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lundi 12 septembre 2022

[Foenkinos, David] Numéro deux

 

 




Coup de coeur đź’“

 

Titre : Numéro deux

Auteur : David FOENKINOS

Parution : 2022 (Gallimard)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :    

« En 1999 dĂ©butait le casting pour trouver le jeune garçon qui allait interprĂ©ter Harry Potter et qui, par la mĂŞme occasion, deviendrait mondialement cĂ©lèbre.
Des centaines d’acteurs furent auditionnĂ©s. Finalement, il n’en resta plus que deux. Ce roman raconte l’histoire de celui qui n’a pas Ă©tĂ© choisi. Â»

 

 

Un mot sur l'auteur : 

David Foenkinos est romancier, dramaturge, scĂ©nariste et rĂ©alisateur. 
En 2009, son roman La Délicatesse est encensé par la critique et se retrouve sur toutes les listes des grands prix littéraires. Il obtient au total dix prix et devient un phénomène de vente dans le monde entier.

 

 

Avis :

Un jeune Londonien de dix ans participe au casting, qui, en 1999, doit sélectionner le garçon qui interprètera Harry Potter au cinéma. A son grand désespoir, alors qu’ils n’étaient plus que deux candidats en lice, il n’est finalement pas choisi.

Il suffit parfois d’un rien pour que le destin bascule. Et pas toujours dans le bon sens, quoi qu’en dise le fameux adage sur le hasard qui fait bien les choses. Martin Hill, propulsĂ© Ă  portĂ©e de rĂŞve par un extraordinaire concours de circonstances, se voit aussitĂ´t ravir cette chance inespĂ©rĂ©e, alors que rien ne permettant de le dĂ©partager de son dernier concurrent, le choix qu’il faut bien opĂ©rer l’écarte dĂ©finitivement. Se remet-on jamais d’avoir perdu le ticket gagnant au loto ? D’avoir ratĂ© l’embranchement dĂ©cisif qui pouvait transformer votre existence au-delĂ  de toute espĂ©rance ? La plupart du temps, « notre route unique n’offre pas le moindre accès aux chemins que nous n’empruntons pas Â», mais, pour Martin, bientĂ´t tĂ©moin dĂ©sespĂ©rĂ© de l’inextinguible Potter Mania qui viendra notamment, au travers du merchandising, contaminer jusqu’aux objets les plus usuels de son quotidien, tout n’est, sa vie durant, que rappel cuisant de son Ă©chec et de ce qu’il a l’impression qu’un autre lui a volĂ©.

MĂŞme si construit autour de multiples et bien rĂ©elles anecdotes liĂ©es Ă  la saga Harry Potter, Martin Hill est un personnage fictif. InventĂ© Ă  partir du plus impressionnant engouement collectif qui soit, phĂ©nomène de sociĂ©tĂ© exploitĂ© commercialement jusqu’à la lie, il est un puissant prĂ©texte Ă  bien des rĂ©flexions. Dans un monde menĂ© par le culte de la performance et de l’image, oĂą le bonheur s’affiche - et se rĂ©verbère Ă  l’infini sur les rĂ©seaux sociaux - Ă  grands coups de standards aussi vains que factices, ne finit-on pas par trouver la rĂ©alitĂ© bien plus terne et plus dĂ©testable qu’elle ne l’est, et par se laisser dĂ©rober le vĂ©ritable bonheur d’exister, dissous dans la frustration et un absurde sentiment d’échec ? A envier tout ce qu’on nous fait miroiter comme dĂ©sirable, Ă  quantifier la rĂ©ussite Ă  l’aune de la notoriĂ©tĂ© et de la fortune, Ă  ne se satisfaire que d’avoir plus que son voisin, n’en oublie-t-on pas de vivre, tout simplement ?

Mêlant un humour discrètement affleurant à son génie des petites phrases qui font mouche, David Foenkinos réussit d’une bien originale façon à nous faire comprendre, que cet autre que nous envions tant, est peut-être, bien souvent, juste caché au fond de nous-mêmes, incapable de se rendre compte de son bonheur et de sa chance. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

On associe toujours le hasard Ă  une force positive qui nous propulse vers des moments merveilleux. De manière Ă©tonnante, sa version nĂ©gative est très rarement Ă©voquĂ©e, comme si le hasard avait confiĂ© la gestion de son image Ă  un gĂ©nie de la communication. La preuve : on dit communĂ©ment que le hasard fait bien les choses, ce qui occulte totalement l’idĂ©e qu’il peut tout autant mal les faire.
 

VoilĂ  donc pourquoi Daniel Radcliffe avait Ă©tĂ© choisi. Une question d’intuition : il aurait la force mentale de traverser une expĂ©rience extrĂŞme. Mais, plus encore. Au cĹ“ur de cette dĂ©claration, la directrice de casting utilise une expression fascinante : « ce petit quelque chose en plus Â». Cette qualitĂ© impossible Ă  dĂ©finir avait donc Ă©tĂ© dĂ©cisive. Si Martin avait demandĂ© : « Pourquoi lui et pas moi ? Â», on lui aurait rĂ©pondu que tout Ă©tait de la faute de ce petit quelque chose en plus.
Cela pouvait rendre fou de passer Ă  cĂ´tĂ© de tellement pour si peu.  
C’est ainsi qu’une vie humaine bascule du mauvais côté. C’est toujours un rien qui fait la différence, comme si le simple positionnement d’une virgule pouvait changer la signification d’un roman de huit cents pages.
 

Elle avait été son premier grand amour, celui qui se transforme souvent en condamnation à perpétuité du souvenir.
 

Avec les années, on acquiert peu à peu la capacité de supporter les coups. La vie humaine se résume peut-être à ça, une incessante expérimentation de la désillusion, pour aboutir avec plus ou moins de succès à une gestion des douleurs.
 

Lors de cette première nuit, Martin ne cessa de se repasser le casting. Ă€ quel moment avait-il ratĂ© quelque chose ? Qu’aurait-il pu mieux faire ? De toute façon, cela ne changerait rien. La vie n’a pas de marche arrière. Il avait manquĂ© sa chance, et devait maintenant affronter l’avenir avec ce naufrage. Bien sĂ»r, il ne pouvait pas endosser toute la responsabilitĂ©. L’autre acteur avait sĂ»rement Ă©tĂ© meilleur. Et ça, il n’y pouvait rien. C’était la fatalitĂ©. Tout juste pouvait-il maudire le destin qui avait propulsĂ© cet Autre sur son chemin. Il y a si souvent quelqu’un pour prendre votre place, pour vous barrer la route. Cela lui Ă©tait dĂ©jĂ  arrivĂ© Ă  l’école, ou au club de sport ; des occasions oĂą il avait failli ĂŞtre premier avant l’apparition de quelqu’un de plus performant que lui. Est-ce toujours ainsi ? Toute vie humaine est, Ă  un moment ou un autre, gâchĂ©e par une autre vie humaine.
 
 
C’est en novembre 2001 que sa vie bascula. Étrangement, Martin n’avait pas anticipĂ© l’inĂ©vitable. Ni ses parents, d’ailleurs. Pourtant, il semblait assez clair que l’adaptation de ce livre phĂ©nomène ne passerait pas inaperçue. Ce fut pire que cela. Les avant-premières du film provoquèrent d’emblĂ©e une forme d’hystĂ©rie collective, battant tous les records. Le jour de la sortie, le 16 novembre, il n’était question que de Harry Potter. L’horreur commença vraiment pour Martin : il lui serait dorĂ©navant impossible d’échapper Ă  ce qu’il avait ratĂ©. Ce fameux droit Ă  l’oubli que l’on Ă©voque pour les criminels, il ne pouvait pas s’en prĂ©valoir. Pire, on aurait dit que le pays entier soufflait sur les braises de son Ă©chec. Il devenait complexe d’allumer la tĂ©lĂ©vision sans tomber sur l’expression radieuse de Daniel Radcliffe, sans Ă©couter le rĂ©cit de son quotidien merveilleux. Son visage Ă©tait placardĂ© partout dans Londres. On le trouvait gĂ©nial, on voulait tout savoir de lui ; on disait mĂŞme qu’il allait bientĂ´t rencontrer la reine. La vie de l’Autre s’imposait en permanence.


Pour la première fois, Martin tenta de mettre des mots sur ce qu’il ressentait. Selon lui, c’était comme ĂŞtre quittĂ© par une fille et devoir la croiser chaque jour. Et puis non, cette comparaison sentimentale ne lui semblait pas assez forte. C’était bien pire que ça. « Tout me rappelle sans cesse mon Ă©chec, c’est horrible… Â» finit-il par dire.


On l’a surnommĂ© « l’homme le plus malchanceux du monde Â». Il faut dire qu’il a Ă©tĂ© Ă©cartĂ© des Beatles quelques semaines seulement avant que le groupe ne devienne le plus lĂ©gendaire de tous les temps. (…)
Pendant que ses anciens camarades deviennent riches et célèbres, il demeure à l’écart tel un pestiféré de la gloire. Son échec est pire qu’un échec, car tout le monde en a connaissance. Toute sa vie, il sera en permanence confronté à ce qu’il a manqué. On ne peut pas allumer la télévision, écouter la radio, lire un magazine sans tomber sur les Quatre garçons dans le vent. Sa vie devient un enfer, au point qu’il tente de se suicider en 1965. Il remonte doucement la pente, mais il juge préférable d’arrêter la musique. Il n’a pas envie qu’on vienne l’écouter par curiosité malsaine. Alors qu’il galère, ses anciens partenaires devenus multimillionnaires ne lui viennent pas en aide. Le temps passe, il finit par devenir boulanger. Mais il n’échappa jamais à sa malédiction. Dans le regard de chacun, il sera pour toujours celui qui a failli être un Beatles.


Cette Ă©claircie n’empĂŞchait pas Martin de rester sur ses gardes ; il continuait d’avoir la peur au ventre quand il se retrouvait seul avec Marc. Tout pouvait recommencer. C’est peut-ĂŞtre ça, la plus grande rĂ©ussite d’un agresseur : provoquer une terreur sourde sans avoir plus rien Ă  faire.


On l’interrogeait sur les raisons de son absence, il demeurait Ă©vasif. Son silence fascinait mĂŞme certains Ă©lèves. C’était une leçon Ă  tirer pour quiconque voulait devenir populaire ; on prĂŞte toujours aux taiseux d’incroyables histoires.


Un jour, lors d’une pause, il fit un tour pour rendre visite Ă  Mona Lisa. Comme prĂ©vu, autour du tableau le plus cĂ©lèbre du monde, c’était l’effervescence. En observant ce spectacle, Martin pensa : « La Joconde, c’est le Harry Potter de la peinture. Â» Autour de ce minuscule cadre, plus rien n’existait. Son regard balaya alors les autres Ĺ“uvres de la salle des États. Pour les visiteurs prĂ©sents, elles Ă©taient invisibles. Martin s’identifia Ă  elles : lui aussi avait Ă©tĂ© tout proche du rĂŞve avant d’être plongĂ© dans l’anonymat. Son destin Ă©tait celui d’un tableau accrochĂ© Ă  cĂ´tĂ© de La Joconde.
 
 
Parmi les candidats, il rencontra un écrivain finaliste du prix Goncourt 1978. Cette année-là, Patrick Modiano l’avait obtenu, à l’âge de trente-trois ans, pour son sixième roman, Rue des Boutiques Obscures. Depuis, le lauréat enchaînait les succès, et fascinait les foules lors de ses passages télévisuels chez Bernard Pivot. Pour le perdant, la gloire de l’Autre était devenue la prolongation permanente de son échec. (…)
Tous les perdants de concours mĂ©diatiques avaient vĂ©cu cette mĂŞme souffrance : un Ă©chec accentuĂ© par l’image permanente de la joie du gagnant. On pouvait toujours leur dire : « C’est formidable d’être allĂ© jusqu’en finale ! Â» Mais non, personne ne pouvait se rĂ©jouir d’un parcours achevĂ© si près du but. Il Ă©tait prĂ©fĂ©rable de rester dans l’ombre plutĂ´t que de frĂ´ler la lumière. L’amertume en Ă©tait dĂ©cuplĂ©e. Le refoulĂ© retournait dans les profondeurs du dĂ©sintĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral pendant que le laurĂ©at s’aveuglait des attentions de tous. Si un Goncourt ne valait pas un Potter en matière d’intensitĂ©, les Ă©preuves Ă©taient tout de mĂŞme comparables.


Sophie avait demandĂ© : « Et toi ? Tu fais quoi ? Â» Il fallait donc toujours se dĂ©finir, avoir des choses Ă  dire sur soi, offrir son passĂ© pour recevoir du prĂ©sent. Il rĂŞvait d’une rencontre ne reposant sur rien de concret. Cela lui rappelait les mots de Flaubert Ă  Louise Collet : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien qui se tiendrait par la force intĂ©rieure de son style. Â» Oui, c’était exactement ça son dĂ©sir, celui de vivre une rencontre sans devoir se raconter, une rencontre qui ne tiendrait que par la force intĂ©rieure de son style.


Elle ne voulait pas aller Ă  cette soirĂ©e. L’une de ses amies avait fortement insistĂ©. N’est-ce pas toujours ainsi ? Les grandes rencontres s’opèrent dans l’ombre de notre volontĂ©. Sachant cela, on devrait toujours faire le contraire de ce que l’on avait prĂ©vu.


Rencontrer quelqu’un, c’est se permettre d’exister à nouveau sans son passé. On se raconte comme on veut, on peut sauter des pages, et même commencer par la fin.


Ce qui est violent dans l’échec, c’est d’avoir perdu la maîtrise de son destin.


La pire conséquence d’un échec, c’est qu’il transforme le reste de votre vie en un perpétuel échec.


— Quand je vais sur Instagram et que je vois la vie merveilleuse des gens, il m’arrive aussi d’avoir l’impression que la mienne est nulle ou ratĂ©e. 
— â€¦
— On vit aujourd’hui sous la dictature du bonheur des autres. Ou, en tout cas, leur prĂ©tendu bonheur…


Il est rare que l’on ait ainsi accès Ă  son destin opposĂ© ; notre route unique n’offre pas le moindre accès aux chemins que nous n’empruntons pas. 

 

 

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