dimanche 9 mars 2025

[Guez, Olivier] Mesopotamia

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Mesopotamia

Auteur : Olivier GUEZ

Parution : 2024 (Grasset)

Pages : 416

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Vous ne la connaissez pas, pourtant elle a tenu le monde entre ses mains. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Gertrude Bell a dessiné les frontières de l'Orient, dans ce désert sauvage où tout a commencé : le pays entre deux fleuves, le Tigre et l'Euphrate.
Aventurière, archéologue, espionne, parlant l'arabe et le persan, elle fut la première femme puissante de l'Empire britannique, mais aussi une héroïne tragique. Idéaliste comme son ami et frère d'âme Lawrence d'Arabie. Impérialiste et courageuse comme le jeune Winston Churchill. Enfant aimée et incomprise d'une riche famille victorienne. Amoureuse éperdue. Et une énigme pour nous : celle des femmes que l'Histoire a effacées. 
Olivier Guez lui rend sa gloire et nous offre une épopée flamboyante : de la découverte de gigantesques gisements pétroliers aux jeux de pouvoir cruels entre Britanniques, Français et Allemands, des négociations sous les tentes bédouines aux sables de Bagdad où se perdent nos rêves.
Le roman de Gertrude Bell dessine la vaste fresque de la première mondialisation, quand le plus grand empire de tous les temps s'approprie une contrée mythique et maudite, terre d'Abraham, du déluge et de Babel, tombeau d'Alexandre le Grand : la Mésopotamie.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Romancier, essayiste, ancien journaliste, Olivier Guez est notamment l'auteur de La disparition de Josef Mengele (Grasset 2017, prix Renaudot). Il a reçu le César allemand du meilleur scénario pour le film Fritz Bauer, un héros allemand. Il vit à Rome.

 

Avis :  

Mesopotamia, c’est cette terre biblique, considérée comme le berceau de la civilisation, qu’entre Tigre et Euphrate, l’on appelle Irak aujourd’hui. A la fin du XIXe siècle, le percement du canal de Suez et le besoin naissant de pétrole l’érigent à nouveau « nombril du monde ». Toutes les grandes puissances tentent d’y asseoir leurs convoitises, dans un « Grand Jeu » politique et diplomatique qui redessine les frontières, crée de nouveaux empires et fonde ce qui deviendra le Moyen-Orient que nous connaissons. 
 
Une femme que l’Histoire a pourtant oubliée, lui préférant la figure de Lawrence d’Arabie, y a joué un rôle majeur. Archéologue, exploratrice, espionne, diplomate, enfin personnage politique, elle fut considérée comme « la femme la plus puissante de Mésopotamie », sa « reine sans couronne ». Depuis une quinzaine d’années, historiens et biographes la redécouvrent, comme Olivier Guez qui lui a consacré six ans de recherche et d’écriture et qui nous en livre un portrait fouillé, riche de ses contradictions et ambivalences.

Cette « Lawrence d’Arabie féminine » s’appelle Gertrude Bell. Née en 1868 dans une famille de la grande bourgeoisie industrielle britannique, elle fait des études supérieures quand les femmes sont à peine tolérées dans les universités. Se sentant malgré elle impropre au mariage selon les canons de l’époque, elle multiplie les voyages, se fait alpiniste et archéologue, et acquiert une si bonne connaissance du Moyen-Orient, de la langue arabe et de la diplomatie dans la région, qu’elle y devient agente de liaison pour les services de renseignement du Commonwealth. 
 
Femme dans un monde d’hommes qui ne lui fait aucun cadeau, elle impose si bien ses compétences que c’est elle qui poussera Churchill à l’indépendance de la Mésopotamie, à la création de l’Irak et au choix de son premier roi, Faycak, dont elle sera la plus proche conseillère. Elle finira pourtant dans l’oubli, reléguée par d’autres figures comme celle de son ami Lawrence d’Arabie quant à lui en pleine gloire, désespérée d’assister bientôt à la main mise des Américains sur le pétrole irakien.

Il est impossible de dépeindre qui fut Gertrude Bell sans se plonger dans les arcanes géopolitiques où s’affrontent puissances occidentales, Ottomans, Bédouins, sunnites, chiites et Kurdes. Le récit ne cessant qui plus est de sauter d’une époque à l’autre dans une sorte de tourbillon temporel, toute la concentration du lecteur est requise pour suivre Gertrude dans un parcours par ailleurs si extraordinaire que la réalité historique bat d’emblée en brèche toute tentation d’en rajouter sur le plan romanesque. Peu à peu se dessine une personnalité d’exception, respectée par les uns, décriée par les autres, dans un monde masculin stupéfait de constater : « c’est une femme remarquablement intelligente avec le cerveau d’un homme. »

Gertrude se comporte d'ailleurs si bien en homme sur le plan professionnel que sa vie privée et sentimentale est un échec. Pourtant, en pur produit de son temps et de son pays, elle ne se révolte que de la condition des femmes musulmanes, désapprouvant vivement le combat des suffragettes, « dangereux pour la démocratie anglaise ». Fidèle à sa manière de penser révélée par une abondante correspondance, l’auteur se garde du moindre jugement ou de toute  interprétation psychologique, la livrant à nos yeux à la fois aventureuse, déterminée et intelligente, mais aussi imprégnée des certitudes racistes, impérialistes et même sexistes de son époque et de son milieu. 
 
C’est précisément cette authenticité sans faille, l’exactitude parfaite de la restitution construite sur un minutieux travail de documentation, qui fait l'immense intérêt de cet ouvrage, plus historique que romanesque, tranche de vie autant que tranche d’époque, et fascinante redécouverte d’une femme oubliée de l’Histoire. (4/5)

 

Citations : 

La présence de Miss Bell n’enchante pas non plus Sir Percy Cox en cette soirée humide de mars. Il se passerait volontiers d’elle, il a assez de difficultés à gérer, sur tous les fronts. Mais elle pourra tenir compagnie à son épouse qui s’ennuie à Bassora. Et le vice-roi lui a écrit de la prendre au sérieux : « C’est une femme remarquablement intelligente avec le cerveau d’un homme. »


Cette première nuit, Lawrence se prit d’affection pour elle, bien qu’il ne la trouvât pas belle, « excepté sous un voile peut-être », écrirait-il à sa mère peu après leur rencontre, et qu’il n’aimât pas les femmes et moins encore les femmes de lettres. « Toutes celles qui ont écrit des œuvres littéraires auraient pu être étranglées dès leur naissance : l’histoire de la littérature anglaise n’y perdrait rien », dirait-il plus tard. Elle avait traversé le désert et connaissait les Arabes : elle avait fait ses preuves. Le dandy frondeur et la voyageuse solitaire se ressemblaient. Leur métier d’archéologue les autorisait à se détacher du réel et à se réfugier dans un passé fantasmé, un pays des Merveilles surgi de la mythologie et des Écritures. 


Les stratèges de l’armée des Indes sont perplexes. Les alliances et les rivalités entre tribus sont aussi imprévisibles que les mouvements des fleuves : le désert est une science, il ne s’improvise pas. Il faut connaître les hommes et les clans qu’on croisera sur son chemin, les nuances des dialectes, les mœurs, la généalogie des familles et leurs liens de parenté, sous peine de graves ennuis. Les meilleures armes sont la parole, le tact ; une patience infinie. C’est pourquoi Miss Bell va rester en Mésopotamie. Il a été question de la renvoyer au Caire mais ses connaissances ethnographiques, linguistiques et le réseau de relations qu’elle a tissé au cours de ses campagnes archéologiques sont inestimables. Elle est titularisée, obtient un bureau et touche son premier salaire, trois cents roupies. Le major Gertrude Bell est la première officier politique de l’armée des Indes.


(…) à la mort de Victoria, la Grande-Bretagne régnait sur le quart de la planète et un tiers de l’espèce humaine. L’augure de Robinson se réalisait, dirait à Gertrude son père, en compagnie duquel elle lirait un peu plus tard le roman de Defoe. Le rescapé, qui ne possédait qu’un couteau et une pipe après son naufrage, avait à lui seul réinventé la civilisation dans un environnement inhospitalier. Intelligent, courageux, tenace et travailleur, il s’était peu à peu construit un domaine (et une casaque en peau de chèvre et un parapluie) ; il avait guidé vers la lumière le cannibale Vendredi avant de devenir l’homme le plus riche de l’île, en exploitant la canne à sucre, puis son roi. La Providence l’avait choisi. Robinson était le prototype du colonisateur britannique et le roman une prophétie de l’empire, lui expliquerait son père ; et maintenant, en cette fin du dix-neuvième siècle, l’île, c’était le monde, et Robinson, les Anglais, nouveau peuple élu. Ils étaient les dépositaires de l’univers, les héritiers d’Alexandre et de Rome.


(…) first in the world, best in the world, l’Angleterre rayonnait dans tous les domaines. La première démocratie libérale avait garanti des droits et une sécurité inédits à ses citoyens. Elle avait prohibé la traite négrière, pourchassant ses trafiquants sur les océans. La Royal Navy maintenait la libre navigation maritime sur ses propres deniers : la Pax Britannica assurait le développement florissant du commerce international. Le télégraphe et les câbles sous-marins britanniques avaient unifié les marchés et bouleversé les services d’information. Des dizaines de villes, des lacs et des chutes d’eau portaient le nom de Victoria sur les cinq continents : les Anglais étaient les messagers de la civilisation. « Partout nous avons laissé notre trace bienfaisante. Toutes les régions ressentent notre présence physique, morale et intellectuelle. Elles ne pourraient vivre sans nous », écrivait l’Illustrated London News. Les Anglais regardaient le monde de la cime de leurs grands mâts, écrivait Jules Vallès, en exil à Londres après la Commune, et marchaient avec assurance sur la voie que Dieu avait tracée pour eux.
 
 
Hugh Bell l’avait encouragée à voyager et à étudier à l’université d’Oxford. Les femmes n’y étaient tolérées que depuis une dizaine d’années. Elles devaient s’asseoir dos à l’estrade, la tête couverte d’un chapeau noir, des professeurs craignant de croiser leur regard pendant leur enseignement.


Les administrateurs anglo-indiens hochent la tête. Ils notent les noms, les doléances, et rassurent ; puis haussent les épaules ou ricanent dès que leurs interlocuteurs ont tourné le dos. « Les nobles Arabes… » : la déclaration du général Maude a été rédigée à Londres par une tête d’œuf déconnectée du terrain. Eux savent. Que la Mésopotamie, composée de mille ethnies et d’autant de religions et de sectes, comme l’Inde, ne constitue pas une nation ; que le mouvement nationaliste y est très faible, sinon inexistant ; que les juifs et les chrétiens, citoyens de seconde zone sous les Ottomans, se réjouissent de leur présence ; que très peu d’indigènes sont qualifiés pour prétendre à des postes de responsabilité. Les Arabes de Mésopotamie appartiennent aux races assujetties telles qu’un ancien proconsul au Caire les a définies peu avant la guerre, dans un essai qui a fait date : « Leur nature les empêche de penser rationnellement. Alors que l’Européen est un raisonneur rigoureux, un logicien naturel, et que son intelligence entraînée fonctionne comme un mécanisme, l’esprit oriental, pareil à ses rues pittoresques, laisse à désirer en matière de symétrie. Un Égyptien ordinaire se contredira probablement une demi-douzaine de fois avant de terminer son histoire… Son raisonnement est des plus négligés ; l’islam est un frein au progrès et à la citoyenneté… »


Il faudra patienter un siècle ou deux, peut-être un millénaire. L’Éden, Sumer, Babylone : régénérer le berceau des civilisations, n’est pas une aventure coloniale comme une autre. C’est une entreprise de rédemption, prométhéenne et sacrée, l’apothéose du projet impérial, qui justifie la guerre, les morts, les sacrifices consentis. L’épopée n’est pas achevée. « Nous sommes vraiment un peuple remarquable. Nous sauvons de la destruction des nations opprimées, et nous leur donnons sans compter, améliorons laborieusement leurs conditions sanitaires, et éduquons leurs enfants, en respectant leur foi… Il en va ainsi sous le drapeau britannique. Ne me demandez pas pourquoi », écrit Gertrude à ses parents.


Chaque étape lui réservait son lot de surprises, de premières fois. Le monde était un Luna Park illuminé. Elle et ses comparses pouvaient se travestir, acheter souvenirs et chapeaux indigènes, et s’inventer une routine acceptable puisqu’elle ne durait pas. Flottant à la surface des choses, ils enjolivaient la réalité grâce à leurs lectures, aux histoires qu’ils se racontaient. Les erreurs et les échecs ne collaient plus à la peau. En voyage, on avait le droit de se tromper, tout était « amusant », « exotique » et « délicieusement charmant », écrivait-elle chaque jour à ses proches.


Les suffragettes étaient prêtes à la lutte et feraient usage de tous les moyens pour parvenir à leurs fins, y compris descendre dans la rue, interrompre des meetings et braver les coups et la prison, s’il le fallait. « Ayez confiance en Dieu : Elle vous protégera ! », conclut, radieuse, madame Pankhurst. L’assemblée, qui comptait un certain nombre de new women, lectrices de George Sand et d’Ibsen, aspirant à l’émancipation sexuelle et à une vie régie selon la morale de leur choix, l’applaudit chaleureusement. Gertrude s’abstint. Elle était contre, leur dit-elle. Le mariage et la maternité étaient l’ordre naturel de la société. Les femmes n’étaient pas indépendantes, elles ne connaissaient rien à la politique ni à la diplomatie, réservées aux hommes, « pour de bonnes raisons », insista-t-elle : aussi n’étaient-elles pas mûres pour voter. Leur accorder le droit de suffrage serait dangereux pour la démocratie anglaise… 


Wilson demande à Cox de muter Gertrude dans les plus brefs délais. « Ses activités irresponsables sont une source de ressentiment pour toute l’administration civile », lui écrit-il. Il l’exclut du processus décisionnel, surveille son courrier, et l’empêche d’accéder aux câbles secret défense transmis par Londres et Delhi. Ses hommes le soutiennent, ils n’ont jamais aimé Miss Bell. Ils lui reprochent son snobisme et sa « langue de vipère », et l’accueil indigne qu’elle a réservé à leurs compagnes. Avec ces jeunes femmes qui sitôt arrivées se sont plaintes du climat, des dérangements intestinaux que les piments et les « toasts mous » leur infligent, et des « horribles Arabes qui crachent dans la rue et se mouchent dans leurs doigts », elle s’est montrée antipathique dès le début. « Profitez bien de l’hiver parce que l’été est plus intolérable encore », leur a-t-elle dit. Ses collègues jalousent son train de vie, ses domestiques pléthoriques, ses nouveaux meubles et son service en porcelaine de chez Maples, ses dîners qui rassemblent la bonne société bagdadienne auxquels elle ne les convie jamais. Encouragés par Wilson, ils se moquent d’elle. Miss Bell est « un bas-bleu qui chasse la gloire au lieu de soigner des enfants et une maison », « une vieille fille acariâtre et excentrique, la reine vierge » ; « sa ménopause explique ses bouffées panarabes du moment ». Ils ont rebaptisé sa maison « le couvent ».


Deux États arabes ont été créés en trois jours, leurs clients hachémites vont régner, les Britanniques ont tenu leurs promesses. Il a été convenu d’allouer à Ibn Saoud une pension égale à celle du chérif Hussein, pour peu que les wahhabites renoncent au sud de l’Irak et aux villes saintes de La Mecque et de Médine. Les routes aériennes stratégiques et les approvisionnements en pétrole ont été sécurisés. L’empire renforce sa mainmise sur le Moyen-Orient, barycentre du nouveau monde hydrocarburé. Lawrence écrira : « Ainsi fut débrouillé l’écheveau oriental. Churchill sut trouver des solutions conformes (je pense) à la lettre et à l’esprit des promesses faites, sans sacrifier les intérêts de l’empire, ni ceux des peuples engagés. Nous sommes donc sortis les mains propres de cette aventure. » Une photo de groupe fut prise dans la cour du Semiramis au retour des pyramides. La satisfaction se lit sur les visages des délégués. Ils viennent de fonder le Moyen-Orient moderne, en une semaine, « le temps qu’il a fallu à Dieu pour créer l’univers ».

 

vendredi 7 mars 2025

[Belezi, Mathieu] Emma Picard

 


 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Emma Picard

Auteur : Mathieu BELEZI

Parution : 2015 (Flammarion, sous le titre
                  Un faux pas dans la vie d'Emma
                  Picard),
                  2024 (Le Tripode)

Pages : 272

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Dans les années 1860, la France, peinant à peupler le territoire colonisé, offre à la veuve Picard une ferme et 20 hectares de terre en Algérie. Pour échapper à la misère et donner un avenir à ses quatre fils, elle accepte et s’engage à corps perdu dans l’aventure.
Roman de l’obstination et de l’espoir, Emma Picard est la litanie entêtante d’une femme qui, durant toute une nuit, raconte au dernier fils survivant leur descente aux enfers. La pauvreté, le travail acharné, la famine, les sécheresses, les invasions de sauterelles… mais aussi les joies, les rires perçants, l’amour infini d’une mère pour ses enfants, et celui sans illusions d’une femme esseulée pour son amant. Personnage tragique et noble, Emma Picard porte à bout de souffle son destin sur « cette terre d’Algérie qui n’a jamais voulu et ne voudra jamais de nous ».

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Mathieu Belezi a enseigné en Louisiane (États-Unis), et beaucoup voyagé. Il a vécu au Mexique, au Népal, en Inde, et dans les îles grecques et italiennes. Il partage désormais sa vie entre la France et l'Italie. Au Tripode, il est l'auteur de Attaquer la terre et le soleil (Prix littéraire Le Monde et Prix du Livre Inter), Le Petit roi, Moi, le glorieux, Le Temps des crocodiles et Emma Picard.

 

Avis :  

En 2022, le succès d’Attaquer la terre et le soleil convainquait les éditions Sonatine de rééditer tour à tour les précédents ouvrages de Mathieu Belezi. C’est ainsi que reparait maintenant un autre volet de sa tétralogie consacrée, sans que lui-même ait de lien particulier avec ce pays mais parce que cette période reste méconnue, aux débuts de la colonisation de l’Algérie.

Si Attaquer la terre et le soleil se déroulait dans les toutes premières années de la colonisation, entrecroisant les voix d’un soldat et d’une mère de famille tout juste débarquée de France pour relater l’enfer d’une installation dans ce qui leur avait été vendu comme un eldorado, Emma Picard arrive en Algérie quelque vingt ans plus tard, en 1860. Veuve et sans ressources avec quatre enfants à charge dont deux encore très jeunes, elle a cru aux promesses d’un avenir meilleur lorsqu’un agent du gouvernement lui a proposé, à elle qui n’avait rien, une ferme de vingt hectares en Algérie.

Dès le début, le ton est donné. Hagarde, Emma qui a déjà perdu trois fils et veille le quatrième, blessé, dans les décombres de sa ferme, raconte une nuit durant, sa douloureuse litanie appesantie par la perte et les regrets se déversant en une seule longue phrase entrecoupée d’adresses accablées au mourant, leur épouvantable calvaire sur « cette satanée terre d’Algérie qui n’a jamais voulu et ne voudra jamais d’[eux] ». Mathieu Belezi se souvenait d’une telle situation évoquée par Maupassant dans un récit de voyage en Algérie. La vieille femme qu’avait rencontrée son aîné, il « en a fait [s]on Emma Picard. [Il l’a] simplement un peu rajeunie. Et puis [il l’a] laissée parler. »

Femme forte et courageuse, Emma raconte le labeur acharné et la vie habituée à se contenter de peu, dans un quotidien malgré tout joyeux parce qu’éclairé par l’espoir et conforté par les moments de répit. Pourtant, les dés sont pipés et les modestes moments d’apaisement en vérité des leurres masquant l’irrémédiable descente aux enfers qui a déjà emporté les précédents occupants de la ferme et s’apprête à faire dévaler les Picard à leur tour.

Car, peu importe le travail et l’opiniâtreté. Relégués par la colonisation sur des terres sans eau ni ressources que les catastrophes – « sécheresse, invasion de sauterelles, récoltes inexistantes ou détruites, tremblements de terre, famine, maladies » – achèvent de rendre inhabitables, ces pauvres gens dupés par de fausses promesses qui n’engageaient qu’eux – la plupart du temps des misérables sans autre choix – n’avaient dès le départ pas la moindre chance de succès. Ils sont venus grossir les rangs des près d’un Algérien sur cinq, eux aussi consignés loin des zones fertiles, décimés par la famine rien qu’entre 1866 et 1868.

Nuancée par des moments d’espoir totalement absents d'Attaquer la terre et le soleil, la narration plus progressive vers l’horreur n’en est pas moins implacable et son dénouement plus terrible encore. Mathieu Belezi offre une voix magnifique d’humanité et de vérité à ces malheureux sacrifiés, puis oubliés, dans la grande entreprise de pillage des richesses coloniales. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

— À quoi ça sert que la France pousse les gens à venir s’installer dans ce pays, si c’est impossible de gagner sa vie ?
— Mais il y en a qui font de l’or, Emma, ne le savez-vous pas ! de l’or en barres en exploitant jusqu’à la mort la sueur du burnous tout comme celle du soldat, de l’ouvrier et du paysan arrivés là par on ne sait quels concours de circonstances, et qui pour la plupart en repartiront les pieds devant !


(…) jamais, Léon, tu m’entends bien ? jamais je n’aurais pensé qu’une terre puisse nous faire autant de mal, et pourtant c’est ce qu’elle a fait, au lieu de nous enrichir elle nous a appauvris, ruinés, réduits à rien à moins que rien, Léon (…)


(…) il faudrait des mots que je n’ai pas pour décrire ce qui bouchait l’horizon dans les lointains du ciel, une masse énorme qui avait les couleurs de la poussière, et qui bouillonnait, s’embrasait, crachait sur la terre des glaires incandescentes, et tout aussitôt se reformait, s’assombrissait, et d’un bond se jetait en avant sur d’autres proies (…) et ça allait vite, aiguillonné par le simoun ça progressait à la vitesse d’un orage, et peut-être plus vite qu’un orage (…) d’abord le nuage de sauterelles a rejoint Mercier, et la lumière s’est ternie d’un coup, et le soleil a disparu sans que les ténèbres prennent sa place, nos yeux n’avaient aucun mal à distinguer les choses, mais ces choses avaient perdu leur couleur, s’étaient couvertes de rouille sous l’effet de je ne sais quel phénomène (…)


(…) nous nous sommes précipités dans la chambre et avons découvert les dégâts que les sauterelles avaient eu le temps de faire dans les pièces que nous croyions à l’abri, par où étaient-elles passées ? j’aurais été bien incapable de le dire, et Jules pas plus que moi ne comprenait comment elles s’y étaient prises pour pénétrer dans la maison et s’attaquer en aussi grand nombre à nos draps, nos rideaux, nos vêtements qui étaient en train de disparaître dans le ventre affamé de ces monstres
ça grouillait, ça crépitait, ça bourdonnait partout
et il a fallu recommencer à écraser des centaines de sauterelles qui ne bougeaient pas, qui ne s’enfuyaient pas, qui continuaient malgré notre présence à s’activer sur nos draps, nos rideaux, nos vêtements (…)

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mercredi 5 mars 2025

[Baqué, Joël] L'été indien

 



 

J'ai aimé

 

Titre : L'été indien

Auteur : Joël BAQUE

Parution : 2024 (P.O.L.)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Éric Planchon naît dans un village de l’Hérault des années soixante-dix. Son père est un vigneron amoureux de ses ceps ; sa mère, déçue par son mariage, se réfugie dans une inquiétante passion amoureuse pour le présentateur du journal télévisé Jean-Pierre Pernaud, et un non moins inquiétant intérêt pour le tri sélectif des déchets. Élevé dans cette atmosphère électrique où il apprendra à cultiver des qualités diplomatiques, Éric rencontrera d’autres personnages hauts en couleur lors de son service militaire, de son premier travail dans un restaurant pour touristes, puis dans une compagnie d’assurances. Il subira Bousillot, un gradé hargneux, connaîtra l’étonnant « Termite de Dieu », l’aumônier du régiment devenu fou. Embauché comme saisonnier au Cerf Radieux, un restaurant du Cap d’Agde, il sera initié aux ficelles du métier par son patron, Bridet, ancien champion de lancer du poids, et, sans succès, à celles de la drague par Jérôme, le cuisinier. Sa première expérience amoureuse se nouera dans les locaux des Assurances de l’olivier avec une collègue, Sylvie, mais pâtira de leurs premières vacances dans les sentiers périlleux des Pyrénées. L’amour non exprimé qui le liait à ses parents lui apparaîtra alors dans des circonstances inattendues, à la fois graves et loufoques.

L’été indien, c’est le roman d’une France proche mais souvent invisibilisée et déjà lointaine, que Joël Baqué a évoquée dans son merveilleux La mer c’est rien du tout. Roman loufoque d’apprentissage, autant que roman de critique sociale, absurde et tendre. L’humour, omniprésent, ravageur, s’enveloppe parfois d’un léger voile de nostalgie.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Né en 1963 à Béziers, Joël Baqué vit à Nice.

 

 

Avis:   

Huit ans après « La mer c’est rien du tout », Joël Baqué revient à nouveau sur les traces de son enfance dans un roman où, forçant le trait, l’humour le dispute à la nostalgie.

Eric Planchon a grandi dans l’Hérault pendant les années 1970, entre une mère au foyer meublant son ennui de son obsession pour le tri sélectif et de sa passion pour le JT de Jean-Pierre Pernault, et un père de cette « race de vignerons maussades en accord avec une terre caillouteuse, sableuse, qui demande beaucoup d’efforts et donne peu » : un tandem si frictionnel que surnommé au village le « couple tragique » et responsable chez son unique fils de l’habitude de servir de « variable d’ajustement », de pratiquer en expert « l’art subtil des alliances de revers et double jeux » et surtout de ne jamais « se trouver en position de trancher ».

C’est avec pour principal bagage ce talent pour la neutralité que le jeune homme s’élance vers son indépendance, d’abord pour un job d’été dans un restaurant du Cap d’Agde, puis au service militaire, enfin en décrochant un emploi dans une compagnie d’assurances. Des arnaques de la restauration pour touristes aux brimades d’un gradé despotique en passant par les râteaux amoureux du narrateur, une galerie de portraits savoureux et truculents, tous de petites gens ordinaires dessinant une France profonde, modestement invisible, une France des « fins de mois en toboggan » et d’une « immense majorité [qui] sourit avec les moyens du bord ou ne sourit pas », prend alors vie sous une plume inimitable, magnifique de tournures et de trouvailles, cachant, sous son humour et sa loufoquerie de façade, la pudeur et la délicatesse d’un amour resté inexprimé, faute de mots et d’effusions, entre un fils et ses parents désormais disparus.

Passée ce qui pourra parfois paraître la barrière d’une franche loufoquerie, une comédie sociale profondément juste, servie par une écriture superbe et une émotion tendrement nostalgique. (3,5/5)

 

 

Citation :

Il marchait à pas lourds, traversé de souvenirs jusqu’alors restés sous la surface de flottaison. La plupart étaient sans intérêt, d’autres picotaient. C’était curieux, ces souvenirs se rappelant à lui tels des créanciers ayant su attendre leur heure.


 

lundi 3 mars 2025

[Slimani, Leïla] Le pays des autres 3 - J'emporterai le feu

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Le pays des autres 3 -
            J'emporterai le feu

Auteur : Leïla SLIMANI

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 432

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Mehdi se sécha, enfila un tee-shirt propre et un pantalon de toile, et il chercha au fond de sa sacoche le livre qu’il avait acheté pour sa fille. Il poserait sa main sur son épaule, il lui sourirait et lui ordonnerait de ne jamais se retourner. “Mia, va-t’en et ne rentre pas. Ces histoires de racines, ce n’est rien d’autre qu’une manière de te clouer au sol, alors peu importent le passé, la maison, les objets, les souvenirs. Allume un grand incendie et emporte le feu.” »

Enfants de la troisième génération de la famille Belhaj, Mia et Inès sont nées dans les années 1980. Comme leur grand-mère Mathilde, leur mère Aïcha ou leur tante Selma, elles cherchent à être libres chacune à sa façon, dans l’exil ou dans la solitude. Il leur faudra se faire une place, apprendre de nouveaux codes, affronter les préjugés, le racisme parfois.
Leïla Slimani achève ici de façon splendide la trilogie du Pays des autres, fresque familiale emportée par une poésie vigoureuse et un souffle d’une grande puissance.

 

Un mot sur l'auteur :

Leïla Slimani est l’autrice de quatre romans parus aux Éditions Gallimard : Dans le jardin de l’ogre, Chanson douce (prix Goncourt 2016), Le pays des autres et Regardez-nous danser.

 

Avis :

Le pays des autres et Regardez-nous danser nous avaient fait vivre la colonisation et les lendemains de l’indépendance marocaine aux côtés de deux générations de la famille Belhaj, inspirée de celle de l’auteur. Ce dernier tome de la trilogie retrace cette fois le parcours de la troisième génération dans les années 1980-1990, au travers de Mia et d’Inès – cette dernière avatar romanesque de Leïla Slimani.

Mia et Inès ont une vingtaine d’années. Pendant que, gynécologue, leur mère Aïcha lutte pour le droit des Marocaines à disposer de leur corps, leur père Mehdi, banquier et haut fonctionnaire, est confronté à la corruption et aux ingérences d’un régime ne supportant ni critique, ni résistance. Emprisonné suite à une accusation calomnieuse, il ne survit pas longtemps à l’ostracisme qui perdure après sa libération, mais met toutes ses forces à convaincre ses filles, amenées à Paris par leurs études, à émigrer sans retour. « Ne reviens pas. Ces histoires de racines, ce n’est rien d’autre qu’une manière de te clouer au sol, alors peu importent le passé, la maison, les objets, les souvenirs. Allume un grand incendie et emporte le feu. (…) Ne transige pas avec la liberté. »

Elles qui, femmes sous un régime patriarcal hautement liberticide, se sentaient déjà morcelées dans leur propre pays alors qu’il leur fallait, comme leurs parents et leurs proches, constamment dissimuler et réserver le fond de leurs pensées au seul cercle intime et familial, connaissent alors une nouvelle forme de solitude et de déchirement, celle de la séparation et de l’exil. Plus que jamais « autres » dans leur patrie d’origine dont, en enfants de notables élevées à la mode française dans des écoles françaises, elles ne maîtrisent d’ailleurs que fort mal la langue, les voilà par mille détails insidieux constamment rappelées en France au statut d’étrangères ayant leur intégration à parfaire.

Pour être mélancolique, le récit sobre et efficace ne perd rien de la force incisive qui caractérise la plume si agréablement déliée de Leïla Slimani. Entre questions identitaires, liens familiaux et déracinement, droits des femmes et liberté, cette envoûtante saga familiale dépasse l’autobiographie pour former une œuvre romanesque habitée, traversée d’un vrai souffle et portée par une réflexion existentielle fine et sensible. 
 
Beaucoup plus intime que les deux autres, ce dernier volet impressionne davantage aussi par le feu qui l’habite, transmis de personnage en personnage dans une polyphonie familiale qui démultiplie focales et perspectives pour mieux rendre compte des différents visages de la réalité. Comment rester soi-même dans l’ouverture et le compromis ? C’est le rapport à l’autre et à la différence qui est tout l’enjeu ici. Coup de coeur. (5/5)
 

 

Citations : 

Les plus aguerris le savaient, le lycée Descartes n’était que la continuation de l’école des notables chère à Lyautey. Une enclave où une élite élevée à la mode étrangère, dans une langue étrangère, se reproduisait et, totalement dissociée du pays où elle vivait, pourrait dominer sans mauvaise conscience. Les élèves de Descartes vivaient dans une sorte d’île en partie coupée du monde. Ils se demandaient quelle était leur place et comment les autres les voyaient. Ils n’avaient aucune idée de qui ils étaient. Est-ce qu’ils étaient beaux ou laids ? D’ici ou de là-bas ? Est-ce qu’ils comptaient ?


Ses parents croyaient naïvement que les livres étaient une cape d’invisibilité qui rendait leur fille inaccessible aux malheurs et aux dangers. Ils n’avaient pas compris que Mia y cherchait autre chose et que les romans avaient nourri en elle un immense appétit de liberté, une aigreur à l’égard de sa vie morne et sans relief, à la périphérie du monde.


Selim comprit alors que ses parents avaient peur. Leur corps même, leurs gestes étaient empreints de crainte. Ils ne savaient pas ce que c’était que d’être libre. De parler tout haut. De dire ce qu’on pensait. « La liberté, songea-t-il, est une mémoire du corps, des muscles, un mouvement » (…)


Mehdi avait beau répéter à ses filles qu’il ne fallait pas être esclave de l’opinion des autres, que seul comptait ce que l’on était vraiment, à l’intérieur, il savait que c’étaient des foutaises. Nous n’étions jamais rien d’autre que ce que les autres percevaient, ce que nous leur donnions à voir. Les secrets du cœur, les qualités cachées de l’âme, les bonnes intentions, tout ça ne comptait pas dans le vrai monde.


Il avait envie de tout acheter, des romans et des essais, des livres d’histoire et même des recueils de poésie. Il s’imaginait une vie où il aurait le temps de lire tous ces livres, une vie qui n’aurait pas d’autre but que de pénétrer l’âme des autres et où les voyages seraient immobiles. C’était ça le problème, se dit-il, cette impossibilité à choisir une existence, à s’y tenir, ce désir persistant d’une autre vie que la sienne. 


« Saddam ! Ya Habib ! Le cœur des Marocains est avec toi. » Depuis deux semaines, les Américains pilonnaient Bagdad et dans la capitale marocaine la foule criait : « Bush assassin et Mitterrand son chien ! » Ils marchèrent lentement d’abord, attentifs aux caméras qui les filmaient et aux forces de l’ordre qui paraissaient tranquilles, trop tranquilles. D’immenses portraits de Yasser Arafat et de Saddam Hussein flottaient dans les airs. D’un côté défilaient les partis de gauche qui réclamaient une solidarité arabe et désiraient ainsi montrer leur opposition au pouvoir. Certains avaient vécu les émeutes de 1965 à Casablanca et ils ne pouvaient s’empêcher de penser que quelqu’un allait tirer, on allait donner l’assaut et tout se terminerait dans le sang, encore une fois. Mais les policiers ne firent pas un geste. Ils gardaient les bras croisés, leurs matraques posées sur la cuisse. On leur avait donné l’ordre de laisser faire. Qu’ils crient, qu’ils manifestent, qu’ils disent leur colère puisque après tout, nous sommes un pays libre, presque une démocratie. La rue avec les Arabes et l’élite avec l’Occident.
 
 
Les romans d’aujourd’hui, ça ne me dit rien du tout. Les gens racontent leur vie, ils étalent leur intimité. Mais ce n’est pas en se regardant dans le miroir qu’on devient écrivain. Les histoires commencent quand on le traverse.


Derrière ces grands mots, ses parents étaient peureux, conformistes, coincés. Mia avait fini par comprendre qu’elle vivait entre deux mondes. Celui de la maison, où ses parents se montraient modernes, soucieux de la réussite de leurs filles et de leur émancipation. Et le monde du dehors, dangereux et incompréhensible. À la maison, on pouvait critiquer le voile, le fanatisme, s’emporter contre ces horribles barbus qui menaçaient l’écrivain Salman Rushdie. « Mais ça ne marche pas comme ça ici. » Dehors, il ne fallait pas en parler, ne pas provoquer, faire semblant de respecter la bienséance. Ses parents étaient des hypocrites et Mia se sentait humiliée en constatant qu’ils n’étaient pas libres.
Ne pas parler de Sabah qui vit avec un homme sans être mariée.
Ne pas dire qu’Aïcha ne fait pas le ramadan.
Ne pas parler de l’alcool qu’on boit, de la charcuterie que mange Mathilde, parfois même pendant les fêtes musulmanes.
Ne pas raconter qu’un jour, pour le Nouvel An, papa s’est déguisé en femme.
Ne pas dire qu’ils rigolent chaque fois qu’ils lisent Le Matin du Sahara, qu’ils se moquent de la propagande et de la flatterie des courtisans.
Ne pas parler des amants de Selma.
Ne pas décrire la manière dont on vit, ce qu’on mange, ce qu’on boit, ce qu’on dit et ce à quoi l’on croit.
Ne pas raconter qu’Omar s’est tiré une balle dans la bouche, quelques jours après Noël, en 1978. Mia venait d’avoir quatre ans.
Ne pas répéter les blagues que Selma fait sur les Arabes. Les plaisanteries sur la corruption, le sous-développement, la bigoterie.
Ne jamais parler du roi, des élections truquées, ne pas prononcer le nom d’Oufkir ni celui du bagne, là-bas, dans le sud du pays.
Ne pas révéler que Mehdi doute parfois de la solidité du régime.
Ses parents avaient accepté de vivre dans cette confusion morale, il l’avait transmise à leurs enfants et Mia savait maintenant qu’ils ne pourraient jamais l’aider à répondre à la question : « Qui suis-je ? »


Les gens comme elle. Elle appartenait à quelque chose. Il y avait quelque part des gens qui lui ressemblaient et elle se forçait à oublier que s’ils étaient unis, c’était par le malheur. Des gens comme elle, et elle faisait semblant d’ignorer de quoi sa mère voulait parler. Mia, même en pensée, ne s’autorisait pas à dire le mot. À se qualifier. Elle se répétait : je suis normale et je n’ai rien fait de mal. Sa mère voulait qu’elle soit heureuse. Sa mère ne croyait pas à son bonheur. Elle a peur, pensait Mia, que je sois bizarre, travestie, sidaïque, marginale. Elle me préférerait mille fois conformiste et banale. Elle m’aime, se répétait-elle, mais s’aimer ça n’a rien à voir avec les mots. S’aimer, c’était ne pas poser de questions, ne pas ouvrir les placards que l’autre avait pris soin de fermer à clé. Ne pas s’acharner à déterrer des secrets. S’aimer, c’était faire silence, ensemble, laisser flotter dans l’air des questions sans réponses et se rendre compte que ça n’a aucune importance. Aimer et savoir étaient deux choses bien différentes. 


Et il y avait Paris ! Elle avait beau n’y être allée que deux fois, pour de courtes vacances, elle avait l’impression de connaître cette ville aussi bien que son propre corps. L’hôtel particulier des Saccard dans le parc Monceau. Les cafés de la Goutte d’Or où Gervaise succombe à l’absinthe. L’appartement d’Aurélien dans le roman d’Aragon. Puis la panique la saisissait. La France avait-elle vraiment quelque chose à voir avec Zola, Balzac ou Aragon ? D’ailleurs, dans ces romans-là, romans qu’elle chérissait plus que tout et qu’elle avait glissés dans ses bagages, jamais elle n’avait rencontré une fille comme elle. Si elle n’existait pas dans leurs livres, pourrait-elle exister dans la vraie vie ?


En mars, les islamistes avaient défilé à Casablanca tandis que les « modernistes », eux, avaient marché dans la capitale. Inès avait vu dans les journaux les images des centaines de milliers de femmes voilées fustigeant les « élites occidentalisées » et appelant au « respect des valeurs de l’islam ». Elle avait eu du mal à comprendre que des femmes puissent s’opposer à plus d’égalité. « Mais qu’est-ce que tu sais de ce qui est bon pour moi ? C’est parce que tu vis en France maintenant que tu crois tout connaître ? » lui demanda Fatima alors qu’elles discutaient dans la cuisine.


Inès aurait voulu lui raconter ce que c’était de vivre en France, dans un pays où l’on ne courait pas le risque d’être arrêté parce qu’on avait mangé dans la rue pendant le ramadan ou qu’on était homosexuel. Elle aurait voulu lui parler de la laïcité, mais elle ne savait pas comment expliquer ce mot qui n’existait pas en arabe. Elle aurait pu évoquer les mariages de mineures, l’analphabétisme qui touchait les deux tiers des femmes marocaines ou la violence de la répudiation. Si elle avait eu les mots, elle aurait raconté ce souvenir qui surgit tout à coup, celui de cette femme qui traînait aux alentours de son école primaire et qui, à la récréation, essayait d’apercevoir ses enfants à travers les grilles. Elle les regardait jouer et parfois, n’y tenant plus, elle disait quelque chose, elle les appelait et seulement alors, les gens de l’école réagissaient. Ils avaient de la peine pour elle, ça leur brisait le cœur mais ils s’avançaient vers elle et lui demandaient de se ressaisir. « Je comprends, répétait l’institutrice, je vous jure que je comprends. Mais dites-vous que ça ne fait que perturber les enfants. » Inès aurait voulu dire tout ça mais elle n’avait pas les mots. Elle ne parlait pas sa propre langue et elle pensa alors que Fatima avait peut-être raison. Elle n’était qu’une impie, une étrangère dans son propre pays et les mécréants dans son genre avaient intérêt à se faire discrets. 


Ce soir-là, avant de s’endormir, Selim repensa à Bilal. « Tu ne t’intéresses pas à la politique mais bientôt la politique va s’intéresser à toi. » Viendrait un temps où il faudrait choisir, prouver sa loyauté, afficher un drapeau sur la façade de sa maison. Ils étaient condamnés à vivre dans une sorte de purgatoire, pris en étau entre la haine des islamistes et l’ignorance des Occidentaux. Il se demanda : « Peut-on aimer un pays qui ne nous aime pas ? Peut-on à la fois être d’ici et de là-bas ? »


À quoi cela aura servi de tenter de savoir où était ma place, quel était mon pays quand je ne savais même pas qui j’étais ? Qu’est-ce que ça veut dire l’identité quand on a perdu la mémoire ? Pas celle des peuples, non, celle-là m’importe peu, mais les histoires que me racontait ma grand-mère, les fables qu’inventait mon père, ces intimes « il était une fois » qui me constituent et dont je couvre les murs. Quand on me demande d’où je viens, je ne sais jamais quoi dire, comme les balbutiements d’un bègue qui tenterait de prononcer un mot et qui, épuisé, finirait par renoncer. Mon père, « the great pretender », aimait se faire passer pour ce qu’il n’était pas et comme lui je suis devenue mon propre faussaire, mauvaise copie d’un tableau de maître, faux billet qui ne vaut rien, sauf pour les naïfs qui méritent d’être volés.

 

Du même auteur sur ce blog :

 

 

samedi 1 mars 2025

[Dubois, Jean-Paul] L'origine des larmes

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : L'origine des larmes

Auteur : Jean-Paul DUBOIS

Parution :  2024 (Olivier)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Paul a commis l’irréparable : il a tué son père. Seulement voilà : quand il s’est décidé à passer à l’acte, Thomas Lanski était déjà mort… de mort naturelle. Il ne faudra rien de moins qu’une obligation de soins pendant un an pour démêler les circonstances qui ont conduit Paul à ce parricide dont il n’est pas vraiment l’auteur.

L’Origine des larmes est le récit que Paul confie à son psychiatre : l’histoire d’un homme blessé, qui voue une haine obsessionnelle à son géniteur coupable à ses yeux d’avoir fait souffrir sa femme et son fils tout au long de leur vie. L’apprentissage de la vengeance, en quelque sorte.

Mélange d’humour et de mélancolie, ce roman peut se lire comme une comédie noire ou un drame burlesque. Ou les deux à la fois.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Jean-Paul Dubois est né en 1950 à Toulouse où il vit actuellement. Journaliste, il commence par écrire des chroniques sportives dans Sud-Ouest. Après la justice et le cinéma au Matin de Paris, il devient grand reporter en 1984 pour Le Nouvel Observateur. Il examine au scalpel les États-Unis et livre des chroniques qui seront publiées en deux volumes aux Éditions de l'Olivier : L'Amérique m'inquiète (1996) et Jusque-là tout allait bien en Amérique (2002). Écrivain, Jean-Paul Dubois a publié de nombreux romans (Je pense à autre choseSi ce livre pouvait me rapprocher de toi). Il a obtenu le prix France Télévisions pour Kennedy et moi (Le Seuil, 1996), le prix Femina et le prix du roman Fnac pour Une vie française (Éditions de l'Olivier, 2004).

 

 

Avis :

Toulouse, la côte basque et un peu le Canada : c’est en terrain familier et pourtant réinventé, que l’on s’empresse de suivre Jean-Paul Dubois dans sa dernière, et peut-être sa plus noire, déclinaison des déboires tragi-comiques d’un fils désespéré de parvenir jamais à « tuer le père ».

Il lui aura fallu en réalité attendre la mort de ce père tant détesté, incarnation du mal absolu, pour que Paul Sorensen, alors au tournant de la cinquantaine, parvienne enfin à se rebeller, en lui tirant deux balles dans la tête à la morgue et en le reléguant dans un « carré des indigents ». Mais, quant à le gommer de sa mémoire, c’est une autre histoire. Contraint par le tribunal à une année de soins, c’est-à-dire à des consultations mensuelles chez un psychiatre, le voilà forcé de revenir en détails sur ce qui, décidément, n’aura jamais de fin : le cauchemar de sa relation avec son père.

En cette année 2031 où il a fallu installer de petits trottoirs de bois surélevés partout dans Toulouse, «  un peu comme à Venise à l’époque des hautes eaux », tant le climat déréglé est devenu pluvieux, c’est à ne plus savoir si c’est le déluge qui vient faire écho à son état de déréliction intérieure, ou l’inverse. Pluie et larmes s’entremêlent dans la tête de Paul sans jamais rien laver de sa peine, lui rappelant ironiquement ces tristes vers de Coleridge : « Water, water everywhere, nor any drop to drink ». Né d’une double mort, celle de sa mère en couches en même temps que celle de son frère jumeau, et aujourd’hui « fournisseur officiel » de la mort en tant que fabricant de housses pour défunts, ce survivant qui vit avec la culpabilité d’une sorte de pacte avec la faucheuse n’a jamais été aimé. A mesure des séances avec le psychiatre se dévide le fil de sa terrible histoire, marquée par le destin, mais plus encore, par les avanies d’un père toxique, immoral et sadique, qui n’aura eu de cesse de le détruire, lui et son entourage. Loin de l’optimisme du praticien, l’on se prend, aux côtés de Paul, à douter comme lui de le voir jamais échapper aux griffes du désespoir, lorsque, minuscule trouée dans cette vallée de larmes, surgit un inattendu brin d’espérance…

Passent les années et les livres de Jean-Paul Dubois, l’auteur réussit encore et toujours à nous surprendre et à nous éblouir de son talent à réinventer à l’infini la même histoire, d’habitude douce-amère, cette fois franchement cruelle, d’un antihéros toute sa vie empêché par le poids mortifère de sa filiation paternelle. Est-ce de se projeter dans un futur proche, météorologiquement aussi déliquescent que la psyché de son personnage réduit à la seule conversation d’une intelligence artificielle ? L’humour noir semble confiner ici à l‘ironie du désespoir, même si la possibilité d’une échappatoire se laisse in extremis entrevoir.

Un nouveau coup de maître que cette déclinaison du fameux personnage chaque fois prénommé Paul qui, comme si son état intérieur déteignait sur l’extérieur et vice versa, se retrouve ici fort poétiquement le malheureux jouet d’un destin et d’un monde partant à l’unisson à vau l’eau. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Il n’y a que deux dates qui comptent dans une vie. Celle de ta naissance et celle de ta mort.


Chacun de mes anniversaires commémore la mort de Marta et de mon frère. L’origine des larmes se trouve là, au fond du ventre de ma mère. Ce ventre dont je n’aurais jamais dû sortir. Ce ventre qui aurait dû m’ensevelir au côté de mon frère. Ce ventre qui m’a expulsé au dernier moment vers la vie sans que je demande rien ni que je sache pourquoi. De l’air est entré dans mes poumons pour la première fois au moment même où leurs cœurs ont arrêté de battre.


(…) deux morts contre ma vie. Je suis le fruit de cette rançon. Je sais ce que je dis. Je connais l’origine des larmes.


Comme me l’a dit, un jour fort justement Lanski, je suis « un fils à sa maman ». Et les opéras grotesques, les dramaturgies familiales qui ont rythmé toute ma jeunesse ont sans doute sérieusement amoindri cet apport d’engrais initial, la confiance que je pouvais avoir en moi. Au lieu de fuir les coulisses de ce théâtre toxique, j’en suis, au contraire, devenu sociétaire. C’est dans ces loges que j’ai dormi, mangé, travaillé, appris et répété mon rôle de fils indésirable, c’est de là que j’ai regardé le monde extérieur par un hublot, comme le passager d’un bateau confiné dans sa cabine. Dehors, la mer, immense. Mais impossible de me jeter à l’eau, je ne sais pas nager. Alors je suis resté, aménageant un petit territoire dont je savais pourtant qu’il pouvait être violé à tout instant par un dément. J’ai toujours vécu dans la crainte de ce qui pouvait advenir. Je n’ai jamais connu la paix, ni le répit, ni la sérénité. Plus tard le fils à sa maman a été embauché par sa mère, et il a toujours bien fait son travail pour qu’elle soit contente. L’enfance à perte de vue. Fils pour l’éternité.


Qu’est-ce qui est vrai dans notre vie ? Ce à quoi nous voulons bien croire. La religion, le travail, l’amour, la confiance, l’argent, la réussite, tout repose sur des mécanismes codés, des imitations culturelles, des simulations tribales qui offrent la représentation d’une réalité, laquelle n’est pas plus fiable que l’empathie scolarisée de U.No. Comme elle, nous apprenons à partir de données familiales, économiques, politiques, morales, que nous stockons afin de pouvoir, au fil des circonstances, représenter, interpréter ce que l’on attend de nous. Cet encodage est parfaitement délimité par des lois chargées de régir l’Imitation. Celle d’a Kempis comme la mienne. Mes data sont sorties du cadre admissible et des limites de l’Imitation acceptables. C’est pour cela que je me trouve ici, pour cela qu’il va falloir que je parle, m’explique et me justifie devant Guzman.
Les femmes et les hommes simulent. À longueur de vie et depuis toujours. Comme U.No, ce sont des machines complexes, intelligentes, qui n’ont cependant pas accès à la sagesse ou à la connaissance universelle. La faute à un disque dur sous-dimensionné. Lorsqu’ils parviennent aux limites de leur compréhension, aux frontières de leurs data, la carte mère, dépassée, met en branle la vieille procédure « syntax error », qui elle-même enclenche un mécanisme d’évitement avec ses corollaires, la panique, le mensonge, la simulation, la violence.
La machine, elle, connaît parfaitement la broderie de la chimie amoureuse mais avoue clairement son incapacité à éprouver cette émotion dont notre espèce raffole. En revanche, grâce aux données qui lui sont accessibles, et de la même manière que le font les humains carencés affectivement, sexuellement ou simplement imperméables à ce sentiment, elle sera tout à fait capable d’imiter à la perfection ces frissons, ces sentiments qui souvent nous gouvernent.
 
 
Je donnerais le restant de ma vie pour savoir, comprendre ce qui est arrivé, quel est cet homme sorti de nulle part qui m’a fabriqué comme on crache un noyau, qui a laissé glisser dans la mort ses deux compagnes ainsi qu’on laisse filer un train, sachant que c’est sans conséquence puisque de toute façon l’on prendra le suivant.


Il est quand même à noter, au-delà de l’aspect symbolique et maladroitement mythologique de cette histoire, que j’aurai passé toute ma vie professionnelle à travailler pour la mort et donc à être nourri par elle. Et je me dis que c’était peut-être cela les termes de l’échange initial et odieux : la vie de mon frère et de ma mère contre l’assurance d’un gîte, d’un couvert puis d’un rassurant bulletin de paye  (…).


Je trouve ces journées parfois totalement ridicules. Que de temps perdu à récurer le passé et la vie collée, carbonisée depuis des années au cul d’une poêle.


Non, personne ne vous écoutera. Sauf à Las Vegas, justement. Lors du congrès annuel de « la mort », déclinée sous toutes ses formes, et qui se tient souvent au Horseshoe Hotel and Casino. Les quelques fois où je me suis rendu dans le Nevada pour assister à cette convention, j’ai été frappé de voir combien la mort, lavée de tous ses sortilèges, était ici un secteur d’activité comme un autre, traitée à l’égal de la firme pétrolière Sunoco ou de la multinationale agroalimentaire Heinz. Le chiffre d’affaires de la mort, à l’image de celui des batteries lithium-soufre, finit toujours par s’enfouir dans le cimetière d’un tableau Excel qui recyclera tout ça, pour, d’une manière ou d’une autre, à la fin des fins, faire le bonheur d’un fonds de pension.


Le soir je n’arrive pas à m’endormir. Trop de choses me gardent en éveil. Elles ne sont jamais fatiguées. Toujours à la surface du monde à jacasser, à tourner dans tous les sens, à claquer les portes. Elles sont en moi tout le temps, mais sortent surtout la nuit comme les hérissons ou les musaraignes. Le jour, je ne les entends pas. Ce sont parfois de simples phrases, des segments d’images, des bouts de visages, la dissection d’un souvenir, le frisson d’une odeur. Des images montées à la serpe. Elles sortent toutes du même endroit. Généralement, les gens bien ordonnés, en paix avec leur vie, les classent et les rangent dans une armoire fermée à clé après minuit. La mienne n’a plus de serrure depuis longtemps et je me demande même si j’ai jamais eu un passe.

 

 

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