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samedi 22 juillet 2023

[Khadra, Yasmina] Les Vertueux

 





Coup de coeur đź’“

 

Titre : Les Vertueux

Auteur : Yasmina KHADRA

Parution :  2022 (Mialet Barrault)

Pages : 544

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Algérie, 1914. Yacine Chéraga n’avait jamais quitté son douar lorsqu’il est envoyé en France se battre contre les « Boches ». De retour au pays après la guerre, d’autres aventures incroyables l’attendent. Traqué, malmené par le sort, il n’aura, pour faire face à l’adversité, que la pureté de son amour et son indéfectible humanité.
Un roman majeur dans l’œuvre de Yasmina Khadra et une plongée surprenante dans l’Algérie de l’entre-deux-guerres.

 

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur : 

Yasmina Khadra est l’auteur de la trilogie Les Hirondelles de Kaboul, L’Attentat et Les Sirènes de Bagdad, ou encore Ce que le jour doit à la nuit. Traduits dans une cinquantaine de pays, ces livres ont touché des millions de lecteurs dans le monde.

 

 

Avis :

Désigné par le tout-puissant caïd de son douar algérien pour partir à la guerre en France en se faisant passer pour son fils, le jeune berger Yacine se retrouve dans l’enfer des tranchées de la première guerre mondiale avec, en échange, la promesse d’une ferme qui tirerait ses parents de la misère. Lorsqu’après quatre ans à côtoyer l’horreur et la mort, il rentre enfin, irrémédiablement hanté mais persuadé d’être accueilli en héros, rien ne se passe pourtant comme il l’escomptait. Car, pour le despote pressé d’effacer toute trace de la supercherie qui a valorisé son fils à bon compte, Yacine doit disparaître…

Lui qui espérait sortir de l’asservissement féodal au prix de quelques années à servir de chair à canon, réalise alors qu’on ne trompe pas si facilement son destin. Dépouillé de sa vie d’antan, volé de son passé de soldat, il n’a plus guère que l’indéfectible solidarité de ses anciens compagnons d’armes, et surtout, son immarcescible droiture d’âme, pour s’empêcher de sombrer et pour trouver la force d’aller de l’avant, alors que les épreuves et les injustices sont bien loin d’en avoir fini avec lui. Un souffle épique emporte le récit dans une cascade de péripéties toutes plus terribles les unes que les autres, la vie de Yacine ne semblant jamais devoir cesser de rebondir de Charybde en Scylla, emportée comme un fétu de paille dans les redoutables remous d’un irrépressible torrent.

Pourtant, si dĂ©sespĂ©rant et si violent le monde, Yacine ne perd pas pied, fondant sa rĂ©silience sur cette sagesse instinctive qui le fait se plier aux caprices du mektoub, tout en restant droit dans ses bottes, fidèle Ă  lui-mĂŞme, Ă  ses valeurs humaines et Ă  ses attaches affectives. « La vie est une traversĂ©e et tu es un simple pèlerin. Le passĂ© est ton bagage. Le futur, ta destination. Le prĂ©sent, c’est toi. Si ton bagage t’encombre, dĂ©pose-le Ă  la consigne. Si ta destination est hasardeuse, sache qu’elle l’est pour tout le monde. Vis Ă  fond l’instant prĂ©sent, car rien n’est aussi concrètement acquis que cette rĂ©alitĂ© manifeste que tu portes en toi. Â» Au soir de sa vie, loin de se perdre en regrets, aigreurs ou lamentations, il sera de ceux qui se seront attachĂ©s Ă  cultiver l’amour et le bonheur jusqu’au plus creux de l’adversitĂ©, faisant avec l’inĂ©luctable pour mieux profiter des moindres Ă©claircies concĂ©dĂ©es par la vie.

Il aura fallu trois ans Ă  Yasmina Khadra pour peaufiner cette apothĂ©ose de son Ĺ“uvre : une fresque puissante et tumultueuse, aux nombreuses scènes d’anthologie, pour cĂ©lĂ©brer ces âmes droites, capables, quelles que soient leurs infortunes et la barbarie du monde, de garder leur foi en elles-mĂŞmes et en l’humanitĂ©, de dĂ©fendre l’amour et le droit au bonheur mĂŞme quand tout semble perdu. « Nous ne sommes que des mortels, mon garçon, des rĂ©cits anonymes gravĂ©s sur du sable que le temps dispersera au grĂ© du vent. Alors pourquoi tant de souffrance puisque tout passe, et nous avec ? Â» Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Un poète, de passage dans notre village, a dit : « Les hommes vrais ont la larme facile parce qu’ils ont l’âme près du cĹ“ur. Quant Ă  ceux qui serrent les dents pour refouler leurs sanglots, ceux-lĂ  ne font que mordre ce qu’ils devraient embrasser. Â» Il avait sans doute raison. Je n’avais jamais vu pleurer mon père ni aucun homme de notre douar. C’était peut-ĂŞtre pour cette raison qu’ils prĂ©fĂ©raient assumer leur malheur au lieu de le conjurer.


Nous Ă©tions nombreux Ă  n’avoir jamais affrontĂ© le large et aucun de nous ne le soupçonnait aussi sauvage et imprĂ©visible – personnellement, je n’étais jamais montĂ© sur une barque de ma vie, et c’est un navire grand comme notre frayeur qui nous ravissait Ă  notre terre natale.  
Les mois passés à la garnison de Mostaganem n’avaient pas réussi à faire de nous les Turcos impavides qu’espérait tirer de son chapeau de magicien l’adjudant-chef Ben Amara, un Chaoui de Khenchela, pas très instruit, mais à cheval sur l’ordre et la discipline. Nous avions appris à nous servir d’une arme, à manier la baïonnette aussi bien qu’un lanceur de couteaux et à parader en marquant le pas, cependant nous demeurions des paysans empotés et nous ne savions pas par quel bout prendre un univers aux antipodes du nôtre auquel l’Histoire nous livrait en vrac. Nous avions toujours vécu loin des routes bitumées et des bruits des machines, sagement confinés dans nos enclaves, sans histoires et sans grands projets, et voilà qu’un train nous arrachait à nos repères, qu’une caserne chamboulait notre esprit avant de nous expédier dans un monde inconnu à bord d’un bateau délirant.


Des décennies ont passé. Je n’ai pas réussi à oublier ce jour-là. Ce ne fut pas seulement mon baptême de sang, ce fut ma vraie naissance au monde moderne – le monde vrai, cruel, fauve et impitoyable où la barbarie disposait de sa propre industrie de la mort et de la souffrance. C’était donc cela le monde civilisé, le monde du progrès, des laboratoires savants et des grandes découvertes. Je ne soupçonnais pas le progrès d’être aussi destructeur. Avant, j’existais et c’était tout. Une herbe folle parmi les ronces. J’avais une famille, un chien, une jument, un gourbi, et mon territoire s’arrêtait là où portait ma fronde. Très jeune, on m’avait certifié que chacun naissait doté d’un parchemin dûment établi, avec des gîtes d’étape précis, des raccourcis et un point de chute dont on ne se relèverait pas. Nous étions persuadés, dans notre douar, que lorsqu’on éclôt sous la mauvaise étoile, on s’évertue à apprivoiser le pire. Hélas, nous étions loin de la vérité. Le pire ne s’apprivoise pas. Et il n’y a rien de pire que la guerre. Rien n’est tout à fait fini avec la guerre, rien n’est vaincu, rien n’est conjuré ou vengé, rien n’est vraiment sauvé. Lorsque les canons se tairont et que sur les charniers repousseront les prés, la guerre sera toujours là, dans la tête, dans la chair, dans l’air du temps faussement apaisé, collée à la peau, meurtrissant les mémoires, noyautant chacune de nos pensées, entière, pleine, totale, aussi indécrottable qu’une seconde nature.


Les renforts se succĂ©daient des deux cĂ´tĂ©s, sacrifiant des bataillons entiers pour un pont, un moulin, une cĂ´te, un bosquet qui, Ă  peine concĂ©dĂ©s par les uns, leurs Ă©taient restituĂ©s le lendemain après d’insoutenables carnages. Les escadrons de cavalerie amis se portaient au secours de l’infanterie rĂ©gulière avant de se voir dĂ©glinguĂ©s dans la foulĂ©e. Les tranchĂ©es se faisaient nettoyer Ă  la grenade. Les corps Ă  corps se terminaient Ă  la baĂŻonnette, dans le blizzard et la neige. D’un cĂ´tĂ© comme de l’autre, le spectre de la dĂ©faite et de l’humiliation provoquait de formidables sursauts d’orgueil.  
La guerre semblait partie pour ne plus s’arrêter.
 
 
Quatre annĂ©es de tranchĂ©es, de replis meurtriers, d’assauts suicidaires, de cauchemars Ă©veillĂ©s, de gaz moutarde, de fièvre jaune et de dysenterie. Quatre insoutenables Ă©ternitĂ©s au cours desquelles je vis des hĂ©ros tomber comme des mouches et d’autres agoniser dans les cratères fumants, les boyaux en l’air, ou bien Ă©tendus comme du linge en charpie sur les barbelĂ©s Ă  quelques mètres des lignes amies sans que personne ose aller les chercher. Ce fut une drĂ´le de guerre qui se rĂ©inventait de bataille en bataille, insatiable ogresse au ventre plus grand que l’enfer, dĂ©vorant bĂŞtes et hommes par contingents entiers sans s’accorder la moindre sieste digestive ; une boucherie tentaculaire, atroce comme un million de supplices, au-dessus de laquelle les prières se faisaient exploser dans le ciel par les tirs d’artillerie tandis que les tonnerres Ă©voquaient des pĂ©tards mouillĂ©s devant les dĂ©flagrations pilonnant jusqu’aux no man’s land hĂ©rissĂ©s d’horreur. Mais c’était fini. Comme finit toute chose en ce monde. Cependant, ce que nous croyions laisser derrière nous ne serait jamais distancĂ© et la vie d’après ne serait plus ce qu’elle avait Ă©tĂ©. Lorsqu’on essayera de tourner la page Ă©crite avec le sang des martyrs, on s’apercevra que le sang l’a traversĂ©e et a atteint toutes les pages qui suivent. Partout oĂą nous irons, nos morts seront avec nous. Pour se sentir moins seuls dans le froid et les tĂ©nèbres, pour que l’oubli ne leur serve pas de charnier Ă©ternel, ils reviendront chercher un soupçon de chaleur dans nos souvenirs et nous rappeler pourquoi, malgrĂ© tout, nous devrions sourire Ă  la chance qui ne leur avait pas souri.


— Les Turcos, dis-je, la gorge serrĂ©e. Tu penses que l’on se souviendra de nous ?   
— Certains, sans doute, d’autres pas, et ceux-lĂ  seront nombreux.  
— Nous nous sommes battus avec la mĂŞme bravoure, tirailleurs, zouaves, SĂ©nĂ©galais, AlliĂ©s, Français, Indiens, tous comme des frères, pour l’honneur et la libertĂ©.  — Tout le monde le sait, Hamza.  
— Alors pourquoi ne se souviendrait-on pas de nous autres ?  
— Parce que c’est comme ça. Si nous avons Ă©tĂ© Ă©gaux dans le martyre, l’Histoire ne retiendra que les hĂ©ros qui l’arrangent.


— Je t’observe depuis hier. Tu es tout effrayĂ©. Tu reviens de la guerre, que je sache. Dois-je comprendre que la misère est plus terrifiante que les champs de bataille ?
 â€” Ce n’est pas la mĂŞme horreur, mais c’est la mĂŞme tragĂ©die.
 â€” N’empĂŞche, j’aimerais que tu changes d’angle de vue. Je t’ai vu trembler de peur Ă  Jenane Jato et je n’ai pas apprĂ©ciĂ©. Tu dois considĂ©rer les nĂ´tres avec compassion, et non avec dĂ©goĂ»t. N’importe qui peut connaĂ®tre des hauts et des bas, mĂŞme les rois. Notre misère est une mauvaise passe, pas une nature.
 â€” Pourquoi tu me dis ça sur ce ton, Wari ?
 â€” Pour que tu ouvres grand tes oreilles. Je n’aime pas qu’on prenne notre peuple de haut.
 â€” Je ne prends personne de haut, Wari.
 â€” Ce n’est pas l’impression que tu donnes. Quand tu marches parmi les nĂ´tres, on dirait que tu as peur de choper un microbe… Que les roumis nous snobent, il y a sans doute une raison. Mais qu’un AlgĂ©rien mĂ©prise les siens, c’est qu’il est le plus Ă  plaindre d’entre eux. Si tu veux qu’on reste amis, tiens-le-toi pour dit… Encore une chose qu’il faut que tu saches : l’existence est une belle vacherie. Chacun y a droit Ă  son lot de soucis. Le pauvre parce qu’il manque de tout, le riche parce que aucune fortune ne lui suffit. 


J’avouai Ă  Amir que j’avais peur de ce que j’étais en train de devenir. Il m’écouta avec attention. Quand j’eus fini de confesser le tort fait Ă  mes anciens camarades, il rĂ©torqua :  
— Mes amis Ă©taient plus misĂ©reux que tes copains. Si les tiens parviennent Ă  se dĂ©merder, les miens crevaient pour de vrai de faim et de maladie. Tu crois qu’Amir est mon nom de naissance ? C’est mon pseudonyme. On m’appelait « HĂ© ! Â» quand j’étais gosse avec un haillon sur le fion. « HĂ© ! moutcho Â»â€¦ Nous sommes tous nĂ©s du mauvais cĂ´tĂ© de la barrière. Si j’avais choisi de regarder par-dessus mon Ă©paule au lieu de regarder au-delĂ  des obstacles sur ma route, je serais encore Ă  rafistoler les savates comme mon père, Ă  l’heure qu’il est, avec, dans un trou Ă  rat, un tas de gosses livrĂ©s en pâture aux puces et une Ă©pouse en train de me rendre fou.  
— Je n’étais pas obligĂ© de…  
— De quoi, Yacine ? me coupa-t-il. De saisir la perche que la Providence te tend ? Tu n’as de compte Ă  rendre Ă  personne et tu n’as pas, non plus, Ă  rougir de ta chance, mĂŞme si elle nĂ©glige tes vieux amis. Tu as eu ton quota d’épreuves, et tu as perdu au change tant de fois. Les joies ne sont pas des pĂ©chĂ©s, la rĂ©ussite n’est pas une hĂ©rĂ©sie. S’il t’est possible de dĂ©crocher la lune, dĂ©croche-la, et tant pis si la nuit n’en sera que plus noire.  
— Noire pour qui, Amir ?  
— Façon de parler… Ce que j’essaye de te dire est que tu n’es pas responsable de la souffrance des gens. Et moi non plus. Ce n’est pas un pĂ©chĂ© d’être riche ou d’être l’ami d’un riche. Lorsque je m’empiffre, je n’oublie pas que beaucoup des nĂ´tres jeĂ»nent hors saison. Que faire ? ExpĂ©dier Ă  la casse mes assiettes en porcelaine et me contenter de lĂ©cher le fond des casseroles cabossĂ©es ? J’ai Ă©clos tel un champignon dans un berceau vermoulu et j’ai partagĂ© mes langes mille fois usĂ©s avec l’ensemble de ma fratrie. Aujourd’hui, je prends ma revanche sur tout ce qui m’a manquĂ© et je ne vais pas me gĂŞner. J’ai travaillĂ© dur pour sortir le bout du nez de la tourbe et je compte profiter Ă  fond de ce que je peux m’offrir avant que ma chair soit restituĂ©e Ă  la poussière. Je n’ai rien Ă  me reprocher, hormis certains plaisirs que je m’autorise bien qu’ils soient mal vus, ce qui ne m’empĂŞche pas de faire du bien autour de moi et de proposer mon confort Ă  ceux qui n’y ont pas accès.


— Je commence Ă  me faire du souci pour toi.  
— Il n’y a pas de raison.  
— Il y en a une, et elle est de taille. Tu es sincère, entier, pur, et ça, c’est pas prudent. On ne peut pas ĂŞtre trop près du bon Dieu sans se mettre Ă  la merci du diable.  — Je prends le risque.  
— Il n’en vaut pas le dĂ©tour, Yacine. Tu as le cĹ“ur sur la main, c’est-Ă -dire Ă  la portĂ©e de n’importe qui. Essaye de le durcir un peu pour qu’il ne s’envole pas comme une feuille morte au premier coup de vent. De nos jours, les saints se cassent la figure chaque fois qu’ils se baissent pour prier.  
— J’ai Ă©tĂ© Ă©levĂ© comme ça.  
— Tu n’es pas dans ta Hamada. Ă€ Oran, on ne doit pas se tromper quand on fait la part des choses. CĂ©der un pouce de son territoire, c’est abdiquer.  
— Je tâcherai de m’en souvenir.  
— Tu y as intĂ©rĂŞt.


— Il faut te ressaisir.  
— Je tâcherai.  
— Tu es obligĂ©, mon garçon. Vivre, c’est accepter de prendre sur soi afin de passer Ă  autre chose. Ne cherche pas oĂą tu as fautĂ©. Nul n’est Ă  l’abri de lui-mĂŞme. On croit pouvoir se rattraper, et on ne fait que graviter autour du remords comme un insecte autour d’une flamme, au risque de se faire un mal plus grand que celui qu’on a subi.  
— Je crains qu’on n’ait pas le choix.  
— On a toujours le choix… Quels que soient ses alĂ©as et ses peines, le choix que l’on assume est moins accablant que la reddition. Vois-tu ? On s’attarde souvent sur ce qui nous abĂ®me au lieu de se concentrer sur ce qui nous aide Ă  nous reconstruire.  
— J’aimerais me reconstruire, mais je n’ai pas les donnĂ©es.  
— Il n’en existe qu’une seule, jeune homme : celle qui consiste Ă  prendre les choses comme elles viennent et Ă  en faire des leçons de vie. Il y a une sĂ©curitĂ© derrière ce que l’on tait et une autre derrière ce qui nous Ă©chappe.  
— Quelle est donc cette sĂ©curitĂ© ?  
— Le discernement.  
— Le discernement ?  
— Oui, le discernement. Beaucoup pensent que c’est par la libertĂ© que l’on
accède au salut de son âme. C’est faux. La libertĂ© n’est pas une fin en soi. On n’accède au salut de son âme que par la sagesse, mère de toutes les paix et de toutes les libertĂ©s.  
— Comment accĂ©der Ă  la sagesse ?  
— En faisant la part des choses. Nous ne sommes que des mortels, mon garçon, des rĂ©cits anonymes gravĂ©s sur du sable que le temps dispersera au grĂ© du vent. Alors pourquoi tant de souffrance puisque tout passe, et nous avec ?


Rappelle-toi, mon garçon. L’échelle de la Sagesse comporte sept paliers qu’il faut impĂ©rativement franchir si l’on veut accĂ©der Ă  soi, rien qu’à soi, et Ă  personne d’autre.  
— Sept paliers ?  
— Dans Le Manuscrit des Anciens, on les appelle « Les sept marches de l’arc-en-ciel Â» (il compta sur ses doigts) : l’amour ; la compassion ; le partage ; la gratitude ; la patience et le courage d’être soi en toutes circonstances. Si tu arrives Ă  en faire montre, tu atteindras le sommet-roi, celui qui te met hors de portĂ©e du doute et tout près de ton âme.  
— Tu n’en as citĂ© que six.  Il sourit, de ce sourire qui en dit long sur les chemins de croix qu’il avait dĂ» nĂ©gocier pour accĂ©der Ă  son âme.  
— Va, mon garçon. La septième est au bout de ton destin.


J’avais la rage, de cette rage impuissante qu’on ne peut conjurer et qui vous dĂ©vore de l’intĂ©rieur. Je m’en voulais d’assumer mon malheur au lieu de le subir comme une injustice, de n’être qu’un gribouille pathĂ©tique. Quel sens donner Ă  mes dĂ©convenues ? En avaient-elles un ? Ce qu’il m’arrivait en chaĂ®ne Ă©tait d’un ridicule tel que je ne savais plus si je devais en rire ou en pleurer. Je n’arrĂŞtais pas de payer pour les autres. J’avais fait une guerre Ă  laquelle je n’étais pas convoquĂ© pour dĂ©fendre l’honneur d’un ingrat qui ne songeait qu’à me faire disparaĂ®tre ; j’étais recherchĂ© par la police pour avoir dĂ©fendu l’intĂ©gritĂ© d’une femme qui avait abusĂ© de mon amour pour elle, et maintenant, on allait me lyncher pour avoir protĂ©gĂ© un bien qui n’était pas Ă  moi. Quelle ironie ! Tous ces faits de bravoure pour finir Ă  plat ventre Ă  l’arrière d’une charrette ! Dans quel trou d’air le ciel avait-il engrangĂ© mes prières pour que je me retrouve encordĂ© comme une bĂŞte, la tĂŞte dans un sac de jute ?
… Et ce pied, mon Dieu, cette savate crottĂ©e qui m’écrasait la nuque ! Chaque fois que je remuais, elle accentuait la pression. Si la loyautĂ© Ă©tait la plus noble des vertus, pourquoi poignardait-elle ses serments dans le dos ?


On ne vole pas, quand on a faim, on se démerde pour ne pas crever. Si tu veux être juste avec toi-même, oublie ce que rabâche ta conscience et écoute ton ventre. La conscience, c’est pour le gratin. Les pauvres, il leur suffit de se faire une raison.


Chaque nuit, avant de sombrer dans un sommeil aussi profond que le coma, je souhaitais ne plus me rĂ©veiller. Mais au bagne, tout finit par rentrer dans « l’ordre de bataille Â». D’emblĂ©e, la chiourme marquait ses zones interdites, imposait ses règles, et malheur aux inattentifs. J’assistais, tous les jours, Ă  des choses insoutenables en me demandant combien de temps j’allais rester moi-mĂŞme dans une faune qui entretenait elle-mĂŞme son enfer. Je me rendis compte, très vite, que l’être humain est un mutant. La souffrance, Ă  dĂ©faut de l’anĂ©antir, le façonne et le forge jusqu’à ce qu’il se radicalise et devienne une entitĂ© dĂ©moniaque. L’agneau se dĂ©couvre soudain un instinct de loup, et alors plus rien ne lui importe plus que sa misĂ©rable survie. Car, dans ce zoo cannibale, l’épreuve de force ne se conjugue pas uniquement Ă  la botte des matons ; il faut aussi composer avec la tyrannie des forçats. Ce n’est que de cette façon que l’on a des chances d’apprivoiser l’adversitĂ©, c’est-Ă -dire de l’accepter dans sa totale cruautĂ©. S’il arrive au manche d’une pioche de se casser, l’échine, elle, quand bien mĂŞme elle devrait se ployer chaque jour un peu plus, n’a pas intĂ©rĂŞt Ă  se briser.


On peut faire le deuil de ses morts, mais pas celui des absents. De tous les mortels, ce sont les disparus qui vivent le plus longtemps. Mais comment entretenir leur souvenir dans ce passĂ© oĂą il faudrait Ă©carter mille masques pour entrevoir un visage familier, oĂą les sourires ressemblent Ă  mes blessures, oĂą les rires sont chahutĂ©s par mes propres cris ? Ă€ l’usure, on finit par se faire une raison. On se recroqueville autour de sa douleur et on fait corps avec. Au fur et Ă  mesure que les annĂ©es passent, la rĂ©signation nous devient un prĂ©cieux animal de compagnie. Dans les moments de grande solitude, elle nous tient la main tandis que tant de choses nous Ă©chappent, et on s’accroche parce que, quelque part au fond de soi, malgrĂ© l’incongruitĂ© de notre entĂŞtement, on se surprend Ă  se dire qu’un miracle est toujours possible.

 

 

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