jeudi 20 juillet 2023

[Bérard, Thibault] Le grand saut

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Le grand saut

Auteur : Thibault BERARD

Parution : 2023 (Observatoire)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Tout commence lorsque Léonard expire son dernier souffle. Le vieil homme solitaire n’a pas revu ses enfants depuis vingt-cinq ans et a bien des années de frasques à se faire pardonner, aussi n’est-il pas dupe : le chemin vers la rédemption sera escarpé.

Tout commence lorsque Zoé, dix ans, adresse une prière muette pour le salut de sa mère. Depuis que cette dernière est brusquement tombée en catatonie, la petite fille et son père vivent un cauchemar sans fin. Qui pourrait les sauver ?

Entre ombre et lumière, espoir et peur, remords enfouis et secrets tus, les destins de Léonard et de Zoé vont bientôt s’entremêler...
Thibault Bérard poursuit son exploration du grand roman familial dans un récit à la frontière du réel. À travers deux personnages dont la vie bascule, c’est d’amour, de résilience et de quête de soi qu’il s’agit.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Thibault Bérard est né à Paris en 1980. Après des études littéraires, il devient journaliste, puis éditeur pendant quinze ans aux éditions Sarbacane. Il se consacre désormais à l'écriture de littérature générale et jeunesse. Le Grand Saut est son troisième roman.

 

Avis :

En ce jour de juillet 2020, Léonard meurt seul dans sa cuisine, d’une soudaine attaque cardiaque que, par une sorte de dédoublement transitoire, avant de basculer dans l’oubli définitif, il se retrouve à observer. Il se voit, tentant de s’accrocher à l’évier, glissant irrémédiablement au sol, puis gisant sans vie sur le carrelage froid, dans cette maison rendue à l’état de chaos, où, depuis vingt-cinq ans, après une vie familiale imbibée d’alcool et de mensonges, son épouse enterrée et ses enfants fâchés – « Comment tu as pu nous faire ça, Papa ? Comment ? » –, il s’était replié comme une vieille loque infréquentable, réduite à la solitude. En ce moment de bascule qu’est le grand saut dans la mort, lui reviennent en désordre, comme en un crépitement de flashes stroboscopiques, les séquences les plus marquantes de son existence. Alors, dans un mélange doux-amer de tristesse, de regrets, et de tendresse aussi, il se revoit multiplier inconsciemment les mauvais choix, oubliant ses rêves, glissant peu à peu hors de portée de ce bonheur dont il découvre trop tardivement qu’il l’a laissé échappé, blessant les siens pour une vague quête d’aventures dont il ne reste au bout du compte qu’un pauvre goût de cendres.

Pourtant, la rédemption est peut-être pour lui encore à portée d’âme. Ni lui, ni le lecteur, ne savent encore ce qui le lie à cet autre personnage qui vient mêler au récit une seconde trame narrative. Zoé a dix ans. Pour elle, le grand saut est celui de la vie qu’elle a devant elle, à l’image de celui qu’elle accomplit avec appréhension, mais si fièrement, du haut du grand plongeoir à la piscine. Sa vie bascule aussi, lorsque sa mère, victime d’un choc catatonique inexpliqué, est internée après avoir sombré au fond d’elle-même. La petite-fille cherche désespérément comment la rappeler à la vie et pense trouver la clef dans un vieux coffre à secrets relégué à la cave. Une chose est sûre : un lien caché entre ces personnages nous échappe encore, que la suite du récit va se charger de nous dévoiler.

D’une histoire de famille comme il en existe tant, à partir du destin banal d’un homme ordinaire qui, voulant « vivre » plus intensément, a fini par perdre le fil de son existence, hypothéquant le bonheur simple qui l’attendait auprès des siens pour d’illusoires rêves pleins d’ambitions trompeuses, Thibault Bérard a tiré un roman original d’une grande poésie, où, l’émotion sourdant à fleur de mots sans que jamais l’intensité dramatique se relâche, il explore magnifiquement ce qui nous donne envie ou nous empêche de vivre, ce qu’est vivre et pourquoi souvent l’on se trompe, par peur, par illusion, par aveuglement, incapable de discerner l’essentiel et de s’en contenter, au risque, le grand soir venu, de se retourner sur son existence enfuie avec l’incommensurable regret de l’avoir gâchée. Et vous, qu’êtes-vous en train de faire de vos rêves et de votre vie ? Attendrez-vous, comme Léonard, qu’il soit trop tard pour éviter les remords ? Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Dans l’étrange apesanteur de bain tiède où il flotte, le Léonard mort se rappelle la fureur qui s’emparait souvent ainsi de lui. La frustration terrible d’être sans cesse renvoyé à de malheureux essais avortés qui, même lorsqu’il parvenait à les mener à une forme d’achèvement, ne se hissaient jamais à la hauteur du feu dont il se consumait.  
Il sait que ces efforts, en définitive, étaient vains. S’il y avait bien une musique en lui, il n’était pas capable de la faire vivre. Ou peut-être que ce qu’il prenait pour de la musique n’était rien d’autre que du bruit.  
Est-ce cela qu’il doit comprendre ? Faut-il seulement qu’il admette les limites qu’il s’est lui-même dessinées au fil de sa vie ? Si c’est ça, il veut bien reconnaître tout ce qu’on voudra. Oui, il a été stupide d’y croire. Et après ?
 

Léonard est resté à la porte. Vieux fantôme chamboulé par un fragment de souvenir, un presque-rien que sa mémoire avait laissé s’envoler. C’est peu de chose, ce souvenir ; un morceau du grand fouillis d’idées et de désirs qu’il était à dix-neuf ans.  
Mais c’est du rien qui pèse lourd.  
Il avait oublié comme il riait de ses échecs, et comme ce rire était mélodieux. Au bout de vingt-cinq années passées seul dans les remords et la honte, il en était venu à croire qu’il avait toujours été ce bonhomme rongé par un mal intérieur, un venin ancien qui se répandait chaque jour un peu plus dans ses veines… jusqu’au point de non-retour.  
Quand il pensait à sa jeunesse, avant, il se voyait comme un condamné dansant aveuglément au bord du ravin, au son d’une musique qu’il était seul à entendre et qui l’avait finalement conduit à la chute, lorsqu’elle s’était révélée n’être que du bruit.  Apparemment, il s’est gouré sur toute la ligne. S’il a chuté, ce n’est pas à cause d’un mystérieux poison couvant en lui depuis toujours ; c’est parce qu’il a trop vite oublié comment il riait, dans sa jeunesse, de ses échecs. Le jour où les amers récifs de l’existence se sont précipités sur lui, il n’a pas su rire envers et malgré tout.  
Oh, pourquoi a-t-il oublié ?
 

C’est vraiment drôle, cette façon qu’a monsieur Burlac de l’associer à son business. « On en a besoin », « notre chiffre ». Tout ça est assez abstrait pour Léonard. Il n’a pas l’intention de faire carrière dans le commerce d’art ancien. Même s’il est en train de découvrir que sa plume ne rapportera pas autant qu’il l’avait cru, et qu’en attendant, « il faut bien vivre ».  
Parce que c’est ça, vivre. Payer le loyer, maintenant que le père ne l’aidera plus jamais. Acheter à manger, et puis de quoi boire un coup avec les copains. Draguer dans les bars, rentrer parfois seul, parfois accompagné. Se réveiller le matin et s’endormir le soir, dans un état plus ou moins alcoolisé.  
C’est ça, vivre ? Juste ça ?


 

2 commentaires: