â–Ľ

jeudi 14 septembre 2023

[Andrea, Jean-Baptiste] Veiller sur elle

 



 

Coup de coeur đź’“

 

Titre : Veiller sur elle

Auteur : Jean-Baptiste ANDREA

Parution : 2023 (L'Iconoclaste)

Pages : 592

 

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :  

Au grand jeu du destin, Mimo a tirĂ© les mauvaises cartes. NĂ© pauvre, il est confiĂ© en apprentissage Ă  un sculpteur de pierre sans envergure. Mais il a du gĂ©nie entre les mains. Toutes les fĂ©es ou presque se sont penchĂ©es sur Viola Orsini. HĂ©ritière d'une famille prestigieuse, elle a passĂ© son enfance Ă  l'ombre d'un palais gĂ©nois. Mais elle a trop d'ambition pour se rĂ©signer Ă  la place qu'on lui assigne. 
Ces deux-là n'auraient jamais dû se rencontrer. Au premier regard, ils se reconnaissent et se jurent de ne jamais se quitter. Viola et Mimo ne peuvent ni vivre ensemble, ni rester longtemps loin de l'autre. Liés par une attraction indéfectible, ils traversent des années de fureur quand l'Italie bascule dans le fascisme. Mimo prend sa revanche sur le sort, mais à quoi bon la gloire s'il doit perdre Viola ?
Un roman plein de fougue et d'éclats, habité par la grâce et la beauté.
Prix du roman FNAC.

 

Un mot sur l'auteur :

NĂ© en 1971, Jean-Baptiste Andrea a d’abord Ă©tĂ© rĂ©alisateur-scĂ©nariste, puis s’est lancĂ© dans l’écriture avec un premier roman au succès immĂ©diat, Ma reine (douze prix littĂ©raires dont le Femina des lycĂ©ens et le prix du Premier Roman), suivi de Cent millions d’annĂ©es et un jour (2019) et de Des diables et des Saints (2021).

 

Avis :  

En 1986, un vieil homme agonise dans une abbaye italienne. Il n’a jamais prononcĂ© ses vĹ“ux, pourtant c’est lĂ  qu’il a vĂ©cu les quarante dernières annĂ©es de sa vie, cloĂ®trĂ© pour rester auprès d’elle : sa PietĂ  et son chef d’oeuvre de maĂ®tre sculpteur, que le Vatican a pris le parti de soustraire au monde et de tenir au secret, tant, sans que l’on sache se l’expliquer, la statue suscitait l’émotion et la polĂ©mique dans le monde. Qu’a donc de si spĂ©cial cette Ĺ“uvre mystĂ©rieuse ? Et quel est le secret de son Ă©trange influence, celĂ© dans son tombeau de pierre en mĂŞme temps que dans le silence de son crĂ©ateur ? Nul ne saura jamais, Ă  moins comme le lecteur, d’avoir accès aux pensĂ©es du mourant qui, en ses dernières heures, remet mentalement son histoire en ordre…

Né en France de parents italiens, Michelangelo, dit Mimo, perd son père lors de la première guerre mondiale. A douze ans, le garçon, atteint de nanisme, n’en dépasse pas moins déjà largement les talents paternels de sculpteur. Sa mère l’envoie donc chez son oncle, sculpteur lui aussi, à Pietra d’Alba. Exploité et maltraité par son parent plus assidu à manier la bouteille que les ciseaux, l’adolescent desservi par son physique n’est pas pris au sérieux lors de ses premières armes dans la profession. Mais, les chantiers de son oncle l’ayant envoyé chez les Orsini, les riches maîtres du village, il y fait la connaissance de Viola, la fille de la famille, qui, brillante et rêvant d’instruction et d’indépendance, se heurte elle aussi aux murs des préjugés inégalitaires, sexistes cette fois-ci.

NaĂ®t alors, entre Viola et Mimo qu’en apparence pourtant tout sĂ©pare, une formidable amitiĂ© qui, Ă  dĂ©faut de jamais laisser la place Ă  un amour impossible, malgrĂ© les sĂ©parations, les brouilles et les divergences de vue, ne cessera plus de lier ces âmes sĹ“urs. Les deux devront se battre pour leurs rĂŞves et leurs idĂ©aux, Viola pour sa libertĂ© de femme dans une sociĂ©tĂ© patriarcale qui la condamne Ă  l’obscuritĂ©, Mimo pour celle de son art qui, en l’exposant bientĂ´t Ă  la lumière du succès, le place aussi au coeur des enjeux politiques du fascisme montant. « Toute frontière est une invention, il suffit de croire ». De la tyrannie intime Ă  la tyrannie politique, cette foi leur vaudra chacun un chemin de croix aboutissant très symboliquement Ă  la si dĂ©rangeante pietà…  Une preuve s’il en fallait que, de nos jours encore, il n’est pas donnĂ© de bousculer les conventions structurant profondĂ©ment la sociĂ©tĂ©, qu’il s’agisse de condition fĂ©minine, d’art ou de religion…

Campés avec autant de justesse que de tendresse, les deux magnifiques personnages de ce roman confirment la récurrence chez l’auteur des duos attachant platoniquement un jeune garçon malmené par la vie à une jeune fille plus mûre et plus forte au même âge. Un amour d’une grande pureté les lie, qui survit silencieusement aux circonstances faisant diverger leurs trajectoires de vie, et qui, avec toutes leurs failles et leurs complexités, les fait s’incarner dans une histoire lumineuse, habitée et universelle, un vrai moment de grâce et d’émotion, une ode à la liberté sur le fond historique d’une Italie à la fois terre de création artistique, de tradition patriarcale et religieuse, et, en ces années trente, d’invention du fascisme.

On ne se lasse décidément pas des beautés de plume de Jean-Baptiste Andrea. Sobre, poétique et d’une justesse parfaite, celle-ci souligne superbement l’universalité de ses histoires, entre amour le plus pur, sublimation artistique et préservation des idéaux fondamentaux. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Quand je repense Ă  cette Ă©poque, c’est Ă©trange : je n’étais pas malheureux. J’étais seul, je n’avais rien ni personne, on retournait des forĂŞts dans le nord de l’Europe, on y semait de la chair lardĂ©e de mĂ©tal, plus quelques obus qui exploseraient des annĂ©es plus tard Ă  la figure de promeneurs innocents, on inventait une dĂ©solation Ă  faire pâlir Mercalli, qui n’avait donnĂ© que douze degrĂ©s Ă  sa pauvre Ă©chelle. Mais je n’étais pas malheureux, je le constatais chaque soir, quand je priais un panthĂ©on personnel d’idoles qui changèrent tout au long de ma vie et inclurent mĂŞme, plus tard, des chanteurs d’opĂ©ra et des joueurs de football. Peut-ĂŞtre parce que j’étais jeune, mes jours Ă©taient beaux. Je ne mesure qu’aujourd’hui ce que la beautĂ© du jour doit Ă  la prescience de la nuit.
 
 
Elle me sourit, un sourire qui dura trente ans, au coin duquel je me suspendis pour franchir bien des gouffres.


– Tu veux voler ?
– Oui.
– Avec des ailes ?
– Oui.
– Je n’ai jamais vu un avion de ma vie. Je n’ai jamais vu personne voler. Comment tu comptes t’y prendre ?
– Je vais faire des Ă©tudes.
– Tu en as parlĂ© Ă  tes parents ?
– Oui.
– Et ils sont d’accord ?
– Non. Viola m’épuisait. De drĂ´les de nuages pommelaient le ciel, promenaient leurs doigts d’ombre dans le cimetière.
– Comment tu espères voler s’il faut faire des Ă©tudes et que tes parents ne veulent pas ?
– Mes parents sont vieux. Je ne parle pas de leur âge. Ils sont d’un autre monde. Ils ne comprennent pas que demain, nous volerons comme nous montons Ă  cheval. Que les femmes porteront la moustache et les hommes des bijoux. Le monde de mes parents est mort. Toi qui as peur des morts-vivants, c’est lui que tu devrais craindre. Il est mort mais il bouge encore, parce que personne ne lui a dit qu’il Ă©tait mort. C’est pour ça que c’est un monde dangereux. Il s’effondre sur lui-mĂŞme.


Un saint pleure. Il n’est pas encore vraiment saint – c’est un dĂ©tail. Il s’est arrĂŞtĂ© sur un plateau bien diffĂ©rent des vallĂ©es qu’il a traversĂ©es, c’est peut-ĂŞtre la fatigue, le soulagement. Il n’a pas pleurĂ© depuis la nuit oĂą ils ont emmenĂ© son meilleur ami, celui pour lequel il Ă©tait prĂŞt Ă  mourir. PrĂŞt Ă  mourir, oui, juste pas ce soir-lĂ , puisqu’il le renia trois fois avant le chant du coq.
Ses larmes s’infiltrent dans une crevasse. Et parce que ce n’est pas n’importe quel homme, parce que l’ami qu’il a trahi n’est pas n’importe qui non plus, les larmes traversent la pierre dont il porte le nom et se transforment en source miraculeuse. Sur ce plateau oĂą ne vivent que des cailloux pousseront bientĂ´t des hommes et des agrumes. Une approche plus scientifique soulignerait la nature karstique du sous-sol, constamment changeante et propice Ă  l’irruption de sources oĂą il n’y en avait pas, mais la science n’enlève rien au miracle, elle en parle juste avec une poĂ©sie qui lui est propre. La conclusion reste la mĂŞme : l’hydrographie du plateau est essentielle Ă  qui souhaite comprendre Pietra d’Alba. L’eau, patiente, façonna le destin du plateau et de ses habitants, qui auraient pourtant rĂ©pondu, Ă  la question de savoir Ă  quoi elle servait : « Ă€ boire et Ă  arroser. Â» Quand la bonne rĂ©ponse Ă©tait : « Ă€ jalouser et Ă  ravager. Â»
À Pietra d’Alba comme ailleurs, qui comprend l’eau comprend l’homme.
 
 
Ma vengeance ne serait pas de les tuer. Elle serait de leur sourire, de ce même sourire condescendant qu’ils m’adressaient aujourd’hui
 
 
Difficile d’imaginer qu’elle fut, un jour, une simple montagne. La montagne devint carrière à Polvaccio. On en tira un bloc de marbre, qu’on livra à un homme au visage fruste, marqué par une bagarre avec un confrère jaloux. L’homme, fidèle à sa philosophie, attaqua la pierre pour libérer la forme qui s’y trouvait déjà. Et la femme parut, d’une beauté insensée, penchée sur son fils abandonné dans un sommeil de mort sur ses genoux. Un homme, un burin, un marteau, de la pierre ponce. Si peu de choses pour donner naissance au plus grand chef-d’œuvre de la Renaissance italienne. La plus belle statue de tous les temps, et elle s’était simplement cachée au fond d’une pierre. Michelangelo Buonarroti eut beau chercher, hurler, il n’en découvrit plus de pareille dans le moindre bloc de marbre. Ses Pietà suivantes ressemblent à des ébauches de la première.


– Je voulais te montrer qu’il n’y a pas de limites. Pas de haut ni de bas. Pas de grand ou de petit. Toute frontière est une invention. Qui comprend ça dĂ©range forcĂ©ment ceux qui les inventent, ces frontières, et encore plus ceux qui y croient, c’est-Ă -dire Ă  peu près tout le monde. Je sais ce qu’on dit sur moi, au village. Je sais que ma propre famille me trouve Ă©trange. Je m’en fiche. Tu sauras que tu es sur le bon chemin, Mimo, quand tout le monde te dira le contraire.
– Je prĂ©fĂ©rerais plaire Ă  tout le monde.
– Bien sĂ»r. C’est pour ça qu’aujourd’hui tu n’es rien. 


Imagine ton Ĺ“uvre terminĂ©e qui prend vie. Que va-t-elle faire ? Tu dois imaginer ce qui se passera dans la seconde qui suit le moment que tu figes, et le suggĂ©rer. Une sculpture est une annonciation.


Moi aussi, un jour, j’ai cru que j’avais du talent. J’ai compris depuis qu’on ne peut pas avoir du talent. Le talent ne se possède pas. C’est un nuage de vapeur que tu passes ta vie Ă  essayer de retenir. 


– Tu sais pourquoi Neri est un bon chef d’atelier ? Parce qu’il est stable. Il est posĂ© lĂ , sur ses pieds, il sait ce qu’il fait.
– Mais il n’ira jamais plus loin.
– Non. Il a atteint un mur. Mais l’avantage des murs, c’est qu’on peut s’appuyer dessus. Toi, en revanche, tu cours Ă  perdre haleine comme un type emportĂ© par sa course dans une descente, Ă  ceci près que ta descente monte. Il y a du gĂ©nie en toi. Je le reconnais, parce que je crois l’avoir partagĂ©, sans fausse modestie. C’était… avant. (…)
– Je ne progresserai jamais Ă  l’atelier si je ne sculpte que des Ĺ“uvres mineures, dis-je quand nous atteignĂ®mes l’autre rive.
– L’important n’est pas ce que tu sculptes. C’est pourquoi tu le fais. Est-ce que tu t’es posĂ© la question ? C’est quoi, sculpter ? Et ne me rĂ©ponds pas « casser de la pierre pour lui donner une forme Â». Tu sais très bien ce que je veux dire.
Je ne pouvais pas connaître la réponse à une question que je ne m’étais jamais posée, et ne fis pas semblant. Metti acquiesça.
– J’en Ă©tais sĂ»r. Le jour oĂą tu auras compris ce que c’est que sculpter, tu feras pleurer des hommes avec une simple fontaine.  


Son directeur de thèse, autrefois, avait eu cette phrase surprenante, en lui remettant son doctorat cum laude : Vous avez Ă©tudiĂ© de longues annĂ©es pour rien, Williams. Rien de ce qui fait l’art, le vrai, n’est explicable ici, puisque l’artiste lui-mĂŞme ne sait pas ce qu’il fait.
Williams a parfaitement compris ce qu’essayait de lui dire son professeur. L’art n’est pas raison. 


J’avais bientĂ´t vingt et un ans, je n’étais pas Ă  l’âge oĂą l’on trouve que c’était mieux avant. Je vivais justement cet avant que je regretterais plus tard.


Je rentrai Ă  Pietra d’Alba Ă  la fin du printemps, dĂ©barrassĂ© pour de bon de tout souci financier. J’avais rĂ©solu l’étrange Ă©quation du capitalisme et, en acceptant peu de commandes, pouvais me permettre de les vendre Ă  des prix insensĂ©s. Il y avait toujours quelqu’un pour acheter. Moins j’en faisais, plus j’étais riche. Viola suggĂ©ra qu’à ce rythme, je pourrais bientĂ´t me faire payer pour ne pas travailler. 


MalgrĂ© tout ton fric, malgrĂ© ton succès et les nombreuses femmes que tu as profanĂ©es dans tes nuits de dĂ©bauche, malgrĂ© les litres d’alcool que tu as ingĂ©rĂ©s et vomis, malgrĂ© toutes les horreurs que tu t’apprĂŞtes encore Ă  commettre, ta mère pense toujours que tu as six ans. Un fils qui a de bons rapports avec sa mère a renoncĂ© Ă  la persuader du contraire.


J’avais atteint ce point étrange qu’il faut avoir connu pour le comprendre, celui où les riches se pensent pauvres. Je gagnais dix fois le salaire d’un professeur, j’étais payé comme un chef d’entreprise. Mais j’avais des employés, besoin d’un chauffeur, je devais m’habiller correctement, par goût et pour mes clients. Tout ce que je gagnais, je le dépensais. Il fallait gagner toujours plus, ce qui me conduisait à dépenser davantage, pour conserver cet équilibre de course en descente. L’équation ne changeait de nature que lorsque l’on devenait vraiment riche, et qu’il devenait difficile de dépenser ce que l’on gagnait, même si j’avais croisé, durant mes années romaines, quelques personnages qui y excellaient.


Stefano dut fermer la porte de son bureau tant je criais.
– Tu m’as menti, espèce de salopard ! Tu vas faire sortir cette femme de votre putain de camp !
Il m’ordonna de me calmer, affirma qu’il n’avait rien fait de mal, et c’était vrai. Personne ne fait jamais rien de mal, la beauté du mal étant précisément qu’il ne demande aucun effort. Il suffit de le regarder passer.


Il marine dans la bêtise depuis qu’il est petit, avait-elle grommelé. Et avec l’âge, il s’est acidifié. Autrefois, c’était un concombre. Maintenant, c’est un cornichon.


– Partons, Viola. J’en ai assez de cette violence.
– Partir ne changera rien. La pire violence, c’est l’habitude. L’habitude qui fait qu’une fille comme moi, intelligente, car je pense l’être, ne peut pas disposer d’elle-mĂŞme. Ă€ force de me l’entendre dire, j’ai cru qu’ils savaient quelque chose que j’ignorais, qu’ils avaient un secret. Le seul secret, c’est qu’ils ne savent rien. VoilĂ  ce que mes frères, voilĂ  ce que les Gambale, et tous les autres, essaient de protĂ©ger.


Sculpter, c’est très simple. C’est juste enlever des couches d’histoires, d’anecdotes, celles qui sont inutiles, jusqu’à atteindre l’histoire qui nous concerne tous, toi et moi et cette ville et le pays entier, l’histoire qu’on ne peut plus réduire sans l’endommager. Et c’est là qu’il faut arrêter de frapper

 

Du mĂŞme auteur sur ce blog :

 

 


 


 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire