Coup de coeurđź’“
Titre : Au bon vieux temps de Dieu
(Old God's Time)
Auteur : Sebastian BARRY
Traduction : Laetitia DEVAUX
Parution : 2023 en anglais (Irlande)
et en français (Gallimard)
Pages : 256
Présentation de l'éditeur :
Tom Kettle, un inspecteur de police fraîchement retraité, coule des
jours tranquilles à Dalkey, une petite station balnéaire de la banlieue
dublinoise. Il a pour seule compagnie ses voisins et le souvenir encore
vif de ses proches : sa femme, June, mais aussi sa fille et son fils,
Winnie et Joseph,
tous prématurément disparus. Lorsque d'anciens collègues viennent
frapper Ă sa porte pour lui demander son aide dans une vieille affaire
d'abus sexuels au sein de l'Église, Tom est mis face à un passé et à un
secret douloureux. À mesure que l'histoire avance, les souvenirs
Ă©mergent : il y a eu la violence des prĂŞtres de l'orphelinat, son
enfance malmenée, et surtout celle de June, victime de viols perpétrés
par le père Matthews. Il y a eu l'enquête, étouffée à l'époque. Et puis
le corps du père, retrouvé dans les montagnes de Wicklow. Aperçu sur les
lieux du crime, Tom est suspecté.
Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur :
Sebastian Barry, né à Dublin en 1955, est considéré comme l'un des principaux auteurs irlandais contemporains. Il a été récompensé par de nombreux prix : régulièrement sélectionné pour le prestigieux Booker Prize, il est aussi le seul auteur à avoir remporté à deux reprises le Costa Book of the Year, pour Le testament caché en 2008 et Pour des jours sans fin en 2018.
Avis :
Guerre de SĂ©cession, Grande Guerre, main mise de l’Église catholique sur l’Irlande nouvellement indĂ©pendante : chaque livre de Sebastian Barry apporte sa pierre Ă la fresque irlandaise que l’auteur bâtit peu Ă peu autour de deux familles, les Dunne et les McNulty. Il fait cette fois un pas de cĂ´tĂ©, n’accordant qu’un rĂ´le secondaire Ă une Miss McNulty qui fuit son mari pour protĂ©ger son fils, et centrant son roman sur Tom, un policier dublinois fraĂ®chement retraitĂ© venu lui aussi s’Ă©tablir dans cette petite ville cĂ´tière proche de la capitale, et que le passĂ©, ce « bon vieux temps de Dieu » qui fermait les yeux sur les abus sexuels commis sur des enfants par le clergĂ© irlandais, revient tourmenter.A 66 ans comme l’auteur, cet homme pour qui les violences, pourtant terribles, rencontrĂ©es dans son mĂ©tier n’ont jamais pu oblitĂ©rer celles subies dans son enfance au pensionnat religieux, se retrouve face au vide que, depuis sa retraite, l’activitĂ© professionnelle ne remplit plus. Pour ne pas laisser la part sombre de sa mĂ©moire prendre le dessus, calĂ© dans son fauteuil d’osier et la fumĂ©e de ses cigarillos face Ă la capricieuse mer d’Irlande, il s’abĂ®me dans ses seuls meilleurs souvenirs, convoquant volontiers les fantĂ´mes de ceux qui firent son bonheur, son Ă©pouse June – morte suicidĂ©e – et ses deux enfants – dĂ©cĂ©dĂ©s Ă l’âge adulte. Mais le dĂ©ni le plus rĂ©solu ne suffira bientĂ´t plus Ă le protĂ©ger. Ses anciens collègues policiers viennent d’exhumer un dossier remontant aux annĂ©es 1960 et Ă©touffĂ© depuis trente ans. L’enquĂŞte s’intĂ©resse aux abus sexuels perpĂ©trĂ©s par deux prĂŞtres dont l’un fut sauvagement assassinĂ©. Et elle vient toquer jusqu’Ă sa porte.
« S’il s’Ă©coule suffisamment de temps», s’Ă©tait-il efforcĂ© de se convaincre, « au bout d’un moment, c’est comme si les choses anciennes n’avaient jamais existĂ©. Des choses autrefois fraĂ®ches, soudaines et terribles qui finissaient par se dissiper dans ce bon vieux temps de Dieu, comme ces promeneurs qui s’avancent si loin sur Killiney Strand que, lorsqu’on regarde, au bout d’un moment, ils ne forment plus qu’une tache noire avant de disparaĂ®tre. » Et voilĂ que soudain, bousculĂ© et terrifiĂ©, il est renvoyĂ© Ă « des tĂ©nèbres pleines de crasse et de violence. » « A nouveau, toute cette humiliation. » ExtirpĂ© en mĂŞme temps que Tom des rĂŞves Ă©veillĂ©s qui repeignaient la rĂ©alitĂ© aux couleurs des fantasmes du bonheur, le lecteur se retrouve au coeur du souvenir traumatique, douloureux et confus, affolĂ© de se voir dĂ©busquĂ© après avoir si longtemps jouĂ© la diversion.
Tom, le garçonnet violentĂ©. June, la fillette abusĂ©e. Et tant d’autres dans ces orphelinats catholiques de l’Ă©poque, condamnĂ©s leur vie durant Ă porter seuls et en secret le poids de leur humiliation et de leurs souffrances par le dĂ©ni d’une sociĂ©tĂ© corsetĂ©e par la toute puissance morale d’un clergĂ© intouchable. Une telle impunitĂ© a ici appelĂ© au meurtre. Un acte impensable, et pourtant le seul que le justicier ait trouvĂ©, pour se venger ou pour mettre un terme Ă la liste sinon toujours croissante des victimes. Car, en ces annĂ©es 1990 encore, la chape du silence continue Ă peser, au sein de l’Église catholique mais aussi des familles, les victimes Ă ce point sans recours que rien n’est par exemple prĂ©vu pour les protĂ©ger d’un père incestueux. Crime ou suicide : ce sont finalement les seules issues laissĂ©es aux malheureux qui ne veulent ou ne peuvent poursuivre leur vie comme si de rien n’Ă©tait.
Un texte troublant et bouleversant, qui, tout en ambiguĂŻtĂ©, tourne avec son personnage autour du non-dit et du dĂ©ni dans l’effort dĂ©sespĂ©rĂ© de ne pas sombrer d’horreur. Coup de coeur. (5/5)
Citation :
C’Ă©tait l’unique fois oĂą il avait frappĂ© son fils, ce qui lui avait coĂ»tĂ© un quart de son âme. Car il s’Ă©tait jurĂ© Ă lui-mĂŞme, ainsi qu’Ă June, de ne jamais frapper un enfant comme ils avaient Ă©tĂ© frappĂ©s, elle, lui, dans leurs exils Ă©loignĂ©s mais tant redoutĂ©s, avec ces bonnes sĹ“urs, ces prĂŞtres, ces frères qui les battaient Ă mort, ou Ă©tait-ce Ă vie, eux, cette soi-disant progĂ©niture du diable. « Mieux vaut ĂŞtre mort-nĂ©, hurlait le frère, que d’incarner l’immonde progĂ©niture d’une prostituĂ©e. » C’Ă©taient ses mots.
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