grand livre. Ou, si tu le fais, voici la seule réponse possible : rien. Un grand livre ne parle jamais que de rien, et pourtant, tout y est. Ne retombe plus jamais dans le piège de vouloir dire de quoi parle un livre dont tu sens qu’il est grand. Ce piège est celui que l’opinion te tend. Les gens veulent qu’un livre parle nécessairement de quelque chose. La vérité, Diégane, c’est que seul un livre médiocre ou mauvais ou banal parle de quelque chose. Un grand livre n’a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou découvrir quelque chose, mais ce seulement est déjà tout, et ce quelque chose aussi est déjà tout.
Je me rappelle l’avoir suspecté, voire détesté au début, lorsqu’en aérolithe brut il avait fait irruption dans le milieu des lettres, collectionnant prix, admiration et lauriers avec un détachement dont je ne savais s’il confinait à l’humilité ou à l’arrogance. Ce Musimbwa, disais-je, n’est qu’une mode, et à force d’être dans l’air du temps il finira enrhumé, comme tant d’autres que l’époque avait fini par moucher après l’encensement sacramentel. Je n’avais évidemment pas encore lu une seule phrase de lui à ce moment-là. Il m’avait suffi de le faire pour passer de la jalousie à l’envie, puis de l’envie à l’admiration, et l’admiration muait parfois en désespoir absolu devant la certitude que je n’aurais jamais son talent.
Nous nous rencontrâmes et notre amitié commença ainsi : dans la forge des lectures communes, des rejets partagés, des désaccords mineurs, de l’affinité des passions, de la saine émulation, de la rivalité amicale et nécessaire et virile et parfois orageuse, de la proximité des âges, des déambulations infinies parmi l’hétéroclite et surprenant cortège de la nuit. Mais, par-dessus tout, ce qui m’avait lié à lui était la même foi désespérée qu’on plaçait dans l’entéléchie de la vie qu’incarnait pour nous la littérature. Nous ne pensions pas du tout qu’elle sauverait le monde ; nous pensions en revanche qu’elle était le seul moyen de ne pas s’en sauver.
Mais pourquoi continuer, tenter d’écrire après des millénaires de livres comme Le Labyrinthe de l’inhumain, qui donnaient l’impression que plus rien n’était à ajouter ? Nous n’écrivions ni pour le romantisme de la vie d’écrivain – il s’est caricaturé –, ni pour l’argent – ce serait suicidaire –, ni pour la gloire – valeur démodée, à laquelle l’époque préfère la célébrité –, ni pour le futur – il n’avait rien demandé –, ni pour transformer le monde – ce n’est pas le monde qu’il faut transformer –, ni pour changer la vie – elle ne change jamais –, pas pour l’engagement – laissons ça aux écrivains héroïques –, non plus que nous ne célébrions l’art gratuit – qui est une illusion puisque l’art se paie toujours. Alors pour quelle raison ? On ne savait pas ; et là était peut-être notre réponse : nous écrivions parce que nous ne savions rien, nous écrivions pour dire que nous ne savions plus ce qu’il fallait faire au monde, sinon écrire, sans espoir mais sans résignation facile, avec obstination et épuisement et joie, dans le seul but de finir le mieux possible, c’est-à-dire les yeux ouverts : tout voir, ne rien rater, ne pas ciller, ne pas s’abriter sous les paupières, courir le risque d’avoir les yeux crevés à force de tout vouloir voir, pas comme voit un témoin ou un prophète, non, mais comme désire voir une sentinelle, la sentinelle seule et tremblante d’une cité misérable et perdue, qui scrute pourtant l’ombre d’où jaillira l’éclair de sa mort et la fin de sa cité.
Alors que le dernier roman de Salifu recevait l’habituel et hypocrite concert d’éloges de ceux qui n’avaient plus besoin de lire un auteur installé pour le célébrer, Sanza publia une rugueuse critique. Pavé dans le marigot. Tout le monde en prit pour son grade : le pauvre Salifu et son Noir d’ébène, bien sûr, mais aussi les journalistes et les critiques, qui n’évaluaient plus les livres mais les recensaient, entérinant l’idée que tous les livres se valent, que la subjectivité du goût constitue l’unique critère de distinction et qu’il n’y a pas de mauvais livres, seulement des livres qu’on n’a pas aimés ; et les écrivains, qui avaient banni de leur travail toute exigence de langue ou de création, se contentant de produire de plates copies du réel qui ne demandaient aucun effort poussé à l’abstraction omnipotente et tyrannique qui s’appelait le « Lecteur » ; et la masse des lecteurs, qui cherchaient dans les livres un plaisir facile, divertissant, cousu d’émotions simples moulées dans des phrases simplifiées – celles, disait Sanza, qui excédaient rarement neuf mots, ne s’écrivaient toujours qu’au présent de l’indicatif et bannissaient toute subordonnée ; et les éditeurs, valets du marché, occupés à susciter et vendre des produits formatés plutôt que d’encourager la singularité littéraire.
Dans le groupe, il y avait aussi Eva (ou Awa) Touré, une influenceuse franco-guinéenne au sujet de laquelle il y a à la fois beaucoup et peu à dire. Eva Touré milite pour toutes les bonnes causes morales du temps, en plus d’être entrepreneure, coach en self-empowerment, mannequin de la diversité, exemple galactique. Évidemment, comme c’était à craindre, et puisque l’incontinence littéraire est une des maladies les plus répandues de l’époque, elle n’a pu se retenir d’écrire. Ainsi surgit des ténèbres L’amour est une fève de cacao, que je tiens pour une négation méthodique de l’idée même de littérature. C’était un roman hypnotique et nul. Il marcha du feu de Dieu. Il faut dire qu’avec ses deux cent mille abonnés sur Instagram, Eva Touré disposait d’un public fidèle, pour qui tout ce qui émanait d’elle était une onction divine. Ce lectorat étendu et fanatique, prêt à mourir pour elle, faisait reculer les plus valeureux critiques. Même Sanza, pour ne pas essuyer dans les réseaux sociaux les cyclones de merde que les disciples de la déesse déchaînaient contre tout hérétique qui relativisait son œuvre, avait renoncé à publier le compte rendu qu’il avait fait de L’amour est une fève de cacao.
C’est vrai, Faye, c’est vrai : passer nos soirées à parler de livres, à discuter du milieu littéraire et de sa petite comédie humaine, peut paraître suspect, malsain, ennuyeux, voire triste. Mais si les écrivains ne parlent pas de littérature, je veux dire, s’ils n’en parlent pas de l’intérieur, en praticiens, en hantés et en habités, en amoureux, en fous, en folles furieuses, ceux et celles pour qui elle signifie l’essentiel, même si l’essentiel se déguise parfois en anecdote ou en futilité, qui le fera ? C’est peut-être une idée insupportable, dégueulasse et bourgeoise, mais il faut l’accepter. C’est ça notre vie : essayer de faire de la littérature, oui, mais aussi en parler, car en parler est aussi la maintenir en vie, et tant qu’elle sera en vie, la nôtre, même inutile, même tragiquement comique et insignifiante, ne sera pas tout à fait perdue. Il faut faire comme si la littérature était la chose la plus importante sur terre ; il se pourrait parfois, rarement mais tout de même, que ce soit le cas et que certains doivent en attester. Nous sommes ces témoins, Faye.
J’ai atteint le stade terminal de l’immigration : je ne crois plus simplement à la possibilité du retour : je me suis convaincu de son imminence et persuadé de regagner le temps passé loin des miens. Ces tragiques espérances me font vivre autant qu’elles me tuent : j’affecte de croire que je rentrerai bientôt chez moi, que tout y sera inchangé et que je pourrai rattraper. Le retour qu’on rêve est un roman parfait – un mauvais roman donc.
Quelque chose se meurt. Le monde que j’ai quitté a disparu dès que je lui ai tourné le dos. J’ai cru, l’habitant et y ayant enterré, comme un trésor, mon enfance, qu’il était devenu indestructible par la seule grâce de ce don. J’ai cru à sa loyauté éternelle pour mon existence passée. Rien n’était plus chimérique : le monde jadis aimé n’a pas signé de pacte de fidélité. Sitôt m’en étais-je absenté qu’il s’éloignait déjà dans le tunnel du temps. Je regarde sa ruine : ce qui m’attriste dans ces moments-là n’est pas le fait que ce monde ait été détruit : ce monde était vivant, c’est-à-dire mortel ; ce qui me chagrine, c’est qu’il ait été détruit si facilement quand je pensais lui avoir donné les ressources pour tenir.
À certains qui sont partis, il faut souhaiter qu’ils ne rentrent jamais, bien que ce soit leur plus profond désir : ils en mourraient de chagrin. Mes parents me manquaient mais je craignais de les appeler ; le temps passait ; et, autant j’étais triste de ne pas les entendre me raconter ce qui arrivait dans leur vie, autant m’effrayait l’idée qu’ils me le disent, car je savais au fond ce qui arrivait vraiment dans leur vie. C’était ce qui arrivait dans toute vie : ils se rapprochaient de la mort. Je ne les appelais pas et j’en souffrais ; je les appelais et j’en souffrais aussi, peut-être même davantage.
On s’offrit d’abord aux secousses galvaniques de la nuit à peine nubile, verte comme une jeune mangue. Puis tout s’adoucit ; la lune mûrit, prête à tomber du ciel. Nous pendions aux bras d’heures cotonneuses, vestibules de somptueux rêves qu’on ne faisait qu’à condition de rester éveillés.
J’étais peut-être un masochiste de l’amour, un de plus. Je pratiquais sur le court des sentiments une partie de tennis avec un partenaire invisible. J’envoyais mes « je t’aime » par-dessus le filet. Ils disparaissaient dans la nuit de l’autre bord ; j’ignorais s’ils me seraient renvoyés – et c’était précisément du supplice de ce doute que je tirais un obscur plaisir. Car incertitude ne signifiait pas désespoir ; et du silence d’Aïda, comme du chaos primitif, pouvait jaillir en quelques mots la lumière de la vie. J’avais assez de balles. Je resservais. J’étais prêt à un match marathon.
Elimane a été une sorte de premier homme qui, banni du paradis, n’a pu trouver refuge qu’en ce même paradis, mais en sa face cachée. En son revers. Et quel est le revers du paradis ? Hypothèse : le revers du paradis n’est pas l’enfer, mais la littérature. Signification : il ne restait à Elimane qu’à mourir (ou ressusciter ?) par l’écriture après qu’on l’avait tué comme écrivain.
Je n’ai que des souvenirs malheureux du Zaïre. Les mauvais, bien sûr. Mais aussi les bons. Je veux dire que rien n’attriste un homme comme ses souvenirs, même quand ils sont heureux.
Les gens ne sont pas de la matière littéraire toujours disponible, de la phrase en devenir que tu tricotes dans ton esprit avec un sourire ironique. Tu sais ce que Musimbwa a de plus que toi ? Vous vous ressemblez sur de nombreux points, mais lui sait voir les gens. Il est sur terre avec eux. Il baise quand il faut baiser, boit quand faut boire, réconforte quand il peut, ne craint pas de se livrer, de se tromper. C’est un homme. Il n’en est que meilleur écrivain. Il est chaleureux. Toi, tu es froid. Aveugle aux gens, au monde. Tu te crois écrivain. L’homme en toi en meurt. Tu comprends ?
Au commencement est la mélancolie, la mélancolie d’être un homme ; l’âme qui saura la regarder jusqu’à son fond et la faire résonner en chacun, cette âme seule sera l’âme d’un artiste – d’un écrivain.
– Tokô Ousseynou, qui est le plus à plaindre entre l’aveugle qui n’a jamais vu, l’aveugle de naissance, et un aveugle comme toi, un aveugle qui l’est devenu après avoir vu ? Qu’est-ce qui est pire : ne jamais avoir vu et désirer voir, ou avoir vu ? J’avais réfléchi plusieurs jours sans pouvoir me décider. Je lui avais alors demandé son avis.
– Je crois que le plus malheureux est celui qui a vu, Tokô Ousseynou.
– Pourquoi ? Parce qu’il a vu la beauté du monde, que cette beauté lui manque, et que le manque ou le regret est plus douloureux que le désir ?
– Non, m’a-t-il répondu. Il est plus malheureux parce qu’il vit dans le souvenir qu’il a de la beauté du monde. Mais il ne sait pas que son souvenir n’existe plus car le monde change. Il a une beauté pour chaque jour. Mais l’aveugle qui a vu est surtout malheureux parce que le souvenir l’empêche d’imaginer. Il consacre tant d’énergie à ne pas oublier qu’il en oublie être capable de réinventer ce qu’il a vu, et d’inventer ce qu’il ne verra plus. Et un homme sans imagination, aveugle ou pas, est toujours malheureux.
Je me dis : évidemment que non, Diégane, bien sûr que non, ne sois pas bête : au fond de lui, même si les apparences suggèrent toujours l’inverse, même si c’est vers l’inconnu que le porte le mouvement de son existence, aucun homme ne pense au futur. Notre préoccupation profonde concerne le passé ; et tout en allant vers l’avenir, vers ce qu’on devient, c’est du passé, du mystère de ce qu’on fut, qu’on se soucie. Cela n’a rien à voir avec une nostalgie funèbre. C’est simplement qu’entre ces deux questions qui cachent une angoisse de la même nature : que vais-je faire ? et qu’ai-je fait ?, c’est cette dernière qui est la plus grave : elle ferme toute possibilité d’une correction, d’une nouvelle chance. Dans qu’ai-je fait ? sonne aussi le glas du c’est fait pour l’éternité. C’est la question de l’honnête homme qui commet un crime dans un accès de fureur, et qui, après l’acte, redevenu lucide, se tient la tête : qu’ai-je fait ? Cet homme sait ce qu’il a fait. Mais son angoisse, son horreur viennent surtout de ce qu’il sait aussi qu’il ne peut défaire, réparer ce qu’il a fait. C’est parce qu’il lui donne la conscience tragique de l’indéfectible, de l’irréparable, que le passé est ce qui inquiète le plus l’homme. La peur de demain porte toujours, même infime, même quand on sait qu’il peut être déçu et le sera probablement, l’espoir des possibles, du faisable, de l’ouvert, du miracle. Celle du passé ne porte rien que le poids de sa propre inquiétude. Et même le remords ou les repentirs ne suffisent pas à modifier le caractère irrévocable du passé ; bien au contraire : ils le confirment même dans son éternité. On ne regrette pas seulement ce qui a été ; on regrette aussi et surtout ce qui sera à jamais.
On croit, avec la force de l’évidence, que c’est le passé qui revient habiter et hanter le présent. Il faudrait considérer que la proposition inverse soit aussi vraie sinon davantage, et que ce soit nous qui hantions sans jamais leur laisser de repos ceux qui nous ont précédés. Nous sommes les vrais fantômes de notre histoire, les fantômes de nos fantômes.
Le monde est vraiment mystérieux, pensai-je alors en regardant le ciel : pour la lumière des étoiles, l’ombre s’incarne dans la lumière du jour.
Si je prenais la littérature et la poésie au sérieux, si je voulais écrire, me disait Gombrowicz, il n’y avait pas d’autre voie que l’exigence, le don absolu de soi à la création. Il me citait une phrase de Vladimir Holan, un poète tchèque : « De l’esquisse à l’œuvre, le chemin se fait à genoux. » Et il ajoutait : Ce chemin est sans fin.
Chérif coupa le son du téléviseur. Pendant quelques minutes, nous regardâmes le président parler sur l’écran, sans entendre ses mots. Ses lèvres s’ouvraient et se refermaient sur le silence. Il mastiquait le vide avec force.
– C’est exactement ce que vit le pays, constata Chérif. Nos dirigeants nous parlent de derrière un écran, une vitre qu’aucun son ne traverse. Personne ne les entend. Ça ne changerait rien si on les entendait. On n’en a plus besoin pour savoir qu’ils ne disent pas la vérité. Le monde derrière la vitre est un aquarium. Nos dirigeants, par conséquent, ne sont pas des hommes mais des poissons : des mérous, des cabillauds, des silures, des espadons, des brochets, des morues, des soles et des poissons-clowns. Et beaucoup de requins, bien sûr. Mais le pire, quand on regarde leurs visages de poissons, c’est qu’ils semblent nous dire : à notre place, vous ne feriez pas mieux. Vous décevriez comme nous décevons.
Je ne dis pas que la littérature ne sert à rien. C’est parce que j’ai une crainte et une dévotion sacrées pour la littérature que je ne serai jamais écrivain. Je te dis qu’il vaut mieux ne pas écrire si tu n’as pas au moins l’ambition de faire trembler l’âme d’une personne.
J’entends quelquefois dire qu’il faut rester fidèle à l’enfant qu’on a été. C’est la plus vaine ou funeste ambition qu’on puisse avoir au monde. Voilà un conseil que je ne donnerai jamais. L’enfant qu’on a été jettera toujours un regard déçu ou cruel sur ce qu’il est devenu adulte, même si cet adulte a réalisé son rêve. Cela ne signifie pas que l’âge adulte soit par nature damné ou truqué. Simplement, rien ne correspond jamais à un idéal ou un rêve d’enfance vécu dans sa candide intensité. Devenir adulte est toujours une infidélité qu’on fait à nos tendres années. Mais là réside toute la beauté de l’enfance : elle existe pour être trahie, et cette trahison est la naissance de la nostalgie, le seul sentiment qui permette, un jour peut-être, à l’extrémité de la vie, de retrouver la pureté de jeunesse.
Mais toutes ces désillusions dessinent pour nous une leçon, Faye. Au fond, qui était Elimane ? J’ignore sur quelles pistes ton enquête t’a mené ces dernières semaines. Mais je vois une réponse possible : Elimane était ce qu’on ne devait pas devenir et qu’on devient lentement. Il était un avertissement qu’on n’a pas su entendre. Cet avertissement nous disait, à nous écrivains africains : inventez votre propre tradition, fondez votre histoire littéraire, découvrez vos propres formes, éprouvez-les dans vos espaces, fécondez votre imaginaire profond, ayez une terre à vous, car il n’y a que là que vous existerez pour vous, mais aussi pour les autres. Au fond, qui était Elimane ? Le produit le plus abouti et le plus tragique de la colonisation. Il était la réussite la plus éclatante de cette entreprise, devant les routes goudronnées, l’hôpital, les catéchèses. Devant nos ancêtres les Gaulois ! Quel crime de lèse-Jules Ferry ! Mais Elimane symbolisait aussi ce que cette même colonisation avait détruit avec son horreur naturelle chez les peuples qui l’avaient subie. Elimane voulait devenir blanc, et on lui a rappelé que non seulement il ne l’était pas, mais encore qu’il ne le deviendrait jamais malgré tout son talent. Il a donné tous les gages culturels de la blanchité ; on ne l’en a que mieux renvoyé à sa négreur. Il maîtrisait peut-être l’Europe mieux que les Européens. Et où a-t-il fini ? Dans l’anonymat, la disparition, l’effacement. Tu le sais : la colonisation sème chez les colonisés la désolation, la mort, le chaos. Mais elle sème aussi en eux – et c’est ça sa réussite la plus diabolique – le désir de devenir ce qui les détruit. Voilà Elimane : toute la tristesse de l’aliénation.
À ma droite, le crépuscule se déploie comme filmé au ralenti. Le fil aiguisé de l’horizon a d’abord tranché l’iris du soleil à l’horizontale, en son milieu exactement, comme chez Buñuel ; il s’est ensuite répandu, du lumineux œil crevé, une mer de cinabre que brochent de petits éclats indigo et bleus, profonds, presque noirs, qui croissent et muent ensuite en grandes tumeurs sur le corps du ciel. La nuit tombe avec douceur sur le monde, comme une feuille à la surface d’un lac.
Les âmes qui prétendent le fuir courent en réalité derrière le passé et finissent, un jour ou l’autre, par le rattraper dans leur futur. Le passé a du temps ; il attend toujours avec patience au carrefour de l’avenir ; et c’est là qu’il ouvre à l’homme qui pensait s’en être évadé sa vraie prison à cinq cellules : l’immortalité des disparus, la permanence de l’oublié, le destin d’être coupable, la compagnie de la solitude, la malédiction salutaire de l’amour.