lundi 30 novembre 2020

[Lagier, Pierre] Digitales pourprées

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Digitales pourprées

Auteur : Pierre LAGIER

Parution : 2020 (Lucien Souny)

Pages : 224

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Il n’est pas de famille sans secrets. Souvent dérisoires, ils peuvent s’avérer parfois sérieux et leurs conséquences deviennent graves pour ceux qui les découvrent. Vincent en fera l’expérience au détour d’une rencontre fortuite. Ce qui aurait pu demeurer une simple péripétie prend un tour alarmant quand il est victime d’un accident de voiture. Plus tard, il reçoit une lettre anonyme. Les secrets de famille se nourrissent souvent de jalousies ou de ressentiment, mais il arrive, comme ici, que ce soient les amours et les passions qui les alimentent.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

L’auteur vit entre Brive, Limoges et Clermont-Ferrand. Journaliste et consultant en communication, il a publié sept romans dont Dimanche à Miel (2001, Lattès), Nous dormirons ensemble (Buchet-Chastel), L’Auberge du lacLa Cabane près du ciel (Lucien Souny). Il alimente régulièrement un blog sur l’actualité littéraire, cinématographique et politique.
 

 

 

Avis :

Vincent Lubin est avocat d’affaires à Brive et habite seul une maison isolée dans la campagne corrézienne. Alors qu’il vient de renouer avec une lointaine et séduisante cousine, d’inquiétants incidents se mettent à émailler son quotidien, à commencer par un bizarre accident de la route où un mystérieux véhicule tente de l’envoyer dans un ravin. Ces mésaventures auraient-elles un lien avec les malodorants secrets de famille que Vincent s’apprête à déterrer ? Haines et jalousies, mais aussi adultères et passions amoureuses, n’ont pas fini de retentir sur l’existence de notre homme…

Après quelques premières pages anodines, le rythme se met très vite en place pour ne jamais laisser retomber une tension qui tiendra le lecteur en haleine jusqu’à l’épilogue. Lorsque qu’aux incidents et aux comportements inquiétants répondent en écho les secrets d’un passé trouble et énigmatique, il devient vite impossible de lâcher cette histoire décidément parfaitement addictive. Savamment entretenu par l’enchaînement des coups et théâtre et par l’angoissante sensation d’une menace de plus en plus palpable mais mal identifiée, ce suspense balaie d’ailleurs bientôt tout autre ressenti qu’un haletant plaisir de lire. Certes, l’intrigue n’est pas exempte de quelques improbabilités. Mais qu’à cela ne tienne, on est emporté sans répit dans un envoûtant moment de lecture.

Véritable page-turner, ce thriller bien construit est une excellente surprise, à déguster sans hésiter. (4/5)

samedi 28 novembre 2020

[Munro, Alice] La danse des ombres

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La danse des ombres
            (Dance of the Happy Shades)

Auteur : Alice MUNRO

Traductrice : Colette TONGE

Parution : en anglais (Canada) en 1968,
                   en français en 1979

Editeur : Québec Amérique

Pages : 180

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

La Danse des ombres est le tout premier recueil de nouvelles de l’écrivaine canadienne Alice Munro, nobélisée en 2013. À la lecture de cette œuvre publiée en 1968, on reconnaît les grands thèmes qui habitaient déjà la pensée de l’auteure tels que la relation parent-enfant, le renoncement, les trahisons, la maladie et la vieillesse.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Alice Munro, née Alice Ann Laidlaw le 10 juillet 1931 à Wingham, est une écrivaine canadienne de langue anglaise. Couronnée par de nombreux prix au cours de sa carrière, Alice Munro est l’auteur de quatorze recueils de nouvelles et d’un unique roman, traduits et vendus dans le monde entier. Elle est considérée comme l’une des nouvellistes les plus influentes de son époque, non seulement au Canada, mais également partout dans le monde anglophone. En 2013, elle devient la première Canadienne à recevoir le prix Nobel de littérature.

 

 

Avis :

Cette quinzaine de nouvelles se déroulent dans la campagne de l’Ontario, au Canada, dans les années quarante. Centrés sur des personnages féminins, très souvent une narratrice qui se remémore ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, les récits ont un net parfum autobiographique. Les protagonistes en sont des gens ordinaires, pris dans un quotidien plutôt morne où il ne se passe guère d’évènements notables. Plus qu’à l’action, l’auteur s’attache à l’étude psychologique de ses personnages, à leurs rêves et désillusions, à leurs mesquineries et regrets. Dans ces vies insignifiantes, les cruautés du destin paraissent d’autant plus dures qu’elles demeurent invisibles et discrètes, ne provoquant que des ravages intimes et souterrains.

Chaque nouvelle est extrêmement bien construite et réussit en quelques traits d’une parfaite précision à restituer l’univers et la complexité de personnages plus vrais que nature. Toutes ne m’ont pas passionnée, mais leur ensemble m’a laissé une impression douce-amère de tristesse nostalgique, celle qui vous étreint en feuilletant un vieil album photo empli de personnes inconnues et disparues. La vie y apparaît fragile et fugace, si ce n’est dérisoire, dans un monde indifférent qui ne garde aucune trace des états d’âme et des émotions qui ont pourtant empli toute l’existence de ces êtres oubliés. La leçon à en tirer semble en être la nécessité de parvenir à être soi pour vivre pleinement, et pour cela de refuser d’abdiquer et de se soumettre à une pression sociale et familiale, débilitante et absurde, pour les femmes de cette époque.

Avec ce premier recueil paru quarante-cinq ans avant son obtention du Prix Nobel de Littérature, Alice Munro montre d’emblée un indéniable talent : celui de savoir déceler la subtilité derrière la plus apparente simplicité. (4/5)


Citations :  

Par endroits, la rue se trouve dans l’ombre des érables, dont les racines ont soulevé et craquelé le trottoir et se sont étalées, comme des crocodiles, dans les cours nues.

Les arbres retenaient le froid de l’hiver : au-dessous, il restait de la neige, de la vraie neige, épaisse de un ou deux pieds. Autour des troncs, il y avait un cercle, un curieux espace noir, comme le rond d’air chaud que fait l’haleine en sortant de la bouche.

L’autre femme de l’Armée du Salut, qui était plus âgée et avait une figure jaune et huileuse et une voix presque masculine, disait : Au jardin du ciel les enfants poussent comme les fleurs. Dieu avait besoin d’une autre fleur et il a pris votre enfant. Ma sœur, vous devriez le remerciez et être contente.

 

vendredi 27 novembre 2020

[Bentalah, Malik] C'est la récré 1 : Malik et les copains d'abord !

 



 

J'ai aimé

 

Titre : C'est la récré, tome 1 :
            Malik et les copains d'abord !

Auteurs : Malik BENTALAH et PACO

Parution : 2020 (Editions Jungle)

Pages : 48

 

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

L’heure de la rentrée a sonné : Malik rentre au collège ! Entre le foot, les copains et la jolie Camille, il en oublierait presque les devoirs. Mais c’est sans compter sur ses parents qui possèdent des armes redoutables : l’amour immodéré de Malik pour la nourriture, les taquineries et surtout beaucoup de tendresse. Alors rangez vos trousses et vos cahiers car… C’EST LA RÉCRÉ !

C’est un rêve d’enfant qui se réalise pour Malik Bentalha, lui qui a grandi avec Titeuf et Kid Paddle. Pour cette création originale, il a été lui-même chercher Pacco pour son style très expressif et son goût pour la mise en scène. Avec cette histoire attendrissante et universelle, ils donnent vie à un Petit Nicolas des années 90, amusant et sincère, qui saura faire sourire les petits et les grands.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né dans le Gard, Malik Bentalha grandit dans le Vaucluse. Son bac en poche, il monte sur Paris pour intégrer les cours Florent. Il fait du stand-up et intègre le Jamel Comedy Club. Plateaux TV, scènes de théâtres, du Marrakech du rire ou encore plateaux de tournage (Pattaya, Le doudou, Taxi 5…) : Malik est partout aujourd’hui et son spectacle Encore est un succès.
 
Pacco est scénariste et dessinateur de BD. Après avoir fondé et dirigé pendant 15 ans une agence de publicité spécialisée dans le secteur du divertissement. Il ouvre un blog BD « Maé » sur lequel il raconte ses aventures de jeune papa qui seront adaptées rapidement dans une série de bandes dessinées du même nom. Il a publié une quinzaine de BD (dont Maé, Une semaine sur deux , Les Raspberry …) ainsi que quelques albums en collaboration avec Margaux Motin. Il publie régulièrement de courtes bandes dessinées sur Instagram où il est suivi par plus de 100 000 lecteurs.

 

 

Avis :

Flanqué de son inséparable copain Toufik, le collégien Malik a bien souvent autant la tête aux stars du football, aux dernières baskets à la mode et aux filles, qu’à son travail scolaire. Extraverti et jamais le dernier à faire les 400 coups, il nous entraîne dans une série de gags humoristiques.

Croquée par le dessinateur Pacco, chaque histoire tient en une planche et met en scène les souvenirs de collège de l’acteur et humoriste Malik Bentalha. L’album fait penser à d’autres turbulents écoliers mis en bulles de bande dessinée ces dernières décennies, mais modernisés ici dans une version années 2000. Son humour potache et son langage actuel très familier séduiront sans doute ceux, parmi les collégiens actuels ou passés, qui s’y reconnaîtront. Pour ma part, un peu coincée dans mes réticences linguistiques, je n’ai au final qu’assez parcimonieusement souri.

Sans méchanceté et très actuelle, cette BD humoristique inaugure une série qui a toutes les chances de trouver son public parmi les adolescents à partir de douze-treize ans. (3/5)


 

mercredi 25 novembre 2020

[Hozar, Nazanine] Aria

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Aria

Auteur : Nazanine HOZAR

Traducteur : Marc AMFREVILLE

Parution : en anglais (Canada) en 2019,
                   en français en 2020

Editeur : Stock

Pages : 522

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

«Je vais t’appeler Aria, à cause de toutes les douleurs et de tous les amours du monde.»
Téhéran, 1953. Par une nuit enneigée, Behrouz, humble chauffeur de l’armée, entend des pleurs monter d’une ruelle. Au pied d’un mûrier, il découvre une petite fille aux yeux bleus, âgée de quelques jours. Malgré la croyance populaire qui veut que les yeux clairs soient le signe du diable, il décide de la ramener chez lui, modifiant à jamais son destin et celui de l’enfant, qu’il nomme Aria.
Alors que l’Iran, pays puissant et prospère, sombre peu à peu dans les divisions sociales et religieuses, trois figures maternelles vont croiser la route d’Aria et l’accompagner dans les différentes étapes de sa vie : la cruelle Zahra – femme de Behrouz –, qui la rejette et la maltraite, la riche veuve Fereshteh qui l’adopte et lui offre un avenir, et la mystérieuse Mehri, qui détient les clefs de son passé.
À l’heure où le vent du changement commence à souffler sur l’Iran, Aria, désormais étudiante, tombe amoureuse de Hamlet, un jeune Arménien. Mais, lorsque la Révolution éclate, les espoirs des Iraniens sont rapidement balayés par l’arrivée au pouvoir de l’Ayatollah Khomeini et la vie d’Aria, comme celle du pays tout entier, s’en trouve à jamais bouleversée.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Nazanine Hozar est née à Téhéran pendant la révolution iranienne et a fui la guerre avec l’Irak pour habiter au Canada. Diplômée du Master de création littéraire de l’Université de Colombie Britannique, ses écrits ont été notamment publiés dans le Vancouver Observer et dans le Prairie Fire Magazine. Aria, son premier roman, est en cours de traduction dans une dizaine de pays.

 

 

Avis :

Nous sommes en 1953. Behrouz, modeste chauffeur de l’armée iranienne, trouve un nourrisson abandonné dans une ruelle des quartiers populaires de Téhéran. Il prénomme l’enfant Aria et l’emmène chez lui. Maltraitée par Zahra, l’épouse de Behrouz, Aria grandit dans la pauvreté avant de s’attirer la protection d’une vieille femme riche, Fereshteh, qui lui offre aisance et éducation. Sa route croisera aussi celle de sa vraie mère, Mehdi. Mais son destin sera bouleversé par la révolution iranienne de 1979, rapidement suivie du début de la guerre avec l’Irak.

Aux côtés d’Aria, ce sont trente ans de vie dans la capitale iranienne que nous offre cette vaste fresque, du règne du dernier shah jusqu’à l’instauration de la république islamique de Khomeiny. Des quartiers pauvres aux milieux aisés, dans un melting-pot de religions – musulmane, zoroastrienne, chrétienne, juive -, l’on est baigné dans l’atmosphère de la ville et des montagnes environnantes, en compagnie de personnages tous aussi intéressants et approfondis les uns que les autres. Insensiblement se mêlent à la trame du récit les mille détails qui nous permettent de vivre au plus près la montée de la contestation dans de nombreuses franges de la société iranienne et la mise en place des éléments précurseurs à la révolution. Grands sont les espoirs, vite douchés par la chape de plomb que le nouveau pouvoir met aussitôt en place sur le pays.  

Cette épopée qui, au travers des difficultés, des espérances et des désillusions de ses protagonistes, réussit à nous faire vivre de l’intérieur un grand pan de l’histoire récente iranienne, s’avère passionnante de bout en bout. Fictifs, les personnages témoignent néanmoins d’une réalité vécue de près par l’auteur et ses proches, puisque Nazanine Hozar et sa famille durent fuir l’Iran et la guerre en 1985. L’on ressort de cette lecture plein d’empathie pour une population dont on sait les coercitions et les exactions qu’elle a subies, en même que charmé et dépaysé par un territoire et une culture pour lesquels l’on ressent tout l’amour de l’auteur.

Aria est un roman vaste et puissant, une peinture ambitieuse et réussie de l’Iran des années cinquante à quatre-vingts, et une magnifique rencontre avec l’âme, la culture et les paysages persans. (4/5)


Citations :  

Être acceptée dans la famille signifiait qu’Aria pouvait faire désormais ce que faisaient les autres enfants Ferdowsi. En septembre, elle commença l’école. Le lycée Razi se trouvait en haut de l’avenue Pahlavi, au nord du quartier Vanak, et seuls les privilégiés y avaient accès. Il y avait une école anglaise juste à côté, mais Mana lui expliqua que les Français valaient mieux sur tous les plans. Le Shah et la reine voulaient eux aussi envoyer leurs enfants à la nouvelle école d’Aria, dit encore Mana. Le Shah parlait couramment le français, l’anglais et l’allemand, ajouta-t-elle, certaine qu’Aria l’écoutait avec une attention fascinée. Il avait appris l’allemand parce que son père avait adoré les nazis et parce que son ex-femme avait une mère allemande et qu’il l’aimait beaucoup plus que sa nouvelle épouse.

- Mon père à moi, il aide les gens. Il leur donne du travail, puis il le leur enlève. Il dit que c’est la meilleure façon d’aider les gens.  
– En quoi ça les aide ? demanda Mitra.  
– Il dit que ça leur apprend à vivre.

Elle repenserait à ces moments où Mana avait partagé ses peines de cœur et comprendrait que c’était un mensonge de dire qu’on n’a pas de regrets ; en fait, la plus grande partie de la vie est habitée par les regrets, et au bout de la route, vous vous sentiriez sans doute beaucoup mieux si le souvenir de toutes vos actions antérieures disparaissait. Pourtant, à part ces prières qu’on adresse à minuit à Dieu ou aux divinités, on ne pouvait jamais rien y changer. Le regret, c’est le feu de l’âme, devait se dire un jour Aria.

De retour chez lui, Hamlet s’assit sur son lit et s’enveloppa dans une couverture pour lire le livre de Khomeini.
(…)
Reza lut : « On interdit aux jeunes gens en pleine effervescence sexuelle de se marier avant d’atteindre l’âge légal de la majorité. Cela va à l’encontre de l’intention des lois divines. Pourquoi le mariage d’adolescents pubères serait-il réprouvé au motif qu’ils sont encore mineurs alors qu’on leur permet d’écouter la radio et de la musique sexuellement excitante ? »
(…)
Hamlet se mit à lire à son tour. « Musaraigne, écoute un peu : Une femme qui a contracté un mariage durable n’a pas le droit de sortir de la maison sans la permission de son mari ; elle doit rester à sa disposition pour satisfaire le moindre de ses désirs et ne peut pas se refuser à lui sauf pour une raison religieusement valable. Elle lui est totalement soumise, le mari doit la nourrir, la vêtir et la loger, qu’il ait ou non les moyens de le faire. »
 
Hamlet essayait de manipuler l’antenne du poste de télévision. Tout neuf, il datait de 1979. Il ajusta les deux branches jusqu’à ce que l’image passe d’un grain noir et blanc à la couleur – bien que cela ne fasse pas grande différence : à l’écran, on voyait des milliers de gens vêtus d’un camaïeu de noirs et de gris. Enfin… les hommes. Les femmes, amassées à l’arrière, étaient entièrement couvertes de leur voile noir. C’était une des choses qui le rendaient perplexe au sujet de l’islam. Sa mère, sa grand-mère, sa tante, sa grand-tante arboraient toutes des foulards, mais leur manière chrétienne de les porter n’avait rien à voir avec ce qu’il observait aujourd’hui. Pourquoi cacher le visage, cette page blanche qui permet de raconter des histoires et de dire des secrets ? C’était peut-être là la question, songea-t-il. Les histoires et les secrets des femmes étaient dangereux.

« Arrête-toi ! l’apostropha l’une d’elles en se campant devant Aria. Où est ton hijab ? » beugla-t-elle. Deux autres la rejoignirent. « Arrête-toi ! », lui crièrent-elles.
Aria obtempéra. « Que me voulez-vous ? demanda-t-elle.
– Tu ne t’es pas aperçue que tu vivais dans une République islamique ? » ironisa la première. Elle décrocha sa kalachnikov de son épaule et la pointa sur Aria.
« Je suis désolée. » Aria se rappela avoir entendu dire que Khomeini en personne avait dessiné le nouveau modèle des voiles. On les avait montrés à la télévision, comme d’autres vêtements que les femmes étaient incitées à choisir : pantalons longs, souliers plats, vestes qui couvraient le corps du cou aux genoux, et les cheveux soigneusement tirés en arrière sous un foulard plus serré encore. Une des femmes saisit Aria par le bras et sortit un lourd hijab de son sac. Elle lui enveloppa la tête en repoussant ses cheveux sous le tissu. Cela lui fit mal, mais Aria s’interdit la moindre grimace de douleur.
« Au nom de l’imam Reza, de l’imam Hussein, et l’imam Khomeini, prends garde à toi », vociféra la Gardienne de la Révolution. Les deux autres sortirent leurs fusils de sous leurs voiles. Aria recula d’un pas.
« Tu peux te réjouir que tes vêtements ne soient pas indécents, ma sœur, dit l’une d’elles. Mais Dieu décidera de ton sort au bout du compte. Et essuie-moi ça ! » Elle tira un mouchoir de son sac, saisit Aria par le menton et effaça son pâle rouge à lèvres. « Tu n’es qu’une putain ! Pas vrai ? Rien qu’une putain ! »
Aria eut de nouveau mal mais elle répondit humblement : « Vous avez raison, madame. J’ai plus que tort. J’étais pressée et j’ai oublié. Je vous promets que ça ne se reproduira pas.
– La prochaine fois, tu apprendras ce qu’est l’intérieur d’une prison, ma sœur », dit la première, la langue aussi acide qu’un citron. Elles finirent par laisser Aria repartir pour s’en prendre à une autre passante, comme si elles étaient des pièges à rats et les femmes des souris.
 
Elle secoua la tête. « Je me demande d’où vient toute cette rage. »
Une autre femme, la mère du garçon le plus âgé, avait une réponse toute prête. « Ça remonte au temps où ils ont renversé le Premier Ministre Mossadegh. Vous vous rappelez, en 1953, ce qu’ils lui ont fait ? Comment les Américains ont interféré dans nos affaires. Aujourd’hui ces fous veulent leur revanche. Quel est le sens de cette révolution, sinon ?
– Il s’agit d’une grande cause, dit la femme aux cheveux gris.
– Les fous se cachent toujours derrière les grandes causes, répliqua la mère du petit garçon. Seuls les gens sains d’esprit n’ont pas de cause.

Aria sortit un pamphlet de sa poche, le déplia, et le montra aux autres. « J’ai essayé de suivre ce qu’il dit de faire quand on est dans la rue », dit-elle. C’était un guide qui détaillait comment se comporter, pareil à ces modes d’emploi permettant d’assembler des tables et des berceaux de bébé. Hamlet s’en empara et le feuilleta rapidement. Il se mit à lire à haute voix. On y trouvait la description des « différents vêtements qui devaient composer la tenue convenable des femmes musulmanes d’Iran : pour celles qui ne souhaitent pas porter le voile noir traditionnel, une possibilité plus moderne est offerte, avec la bénédiction de notre guide spirituel, l’Imam Khomeini. »
« Ainsi donc ils en ont déjà fait un imam, remarqua Hamlet.
– Continue », dit Aria. Hamlet parcourut les instructions de la première page. Elles commençaient par le foulard : seules trois couleurs étaient autorisées, le noir, le bleu marine, et le marron. Le foulard devait être attaché fermement sous le menton, le tissu réparti également à partir du nœud. La partie du foulard recouvrant la tête devait être ramenée en avant, afin qu’on ne puisse voir que la forme triangulaire du front de la femme, dont tous les cheveux seraient couverts. Les oreilles en particulier, devaient être cachées. La page suivante concernait le haut du corps : toutes les femmes devaient porter des manches longues et des cols roulés. Si elles n’en possédaient pas, le foulard devait être assez long pour dissimuler entièrement la peau du cou, afin que le regard de l’homme ne vienne pas la dévoiler et violer sa pureté. Sous la taille, aucune jupe n’était autorisée. Les tailleurs pantalons étaient obligatoires, et là encore, seules trois couleurs étaient permises : le noir, le bleu marine, le marron. Les tailleurs pantalons en question ne devaient pas mouler le corps, mais devaient couvrir les chevilles, jamais en fuseau, pour éviter de montrer la forme des jambes. Toutes les chaussures devaient couvrir le pied entier et seules trois couleurs étaient possibles : le noir, le bleu marine, le marron. L’ensemble du corps devait être couvert par un manteau.

lundi 23 novembre 2020

[Cordonnier, Amélie] Un loup quelque part

 


 

 

J'ai aimé

 

Titre : Un loup quelque part

Auteur : Amélie CORDONNIER

Parution : 2020 (Flammarion)

Pages : 272

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Paupières closes coupées au canif, lèvres parfaitement dessinées, l’air imperturbable. Royal même. Au début, elle a cru qu’il lui plaisait, ce petit. Seulement voilà, cinq mois plus tard, elle a changé d’avis. Ça arrive à tout le monde, non ? Elle voudrait le rapporter à la maternité. Qui n’a pas un jour rendu ou renvoyé la chemise, le pantalon, le pull, la ceinture ou les chaussures qu’il venait d’acheter ? »
Que fait cette tache, noire, dans le cou de son bébé ? On dirait qu’elle s’étend, pieds, mains, bras, visage. Mais pourquoi sa peau se met-elle à foncer ? Ce deuxième enfant ne ressemble pas du tout à celui qu’elle attendait. Aucun doute, il y a un loup quelque part.
Avec une écriture aussi moderne qu’acérée, Amélie Cordonnier met en scène une femme paniquée de ne pas réussir à aimer son enfant et dont l’affolement devient de plus en plus inquiétant.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Amélie Cordonnier est journaliste littéraire. Après Trancher (Flammarion, 2018), Un loup quelque part est son deuxième roman.

 

 

Avis :

Epouse heureuse et mère comblée d’une fillette de huit ans, la protagoniste du roman accueille avec bonheur la naissance d’Alban. Mais tout s’écroule lorsqu’elle découvre des zones de pigmentation foncée de plus en plus nombreuses sur la peau du bébé…

Vivement mené à la manière d’un thriller qui fait monter l’inquiétude pour le sort d’un enfant aux mains d’une mère de plus en plus inquiétante, ce roman rythmé aux phrases courtes et percutantes se lit facilement et agréablement. Le fond s’avère toutefois un peu moins convaincant. La narration s’attaque à un thème peu commun : le rejet de son enfant sang-mêlé, par une mère qui découvre à cette occasion son adoption et son propre métissage. Frappée de stupeur mais aussi de honte et de peur du qu’en-dira-t-on, la jeune femme s’enferme dans un comportement irrationnel qui déborde dans la plus pure maltraitance. Face à cet enfant sans handicap qui fait très vite figure d’impuissante victime d’un faux drame, il est globalement difficile de ressentir de l’empathie pour « elle », cette femme sans prénom qui nous entraîne dans son délire, sans même l’excuse d’un état dépressif.

Ajoutons à cela l’improbable passivité d’un entourage totalement aveugle et un dénouement aux allures quelque peu miraculeuses, et l’on referme ce livre un rien déçu. L’ensemble reste néanmoins très plaisant, pour un moment de détente malheureusement pas très marquant. (3/5)


samedi 21 novembre 2020

[Stegner, Wallace] Une journée d'automne

 



Coup de coeur 💔💔

 

Titre : Une journée d'automne
           (Remembering Laughter)

Auteur : Wallace STEGNER

Traductrice : Françoise TORCHIANA

Parution : en anglais (USA) en 1937,
                   en français en 2018

Editeur : Gallmeister

Pages : 160

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Suspendue au bras de son mari Alec, Margaret guette avec impatience l’arrivée du train de sa sœur Elspeth, venue d’Écosse pour vivre avec eux dans l’Iowa. Vive et malicieuse, s’émerveillant d’un rien, Elspeth respire la joie de vivre et ne tarde pas à illuminer leur vie de riches fermiers bien installés. Mais alors que l’automne s’annonce, un triangle amoureux se forme peu à peu entre Alec et les deux sœurs. Lorsque survient l’irréparable, celui-ci ne tarde pas à se transformer en piège dramatique. Il faudra alors sauver ce qui peut l’être.

Dans ce court roman demeuré inédit en France, Wallace Stegner révèle avec la virtuosité qu’on lui connaît les drames qui se jouent derrière les apparences d’une existence paisible.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Wallace Stegner est né le 18 février 1909 à Lake Mills, dans l’Iowa. Romancier, nouvelliste, historien, professeur et militant écologiste, celui qu’on appelle souvent le « doyen des écrivains de l’Ouest » (« Dean of Western Writers ») s’est imposé aussi bien à travers ses textes de fiction que ses essais.

Pendant son enfance, il vit notamment à Great Falls, dans le Montana, puis à Eastend dans le Saskatchewan (Canada). De manière générale, il déménage beaucoup à travers les États de l’Ouest américain – il dit plus tard avoir vécu « à vingt endroits, dans huit États et au Canada ». Il passe cependant la plupart de ses étés plus à l’est : à Greensboro, dans le Vermont.

Il étudie d’abord à l’université d’Utah, où il obtient un Bachelor of Arts, puis fait son master et son doctorat à l’université d’Iowa. Une fois diplômé, il enseigne dans plusieurs universités, dont l’université du Wisconsin et Harvard, avant de créer un département de creative writing à Stanford, qu’il dirige de 1945 à 1972. On compte parmi ses élèves Larry McMurtry, Edward Abbey, Raymond Carver et Thomas McGuane.

C’est en 1937 qu’il publie son premier roman, Remembering Laughter. Il est suivi par trois autres, puis, en 1943, Wallace Stegner rencontre son premier succès critique et populaire avec La Montagne en sucre (The Big Rock Candy Mountain). Parmi ses romans les plus notables, on peut notamment citer The Preacher and the Slave (1950 – plus tard rebaptisé Joe Hill : A Biographical Novel), A Shooting Star (1961), L’Envers du Temps (Recapitulation – 1961), et En lieu sûr (Crossing to Safety – 1987).

Acclamé par la critique, Wallace Stegner est couronné par le Prix Pulitzer de la fiction en 1972 pour Angle of Repose (1971) et par le National Book Award en 1977 pour The Spectator Bird (1976).

Il s’est aussi consacré à des essais, abordant des sujets très variés. On trouve notamment, parmi ses textes de non-fiction, deux histoires de l’implantation des Mormons dans l’Utah, une biographie de l’explorateur et naturaliste John Wesley Powell, ainsi qu’une histoire des débuts de l’exploitation pétrolière au Moyen-Orient. Engagé en faveur de l’environnement, il a co-fondé, en 1962, le Commitee for Green Foothills, une organisation non-gouvernementale qui agit au niveau local pour protéger les « collines, forêts, baies, marécages et zones côtières » de la péninsule de San Francisco. Le recueil Lettres pour le monde sauvage (2015) réunit douze de ses textes consacrés à des réflexions sur l’environnement et la nature.

Wallace Stegner décède le 13 avril 1993 des suites d’un accident de voiture à Santa Fe, au Nouveau-Mexique.

 

Avis :

Alec et Margaret sont à la tête d'une prospère exploitation agricole dans l'Iowa des années trente. Lorsqu'elle quitte l'Irlande pour s'installer chez eux, la jeune soeur de Margaret apporte avec elle sa fraîcheur et sa spontanéité, mais déclenche bientôt la tempête en glissant dans une relation adultère avec son beau-frère. Soucieuse de sauver avant tout et à tout prix les apparences, Margaret va enfermer le trio dans un huis-clos destructeur qui, jusqu'à la fin de leurs jours, fera de leur vie un enfer.

Wallace Stegner a laissé son imagination courir en pensant aux deux vieilles tantes lugubres de son épouse :  quel drame peuvent bien cacher deux soeurs âgées et décharnées, vivant seules avec le fils de l’une ou de l’autre - nul ne sait -, qu’elles ont élevé ensemble ? L’histoire narrée ici déroule une trame implacable et cruelle, où un instant de faute adultère fait à jamais basculer trois existences dans un cauchemar dont seule la mort aura le dernier mot. L’atmosphère passe directement de la gaieté insouciante de la jeunesse à la désolation de vies irrémédiablement ravagées. Rongés par le poison du ressentiment, de la honte et de la culpabilité, les personnages se confinent dans un non-dit sclérosant qui les lyophilise peu à peu corps et âme.

En peu de pages, l’auteur parvient à suggérer les effroyables abîmes cachés derrière des existences ordinaires, la cruauté de comportements pourtant à la base exempts de méchanceté, l’ineffable tristesse de destins résignés au malheur par pur souci des apparences. La maîtrise de la narration, le rendu psychologique des personnages, l’impact et la profondeur du récit alliés à un style épuré et sans défaut, révèlent dès ce premier roman le maître de la littérature américaine qu’allait par la suite devenir Wallace Stegner.

Une journée d’automne est un petit bijou de lecture que l’on achève impressionné par la maestria de l’écrivain, et durablement hanté par le réalisme cruel de son histoire. Coup de coeur. (5/5)


Citations :  

Son visage n'était que peau parcheminée sur les os, avec un nez saillant, un front haut, des cheveux sans vie tirés sévèrement sur le crâne, et des orbites si profondément enfoncées que, de prime abord, on les eût dites creuses comme celles d'un crâne.

L’obstination d’Alec évoquait à sa femme une paroi en caoutchouc. Celle-ci commençait par céder, mais plus on pressait fort, plus la matière se contractait.

 

jeudi 19 novembre 2020

[Greveillac, Paul] Art Nouveau

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Art Nouveau

Auteur : Paul GREVEILLAC

Parution : 2020 chez Gallimard

Pages : 288

 

 

 

  

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

1896. Lajos Ligeti, apprenti architecte, quitte Vienne pour Budapest. Porté par le rêve de bâtir, il découvre une capitale vieillotte et endormie où tout est à faire.
Pour construire la ville, il faut séduire patrons et donneurs d’ordre. Manoeuvrer contre des concurrents redoutables dont Budapest est la chasse gardée.
Inspiré par sa muse Katarzyna, épaulé par le rusé maître d’œuvre Barnabás Kocsis, Lajos Ligeti s’obstine. Parviendra-t-il à imposer son style visionnaire, à donner corps, par ses créations de béton, à un art nouveau ? Étranger, juif, verra-t-il venir les précipices ?
 
  

Un mot sur l'auteur :

Paul Greveillac a notamment déjà publié les très remarqués Les âmes rouges (2016), Maîtres et esclaves (2018).

 

 

Avis :

En 1896, le jeune Autrichien Lajos Ligeti, passionné d’architecture, quitte la majestueuse Vienne pour la bouillonnante Budapest, alors en pleine fièvre bâtisseuse. Apprenti au sein d’un grand cabinet d’architectes, il découvre les réalités du métier : la difficulté de séduire commanditaires et maîtres d’oeuvre, les rivalités et les manœuvres déloyales des concurrents, la nécessité de louvoyer et de pactiser avec les puissants … Il lui faudra des trésors de détermination pour percer et imposer son style, au cours d’une carrière qui lui fera connaître grandeur et décadence.

Classique et soigné, le récit ressuscite de façon vivante et crédible l’atmosphère optimiste et insouciante de la Belle Epoque, ces quatre décennies de paix qui ont favorisé la croissance économique et d’extraordinaires progrès techniques. Vienne, alors considérée comme l’une des plus splendides capitales d’Europe, affirme son prestige au travers d’une architecture devenue reine des arts, réinventée dans de nouveaux développements décoratifs en rupture avec l’académisme. Budapest, la seconde capitale dédaignée de l’Empire austro-hongrois, ville en profonde transformation, cherche à renforcer son identité nationale, et trouve également dans l’Art Nouveau un symbole de son affirmation et de son émancipation.

Dans cet âge d’or où se multiplient les grands chantiers publics, de nombreux architectes autrichiens et hongrois acquièrent une renommée internationale. Au milieu de ces personnages réels, l’auteur a imaginé l’apprentissage d’un jeune homme passionné et idéaliste, qui va tout sacrifier à son art. Et c’est presque dommage, tant la restitution soignée du cadre historique et le récit aux allures de biographie appelaient à la résurrection d’un de ces hommes aujourd’hui presque oubliés, plutôt qu’à l’invention romanesque d’un héros au final bien moins crédible et consistant que le riche univers pour lui si précisément recréé. Lajos Ligeti, peint dans son unique obsession professionnelle, manque globalement d’âme et d’émotions pour réellement s’incarner et convaincre.

Au bémol près de son personnage central un peu trop monolithique pour être à la hauteur du reste du roman, Art Nouveau restitue, avec force détails fascinants, un moment particulier de l’Histoire qui permit, en Europe Centrale bien plus qu’ailleurs, le bref fleurissement d’un art moderne et réformateur. (4/5)

 

 

Citations : 

Il découvrait que la prise de risque était nécessaire à la création. Que tout était question de goût. Qu’il ne préexistait, au fond, aucune règle et qu’ainsi, ainsi seulement, s’expliquait le miracle du beau.

Pourquoi, au fond, chacun voulait-il sa propre pierre tombale ? Les hommes laissaient-ils tous sur la terre une marque si indélébile, si personnelle, qu’elle dût être jetée à la face des générations futures ? Ou bien, justement, leurs sépultures étaient-elles des cache-misère ? Des cris de désespoir face à la splendide amnésie de l’Histoire ? Des poings dressés, contre le trop juste rouleau compresseur de l’oubli ?

L’accoutumance est la première des barrières dressées contre la folie. La désensibilisation est souvent la seule façon de vivre avec soi-même.

Les liens qu’on se crée sont souvent les plus forts.

Aucun art, semble-t-il, n’a tout à la fois réifié, aimé, idéalisé, sanctifié les femmes autant que l’« art nouveau ». Il s’est épanoui dans une débauche de sensualité et de vie, avant que de pourrir dans l’horreur et la mort de la guerre. Comme si la balance de l’Histoire avait, sur un coup de tête, décidé qu’il était grand temps de mettre fin aux frivolités.

mardi 17 novembre 2020

[Tharreau, Estelle] La peine du bourreau


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La peine du bourreau

Auteur : Estelle THARREAU

Editeur : Taurnada

Parution : 2020 

Pages : 256


 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

McCoy est « bourreau » au Texas. Après 42 ans passés dans le couloir de la mort, il reçoit la visite officieuse du Gouverneur Thompson qui doit se prononcer sur la grâce du condamné numéro 0451. Il ne leur reste que quatre heures pour faire revivre les souvenirs de McCoy avant l'injection létale.
Quatre heures dans l'isolement de la prison de Walls.
Quatre heures pour cinq crimes qui déchaînent les passions.
Quatre heures pour ce qui pourrait être la dernière exécution de McCoy.
Quatre heures pour jouer le sort d'un homme.
Un thriller psychologique aussi troublant que fascinant : une immersion sans concession dans le couloir de la mort et ses procédures d'exécution.
 
  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Après avoir travaillé dans le secteur privé et public, cette passionnée de littérature sort son premier roman en 2016, Orages, suivi de L'Impasse en 2017. Depuis, elle se consacre entièrement à l'écriture. Elle a publié Mon ombre assassine en 2019.

 

 

Avis :

Le vieux McCoy est sur le point de prendre sa retraite. Bourreau et gardien affecté au couloir de la mort de la prison de Walls au Texas, il lui reste une dernière exécution, celle du condamné 0451, dont les cinq meurtres déchaînent l’opinion publique. Seul le gouverneur de l’Etat peut encore tout arrêter en usant du droit de grâce. Quatre heures avant l’échéance, pendant que pro ou anti peine de mort manifestent de plus en plus violemment devant l’établissement pénitentiaire, l’homme politique s’y rend officieusement pour s’entretenir avec l’exécuteur. Cette conversation qui nous fait découvrir les actes et la personnalité du condamné, en même temps que la sombre expérience de McCoy durant plus de quarante ans, infléchira-t-elle la décision du gouverneur ?

Dans ce récit qui entretient le suspense jusqu’au bout quant au sort du condamné, l’auteur s’est inspirée d’une multitude de cas réels pour dresser une sorte de tableau général de la peine de mort au Texas ces quarante dernières années. Si le procédé littéraire utilisé peut paraître artificiel, tant ces quatre heures de rétrospective secrète semblent au final bien improbables, il a le mérite de confronter le lecteur à une réalité très concrète, celle que chacun devrait sérieusement considérer avant de prendre position pour la peine capitale.

La description précise de la procédure, des longues années d’attente puis de la mise à mort elle-même, l’entretien avec le bourreau sur ses décennies d’expérience, placent d’abord le lecteur face à une réalité crue qui ne permet aucune échappatoire. Il est sans doute aisé de discourir sur des principes, c’est autre chose de se retrouver soi-même dans la peau du bourreau, confronté à la tangibilité froide de l’acte de mise à mort. Une fois la réalité concrète du châtiment en tête, il est temps d’aborder toute une série de cas et de situations où il fut appliqué au Texas. Entre erreurs judiciaires fatales, injustices sociales et raciales face au crime, meurtriers justiciers, juges sous pressions politiques et médiatiques…, le récit a tôt fait de brouiller la frontière entre le Bien et le Mal, et de rendre la notion de justice toute relative.

Sous les apparences d’un thriller tendu par le suspense d’un terrible compte-à-rebours, ce glaçant huis-clos aux passages parfois insoutenables est au final une confrontation sans ménagement à nos responsabilités : au vu des cas évoqués, que penser de la hâte de notre société à se débarrasser de monstres qu’elle a parfois contribué à engendrer, en ne leur laissant que des vies marquées dès la naissance par la misère, la violence et le désespoir ? Après ce livre en tout cas, le lecteur ne pourra plus considérer la peine capitale tout à fait comme avant. (4/5)

 

 

Citations : 

Avec 243 condamnations à mort dont 22 révisions prouvant que des innocents avaient été exécutés à tort et 43 dossiers en cours de réexamen, le juge Terence Ellis avait fait son devoir et n’avait pas de compte à rendre. Le plus gros pourvoyeur du couloir de la mort finissait sa vie en parfaite tranquillité.     
Arrogant, borné, haineux, une honte pour la justice de son pays. Mais qui oserait lui demander des comptes ? Qui en avait le pouvoir ? Qui réexaminerait son cas ? Pour Ed, cet homme n’était pas un juge, mais un boucher en beau costume ; la police lui apportait de la race à pendre et à offrir aux électeurs. Il prononçait des paroles, signait des décisions et des ordres d’exécution que des bourreaux avaient la charge de faire appliquer.     
Du début à la fin du processus, jamais il ne se salissait les mains ou la conscience. Jamais le moindre risque de mourir ou d’être blessé en plongeant dans le cloaque violent des monstres que les policiers devaient arrêter. Jamais la vision du condamné en train de mourir de la décharge électrique ou de la dose de poison que le bourreau devait lui administrer. Même pas le doute dérangeant de s’être trompé dans son jugement.

« On nous a entraînés à piquer. Les médecins et le personnel médical refusent de le faire à cause du serment qu’ils ont fait de sauver des vies, pas de les ôter et bla-bla-bla. C’est toujours la même rengaine : “On exige que ces monstres soient enfermés, tués ou torturés, mais ce n’est pas à nous de le faire ! On veut bien parler, conseiller, ordonner, mais pas se salir les mains !”

« Dans ces prisons, on garde tout le reliquat de la souffrance humaine. Elles sont peuplées d’hommes qui ont subi et fait subir les pires horreurs. De la souffrance qui en engendre une nouvelle pour en finir par une autre. Ces taules sont de grosses tumeurs qui s’autoalimentent. Toute l’humanité pourrie que les braves gens ne veulent pas voir, ils nous la donnent et l’oublient. Gardien ou détenu, personne n’en ressort meilleur. Plus dur, plus fou ou plus coupable, c’est tout.

Ce qui est juste et la justice sont deux choses très différentes.

C’est à toutes ces horreurs que nous sommes confrontés à longueur d’année, nous les gardiens. Des enfants de monstres devenus monstres à leur tour que vous oubliez dans les prisons et dont vous voulez surtout ne rien savoir. Ne rien connaître d’eux ni de ceux qui les gardent. Tout le monde aux oubliettes. 
 
Bonjour, monsieur McCoy. Je ne vous embêterai pas longtemps. Je voulais simplement être la première à vous annoncer que mon fils, Saul, pourrait être le premier condamné innocenté grâce aux tests ADN surtout depuis que plusieurs condamnations prononcées par Ellis ont été cassées. Vous avez tué un innocent. Je le sais parce que, cette nuit-là, mon fils était avec moi, même si jamais personne ne m’a crue lors du procès et que la police a dissimulé toutes les preuves à décharge. Je peux vous assurer que le résultat de ces tests innocentera Saul. Vous l’avez bel et bien assassiné.
– Je ne faisais qu’exécuter la loi.
– Non, vous n’avez fait qu’exécuter mon fils. Un gamin innocent.
– C’était mon premier condamné… Je… Je ne suis que le dernier maillon de la chaîne.
– Gardez vos arguments. On ne sait jamais, un jour peut-être, on jugera les gens comme vous. Du premier au dernier maillon de la chaîne. Un jour, c’est peut-être vous qu’on exécutera. Les temps changent. 
 
  

Du même auteur sur ce blog:

 
 



 



dimanche 15 novembre 2020

[Taylor, Alex] Le sang ne suffit pas

 

 


J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le sang ne suffit pas
            (Blood Speeds the Traveler)

Auteur : Alex TAYLOR

Traducteur : Anatole PONS

Parution : 2019 en anglais (américain),
                  2020 en français (Gallmeister) 

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

1748. Dans les montagnes enneigées de l’Ouest de la Virginie, un voyageur affamé arrive près d’une cabane isolée. Reathel erre depuis des mois, flanqué d’un dogue féroce. Mais l’entrée lui est refusée par un colon hostile qu’il n’hésite pas à tuer. Il découvre alors à l’intérieur une jeune femme, Della, sur le point d’accoucher. L’enfant naît dans cette solitude glaciale. Pourtant, le froid, la faim et l’ourse qui rôde dans les parages ne sont pas les seuls dangers pour la mère et le nouveau-né. Car ce dernier a été promis à la tribu Shawnee : c’est le prix à payer pour que Blacktooth, leur chef, laisse les Blancs du village environnant en paix. Alors que les Shawnees se font de plus en plus impatients, le village envoie deux frères à la poursuite de Della, désormais prête à tout pour sauver son bébé.

Un roman d’aventures féroce, où la certitude de la mort procure une force libératoire mais impitoyable, qui guidera une nation tout entière.

 
  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Alex Taylor vit à Rosine, Kentucky. Il a fabriqué du tabac et des briquets, démantelé des voitures d’occasion, tondu des pelouses de banlieue et aussi été colporteur de sorgho pour différentes chaînes alimentaires. Il est diplômé de l’université du Mississippi et enseigne aujourd’hui à l’université de Western Kentucky. Ses nouvelles ont été publiées dans de nombreuses revues littéraires.

 

Avis :

En plein hiver 1748, lorsque, après des mois d’errance dans les montagnes enneigées de l’Ouest de la Virginie, Reathel parvient à bout de force à proximité d’une cabane isolée, il n’hésite pas à tuer l’habitant des lieux qui lui refuse l’hospitalité. Il découvre alors à l’intérieur, dans des conditions guère plus brillantes que les siennes, une jeune sang-mêlé, Della, sur le point d’accoucher. La jeune femme refuse de regagner le village le plus proche, qui s’est engagé, comme tous les ans, à livrer un nourrisson à la tribu Shawnee voisine, comme tribut au précaire maintien de la paix…

Dès les premiers mots, le lecteur est pris à la gorge par la sauvagerie de cette contrée perdue et de ses rares habitants, misérables colons en déshérence aux prises avec les conditions les plus extrêmes, et que la faim, le froid, la maladie et les attaques diverses, indiennes ou animales, font tomber comme des mouches. Réduits à un état quasi bestial par la seule obsession de leur survie, habitués à tuer comme ils respirent et à user sans vergogne de tous les expédients, ils ont depuis longtemps jeté moralité et tabous aux orties, dans une lutte enragée qui ne fait que reculer une issue désespérément inéluctable. Dès lors, chaque page ne fait qu’emmener le lecteur dans un nouveau paroxysme de tension et de brutalité, jusqu’au spectaculaire bouquet presque final de l’attaque des Shawnees et de l’inventive tentative de défense des assiégés à l’aide d’un canon curieusement improvisé…

Si cette violence sans fard, éprouvante et presque outrée, nous fait pénétrer dans des sphères souvent dérangeantes, le puissant souffle épique du récit, l’étonnant réalisme des personnages croqués dans toute leur complexité, le magnétisme du nature-writing et le lyrisme maîtrisé de la plume parfaitement restitué par la traduction, font de cette lecture une aventure aussi captivante qu’impressionnante. (4/5)

 

 

Citations: 

— Ça vous dérange pas de porter les chaussures d’un mort ? demanda-t-elle. 
Reathel lécha son pouce et frotta une tache sur le devant d’une botte. 

— M’est avis qu’il n’en aura plus beaucoup usage.

— Elles vous emporteront peut-être sur le même chemin. 

— C’est-à-dire ? Que je vais finir par y passer aussi ? ricana Reathel. C’est le lot de tous les hommes nés d’une femme et de l’adversité.

Mon peuple occupe ces terres depuis longtemps. Plus loin encore que remonte la mémoire. Nous n’avons aucun rêve d’être ailleurs qu’ici. Cette terre est à nous depuis si longtemps que nous avons oublié que posséder une chose signifie aussi qu’on peut nous la prendre. (…)
Aujourd’hui, nous la perdons au profit d’un peuple dont la soif de la prendre est plus forte que notre soif de la garder. (…)
Il ne suffit pas de croire, reprit-il, que nous perdons notre terre car les hommes blancs ont des fusils. Nous avons pris leurs fusils et nous tirons mieux qu’eux. Et il ne suffit pas de dire que nous perdons car l’homme blanc est nombreux et que nous sommes peu. Un homme prêt à mourir pour obtenir ce qu’il veut en vaut cent qui préfèrent vivre comme des lâches.

On ne connaît jamais la force d’attraction de la vie jusqu’à être confronté à la mort.

 

vendredi 13 novembre 2020

[Wetmore, Elizabeth] Glory

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Glory (Valentine)

Auteur : Elizabeth WETMORE

Traductrice : Emmanuelle ARONSON

Parution : en anglais (USA)
                   et en français en 2020

Editeur : Les Escales

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Roman choral puissant et envoûtant, Glory met en scène les retombées d’une terrible agression dans une petite ville du Texas et donne la parole à celles que l’on n’a pas l’habitude d’entendre.
14 février 1976, jour de la Saint-Valentin. Dans la ville pétrolière d’Odessa, à l’ouest du Texas, Gloria Ramirez, quatorze ans, apparaît sur le pas de la porte de Mary Rose Whitehead. L’adolescente vient d’échapper de justesse à un crime brutal. Dans la petite ville, c’est dans les bars et dans les églises que l’on juge d’un crime avant qu’il ne soit porté devant un tribunal. Et quand la justice se dérobe, une des habitantes va prendre les choses en main, peu importe les conséquences.
Elizabeth Wetmore n’hésite pas à sonder les tréfonds de l’âme humaine et livre un roman dur et âpre à la beauté mordante.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Elizabeth Wetmore a suivi des cours d’écriture et obtenu des bourses d’études au sein de plusieurs programmes universitaires prestigieux. Glory est son premier roman.

 

 

Avis :

En 1976, près de la petite ville pétrolière d’Odessa au Texas, une adolescente d’origine mexicaine, Gloria Ramirez, échappe de peu à son violeur et réussit à se traîner, ensanglantée, jusqu’à la ferme de Mary-Rose. Cette mère au foyer prend courageusement la défense de la jeune fille, d’abord fusil en main lorsque l’assaillant la poursuit, puis au tribunal où elle entreprend de témoigner. Mais, dans ce sud ségrégationniste et sexiste, opinion publique et justice penchent forcément en faveur des blancs et du machisme.

Elizabeth Wetmore excelle à nous plonger dans l’atmosphère particulière, mélange d’âpreté, d’oppression et de désolation, qui baigne cette ville de bout du monde, perdue dans le désert. Exsangue sous les assauts de la poussière, de la chaleur et de la crise économique, elle se retrouve soudain l’épicentre d’une fièvre pétrolière aussi miraculeuse que désastreuse. Ses terres désormais dévastées et souillées, empuantie par les émanations mortifères, elle est envahie par une faune assoiffée de dollars, masculine et célibataire, manne providentielle mais également source accrue de violence et d’insécurité. Aux dures et dangereuses conditions de travail des champs pétrolifères répondent excès en tout genre, cautionnés par la loi du plus fort, en l’occurrence blanche et conservatrice, qui continue, en ces années soixante-dix, à s’imposer en droite ligne de l’époque du Far West.

Au-delà de la terrible histoire de Gloria et de l’impunité de son agresseur, c’est à son impact sur ses témoins que s’intéresse le récit, dans une succession de portraits psychologiques où la rébellion s’achève dans l’impuissance et la folie, et où le désespoir se mêle à la résignation. Femmes vouées à la vie morne d’épouses et de mères de famille soumises, accédant au mieux à des emplois subalternes qui les exposent quotidiennement à la grivoiserie et aux agressions ; Mexicains en situation plus ou moins régulière, trimant pour à peine survivre, constamment sur la brèche de l’expulsion ; ancien du Vietnam, condamné à la marginalité et à la misère pour être revenu handicapé : tous n’ont d’autre choix que de partir ou d’accepter un ordre social ségrégationniste et sexiste qui a totalement et inextricablement façonné mentalités et institutions.

Cette vaste fresque qui prend le temps de camper en détails ambiance et personnages, monte peu à peu en puissance pour atteindre un paroxysme de tension, proprement haletant, sur son dernier quart. Elle s’achève sur l’amertume d’une conclusion noire et désespérée : le constat d’une iniquité inébranlable, tant ses racines sont profondes, et tant elle gangrène les bases mêmes de la société américaine de l’époque, comme sans doute encore celle d’aujourd’hui. Elizabeth Wetmore impressionne par l’ampleur et la profondeur de ce premier roman. (4/5)


Citations :  

Glory n’a peut-être jamais vu de gens aussi peu ragoûtants. Le garçon a un gros trou dans les dents de devant, et la fillette détachent les lambeaux de peau qui pèlent sur ses épaules trop exposées au soleil pour ensuite les manger en douce tout en poursuivant sa lecture. Les bras et les jambes de la mère sont potelés, glabres, et roses, tel un mollusque extrait de sa coquille.

À chaque rentrée, durant les trente années où elle a enseigné l’anglais dans des salles de classe surchauffées peuplées de fils de fermier, de pom-pom girls et de péquenots puant l’après-rasage, Corrine repérait dans sa liste d’élèves le nom d’au moins un gamin différent ou rêveur. Les bonnes années, elle en dégottait peut-être deux ou trois – les marginaux, les bizarres, les violoncellistes, les génies, les joueurs de tuba défigurés par l’acné, les poètes, les garçons dont l’asthme excluait toute velléité de jouer au football et les filles qui n’avaient pas appris à étouffer leur intelligence. À ces élèves-là, Corrine affirmait : les histoires nous sauvent la vie. Aux autres, elle lançait : je vous réveillerai quand ce sera terminé.

Parce que si je m’interroge sur ce qui n’existe plus entre Robert et moi… Mary Rose s’était interrompue et avait fixé ses mains, les tortillant dans un sens et dans l’autre. Eh bien… qu’est-ce que j’en sais au fond ? Merde, j’ai eu mon premier costume de pom-pom girl quand je portais encore des couches. Comme nous toutes. Si on a de la chance, on a douze ans quand un homme ou un garçon, voire une femme bien attentionnée qui veut juste nous expliquer la vie, nous révèle le but de notre existence sur terre. On est là pour leur remonter le moral. Leur sourire et apporter un peu de lumière dans la pièce. Pour les soutenir et les connaître, et être gentilles avec tous ceux qu’on rencontre. J’avais dix-sept ans quand j’ai épousé Robert et j’ai quitté la maison de mon père pour aller directement vivre dans la sienne. Mary Rose s’était assise dans une chaise de jardin, avait posé sa tête sur la table et s’était mise à pleurer. C’est ce que je suis censée faire, c’est ça ? avait-elle soufflé. Lui remonter le moral ?
 
Dans un cadre suspendu dans l’entrée, madame Sibley possède un fragment de l’uniforme gris de l’arrière-arrière-arrière-grand-père de son défunt mari. La relique trône à côté d’un daguerréotype du héros en question. Elle possède aussi un coffre en cèdre plein de photographies de la vieille plantation familiale et elle ne parvient toujours pas à ­comprendre comment sa famille, en quelques générations, a pu en arriver là : se retrouver coincée dans ­l’ouest du Texas à se frotter sans cesse les yeux à cause de la poussière et à s’efforcer de conserver son toit tandis que les Mexicains et les féministes dominent le monde. 
 
Les hommes meurent parce qu’ils essaient d’aller plus vite que le train et que leurs camionnettes calent sur les rails, ou parce qu’ils boivent et se tire accidentellement dessus, ou parce qu’ils boivent, escaladent un château d’eau, et dégringolent l’équivalent de dix étages. Pendant la saison de castration, parce qu’ils perdent l’équilibre dans le couloir de contention et que le veau leur flanque un coup de pied dans le cœur. À la pêche, parce qu’ils se noient dans le lac ou s’endorment au volant sur le chemin du retour. Dans un carambolage sur l’autoroute, au cours d’une fusillade au Dixie Motel, ou à cause d’une fuite de sulfure d’hydrogène aux abords de Gardendale. On dirait que la bêtise a encore tué, déclare Evelyn lorsqu’un des habitués annonce la nouvelle en fin d’après-midi. Ça se passe comme ça d’habitude mais aujourd’hui, le 1er septembre, le schiste de Bone Springs refait parler de lui. Désormais les hommes mourront à cause de la méthamphétamine, de la cocaïne, et des antidouleurs. Ils mourront à cause de déversements accidentels de pétrole ou de tiges de forage mal stockées ou de feux provoqués par des émanations de gaz. Et les femmes, comment meurent-elles ? D’ordinaire, lorsqu’un homme les tue.

Victor aurait des dizaines d’histoires à raconter à sa nièce sur le Texas. Tellement ! Mais ce soir il ne songe qu’aux choses tristes. Des ancêtres pendus à des poteaux dans Brownsville, leurs femmes et leurs enfants obligés de se réfugier à Matamoros et de regarder pour le restant de leurs jours les terres de l’autre côté du fleuve, ces terres qui appartenaient à leur famille depuis six générations. Des Texas Rangers tirant sur des fermiers mexicains comme sur des lapins pendant la récolte de canne à sucre, ou ligotant des hommes à des acacias avant d’incendier les arbres, ou leur enfonçant dans la gorge des tessons de bouteille de bière.
Ils le faisaient pour le plaisir, lui dirait Victor. Ou parce qu’ils avaient parié. Parce qu’ils étaient saouls, ou parce qu’ils détestaient les Mexicains, ou parce qu’ils avaient entendu dire que les Mexicains étaient de mèche avec des esclaves affranchis ou ce qu’il restait de Comanches et qu’ils venaient tous pour piquer les terres, les femmes et les filles des colons blancs. Et ils le faisaient peut-être parfois parce qu’ils se savaient coupables, et après avoir déjà poussé si loin leur propre iniquité, ils pensaient n’avoir plus rien à perdre. Mais ils le faisaient principalement parce qu’ils le pouvaient. Río Bravo, comme l’appelait le papa de Victor – un fleuve déchaîné, un fleuve de scélérats et de desperados –, mais papa ne parlait pas de lui ni des siens. Il parlait des âmes perdues qui avaient lynché des centaines d’hommes et quelques femmes entre 1910 et 1920. Il parlait des Texas Rangers qui durant l’été 1956 avaient fait monter dans une bétaillère deux des oncles de Victor, et vingt autres hommes, pour les abandonner dans la Sierra Madre avec une unique bouteille d’eau et un conseil : débrouillez-vous entre vous, les gars. Regarde dans n’importe quelle ravine autour de la frontière, pourrait préciser Victor à sa nièce, dans n’importe quel cours d’eau à sec, n’importe quelle cuvette, regarde sous les acacias rabougris qui font quand même un peu d’ombre pour se protéger du soleil, et tu nous y trouveras ; tu nous trouveras partout. Tu pourrais bâtir une maison avec les squelettes de nos ancêtres, une cathédrale avec leurs os et leurs crânes.

mercredi 11 novembre 2020

[Nair, Anita] La mangeuse de guêpes

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La mangeuse de guêpes
           (Eating Wasps)

Auteur : Anita NAIR

Traductrice : Patricia BARBE-GIRAULT

Parution : en anglais (Inde) en 2018
                   en français en 2020 

Editeur : Albin Michel

Pages : 352

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

En 1965, Sreelakshmi, une jeune écrivaine indienne critiquée dans son pays pour avoir osé évoquer le désir féminin en termes crus, met fin à ses jours. Nul ne sait pourquoi, sauf peut-être son amant, qui gardera religieusement l’os de l’un de ses doigts. Cinquante ans plus tard, une fillette découvre par hasard la boîte contenant la relique, et libère sans le savoir l’âme et le secret de Sreelakshmi.
A travers ce destin, la grande romancière Anita Nair, l’auteure mondialement connue de Compartiment pour dames, évoque avec sensualité et audace la condition féminine en Inde et dans le monde. Une ode à la liberté et au désir.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Anita Nair vit à Bangalore. Depuis son premier succès, Compartiment pour dames, traduit en 29 langues, elle s’est imposée comme un des auteurs phares de la littérature indienne. Elle a publié une dizaine de romans, dont Quand viennent les cyclones, L’Inconnue de Bangalore, Dans les jardins du Malabar et L’Abécédaire des sentiments chez Albin Michel.

 

 

Avis :

Auteur vilipendée en Inde pour avoir directement évoqué la sensualité féminine dans ses romans, Sreelakshmi se suicide en 1965. Quelque cinquante ans plus tard, la découverte fortuite d’un fragment de ses os, conservé comme une relique par son amant, réveille le fantôme de la jeune femme : au fur et à mesure que l’osselet passe de main en main, la disparue se retrouve à même d’observer et de commenter l’existence de plusieurs femmes dans l’Inde d’aujourd’hui.

En entrecroisant le destin de ces femmes séparées par un demi-siècle, le récit dessine peu à peu un motif qui se répète inlassablement au fil du temps : celui des drames de la condition féminine en Inde. Car, si la tentative d'émancipation de Sreelakshmi dans les années soixante peut paraître en avance sur son temps, force est de constater que les histoires des autres femmes et filles du roman jusqu'à nos jours ne sont que les multiples répliques d'un scenario quasi immuable. Discrimination à la naissance, difficulté d’accès à l’éducation et à la vie professionnelle, harcèlement et violences le plus souvent impunis continuent à marquer une société fortement attachée à des traditions et des conventions qui accordent aux hommes tout pouvoir sur les femmes.

Sur la base d'un parti-pris narratif parfaitement maîtrisé et au fil d'une narration fluide au style agréable qui sait tenir le lecteur en haleine tout en suscitant son émotion, Anita Nair dresse ainsi le triste constat d'une sorte de fatalité qui semble peser en Inde. Malgré tous les progrès de l'ère moderne, la condition féminine y demeure catastrophique. A l'instar des personnages de ce roman, quantité de femmes indiennes en paient le prix tous les jours. (4/5)


Citations : 

Mais c’était une journée sans alcool dans l’État du Kerala. Apparemment, ils faisaient ça le premier jour de chaque mois. Toute vente de spiritueux était interdite pendant vingt-quatre heures, afin d’empêcher les hommes de dilapider leur salaire et donner le temps aux femmes de leur soutirer assez d’argent pour payer le loyer, les courses, les frais de scolarité des enfants, et rembourser une énième mensualité pour le frigo, la télé, le générateur, le puits ou l’emprunt pour l’or.

« Regarde autour de toi et tu relativiseras. » Parfois, c’est aussi bête que ça.

Comment le monde avait-il pu changer autant en cinquante ans ? Et si peu en même temps ? Les rumeurs, la médisance et la destruction irresponsable de vies ont toujours été. Sauf qu’à présent, elles s’aidaient de gadgets pour procéder encore plus vite.

Fantômes et écrivains se ressemblent davantage que vous le croyez. Nous  pouvons être tout ce que vous voulez. Nous pouvons entendre vos pensées  même si vous ne les confiez pas. Nous pouvons lire les silences et  retranscrire vos histoires comme si elles nous étaient arrivées.                                

Durant ces années-là, Maya prit aussi conscience du cadeau fait au chromosome masculin. Les hommes ne s’encombrent pas des questions douloureuses. C’est le rôle des femmes. Regardez Pandore. Si elle était un homme, elle se contenterait de fourrer sa boîte d’un coup de pied sous le lit et d’aller faire un tour sur Facebook : loin des yeux, loin du cœur. Mais pas Pandore. Ni sa descendante, Maya. Elles ouvriraient la boîte et porteraient le fardeau de la culpabilité toute leur misérable vie, celle d’avoir enfanté du chagrin en ce bas monde.