dimanche 30 juin 2024

[Cognetti, Paolo] En bas dans la vallée

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : En bas dans la vallée (Giú nella valle)

Auteur : Paolo COGNETTI

Traduction : Anita ROCHEDY

Parution : 2023 en italien,
                  2024 en français (Stock)

Pages : 155

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Fredo et Luigi ont grandi dans la Valsesia, une vallée montagneuse du nord de l'Italie. Ils se ressemblent tout en étant très différents, comme les arbres que leur père a plantés à leur naissance. Pour Luigi, un mélèze, qui regarde vers le soleil et ondoie dans le vent. Pour Fredo, un sapin fort et résistant, qui s’épanouit à l’ombre.
Betta, milanaise et lectrice de Karen Blixen, a traversé de façon fugace la vie de Fredo pour s'enraciner dans celle de Luigi, qui est devenu garde forestier. Alors que le couple attend une petite fille, Fredo est de retour après sept ans au Canada. Depuis la mort du père, les deux frères n’ont en commun que leur addiction à l’alcool et la vieille maison familiale, là-haut sur la montagne. Luigi voudrait racheter la moitié de Fredo, pour y commencer une nouvelle vie avec Betta. Mais sur ces terres rudes et oubliées de tous, un verre ou un mot de trop suffisent parfois à libérer les ténèbres de la vallée, et à transformer les chiens en loups.
 
Dans ce roman dur et poli comme la pierre, Paolo Cognetti descend des glaciers du Mont Rose pour raconter les existences fragiles des habitants de la vallée – et celles des animaux et de la nature qui les entourent.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Paolo Cognetti est né à Milan en 1978. Les Huit Montagnes (Éditions Stock, 2017), son premier roman, lauréat du prix Médicis étranger et du Prix Strega, a été publié dans quarante pays et s’est vendu à deux millions d’exemplaires à travers le monde. Son adaptation cinématographique a reçu de nombreuses distinctions, dont le Prix du Jury du 75e Festival de Cannes. La majorité de son œuvre est publiée aux Éditions Stock et au Livre de poche : Sans jamais atteindre le sommet (2019 – Prix de la Toison d’or), Carnets de New York (2020) et La Félicité du loup (2021).

 

Avis :  

Après l’immense succès de Les huit montagnes qui l’ont fait connaître au monde entier, Paolo Cognetti met à nouveau à l’honneur le pays du Mont Rose, sa région de coeur au nord de l’Italie, pour une histoire âpre et noire, aussi fulgurante qu’un jet de pierre, où transparaissent, entre ombre et lumière, les peurs crépusculaires d’un monde écartelé entre nature et progrès.

Ils sont deux frères que tout oppose, à l’image de ces deux arbres, un mélèze et un sapin de maintenant trente-sept et trente-cinq ans, que leur père avait plantés à leur naissance au pied de la maison familiale, une vieille bâtisse demeurée dans son jus au coeur des pâturages baignés des reflets de lumière du Mont Rose, en surplomb de la sombre vallée lombarde de Valsesia. Le père ayant mis fin à sa maladie d’un coup de fusil, l’aîné Luigi, garde forestier aspirant tant bien que mal à une vie rangée auprès de sa jeune épouse enceinte, retrouve pour la succession son tumultueux cadet Alfredo, parti s’embaucher il y a sept ans dans les forêts canadiennes après des démêlés avec la justice italienne.

Ces deux âmes tourmentées - leurs instincts, plus pour l’un que l’autre, empreints d’une animalité sauvage ne trouvant bien souvent que l’alcool pour s’assouvir dans le monde industrieux qui a domestiqué les hommes - sont comme chien et loup, le premier plutôt assagi, le second supportant toujours mal l’enclos et la longe. Un rien, mauvaise parole ou geste malheureux déformés par les vapeurs éthyliques, peut suffire à déclencher le drame. Comme d’ailleurs cette battue qui s’organise sur les traces, semées de chiens éventrés, d’une bête tueuse, elle aussi peut-être chien, peut-être loup, ou encore un mélange des deux.

D’une densité et d’une concision propres à en démultiplier l’impact balistique, le récit implacablement sombre file la métaphore de l’entre chien et loup pour une peinture crépusculaire d’un monde qui voit se préciser le pire quant à son avenir, sans pour autant concevoir de renoncer aux « progrès » qui menacent de le détruire. Nature sauvage ou domestiquée, instincts de liberté ou asservissement au confort, lumières des cimes ou ombres de la vallée : la superbe indifférente et majestueuse du Mont Rose surplombe les errements des hommes, certains supportant plus mal que d’autres le prix payé pour des aises enchaînées aux contraintes de la société de consommation. Alors, définitivement chiens ou possibles loups sur le retour ? Quand le monde tangue, bien souvent les instincts se déchaînent… (4/5)

 

Citation : 

Grato, dit-elle, t’as entendu pour la remontée mécanique ?
Oui, j’ai entendu.
Ça va amener du changement, hein ? Des gens reviendront peut-être vivre ici. Ça pourrait être pas mal.
Ma foi.
Tu penses pas ?
Le vieux lève la main et montre la route, à l’endroit où elle disparaît derrière le hameau. Il a un doigt noueux et arthritique. C’est le chef Kinanjui qui parle, il dit : Un jour, par ce virage, la première tronçonneuse est arrivée. Elle était si lourde qu’ils l’ont amenée à dos d’âne, il fallait être deux bonshommes pour la manipuler. On a remisé la scie à deux mains. Et maintenant il nous faut de l’essence pour couper les arbres.
C’est quand même plus pratique, non ?
Grato fait mine de ne pas entendre. Il tousse. Dit : Après, ç’a été la route goudronnée, avant on montait ici que par le sentier.
C’était quand ?
C’est pas si vieux. Il y a vingt ans.
Donc la route est arrivée, et ?
Et les gens sont descendus travailler à l’usine. Tout le monde a foutu le camp. Et maintenant, c’est le tour de la remontée.
Il faut voir. C’est encore qu’un projet.
Dio fa’.

 

Du même auteur sur ce blog : 

 Les huit montagnes

 
 


 

vendredi 28 juin 2024

[McCloskey, David] Mission Damas

 


 

 

J'ai aimé

 

Titre : Mission Damas (Damascus Station)

Auteur : David McCLOSKEY

Traduction : Johan-Frédérik HEL-GUEDJ

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2021,
                  en français en 2024 (Seuil-Verso)

Pages : 560

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Afin de traquer le responsable de la disparition d’un espion américain, Sam Joseph, agent de la CIA, est chargée de recruter Mariam Haddad, haute fonctionnaire travaillant au palais présidentiel syrien. Elle accepte de l’aider à condition qu’il lui apprenne les ficelles du métier.
Mais, entre Sam et Mariam, c’est le coup de foudre. Très vite, ils entament une relation interdite qui pourrait leur coûter très cher.
À Damas, leur chasse à l'homme les conduit à la découverte d’une série d’assassinats et d’un sombre secret dissimulé au cœur du régime syrien. Dans le radar du chasseur d’espions d’Assad et son frère, chef de la redoutée Garde républicaine, les deux amants devront mettre en jeu aussi bien leurs propres vies que l’avenir de tout un pays. Pays où une rébellion couve...

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

David McCloskeyest un ancien analyste de la CIA et consultant pour McKinsey & Company. À la CIA, il a travaillé dans plusieurs antennes à travers le Moyen-Orient et est également spécialiste de la Russie. Mission Damas, son premier roman, a été acclamé par toute la presse américaine et anglo-saxonne. Il vit au Texas.

 

Avis :  

Ancien analyste de la CIA plusieurs fois basé au Moyen-Orient, David McCloskey met ses connaissances d’initié au service d’un premier roman d’espionnage placé sous l’égide de la peur en Syrie.

Nous sommes dans les premières années de la révolution syrienne, commencée en 2011 dans le contexte du printemps arabe. Le gouvernement de Bachar el-Assad réprime dans le sang les manifestations globalement pacifiques en faveur de la démocratie, jetant ainsi les rebelles dans les bras des intégristes et de la lutte armée. Alors que la terreur gagne le pays, l’agent de la CIA Sam Joseph échoue à exfiltrer l’une de ses collègues, qui meurt sous la torture dans les geôles du régime. Il est chargé de recruter une nouvelle source en la personne de Mariam, assistante au sein du palais présidentiel. Les manœuvres d’approche sont délicates, mais, en vérité restée en place par la seule peur de représailles sur ses proches, la jeune femme bien consciente des torts du régime se laisse d’autant plus rapidement convaincre qu’en dépit de toutes les règles de sécurité, une relation sentimentale naît bientôt entre elle et Sam.

Dans l’atmosphère tendue à l’extrême d’un pays au bord de la guerre civile, le gouvernement répliquant aux attentats rebelles à coups de gaz sarin, de massacres de civils et de torture de ses opposants, beaucoup se retrouvent coincés entre des choix impossibles. Partir ou rejoindre la rébellion, c’est condamner aux représailles la famille restée sur place. Rester et se soumettre, c’est vendre son âme au diable et vivre dans la terreur. Les proches du trône se retrouvent ainsi inextricablement liés malgré leurs états d’âme, et mis à part quelques fous dangereux pour encourager la cruauté sanglante du clan loyaliste syrien, appuyé en l’occurrence par les Russes, ce sont des personnages tout sauf manichéens qui se retrouvent ici aux abois, à jongler dangereusement entre les camps : autant de pain bénit ou, c’est selon, de fil à retordre, pour les services secrets des puissances étrangères, qui tentent de se prendre de vitesse les uns les autres dans une gigantesque et périlleuse partie de bonneteau.

Volontiers convaincu par l’expertise de l’auteur habitué aux coulisses de l’espionnage, qui plus est dans la région, l’on reste en revanche plus sceptique quant à la totale maîtrise d’un premier roman si riche en détails et détours qu’il arrive qu’on s’y enlise, le bavardage technique prenant alors le pas sur l’action. Heureusement la seconde moitié de l’histoire resserre le rythme autour de quelques bons moments de suspense, venant parachever l’intérêt de cette fiction largement construite sur l’expérience. (3,5/5)

 

Citations : 

Quand j’étais jeune, je ne comprenais pas comment on pouvait soutenir le gouvernement. Je détestais ceux qui le soutenaient. Je ne leur adressais pas la parole. Mais en vieillissant, je me suis rendu compte que nous naissons dans un monde, une famille, et qu’il existe des contraintes. Il existe un système. Certains… les Français, les Américains… sont nés dans des mondes qui offrent une immense liberté. Mais ce n’est pas notre cas. Nous sommes syriens. Nous sommes en cage dès la naissance, pour des raisons qui remontent loin dans l’histoire. Je ne vous déteste pas, même si vous venez de menacer ma mère. Vous faites ce qu’il faut pour assurer la sécurité de votre famille, pour vous offrir de belles choses, pour bien manger. Mais ne vous y trompez pas, vous avez encore le choix. C’est juste un choix difficile.
 

Le chaos était encore embryonnaire, certes, mais il était bien là. Il observait tout cela de près, il en suivait les tendances pour comprendre s’il réussirait à survivre. Layla et lui avaient discuté des choix possibles, comme tout le monde : partir, rester et soutenir le président, rejoindre les manifestants, se soumettre.
C’étaient toutes de mauvaises options.
Pourtant, le choix avait été simple. Si Ali s’enfuyait, ils n’avaient pas les moyens d’emmener leur famille élargie avec eux. De plus, compte tenu de son rôle au sein du régime, selon la destination retenue, il pourrait être arrêté pour crimes de guerre. Quitter la Syrie serait une condamnation à mort pour de nombreux membres de la famille, et potentiellement pour lui. Pour sa famille, faire défection et entrer dans l’opposition serait encore pire. Le gouvernement les arrêterait, confisquerait leurs biens, les torturerait et tuerait quelques-uns d’entre eux pour faire bonne mesure.
— Que penses-tu d’Assad ? lui avait demandé Layla après son troisième verre de vin. Soutiens-tu le gouvernement ?
Elle n’avait jamais posé la question auparavant, et il ne lui avait jamais donné son avis.
Ali avait décidé de lui dire la vérité, sachant que ce serait la dernière fois.
— Pour s’en sortir, Assad va tuer à tour de bras, avec nous tous enchaînés à son trône. Il va nous dérober nos âmes.
Cette réponse suffisait, car elle ne laissait qu’une seule option. Rester sur place, baisser la tête. Il s’était senti lâche.

 

mercredi 26 juin 2024

[Cholz, Rachel M.] Pipeline

 





J'ai aimé

 

Titre : Pipeline

Auteur : Rachel M. CHOLZ

Parution :  2024 (Seuil)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Dans les zones périurbaines autour de Bruxelles, la narratrice et son ami Alix passent leurs nuits sur des chantiers, à siphonner du gazole dans les réservoirs des machines pour gagner de quoi survivre. Cette combine clandestine les met au contact de toute une économie parallèle, avec ce qu’elle a de ludique, mais aussi d’inquiétant et de dangereux.

Un jour, Alix découvre un pipeline qui relie une raffinerie à un dépôt de stockage : ils vont pouvoir s’approvisionner à la source. Mais assez vite ce nouveau trafic se révèle trop gros pour eux ; ils se trouvent mêlés à toutes sortes de complices, de petites frappes et de mafias. Et Alix devient de plus en plus instable…

Sur fond de crise de l’énergie dans une métropole européenne, cette communauté que la précarité rassemble donne une image saisissante du capitalisme contemporain, paupérisé, périphérique. Dans une langue vive, âpre et sensuelle, Rachel M. Cholz signe un roman impressionnant, ode à la débrouille, aux joies de l’excès et au peuple des marges.

 

Un mot sur l'auteur :

Née en 1991, Rachel M. Cholz vit entre Bruxelles et Genève. Pipeline est son premier roman.

 

 

Avis :

Pour quelques euros de contrebande, un jeune couple trompe la précarité de sa banlieue bruxelloise en siphonnant des réservoirs. Entre les flics qui les coursent, les concurrents qu’il faut prendre de vitesse et les victimes violemment revanchardes, ce qui n’était qu’un acte de survie, en même temps qu’il prend les proportions d’un gagne-pain régulier, devient aussi une addiction à l’adrénaline, une manière de battre en brèche l’immobilité morne et grise des marges sans perspectives. Lorsque Alix, le compagnon de la narratrice, a l’idée de fixer un robinet directement sur un pipeline, leur trafic prend une ampleur qui les dépasse bientôt, les menant droit à la catastrophe.

Ces deux-là ne sont pas de méchants bougres, juste deux âmes perdues dans un présent sans avenir auquel ils essaient tant bien que mal de subvenir au jour le jour, avec pour principal atout l’art de la débrouille. La débrouille et l’économie parallèle, c’est tout ce qu’il reste dans leur quartier, de la mère de famille désargentée au chauffeur Uber, en passant par les petits commerces et le garage du coin, pour espérer maintenir la tête hors de l’eau. Pour oublier l’absence de perspectives, il y a l’alcool et la défonce, et puis la flambe quand l’occasion s’en présente, pour la sensation de se sentir vivant au moins un moment.

Alors, quand leur petit commerce prospère, personne autour d’eux ne crachant sur quelques litres de carburant à pas cher, la transformation du liquide rouge et puant en un autre type de liquide sale mais trébuchant commence par leur brûler les doigts, puis, dans ce monde sans issue de la périphérie, finit par les enfermer dans une course mortifère. Il faut constamment accélérer pour ne pas se faire attraper, pour que les bidons ne stagnent pas comme autant de preuves. « Quand c’est immobile ça s’entasse. Quand c’est immobile ça panique et ça parle, et ça crée un autre flux bien plus connu : celui de la rumeur. » Loin des premières transactions discrètes entre voisins, les voilà qui alimentent des camions, puis bientôt des péniches. Avec désormais face à eux la criminalité organisée, ils vont apprendre que l’on n’échappe pas plus par le bas que par le haut à son destin de laissé-pour-compte.

N’hésitant pas à bousculer la syntaxe au gré d’une inventivité qui fascine autant qu’elle déconcerte, l’écriture nerveuse, aux brutalités poétiques, bouillonne, déborde, ruisselle à la manière d’un liquide sous pression, ses tourbillons tumultueux comme les soubresauts de vitalité piégés au laminoir des bas quartiers. Depuis ces lisières paupérisées frappées plus encore qu’ailleurs par les crises, elle dessine la métaphore d'une société contemporaine violente, qui préfère continuer de se griser de ses excès en se contentant d’expédients face à l’urgence énergétique et climatique, incapable qu’elle est de s’extraire d’un présent débouchant pourtant sur un avenir en forme d’impasse.

Un premier roman audacieusement incandescent, qui pointe notre obstination égoïstement court-termiste à danser malgré tout sur l’agonie de la planète : peu importe l’avenir, pourvu que l’on en profite encore un peu ! (3,5/5)

 

 

Citation :

Pour Alix, tout peut devenir un sujet de conflit. Il a une violence en lui, une violence sans mère. Y aller de force. Comme il est sorti. Comme il en partira. La meilleure façon de tuer Alix c’est d’être d’accord avec lui finalement.


 

lundi 24 juin 2024

[Niogret, Justine] Quand on eut mangé le dernier chien

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Quand on eut mangé le dernier chien

Auteur : Justine NIOGRET

Parution :  2023 (Au Diable Vauvert)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Il n’existait pas de mots pour en parler, puisque les mots étaient une façon de communiquer entre les Hommes et que le Sud était par essence totalement inhumain. Il s’agissait d’une vie étrangère, une vie de glaces, de minéraux et de vents.

C’était un voyage au bout duquel il n’y avait rien. On ne pouvait se risquer dans cet espace que pour un court instant et on savait que l’on marchait non pas dans la mort, car la mort est une action, un fait, mais plus exactement dans un endroit où il était impossible de vivre.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en 1979, Justine Niogret a reçu le Grand Prix de l’Imaginaire pour Chien du heaume. Quand on eut mangé le dernier chien est son premier roman aux éditions Au diable vauvert.

 

 

Avis :

Après la fantasy, la science-fiction et le roman noir qui lui ont valu plusieurs prix, Justine Niogret se joue définitivement de toute catégorisation en s’attaquant brillamment à une autre forme de voyage littéraire : elle raconte l’expédition antarctique de Douglas Mawson à la fin de 1912.

Nous sommes à l’âge héroïque de l’exploration en Antarctique. Depuis la fin du XIXe siècle, les expéditions dans cet espace géographique encore inconnu se disputent la gloire et le progrès scientifique. Mais, sans liaison radio ni engins motorisés, ne pouvant compter que sur leurs seules forces physiques et mentales, les hommes paient un lourd tribut aux risques qu’ils y encourent.

Quand, à l‘été austral 1912-1913, le géologue australien Douglas Mawson qui n’en est pas à son coup d’essai – il s’est notamment joint à une expédition de Shackleton quelques années plus tôt – choisit son compatriote le lieutenant Belgrave Edward Sutton Ninnis et l’alpiniste suisse Xavier Mertz pour un raid de plusieurs mois en Terre Victoria, depuis le camp de base de leur expédition au Cap Denison en Terre Adélie, il ne se doute pas encore, contrairement au lecteur informé par le titre du récit, de l’ampleur de leur cauchemar à venir.

L’accident qui va tout compromettre les surprend après un mois de route, à cinq cents kilomètres de leur base. Sur les trois hommes et leurs dix-sept chiens de traîneau, le décompte des survivants, égrené par les têtes de chapitre pendant encore les deux mois du retour, tombera à un. Dans l’intervalle, affûtée comme la lame d’un couteau pour, selon l’auteur elle-même, épouser l’ascèse des explorateurs ramenés aux stricts essentiels de la survie, la plume à l’os de Justine Niogret nous emporte dans un récit puissant, tendu comme cette équipée au bout du dépassement et de la souffrance. Rigoureusement précise et factuelle, au-delà de toute considération psychologique, la narration de cette histoire vraie emporte ses protagonistes jusqu’à l’ultime révélation, la révélation de soi-même au contact de l’inhumain : un espace infini de glace, de neige et de blizzard où rien de vivant n’a de place.

A la précision et à l’urgence d’un récit saisissant, qui pourra rappeler le tout aussi spectaculaire The White Darkness de David Grann, Justine Niogret allie la force et la beauté d’une écriture ciselée jusqu’à l’épure et la portée universelle d’une véritable œuvre romanesque. “Tout le monde a son Antarctique”, a écrit Thomas Pynchon. A méditer. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Il fallait ramper pour sortir de la tente et une fois dehors, les trois hommes restèrent à quatre pattes : de toute façon, ce soir, le vent les aurait fait tomber. Ils étaient trois, mais étaient seuls : s’ils avaient tendu la main ils se seraient touchés, bien entendu, mais ils ne s’entendaient plus, ils ne se voyaient plus. Le vent les brutalisait, si puissant qu’il en possédait une masse, une réalité qu’on aurait cru pouvoir saisir comme une corde, une brique. Ici, le blizzard était une matière, plus réelle encore que la neige et la glace.
 

Tout baignait dans un crépuscule pâteux, une lumière collante, grise. Le ciel et la neige se fondaient l’un dans l’autre, sans démarcation. 
 

Il s’agissait de crêtes de neige aiguës, toutes parallèles, montant au moins jusqu’aux hanches, parfois au sternum. Le vent changeait ces dunes en glace transparente et Mawson, en voyant leur dos lisse et bleu percer la surface poudreuse de la banquise, songeait aux ailerons des dauphins qui accompagnaient parfois les bateaux sur l’océan. Les sastrugi étaient dures comme de l’acier et rencontraient presque toujours le chemin des explorateurs de façon perpendiculaire. Les patins des traîneaux ne pouvaient les briser pour s’y faire un chemin et les passer à skis relevait du numéro d’équilibriste : on ne pouvait tenir que sur le sommet de deux crêtes et le bois des skis pliait comme un arc, puis se brisait. Il n’y avait guère que deux solutions : faire un détour, ou s’y frayer un pénible chemin, à pied, en aidant les chiens à faire monter et descendre les traîneaux, tout en s’assurant que les cargaisons ne se renversent pas. Les sastrugi se passaient à la force des bras, et les trois hommes ne le savaient que trop bien.
 

Le dernier continent était à la fois très clos et ouvert, jusqu’à un horizon qui semblait donner sur l’espace même. On n’y voyait pas les distances et la lumière y frappait d’un cru impossible à imaginer. Aucun arbre, aucune herbe, aucun animal pour troubler la vue ni la cibler sur un objet quelconque. Rien, rien jusqu’au ciel, ni rien non plus dans celui-ci. Et pourtant : clos, car on ne voyait cet infini qu’au travers de lunettes de bois fendu enfoncées dans plusieurs cagoules encroûtées d’une couche de glace. Il fallait régulièrement briser cette visière qui repoussait presque aussitôt. Les sons semblaient étrangers, eux aussi. La respiration résonnait dans les capuchons, et lorsque le vent ne hurlait pas à vous en arracher l’esprit, les sons semblaient plats, tombant des bouches et des objets. C’était une terre de secrets : on n’y voyait rien, on n’y entendait rien.
 

Chaque gâteau était une épaisse tranche de biscuit, faite de deux farines pures : du gluten et de la caséine, ce qui en augmentait la qualité nutritive et la résistance aux chocs. Ces biscuits étaient si durs que Ninnis avait déjà proposé de rentrer en Angleterre sans finir l’expédition et de les proposer comme spécimens géologiques. Sachant qu’ils devaient parfois être brisés au pic à glace avant d’oser y refermer les dents, l’idée pouvait être défendue sans honte. Une fois cassé, le biscuit était en général trempé dans une tasse de cacao chaud, puis, enfin ramolli, ou presque, pouvait être mâché.
 
 
Il avait déjà vu des hommes à bout de force et de moral marcher avec un regain d’énergie, une fois que le chef d’expédition leur avait juré qu’ils mangeraient, dans quatre jours et ramollie dans leur thé, une lanière de graisse d’éléphant de mer vieille de plusieurs semaines. Sur la glace, la nourriture était un but, un rite et en cela, elle cristallisait tous les besoins et les désirs des explorateurs. La nourriture, elle, restait humaine.


Sous l’abri, leurs vêtements posèrent le même problème que tous les soirs : la journée, à l’extérieur, il faisait bien trop froid pour que la neige fonde sur leurs manteaux et capuches, mais cette humidité retenue se laissait aller à la chaleur et à la flamme du petit poêle Primus. Tout devenait boueux, liquide, glacé, tout s’infiltrait, et il montait du sol une touffeur pourtant glaciale. On ne pouvait s’asseoir que dans une flaque et rien ne savait éponger cette eau. Il n’existait plus rien de sec et tout était une bourbe.


Peut-être était-ce cela qu’il était venu chercher ici. L’immensité. Une immensité inhumaine. Lui qui aimait les chiffres, il savait que lorsqu’il en parlait, lorsqu’il comptait, il parlait alors de sentiments, d’une réalité si énorme qu’elle en devenait violente, terrible. Une réalité de terreur. Lui la comprenait, l’appréhendait, et ne la craignait pas. C’était un secret qu’il partageait avec le monde et que ses interlocuteurs ne voulaient, ne pouvaient pas entendre. Des chiffres qui faisaient rapetisser, des chiffres qui ne tenaient pas entre les doigts : un sable fait de minuscules calculs sans fin. Le sentiment de se défaire, de se déliter, de fondre dans quelque chose de bien plus grand que soi. Et pourtant, lui n’était jamais aussi vivant, aussi lui, qu’au milieu de cette réalité qui se moquait bien des existences humaines. Un de ses professeurs, autrefois, lui avait demandé d’un ton agacé si, à son idée, Dieu avait nature de chiffre. Ce Mawson, enfant, ne le savait pas, et l’adulte l’ignorait toujours.


Mawson savait qu’il n’existait pas de mots pour en parler, puisque les mots étaient une façon de communiquer entre les Hommes et que le Sud était par essence totalement inhumain. Il s’agissait d’une vie étrangère, une vie de glaces, de minéraux et de vents. Ils vivaient, c’était indéniable. Peut-être pouvait-on en parler comme on le faisait des descentes dans les fosses au profond des océans : il fallait simplement plonger en sachant qu’il faudrait remonter. C’était un voyage au bout duquel il n’y avait rien. On ne pouvait se risquer dans cet espace même pour un court instant et on savait que l’on marchait non pas dans la mort, car la mort est une action, un fait, mais plus exactement dans un endroit où il était impossible de vivre.


Certains explorateurs parlaient de capuches gelées brutalement, par une seule bourrasque, restées si raides dans une mauvaise position qu’elles tenaient la tête en arrière, face au ciel, pendant des journées entières. De sacs de couchage scellés comme les deux lèvres d’une plaie, si froids que même à l’intérieur, on se réveillait d’un mauvais sommeil avec de nouvelles engelures. Avec ces douleurs et ces difficultés, la faim se faisait différente : on ne rêvait pas de sucre, de délicatesses ou de consistance, mais de graisse et de farine. C’était le corps qui hurlait sa permanente agonie, et il ne mentait pas. L’énergie brûlée n’était pas celle de la marche, des efforts et des piolets plantés dans la glace, mais celle des frissons continus, celle de la chair elle-même tentant de ne pas mourir. Les muscles se dévoraient pour survivre et leur fonte rendait ces mêmes frissons de plus en plus difficiles à endurer. C’était un cercle vicieux et tous les explorateurs gardaient à l’esprit, comme un goût permanent sous la langue, la nature de la mort causée par le froid : un lent glissement dans une sérénité flottante, les organes qui s’arrêtaient les uns après les autres, et puis le sommeil, et enfin une mort dont on n’était pas conscient. Le corps s’éteignait comme une bougie consumée, et l’esprit n’était déjà plus là pour le voir. 


C’étaient ceux qui gardaient l’esprit serein dans leurs privations qu’il remarquait et emmenait ensuite sur la glace. Il lui semblait important de trouver de la douceur, de l’abnégation et, surtout, la capacité à supporter ses propres douleurs. Le Sud était moins une épreuve de force que de caractère : celle-ci consistait à supporter l’échec d’un combat perdu d’avance. De même, il préférait choisir des hommes jeunes pour faire partie du groupe. On le lui avait là aussi reproché à plusieurs reprises, en lui demandant s’il n’existait, à son avis, aucun homme de cinquante ans exceptionnel. Mawson répondait toujours que leur nombre était sans doute notable, mais qu’un homme exceptionnel de cinquante ans l’avait été encore plus à vingt. Ninnis comptait vingt-cinq ans, et Mawson et Mertz n’étaient, après tout, guère plus vieux : ils en avaient trente.


Il connaissait le soudain éclat de lumière pure, reflété par une glace aussi translucide qu’un cristal. Il se souvenait très vivement de cet instant brutal où le soleil frappe sans aucun filtre au fond de l’œil et de la brûlure atroce ressentie par la cornée, frappée comme par la foudre. Hors de ce continent, il n’existait aucune lumière assez violente pour consumer à ce point les chairs délicates de l’œil, sauf les arcs électriques utilisés pour la soudure des métaux. Les explorateurs utilisaient donc les lunettes inventées par les peuples du Grand Nord, en os ou en bois, à peine fendues d’une maigre ligne ouverte. Il était toutefois impossible de les porter en permanence : le blizzard changeait le souffle des hommes en cristaux de glace qui recouvraient leurs capuches et leurs visages, formant un masque plein, dur comme la pierre. Le gel prenait aussi l’os des lunettes, et il fallait alors les retirer si l’on voulait voir quoi que ce soit. Ces éclats de lumière pouvaient faire perdre aussitôt la vue et consumer la rétine au-delà de toute guérison.


Le vent s’était tu, lui aussi, et un étrange soleil montait dans le ciel : rond, blanc, sec, entouré d’un gigantesque halo où nageaient deux autres astres, reflets à peine plus petits que le premier. — Dans le Grand Nord, ils appellent ce mirage l’œil de bouc, dit Mertz.


 

samedi 22 juin 2024

[Pourchet, Maria] Western

 





J'ai aimé

 

Titre : Western

Auteur : Maria POURCHET

Parution :  2023 (Stock)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« J’entends par western un endroit de l’existence où l’on va jouer sa vie sur une décision. »
C’est à cette éternelle logique de l’Ouest que se rend Alexis Zagner, « la gueule du siècle », poussé par l’intuition d’un danger. Comédien renommé qui devait incarner Dom Juan, il abandonne brusquement le rôle mythique et quitte la ville à la façon des cow-boys – ceux-là qui craignent la loi et cherchent à fondre leur peur dans le désert. Qu’a-t-il fait pour redouter l’époque qui l’a pourtant consacré ? Et qu’espère-t-il découvrir à l’ouest du pays ? Pas cette femme, Aurore, qui l’arrête en pleine cavale et semble n’avoir rien de mieux à faire que retenir le fuyard et percer son secret. Tandis que dans le sillage d’Alexis se lève une tempête médiatique, un face à face sensuel s’engage entre ces deux exilés revenus de tout, et surtout de l’amour, qui les désarme et les effraie.

Dans ce roman galopant porté par une écriture éblouissante, Maria Pourchet livre, avec un sens de l’humour à la mesure de son sens du tragique, une profonde réflexion sur notre époque, sa violence, sa vulnérabilité, ses rapports difficiles à la liberté et la place qu’elle peut encore laisser au langage amoureux.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Maria Pourchet est romancière. Elle est notamment l’autrice de Rome en un jour (2013), Toutes les femmes sauf une (Prix Révélation de la SGDL 2018) et Feu (2021).

 

 

Avis :

Que devient la séduction après #MeToo ? L’écrivain et sociologue Maria Pourchet donne une chance aux protagonistes fatigués, Dom Juan contraints de se ranger et femmes libérées au bord du burn-out, d’explorer de nouveaux territoires relationnels, dans une Conquête de l’Ouest d’un nouveau genre.

Séducteur compulsif habitué à user sans vergogne de son aura d’homme en vue, l’acteur Alexis Zagner réalise qu’il vaudrait mieux pour lui se faire oublier s’il veut se préserver de la vague #MeToo. Tel un hors-la-loi échappé d’un western, il prend la route de l’Ouest, direction une vieille bâtisse perdue en plein causse, dans le Lot. C’est précisément là que s’est aussi réfugiée Aurore, une mère célibataire revenue de la vie parisienne et des relations avec les hommes, et qui, arrivée au bout du rouleau, préfère désormais vivre seule mais tranquille.

Dans cette zone blanche à l’écart du tumulte sociétal contemporain, pendant que là-bas, dans ce théâtre qu’est le monde, enfle la tempête médiatique et judiciaire autour d’Alexis et de ses semblables, voilà les deux personnages parvenus « tout au bord du western », cet « endroit de l’existence où l’on va jouer sa vie sur une décision, avec ou sans désinvolture, parce qu’il n’y a plus d’autre sens à l’existence que l’arbitraire. (…) Quelque chose précède toujours dans le western : une logique violemment personnelle et dérisoire, vouée à finir, faite d’ordre et de ville, de liens et d’habitude. Et de dettes. »

Loin du duel où l’un terrasse l’autre, la confrontation commence par le dépôt des armes, l’observation et le dialogue. C’est en déconstruisant chacun leur histoire, en se redécouvrant à travers le regard de l’autre, que cet homme et cette femme réapprennent ce qu’ils avaient oublié : l’amour, débarrassé des jeux de rôle du théâtre social historique. « L’amour est endémique, il repousse n’importe où. On ne dit qu’il est rare que par bonté pour les manants et les secs, pour ceux qui n’ont rien sous la peau. En vérité il est partout, explosif ou rampant. Les incendies c’est lui, la fin du monde c’est lui. »

Déconcertant, parfois cru, toujours décapant dans sa façon de clouer les vérités du monde, ce roman prend une hauteur audacieuse pour un regard à rebrousse-poil sur notre époque. Interrogeant nos dissensions et nos impasses avec clairvoyance, sans jamais excuser ni minimiser, la question magistralement posée par l'auteur est, après la nécessaire vague #MeToo : et maintenant ? (3,5/5)

 

 

Citations :

Aussi, nous y sommes, tout au bord du western.
J’entends par western un endroit de l’existence où l’on va jouer sa vie sur une décision, avec ou sans désinvolture, parce qu’il n’y a plus d’autre sens à l’existence que l’arbitraire. C’est un lieu assez nu, on s’y rend au sens du verbe « se rendre ». L’autre y est un décor et le temps dilaté. Le western se fout de son temps et de faire avec, il va contre. Ne coïncident plus l’homme et le manque mais l’homme et la plaine.
Quelque chose précède toujours le western : une logique violemment personnelle et dérisoire, vouée à finir, faite d’ordre et de ville, de liens et d’habitudes. Et de dettes.
 

Ça raconte ce moment-là. Quand on ne peut plus aimer qui se tient en face de vous, qui vient de nier en bon français une grande partie de votre existence. L’histoire de l’homme et de la femme dans l’appartement de la rue de Bagnolet devrait donc s’arrêter là. Mais continue. Ça raconte la suite ou comment, à travers l’exemple d’Aurore, les femmes se manipulent pour que ça tienne, pour ne pas devoir tout recommencer. Chercher, plaire, rencontrer, rassurer, s’installer, croire, programmer. Surtout les femmes comme elle, qui pensent que c’est déjà un miracle d’avoir son homme à soi, qui pensent que si de toute évidence on n’est pas complètement l’égale de l’homme à soi, c’est qu’on doit faire encore des efforts pour lui prouver que si. On va donc l’avoir, cet enfant, d’accord. Mais elle va faire le reste aussi, la formation, le boulot, le fric, et tu vas voir si c’est pas moi qui décide. Ça raconte à gros traits, à la prune, la fin de l’amour et se faire marcher sur la gueule.
 

Elle s’accroche aux lambeaux de sa principale croyance : celle que les hommes protègent et guident. Comme les petits s’accrochent aux lambeaux d’un linge sale et enivrant, vous voyez, là ?
— Un doudou ?
— Si on veut.
Adorable. Le patriarcat en forme de lapin synthétique usé et puant, deux oreilles faméliques tossées par de grandes petites filles. C’est l’image la plus sympathique qu’on lui ait proposée pour expliquer l’incroyablement lente extinction de leur règne.
 

Elle a toujours fait ça avec les hommes, nier de force leur passé, l’exil d’où ils arrivent, de force les imaginer neufs et libres, comme nés pour une histoire avec elle. On fait toutes ça.
 

Dans les westerns, on recommence. On est ce que l’on espère, ce que l’on trouve, pas ce qu’on a fait. Le genre entier repose sur le solide imaginaire qu’aller à l’ouest c’est aller à zéro.


 

jeudi 20 juin 2024

[Malye, Julia] La Louisiane

 



 

J'ai aimé

 

Titre : La Louisiane

Auteur : Julia MALYE

Parution : 2024 (Stock)

Pages : 560

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Pour la première fois depuis trois mois, elles discernent enfin le sable que leur cachait l’eau lors de la traversée de l’Atlantique, ce fond de l’océan qu’elles ont brièvement aperçu ce matin en débarquant de  La Baleine. Personne ne leur a expliqué où elles seraient logées ce soir, dans combien de temps elles seraient fiancées. On ne dit pas tout aux femmes.
 
Paris, 1720. Marguerite Pancatelin, la Supérieure de la Salpêtrière, est mandatée pour sélectionner une centaine de femmes « volontaires » qui seront envoyées en Louisiane afin d’y épouser les colons français. Parmi elles, trois amies improbables : une orpheline de douze ans à la langue bien pendue, une jeune aristocrate désargentée et rejetée par sa famille ainsi qu’une femme condamnée pour avortement. Comme leurs compagnes à bord de La Baleine, Charlotte, Pétronille et Geneviève ignorent tout de ce qui les attend au-delà des mers. Et n’ont pas leur mot à dire sur leur avenir. Ces étrangères réunies par le destin devront braver l’adversité – maladie, guerre, patriarcat –, traverser une vie faite de chagrins d'amour, de naissances et de deuils, de cruauté et de plaisirs inattendus. Et d’une amitié forgée dans le feu.
 
Un roman d’une profondeur et d’une émotion saisissantes, qui nous transporte au cœur d’une terre impitoyable, aux côtés d’héroïnes animées d’une extraordinaire soif d’amour et de vie.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Julia Malye est née à Paris en 1994. Elle a publié son premier roman, La Fiancée de Tocqueville (éditions Balland), à l’âge de 15 ans. Diplômée de Sciences Po et de la Sorbonne en sciences sociales et lettres modernes, elle est également titulaire d’un Master of Fine Arts en creative writing de l’Université d’État de l’Oregon. Elle est traductrice de l’anglais pour Les Belles Lettres et, depuis 2018, elle enseigne l'écriture de fiction à Sciences Po.
Son quatrième roman, La Louisiane, écrit parallèlement en français et en anglais, est en cours de traduction dans plus de vingt pays et sera adapté en série.

 

Avis :

D’abord écrit en anglais puis en français par la jeune auteur partie étudier l’écriture créative dans une université américaine, succès de librairie en cours de traduction dans une vingtaine de pays et bientôt adapté en série, ce pavé historique use de sa consciencieuse documentation historique pour une projection très romanesque de l’histoire des filles de la Salpêtrière envoyées rejoindre en 1720 les colons français fraîchement installés en Louisiane.

« On ne dit pas tout aux femmes ». Encore moins à celles que la société a reléguées à la Salpêtrière, cette ancienne fabrique de poudre pour munitions reconvertie au XVIIe siècle en asile pour indigents, et bientôt devenue un véritable lieu de détention, aussi bien de condamnées pour faits de droit commun, de femmes dites de mauvaise vie, ou simplement d’orphelines et de filles rejetées par leurs familles. Comme d’autres avant elles envoyées faire souche au Québec pour contribuer au peuplement de ce territoire colonial, elles sont une centaine, désignées « volontaires » pour une déportation cette fois en Louisiane, où les colons manquent cruellement d’épouses pour assurer leur descendance. Avec pour seul bagage l’espoir d’un nouveau départ loin d’une métropole qui les rejette, elles n’ont bien sûr aucune idée du terrible voyage à fond de cale qui les attend, de la famine, des ouragans et de la guerre avec les tribus indiennes qui viendront encore réduire les rangs des survivantes, enfin des violences masculines auxquelles les condamne leur futur rôle de ventres reproducteurs auprès d’hommes le plus souvent sans foi ni loi, harassés par la misère et l’hostilité de leur terre de conquête.

Sur ce fond de vérité historique, Julia Malye a imaginé le sort de trois de ces femmes : l’une fille du peuple forte et rebelle, condamnée comme « faiseuse d’anges » ; la seconde fragile aristocrate rejetée par sa famille pour son excentricité peu commode à marier ; la dernière encore une enfant, orpheline de tout juste douze ans. Si l’on suit sans déplaisir leurs parcours aventureux, relatés d’une plume fluide et rythmée, la déception point rapidement quant à la crédibilité de ces trois fils narratifs. Improbablement liés malgré des mariages disparates et géographiquement éloignés, survivant à de multiples maris, tous mauvais mais dotés du bon goût de mourir précocement, finissant dans une tonalité plus misandre que féministe par trouver le bonheur entre femmes, ces trois personnages féminins trop caricaturalement chargés de connotations empruntées à l’air de notre temps n’apparaissent au final que fort peu subtilement brodés sur la trame historique qui concentre en conséquence le véritable intérêt du roman.

Entre influences #MeToo et LGBT trop visibles dans un récit se déroulant au début du XVIIIe siècle, soupçon de misandrie et happy end improbable – pour davantage de réalisme sur le sort des épouses de colons en Amérique du Nord, l’on pourra avantageusement se référer au terrible Homesman de Glendon Swarthout –, le lecteur devra se consoler en profitant de quelques aspects historiques intéressants et du rythme d’un récit d’aventure entièrement féminin. (3/5)

 

Citations :

En Louisiane, certains tentent d’inventer une nouvelle vie loin de chez eux ; d’autres s’efforcent de défendre ce qui leur appartient ; d’autres encore regrettent la terre à laquelle on les a arrachés.


Elle essaya d’abord de se convaincre que le pays des Illinois marquerait un nouveau départ. Mais ces huit premiers mois à Biloxi n’avaient fait que confirmer ce qu’elle soupçonnait déjà. Elle ne se réinventerait pas sur ce nouveau continent.


Elles ont mis des années à comprendre ce qui les entourait. Elles veulent épargner à leurs enfants les faux pas, les désillusions, le sentiment amer que ce continent ne veut pas d’elles, pas plus que Paris et les villages qui les ont vues naître.


 

mardi 18 juin 2024

[Rushdie, Salman] Le couteau

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le couteau (Knife)

Auteur : Salman RUSHDIE

Traduction : Gérard MEUDAL

Parution : 2024 en anglais
                  et en français (Gallimard)

Pages : 275

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

"Il était essentiel que j’écrive ce livre : une manière d’accueillir ce qui est arrivé, et de répondre à la violence par l’art."
Pour la première fois, Salman Rushdie s’exprime sans concession sur l’attaque au couteau dont il a été victime le 12 août 2022 aux États-Unis, plus de trente ans après la fatwa prononcée contre lui. Le romancier lève le voile sur la longue et douloureuse traversée pour se reconstruire après un acte d’une telle violence ; jusqu’au miracle d’une seconde chance. Le Couteau se lit aussi comme une réflexion puissante, intime et finalement porteuse d’espoir sur la vie, l’amour et le pouvoir de la littérature. C’est également une ode à la création artistique comme espace de liberté absolue.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Auteur de quatorze autres romans (dont Les Enfants de minuit qui lui valut le Booker Prize et le Best of the Booker), de nouvelles, d’essais et d’une autobiographie (Joseph Anton), Salman Rushdie est membre de l’American Academy of Arts and Letters et “Distinguished Writer in Residence” à l’université de New York. Ancien président du PEN American Center, Salman Rushdie a, en 2007, été anobli et élevé au rang de chevalier par la reine Élisabeth II, pour saluer sa contribution à la littérature.

 

Avis :  

En 2022, trente-trois ans après la fatwa lancée contre lui à cause de son roman Les versets sataniques, Salman Rushdie est attaqué au couteau alors qu’il s’apprête à donner une conférence aux Etats-Unis… sur la protection des écrivains menacés de persécution ! Survivant miraculeux, il met ici en mots l’attentat et sa longue convalescence, manière pour lui de « s’approprier » ce qui lui est arrivé, mais aussi d’opposer l’amour des siens et la liberté de la littérature à la violence fanatique.

Ce jour-là, alors qu’après une décennie de clandestinité sous haute protection policière en Angleterre, l’écrivain désormais installé à New York a peu à peu repris une vie plus normale, ce qui semble enfin faire partie du passé refait subitement surface. Vingt-sept secondes d’attaque et quinze coups de couteau plus tard, la vie de Salman Rushdie n’a plus de place que pour l’urgence absolue. Exit la magie métaphorique : le récit minutieusement réaliste est un corps-à-corps physique avec le sang et la douleur, du choc de l’agression, de la course contre la montre médicale, puis de la réanimation miraculeuse mais ravagée, au long supplice d’une réparation longtemps incertaine, débouchant sur des séquelles irrémédiables, parmi lesquelles la perte d’un œil et de l’usage d’une main.

La peur aussi a fait son grand retour, qui vient ébranler épouse et grands enfants également. Comment reprendre le cours de l’existence sans craindre couteaux ou autres partout ? C’est un cheminement intérieur titanesque que l’auteur et les siens se sont retrouvés à accomplir, un parcours terrible mais obstinément tourné vers l’espoir et la lumière. Mise en mots de l’innommable, la narration est en même temps une formidable déclaration d’amour de l’auteur à son épouse, la romancière, poète et photographe Rachel Eliza Griffiths dont l’indéfectible dévouement parvient au final à faire passer l’amour devant la barbarie. Fort de ce soutien des siens, de ses lecteurs et de l’opinion publique en général, l’auteur qui, en plus de ses moyens physiques, a dû aussi se battre pour retrouver le goût d’écrire, se revigore d’une réflexion érudite, rappelant ces autres écrivains - à commencer par le Nobel égyptien Naghib Mahfouz -, mais aussi tous ces hommes et ces femmes tués ou menacés par le fanatisme religieux - en particulier en Inde, le pays de ses origines aujourd'hui la proie d’un radicalisme hindouiste -, et se félicitant de la flamme toujours renaissante de l’art et de la littérature, vecteurs têtus des Lumières et de la liberté.

Passerelle jetée par-delà la violence et l’intolérance nées des failles de nos sociétés, cet ouvrage de transition dans l’oeuvre de Salman Rushdie annonce le retour en littérature d’un homme augmenté, par les épreuves et le miracle d’une seconde chance, d’une conscience désormais très aigüe du bonheur et des pouvoirs libérateurs de la littérature. (4/5)

 

Citations : 

Quand je repense à cette dernière soirée insouciante, l’ombre du futur s’abat sur ma mémoire. Mais je ne peux pas m’avertir moi-même. Il est trop tard. Je ne peux que raconter l’histoire.  Voici un homme seul dans l’obscurité, ignorant du danger qui est déjà très proche.
Voici un homme qui va se coucher. Le lendemain matin sa vie va changer. Il n’en sait rien, le pauvre innocent. Il dort. Le futur fonce sur lui pendant son sommeil.  
Sauf que, bizarrement, c’est vraiment le passé qui revient, mon propre passé qui fonce sur moi, non pas un gladiateur dans un rêve mais un homme masqué armé d’un couteau qui tente d’appliquer une sentence de mort vieille de trois décennies. Dans la mort, nous sommes tous des gens d’hier, à jamais piégés dans le passé. C’était dans cette cage que le couteau voulait m’enfermer. Non pas le futur. Le retour du passé qui cherche à m’attirer vers lui.
 

Une intimité d’étrangers. C’est une expression qu’il m’est arrivé d’employer pour définir le moment joyeux qui se produit dans l’acte de lire, l’union heureuse de la vie intérieure de l’auteur avec celle du lecteur.
 

J’ai toujours voulu écrire sur le bonheur, en grande partie parce que c’est extrêmement difficile. L’écrivain français Henry de Montherlant est l’auteur de cette formule célèbre : « Le bonheur écrit à l’encre blanche sur des pages blanches. » En d’autres termes, on ne peut pas le faire apparaître sur la page. Il est invisible. Il ne se montre pas.
 

Il est arrivé une chose étrange à la notion de vie privée, par les temps surprenants que nous vivons. Au lieu d’être chèrement aimée il semble qu’elle soit devenue pour beaucoup d’Occidentaux, particulièrement des jeunes, une qualité sans valeur et même indésirable. Si une chose n’est pas rendue publique elle n’existe pas vraiment. Votre chien, votre mariage, votre plage, votre bébé, votre dîner, le mème intéressant que vous avez vu récemment, toutes ces choses doivent nécessairement être quotidiennement partagées.
En Inde, la vie privée est un luxe réservé aux riches. Les pauvres, qui vivent dans des lieux étroits et surpeuplés, ne sont jamais seuls. Beaucoup d’Indiens misérables doivent accomplir leurs gestes les plus intimes, comme satisfaire leurs besoins naturels, en plein air. Pour avoir une pièce à soi, il faut avoir de l’argent. (Je ne pense pas que Virginia Woolf se soit jamais rendue en Inde mais sa réflexion reste valable, même là-bas, même pour les hommes.)
 

Le langage aussi était un couteau, capable d’ouvrir le monde, d’en révéler le sens, les mécanismes internes, les secrets, les vérités. Il pouvait trancher dans une réalité pour passer dans une autre. Il pouvait dénoncer la bêtise, ouvrir les yeux des gens, créer de la beauté. Le langage était mon couteau. Si j’étais pris à l’improviste dans une attaque au couteau que je n’avais pas souhaitée, peut-être était-ce là le couteau que j’allais utiliser pour riposter. Ce pouvait être l’outil dont j’allais me servir pour refaire et retrouver mon monde, pour reconstruire le cadre dans lequel mon image du monde pourrait une fois de plus être accrochée sur mon mur, pour prendre en charge ce qui m’était arrivé, pour me l’approprier, le faire mien.
 
 
La vraie folie c’est de regretter ce que l’on a fait de sa vie, me suis-je dit, parce que la personne qui regrette a été façonnée par la vie qu’elle en vient, par la suite, à regretter. 


Si vous redoutez les conséquences de ce que vous dites, vous n’êtes pas libre. 


Tant que je n’aurais pas affronté l’attaque, je ne pourrais rien écrire d’autre. Je compris qu’il fallait que j’écrive le livre que vous êtes en train de lire avant de pouvoir passer à autre chose. Écrire serait pour moi une façon de m’approprier cette histoire, de la prendre en charge, de la faire mienne, refusant d’être une simple victime. J’allais répondre à la violence par l’art.


Ma victoire c’était de vivre. Mais le sens que le couteau a donné à ma vie était ma défaite. 


Dans The Faith of a Nationalist, Bertrand Russell dit ceci : “Les gens tendent à aligner leurs croyances avec leurs passions. Les hommes cruels croient en un dieu cruel et prennent prétexte de leurs croyances pour excuser leur cruauté. Tandis que les bonnes personnes croient en un dieu de bonté, et elles auraient été bonnes de toute façon.” Cela paraît convaincant, mais dans votre cas, mon cher A., ce n’est pas tout à fait pertinent. Quel âge aviez-vous quand vous êtes allé voir votre père au Liban ? Dix-neuf ans ? Un garçon solitaire qui avait vécu sans père pendant la plus grande partie de sa vie, un garçon avec un vide en lui, facile à influencer, facile à modeler et à la recherche d’une voie et d’un modèle, mais pas un garçon cruel. Un “brave garçon qui a bon cœur et n’aurait fait de mal à personne”. Et donc la question se pose : un tel enfant, à peine adulte, peut-il se voir enseigner la cruauté ? La cruauté était-elle déjà en lui, dans quelque recoin intime, attendant les mots qui allaient la libérer ? Ou a-t-elle pu être véritablement semée dans le sol vierge de votre caractère pas encore formé, y prendre racine et s’épanouir ? Ceux qui vous connaissaient ont été surpris de votre geste. Le meurtrier en vous n’avait pas encore montré son visage. Ce sol vierge a eu besoin de quatre années d’Imam Yutubi pour devenir ce qu’il est, ce que vous êtes devenu.


(…) l’art défie l’orthodoxie. Le rejeter ou le vilipender pour ce qu’il est c’est ne pas comprendre sa nature. L’art place la vision personnelle de l’artiste en opposition aux idées reçues de son temps. L’art sait que les idées reçues sont ses ennemis, comme l’a dit Flaubert dans Bouvard et Pécuchet. Les clichés sont des idées reçues et, à ce titre, des idéologies, que les unes et les autres dépendent de la sanction d’invisibles dieux célestes ou pas. Sans l’art, notre capacité à réfléchir, à avoir une vision neuve des choses, et à renouveler notre monde dépérirait et serait condamnée à mourir.  
L’art n’est pas un luxe. C’est l’essence même de notre humanité et il n’exige aucune protection particulière si ce n’est le droit d’exister.  
Il peut être mis en cause, critiqué et même rejeté. Il n’accepte pas la violence.  
Et en fin de compte, il survit à ceux qui l’oppriment. Le poète Ovide a été exilé par César Auguste mais la poésie d’Ovide a survécu à l’Empire romain. La vie du poète Mandelstam a été ruinée par Joseph Staline mais sa poésie a survécu à l’Union soviétique. Le poète Lorca a été assassiné par les brutes du général Franco mais son art a survécu au fascisme de la Phalange. 


Milan Kundera, qui est mort pendant que j’écrivais ce livre, pensait que la vie est un voyage à sens unique. Vous ne pouvez pas changer ce qui s’est produit. Pas de seconde ébauche. C’est ce qu’il entendait par « l’insupportable légèreté de l’être » qui, me dit-il un jour, aurait pu être le titre de chacun des livres qu’il avait écrits – ce qui pouvait aussi bien être libérateur qu’insupportable. J’ai toujours approuvé cette idée mais l’attaque du 12 août m’a fait changer d’avis. Tandis que je guérissais de mes blessures tant physiques que psychologiques, je ne savais pas si je sortirais plus fort de cette expérience. J’étais juste heureux d’en sortir vivant. Plus fort ou plus faible, il était trop tôt pour le dire. Ce dont j’étais convaincu, en revanche, c’était que, grâce à la conjonction de la chance, de l’habileté des chirurgiens et de soins attentionnés, on m’avait accordé une seconde chance. J’obtenais ce que Kundera pensait impossible, une vie de rattrapage. J’avais déjoué toutes les prévisions. Une question se posait à présent : quand on vous donne une deuxième chance, qu’est-ce que vous en faites ? Quel usage en faites-vous ? Qu’allez-vous faire de la même façon ? Qu’allez-vous faire différemment ? 


Traiter d’une attaque meurtrière est une chose que je ne sais pas faire. Transformer ceci en cela en fait une chose que je suis capable d’assumer. C’est du moins la théorie. Un livre sur une tentative d’assassinat devient pour le presque-assassiné le moyen de reprendre le contrôle sur l’événement.


Selon moi, la croyance privée de quelqu’un ne regarde personne d’autre que l’individu concerné. Je n’ai aucun problème avec la religion dès lors qu’elle occupe la sphère privée et ne cherche pas à imposer ses valeurs aux autres. Mais lorsque la religion devient politique, quand elle devient une arme, c’est l’affaire de tous en raison de son pouvoir de nuisance.


Je me suis toujours souvenu qu’en France, au siècle des Lumières, l’ennemi à combattre au nom de la liberté était moins l’État que l’Église. L’Église catholique avec son arsenal – le délit de blasphème, l’anathème, l’excommunication, mais aussi ses véritables instruments de torture entre les mains de l’Inquisition – s’ingéniait à imposer à la pensée des limites strictes : Jusque-là et pas plus loin. Écrivains et philosophes des Lumières s’employaient à défier cette autorité et à briser ces restrictions. De ce combat naquirent les idées que Thomas Paine apporta en Amérique et qui constituent la base de ses essais, Le sens commun et La crise américaine, qui ont inspiré le mouvement d’indépendance, les Pères fondateurs et le concept moderne des droits de l’homme.  
En Inde, à la suite du bain de sang provoqué par les massacres de la Partition qui se sont répandus dans tout le sous-continent au moment où le pays se libérait de la tutelle britannique et où les États de l’Inde et du Pakistan furent créés – des hindous massacrés par les musulmans, des musulmans par des hindous, entre un et deux millions de personnes assassinées –, un autre groupe de pères fondateurs, mené par Mahatma Gandhi et Jawaharlal Nehru, ont décidé que le seul moyen d’assurer la paix en Inde était d’écarter la religion de la sphère publique. La nouvelle Constitution de l’Inde fut donc totalement laïque dans sa formulation comme dans ses intentions et cela a duré jusqu’à présent, jusqu’à ce que le gouvernement actuel cherche à saper ces fondations séculaires, à discréditer ces fondateurs et à créer un État ouvertement confessionnel à majorité hindoue.


Quand les croyants estiment que leurs croyances doivent être imposées à ceux qui ne les partagent pas, ou quand ils pensent qu’il faudrait empêcher les non-croyants d’exprimer avec vigueur ou avec humour leur incroyance, il y a un problème. La transformation du christianisme en arme aux États-Unis a eu pour résultat l’abrogation de l’arrêt Roe v. Wade et la bataille incessante sur la question de l’avortement et du droit des femmes à disposer de leur corps. Comme je l’ai déjà dit, la transformation en arme d’une forme d’hindouisme radical par l’actuel gouvernement indien a provoqué de nombreux troubles sectaires et même des violences. Et la transformation de l’islam en arme un peu partout dans le monde a conduit au régime de terreur des talibans, aux ayatollahs, à la société oppressive de l’Arabie saoudite, à l’attaque au couteau contre Naguib Mahfouz et, pour prendre mon cas personnel, à celle dont j’ai été victime.


Voici ma vision personnelle de l’origine des religions. J’imagine qu’il y a très longtemps, avant que nos premiers ancêtres aient la moindre explication scientifique de l’univers, quand ils pensaient que nous vivions sous un couvercle et que la lumière des cieux passait par les trous de ce couvercle ou autres histoires semblables, ils ont cherché des réponses fabuleuses aux grandes questions existentielles. Comment sommes-nous arrivés ici ? Comment cet ici est-il né ? Et le concept d’un dieu céleste ou de plusieurs dieux, d’un dieu créateur ou d’un panthéon de dieux est apparu. Puis lorsque ces ancêtres se sont efforcés de codifier les notions de bien et de mal, de bons et de mauvais comportements, lorsqu’ils ont posé l’autre grande question – maintenant que nous sommes ici, comment devons-nous vivre ? –, les dieux célestes, ceux du Valhalla ou ceux du Kailash, sont devenus en plus des arbitres moraux. (Même si dans les religions panthéistes, le vaste éventail de divinités en contient certaines qui ne se conduisent pas particulièrement bien, donc on ne peut pas dire qu’ils soient des exemples reluisants de moralité.) J’ai souvent envisagé ce passé hypothétique comme une sorte d’enfance de l’humanité où ces parents éloignés avaient besoin de dieux à la manière dont les enfants ont besoin de parents qui leur expliquent leur propre existence, leur donnent des règles et des frontières au sein desquelles ils pourront grandir. Mais vient le temps où nous devons grandir, ou devrions, parce que, pour bien des gens, ce temps n’est pas encore arrivé. Si je peux me permettre de citer la première Épître de saint Paul aux Corinthiens, 13, 11 : « Lorsque j’étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant ; lorsque je suis devenu un homme, j’ai fait disparaître ce qui était de l’enfant. »
Nous n’avons plus besoin de figure(s) de l’autorité parentale, d’un Créateur ou de plusieurs Créateurs pour expliquer l’univers ou notre propre évolution. Et nous n’avons pas besoin, disons plus modestement, je n’ai pas besoin de commandements de papes, ou de serviteurs de dieu d’aucune sorte pour me communiquer des principes moraux. J’ai mon propre sens de l’éthique, merci bien. Dieu ne nous a pas transmis la morale. Nous avons créé Dieu pour incarner nos instincts moraux.

 

Du même auteur sur ce blog : 

 

La cité de la victoire