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mercredi 15 juin 2022

[Jaenada, Philippe] Au printemps des monstres

 




 

Coup de coeur đź’“

 

Titre : Au printemps des monstres           

Auteur : Philippe JAENADA

Parution : 2021 (Mialet Barrault)

Pages : 752

 

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur : 

Le 26 mai 1964, un enfant parisien sort de chez lui en courant. On retrouvera son corps le lendemain matin dans un bois de banlieue. Il s’appelait Luc. Il avait onze ans. L’affaire fait grand bruit car un corbeau qui se dit l’assassin et se fait appeler « l’Étrangleur » inonde les médias, les institutions et les parents de la victime de lettres odieuses où il donne des détails troublants sur la mort de l’enfant. Le 4 juillet, il est arrêté. C’est un jeune infirmier, Lucien Léger. Il avoue puis se rétracte un an plus tard. En 1966, il est condamné à la prison à perpétuité. Il restera incarcéré quarante et un ans, sans jamais cesser de clamer son innocence.

Avec son style inimitable, Philippe Jaenada reprend minutieusement les éléments du dossier et révèle que, par intérêt, lâcheté, indifférence ou bêtise, tout le monde a failli, ou menti. Alors il se penche sur Solange, la femme de l’Étrangleur, seule et vibrante lumière dans la noirceur. À travers ce fait divers extraordinaire, il fait le portrait de la société française des années 60, ravagée par la deuxième guerre mondiale mais renaissante et, légère seulement en apparence, printemps trompeur de celle qui deviendra la nôtre.

 

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur : 

Philippe Jaenada est l’auteur d’une douzaine de romans, dont Le Chameau sauvage (prix de Flore), La Petite Femelle et La Serpe (prix Femina).

 

 

Avis :

En 1964, un petit Parisien de onze ans, Luc Taron, disparaĂ®t et est retrouvĂ© mort dans une forĂŞt de proche banlieue. Un corbeau, s’identifiant comme « L’Etrangleur Â», revendique son assassinat dans une sĂ©rie de très Ă©tranges courriers aux mĂ©dias, Ă  la police et aux parents. ArrĂŞtĂ© au bout d’un mois, l’homme, qui s’appelle Lucien LĂ©ger et est infirmier, avoue le meurtre et est condamnĂ© Ă  la rĂ©clusion Ă  perpĂ©tuitĂ©.

Il avait vingt-sept ans au moment des faits. Il ne sortira de prison que quarante-et-un an plus tard, au terme de la seconde détention la plus longue d’Europe. Revenu sur ses aveux au milieu de mille contradictions, il ne démordra plus jamais de son innocence. Ce n’est qu’en 2012, quatre ans après sa mort, que des doutes quant à sa culpabilité sont émis par deux journalistes, dans un livre évoquant un Lucien Léger qui se serait faussement accusé par besoin pathologique de reconnaissance. Philippe Jaenada revient sur cette affaire, et, après quatre ans d’enquête et d’écriture, nous livre sa propre analyse et ses multiples interrogations. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les zones d’ombre sont légion dans cette histoire qui n'en finit pas d'ébahir son lecteur...

Le travail de Philippe Jaenada est impressionnant d’exhaustivité et de précision. Il s’est rendu sur tous les lieux, a épluché tous les documents, s’est entretenu avec toutes les personnes pouvant apporter un éclairage sur cette histoire vraie, dont il apparaît que l’on n’a très opportunément retenu que le versant qui arrangeait les protagonistes de l’époque. Et si la première partie du récit, consacrée à une restitution fidèle et minutieuse des événements connus et retenus par les médias, la police et la justice, stupéfie par l’apparence monstrueusement délirante des actes et des comportements de Lucien Léger, c’est une version bien différente, dissipant cette fois toute impression de folie et de perversion, mais menant à une consternation tout autant sidérée face à la probabilité de l’erreur judiciaire, que la suite du livre s’emploie à mettre au jour.

Contre-enquête et réexamen du moindre détail, complétés d’une exploration tristement édifiante de cette histoire vue par la malheureuse épouse de Lucien Léger, semble-t-il indûment internée en asile psychiatrique, ont tôt fait de nous convaincre, à défaut de preuves opposables à des protagonistes aujourd’hui décédés, que rien dans cette affaire n’est conforme à ce que l’on a bien voulu en retenir, et que les plus coupables, les plus fous et les plus monstrueux, n’y sont sans doute pas ceux que l’on a condamnés et enfermés.

Minutieuse, exhaustive, l’investigation de Philippe Jaenada nous tient en haleine sur près de huit cent pages, entre Ă©tonnement, indignation et consternation, mais aussi, pour notre plus grand plaisir, de sourires en Ă©clats de rire : commentaires railleurs, digressions pleines d’auto-dĂ©rision faisant Ă©cho Ă  l’actualitĂ© gĂ©nĂ©rale ou personnelle de l’auteur, viennent plaisamment allĂ©ger le texte, au grĂ© de drĂ´les de parenthèses imbriquĂ©es comme des poupĂ©es russes. 
 
C’est donc presque autant amusĂ© par les anecdotes et le style, que tristement troublĂ© par cette justice aux allures de loterie dĂ©noncĂ©e par l’un des avocats de Lucien LĂ©ger, par ces apparences dont notre sociĂ©tĂ© tend souvent trop hâtivement Ă  se satisfaire, et par le triste sort de ce couple condamnĂ©, manifestement Ă  tort, Ă  cette mort lente qu’a Ă©tĂ© leur dĂ©tention vraiment Ă  perpĂ©tuitĂ© - en prison pour lui, en asile psychiatrique pour elle -, que l’on s’installe longuement dans cette lecture coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :  

Je pensais Ă  une petite infection du cĂ´tĂ© de la racine d’une dent couronnĂ©e depuis longtemps. La dentiste a fait une radio simple, mais a tiquĂ©, quelque chose lui paraissait bizarre, une grosse zone sombre, elle a voulu pousser l’examen plus loin. Trois minutes plus tard, après m’être fait mitrailler la totalitĂ© de la tĂŞte de rayons X (en restant parfaitement stoĂŻque), j’étais revenu m’asseoir devant son bureau, en face d’elle et de son ordinateur. Elle regardait son Ă©cran, derrière lequel j’attendais, elle bougeait sa souris, cliquait, et soudain j’ai vu ses yeux s’écarquiller, sa main aussitĂ´t se porter Ă  sa bouche et, certainement sans pouvoir se contrĂ´ler, sans se rendre compte, elle a presque criĂ© : « Oh mon Dieu ! Mais c’est pas vrai… Â» J’aime beaucoup cette dentiste, elle est prĂ©venante et très qualifiĂ©e, bien qu’encore jeune elle est dĂ©jĂ  expĂ©rimentĂ©e, plus d’une quinzaine d’annĂ©es de pratique, mais lĂ , je suis obligĂ© de dire que je n’ai pas trouvĂ© sa rĂ©action professionnelle. J’étais tout près, quoi, Ă  un mètre, il fallait faire attention, me mĂ©nager un peu. Et ça ne s’est pas arrĂŞtĂ© lĂ . (Je ne bougeais pas, je ne disais rien.) « CĂ©line ! CĂ©line ! Â» Sa jeune consĹ“ur, qui officiait dans le cabinet d’à cĂ´tĂ©, plus petit, a ouvert la porte de communication, s’est avancĂ©e l’air intriguĂ© vers le bureau, a penchĂ© la tĂŞte vers l’écran et s’est rejetĂ©e brusquement en arrière, comme si on avait essayĂ© de la frapper : « Oh non, c’est pas vrai ! Qu’est-ce que c’est que ça ?! Â» (Mesdames ? Je vous vois, lĂ , je vous entends… Youhou ?) Elles se sont regardĂ©es, toutes les deux, plus que perplexes, comme apeurĂ©es. (CĂ©line Ă©tait livide.) Se rappelant alors ma prĂ©sence, malgrĂ© une discrĂ©tion tout Ă  mon honneur, ma dentiste a fini par tourner l’écran vers moi pour que je voie, moi aussi. Ces images modernes sont très rĂ©alistes. Je n’ai rien dit (pressentant, mĂŞme le cerveau soudain paralysĂ©, qu’il serait ridicule, et donc malvenu dans ces circonstances dramatiques, que nous criions tous les trois en canon : « Oh mon Dieu mais c’est pas vrai qu’est-ce que c’est que ça !? Â»), je suis restĂ© muet, j’ai simplement senti tout mon corps se dĂ©sintĂ©grer, s’enfuir par le bas, comme un de ces gros poufs de couleur pleins de petites billes blanches dans lequel on aurait donnĂ© un coup de couteau et qui perdrait toutes ses petites billes blanches. J’avais l’impression de peser six grammes, de n’être dĂ©jĂ  plus qu’une âme, je sentais comme un courant d’air partout en moi, du vide (la première et seule fois oĂą j’avais Ă©prouvĂ© quelque chose de semblable, c’était une trentaine d’annĂ©es plus tĂ´t, lorsque la voiture dans laquelle j’étais assis Ă  la place passager avait Ă©tĂ© percutĂ©e de plein fouet par une camionnette qui venait Ă  toute vitesse de la droite : pendant quatre ou cinq secondes peut-ĂŞtre, la sensation, si ce n’est la certitude, que tout est fini, ou au mieux que rien ne sera plus jamais comme avant). Sur l’écran, je voyais mon crâne, je me voyais mort, donc, avec un trou Ă©norme quelque part du cĂ´tĂ© du sinus, entre la mâchoire et l’œil gauche. La dentiste s’est reprise, m’a dit qu’elle n’avait jamais vu ça, qu’elle ne pouvait pas s’en occuper, qu’elle allait en parler Ă  son ancien professeur, un grand ponte, non pas pour lui demander conseil mais pour me confier Ă  lui, il Ĺ“uvrait encore, il saurait quoi faire avec moi. Un mois et demi plus tard, je n’avais toujours pas de nouvelles, d’elle ni de lui. Je n’osais pas en demander, il vaut parfois mieux ne pas trop en savoir, mais je me sentais bien fragile et mal Ă  l’aise dans la vie, avec mon trou dans la tĂŞte. Je ne pouvais pas me plaindre, cela dit. Je n’étais pas mort, et mon fils encore moins.) 

 

(Un jour de l’annĂ©e dernière, je revenais en train de Mâcon, oĂą j’étais allĂ© rencontrer des lecteurs dans une librairie (et oĂą j’avais dormi Ă  l’hĂ´tel du Nord, face Ă  la SaĂ´ne, me demandant, fumant Ă  la fenĂŞtre, si je devenais fou : je savais que j’étais sur la rive droite, que donc l’eau devait s’écouler de ma gauche vers ma droite, et pourtant elle s’écoulait de ma droite vers ma gauche, je n’arrivais pas Ă  comprendre (« Ce n’est pas possible Â»), mon cerveau tourbillonnait sur lui-mĂŞme (le lendemain matin au petit dĂ©jeuner, l’exquise patronne de l’hĂ´tel m’a expliquĂ© : le dĂ©bit de la SaĂ´ne est très lent, et comme le vent venu du sud, du couloir rhodanien (vingt ans que j’attends de pouvoir caser cette expression), souffle souvent fort, les rides sur l’eau donnent l’impression dĂ©concertante (Jules CĂ©sar lui-mĂŞme s’en Ă©tonne dans La Guerre des Gaules, or ce n’était pas le type Ă  sursauter pour rien, c’est dire si c’est dĂ©concertant – et si ça ne date pas d’hier) que le courant circule dans l’autre sens, du sud au nord) – on ne rappellera jamais assez Ă  quel point il ne faut pas se fier aux apparences), (…)

 

Une certaine Madame Louise, voyante Ă  Enghien, 79 rue du GĂ©nĂ©ral-de-Gaulle, constatant que « l’affaire du petit Taron devient de plus en plus opaque Â», a Ă©crit au journal pour l’informer qu’elle est capable de dresser un portrait relativement prĂ©cis de l’Étrangleur. Sur la carte de visite qu’elle joint Ă  son courrier (on y voit une photo d’elle, grave et pĂ©nĂ©trĂ©e, Ă  cĂ´tĂ© de son chat qui a l’air complètement ahuri, sidĂ©rĂ©, et au dos les tarifs de consultation : « Question : 50 francs, rĂ©ponse : 100 francs, question et rĂ©ponse [suspense…] : 150 francs Â» (on suppose donc qu’il arrive que certaines personnes, peu fortunĂ©es, se contentent de poser une question sans demander de rĂ©ponse, c’est un peu frustrant mais au moins c’est pas cher)), on peut lire sous son nom : « Miraculeuse voyante cĂ©lèbre Â». C’est du sĂ©rieux, donc, ça peut ĂŞtre intĂ©ressant et utile. On envoie chez elle un reporter, Pierre Ledieu. Calmement, presque scientifiquement, elle dĂ©crit devant lui l’homme que toutes les polices recherchent : « Environ cinquante-cinq ans. Front carrĂ©. Mains courtes et fortes. Des yeux tout drĂ´les. Â» (Hum. C’est subjectif, ça, c’est flou. Bon, ce ne sont pas des yeux normaux, en tout cas, chacun se fera son image mentale personnelle, mais on peut garder ça en tĂŞte, des yeux « tout drĂ´les Â».) « D’origine flamande. Il a habitĂ© Ă  Maubeuge. Il a servi dans les chasseurs Ă  pied, et a terminĂ© Ă  la LĂ©gion Ă©trangère. Il porte gĂ©nĂ©ralement un costume bleu pĂ©trole fanĂ©. Â» (Ça correspond ! C’est lui !) « Une chemise Ă  rayures bleues et noires. Il est domiciliĂ© au no 16 d’une petite rue proche de la place Blanche. Dans un vieil hĂ´tel qui sera bientĂ´t dĂ©moli. Il y a des outils sous son lit. Il erre souvent la nuit dans les bars autour de Barbès. Jusqu’à maintenant, il a tuĂ© au moins dix personnes, dont une fillette aux longs cheveux blonds. Il a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© arrĂŞtĂ©. Il Ă©crit ses lettres la nuit. Il est gaucher. Son prĂ©nom commence par la lettre G – G comme Jules. Â» (Ah, flĂ»te.) « Il commettra un nouveau crime le dimanche 21 juin : il tuera une petite fille de douze ans, en plein marchĂ© Clignancourt, Ă  l’heure de la messe. Il a deux signes particuliers notables : il lui manque une phalange au petit doigt de la main droite, et il a une verge grosse comme celle d’un gros âne. Â» (On le tient.) C’est impressionnant, extrĂŞmement prĂ©cis. Bien sĂ»r, la grande rivale de toujours de Madame Louise, Madame Germaine ou Denise, d’Étampes ou Châteauroux, dira probablement qu’il a grandi Ă  PĂ©rigueux, que son prĂ©nom commence par la lettre C, comme SĂ©verine, et qu’il a une verge petite comme celle d’un petit hamster, mais tu parles, elle dirait n’importe quoi pour mettre des bâtons dans les roues Ă  Louise, on ne peut pas lui faire confiance. (La rĂ©alitĂ© se dĂ©brouillant très bien sans la fiction, la concurrence, c’est-Ă -dire Paris Jour, dĂ©gainera effectivement sa propre voyante, Madame FrĂ©dĂ©rika, qui sera formelle : l’Étrangleur est un homme de quarante Ă  cinquante ans, assez grand, ni gros ni maigre, qui Ă©volue dans un milieu social Ă©levĂ© mais vit seul et n’a jamais connu de cadre familial normal. Il a eu une enfance très malheureuse. Il est Ă©nergique et tenace, donc il est peut-ĂŞtre nĂ© sous le signe du BĂ©lier. Elle n’est pas sĂ»re que le meurtre de Luc soit « son coup d’essai Â» car « quiconque refuse de lui donner satisfaction, d’accĂ©der Ă  son dĂ©sir dans des circonstances importantes, signe son arrĂŞt de mort Â». Actuellement, « il est en pleine poussĂ©e de fièvre criminelle, totalement obsĂ©dĂ© par l’idĂ©e de recommencer : Ă  la fois pour Ă©tancher sa soif de cruautĂ©, pour continuer de mettre en Ă©chec cette sociĂ©tĂ© qui l’a, selon lui, rejetĂ©, et parce qu’il se trouve sous une influence astrologique mauvaise, la conjonction, notamment, d’Uranus et de Pluton, particulièrement nĂ©faste. Â»)) Selon toute probabilitĂ©, les enquĂŞteurs ne le trouveront jamais. On ne sait pas ce qu’il fait, on ne sait pas qui il est, on ne sait pas oĂą il est.

 

(C’était particulier, la rĂ©servation de la chambre, je ne savais pas comment faire (je suis timide). Dans un premier temps, j’ai choisi de dire la vĂ©ritĂ©, d’être honnĂŞte (Ă  croire que je n’ai rien appris de la vie), mais un peu lâchement : par Ă©crit. Je suis allĂ© sur le site de l’hĂ´tel et j’ai envoyĂ© un mail, j’ai expliquĂ© que j’aimerais rĂ©server une chambre au quatrième Ă©tage sur cour, car j’écrivais un livre dont le personnage principal, du moins l’un des personnages importants, un homme surnommĂ© l’Étrangleur, avait vĂ©cu lĂ  pendant quatre ans, dans les annĂ©es 1960. J’ai attendu, deux jours, huit, trois semaines, je n’ai pas eu de rĂ©ponse. C’est tout de mĂŞme assez rare, les hĂ´tels qui ne sont pas intĂ©ressĂ©s par les demandes de rĂ©servation de chambre. (Mais alors quoi, ils ne veulent pas qu’on sache qu’un monstre immonde a passĂ© quatre ans dans leur Ă©tablissement ?) J’ai laissĂ© passer du temps, pour qu’ils oublient (je deviens enfin fourbe, pas trop tĂ´t), et j’ai tĂ©lĂ©phonĂ©. « Oui, bonjour madame, je voudrais rĂ©server une chambre pour une nuit, le mois prochain, s’il vous plaĂ®t. Â» L’entrĂ©e en matière parfaite, la voie royale, du velours. « Bien sĂ»r monsieur, ce serait Ă  quel nom ? — Jaenada. Philippe Jaenada. Il serait possible d’avoir une chambre au quatrième Ă©tage ? Â» Très lĂ©gère hĂ©sitation. « Au quatrième Ă©tage ? C’est-Ă -dire que, bien sĂ»r, oui, si vous voulez, nous avons des chambres au quatrième Ă©tage. Â» Parfait. Je tends mes filets. « Formidable. Sur cour, s’il vous plaĂ®t. Â» HĂ©sitation plus marquĂ©e. « Sur quoi ? Sur cour ? Nous avons des chambres identiques et au mĂŞme prix qui donnent sur le dĂ´me des Invalides, vous savez. Â» LĂ , il faut jouer serrĂ©, se montrer ferme, dĂ©terminĂ©, quitte Ă  passer pour un dĂ©sĂ©quilibrĂ©, un maniaque qui ne se sent vraiment Ă  l’aise que lorsqu’il ne voit rien d’intĂ©ressant par la fenĂŞtre. « Oui, j’imagine bien, mais je voudrais sur cour. Je voudrais une chambre au quatrième Ă©tage sur cour. Â» Silence. Long. J’ai compris qu’il Ă©tait tout Ă  fait possible qu’elle raccroche. (« OK, le type est un tueur Ă  gages, Ă  tous les coups le prĂ©sident du Togo vient passer trois jours le mois prochain chez sa tante, qui habite au quatrième sur cour dans l’immeuble d’en face. Â») Il fallait agir vite, mentir vite. « Ă‡a doit vous paraĂ®tre un peu bizarre, je sais bien. Je vais vous expliquer : je sais que mon grand-père a vĂ©cu dans votre hĂ´tel Ă  l’époque oĂą c’était un meublĂ©, dans les annĂ©es 1950 ou 1960, je ne sais pas exactement dans quelle chambre mais au quatrième sur cour, c’est sĂ»r. C’est peut-ĂŞtre ridicule, je m’en rends bien compte, mais je l’aimais beaucoup et je lui ai fait la promesse d’essayer de retourner Ă  l’endroit oĂą il a passĂ© des annĂ©es très importantes pour lui, alors voilà… Â» Elle s’est radoucie. (L’émotion, ça marche toujours. Mieux que les meurtres effroyables et gratuits, en tout cas.) J’ai pu rĂ©server ma chambre. Quand je suis arrivĂ© Ă  la rĂ©ception, un mois plus tard, elle m’a accueilli avec un sourire chaleureux mais entendu : « Bonjour monsieur Jaenada. C’est pour un livre, donc, c’est ça ? J’espère que je vous ai donnĂ© la chambre que vous espĂ©riez… Â» (Bon. Soit elle avait tapĂ© mon nom sur Google, et pensait que j’écrivais la vie de mon grand-père ; soit, plus probablement, elle s’était vaguement souvenue d’un truc entre-temps, avait regardĂ© dans ses anciens mails, et avait dĂ©couvert que j’étais le gars qui Ă©crivait sur l’Étrangleur et se croyait très malin avec cette histoire de Papi Tendresse. Ă€ son air, je dirais ça.) J’ai hĂ©sitĂ© Ă  avouer explicitement ma ruse grossière, mais j’ai manquĂ© de courage (oh, ça va, pour une fois). Nous sommes restĂ©s sur ces sous-entendus, très agrĂ©ablement, pendant les vingt heures que j’ai passĂ©es dans son hĂ´tel (dont deux au bar Ă  boire du très bon whisky en mangeant des olives), et j’espère, sincèrement, que ça ne l’ennuiera pas, ce problème de monstre immonde. Car je suis persuadĂ© que, volontairement ou non, elle m’a donnĂ© la bonne chambre.))

 

(Tous les jours, quand je vais dĂ©jeuner au Bistrot Lafayette, je vois par la baie vitrĂ©e, de l’autre cĂ´tĂ© du carrefour, Ă  la terrasse du Cristal Bar (oĂą officie Anne-Catherine, le matin), Ă©tĂ© comme hiver, toujours Ă  la mĂŞme place, Ă  gauche de la porte d’entrĂ©e, et Ă  la mĂŞme heure, un peu avant 15 heures, Dominique, le libraire de la rue du Château-Landon, assis seul. Après avoir mangĂ© je ne sais oĂą, il vient prendre un cafĂ© ici, dehors, avec une clope, ou deux. Et il lit. Pour son travail et pour son plaisir. Un livre diffĂ©rent chaque jour – il doit lire aussi le matin, et le soir, et la journĂ©e quand il n’y a personne Ă  la librairie. Il reste environ une demi-heure, parfois quelques minutes de plus (les premiers clients de l’après-midi attendront un peu devant la porte, tant pis), dehors mais isolĂ© de tout, ou plutĂ´t descendu Ă  un autre niveau, tranquille, les yeux dans son livre, englobĂ©, englouti dans son livre, comme dans cette parenthèse. Je le regarde (je lui fais parfois un signe, quand il lève la tĂŞte, mais le plus souvent, il ne sait pas que je le regarde) et je l’envie. C’est fou, je passe ma vie Ă  Ă©crire ou Ă  lire, je ne fais quasiment rien d’autre (Ă  part aller au bistrot), et pourtant, alors que moi aussi je lis tous les jours, je l’envie, j’aimerais ĂŞtre Ă  sa place, seul en terrasse, lĂ -bas en face, immergĂ© dans un livre, une histoire. Je sais bien qu’un roman sur deux ne doit pas ĂŞtre très bon, mais je l’envie quand mĂŞme, tous les jours Ă  la mĂŞme heure, il se met entre parenthèses et on lui raconte une histoire, et dans ces moments-lĂ , personne ne le dĂ©range, il est seul dans son livre. La nuit, dans mon lit, quand je lis, je ne l’envie plus, je fais pareil. Mais dès le lendemain, mystĂ©rieusement, je le regarde, qui lit Ă  quinze mètres, et je l’envie.)

 

Je suis seul dans la salle d’attente du docteur Maurice (ma première pensĂ©e : « Comme Garçon Â»), j’ai un livre dans mon sac matelot mais je ne me sens pas assez dĂ©tendu pour lire (je me sens Ă  peine assez dĂ©tendu pour respirer), j’ai dans la poche intĂ©rieure de ma veste la clĂ© USB qui contient les images du Cone Beam, je transpire, je suis content d’être seul, j’ai peur de ce qu’il va me dire. (« Bon, c’est foutu, bonhomme, c’est comme un genre de gangrène de l’os, la seule solution serait de couper la tĂŞte, et je n’aime pas faire ça. Â») Il vient me chercher. Son cabinet est très simple, on dirait plutĂ´t un bureau. Il charge sur son ordinateur les images de la clĂ© USB, il ne bondit pas en arrière en s’écriant « Doux JĂ©sus Marie Joseph ! Â», c’est dĂ©jĂ  bon signe. Il les examine en silence, puis il marmonne : « Hm, bon. Â» (Le calme : la marque des grands.) Il me demande d’ouvrir la bouche, il regarde Ă  l’intĂ©rieur, il met les doigts (Ă  la bonne franquette, sans gants, Ă  la ponte). « Ce n’est rien de bien grave. Â» Ce type est formidable, je l’aime beaucoup : serein, sĂ»r de lui et donc rassurant, pas un mot de trop, avec cette dĂ©contraction rĂ©servĂ©e Ă  l’élite, ce n’est rien de bien grave, je l’aime beaucoup. Â« Je vais voir quand je peux vous opĂ©rer Ă  Lariboisière, je vais les appeler, vous repassez deux minutes en salle d’attente ? Â» Je me lève, soulagĂ©, je suis soulagĂ©, j’ai eu peur mais ça va, ce n’est rien de bien grave, je retourne d’un pas lĂ©ger, soulagĂ©, vers la salle d’attente. Deux personnes sont arrivĂ©es pendant que je me faisais ausculter sur le pouce, un homme et une femme, je dis bonjour, l’homme a pris le siège sur lequel j’étais tout Ă  l’heure, je n’aime pas ça mais ce n’est pas bien grave, je suis soulagĂ©, c’est le principal, soyons cool, je m’assieds ailleurs, je les regarde, l’une, puis l’autre, et le soulagement se dissout instantanĂ©ment, s’évapore comme si c’était un rĂŞve. La femme, d’une quarantaine d’annĂ©es, a un pansement considĂ©rable sur toute la moitiĂ© gauche du visage, une grosse compresse, et, Ă  je ne sais quoi, on devine qu’il n’y a plus rien en dessous, juste peut-ĂŞtre une fine base d’os ou de peau, je ne sais pas, je ne veux pas y penser, elle a perdu la moitiĂ© gauche du visage ; l’homme, lui, plus âgĂ©, n’a pas de pansement mais pas de menton non plus, le malheureux, quelque chose a entièrement dĂ©vorĂ© sa mâchoire infĂ©rieure. Ils paraissent pourtant relativement relax, comme si de rien n’était, on vient juste pour une petite visite de contrĂ´le, après faut pas que j’oublie de passer acheter des poireaux pour la soupe, et moi j’espère que je vais pas ĂŞtre en retard au ping-pong. Je suis plus sensible qu’eux, je compatis très intensĂ©ment. Mais surtout, je rĂ©alise que ça, c’est le quotidien du grand spĂ©cialiste, c’est le patient moyen du docteur Maurice. Ça relativise tout. Moi, tu penses, Ă©videmment que c’est pas bien grave : après l’opĂ©ration, il me restera quasiment les trois quarts de la tĂŞte.

 

Mais il y a une autre raison, essentielle, au refus obstinĂ©, pendant près de trente ans, de le laisser sortir, une raison qui deviendra plus utile encore Ă  la mort d’Yves Taron en 2001, puisque la première aura disparu : Lucien LĂ©ger n’est pas rĂ©insĂ©rable, car malgrĂ© tout le temps passĂ© en prison, et malgrĂ© les efforts conjuguĂ©s de tout le monde, il n’a toujours pas pris conscience de la gravitĂ© de son acte, il refuse de l’assumer – l’un des rejets, en 2001, mentionne mĂŞme « son obstination Ă  nier les faits reprochĂ©s Â». (On dit aussi qu’il refuse tout traitement d’ordre psychologique – or il en a besoin puisque, croyant qu’on l’a enfermĂ© Ă  tort, et que donc la sociĂ©tĂ© tout entière lui veut du mal, il est manifestement paranoĂŻaque. C’est un raisonnement tordu, mais c’est d’abord un mensonge : il n’a jamais refusĂ© quoi que ce soit, il a toujours vu les psys qu’on lui prĂ©sentait et acceptĂ© l’éventualitĂ© d’un traitement s’ils l’estimaient nĂ©cessaire.) Adeline Pichard, son avocate au moment de la treizième demande rejetĂ©e, rĂ©sumera remarquablement ce que cela signifie : « Ainsi interdit-on Ă  un dĂ©tenu le droit de dire son innocence, le droit de contester une condamnation revĂŞtue de l’autoritĂ© de la chose jugĂ©e, le droit de maintenir son système de dĂ©fense, le droit de s’exprimer, le droit de penser, le droit de conserver son intĂ©rĂŞt moral et sa dignitĂ©. Ainsi supprime-t-on la possibilitĂ© mĂŞme de l’erreur judiciaire, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, et proclame-t-on l’infaillibilitĂ© des juges et de la justice française. InfaillibilitĂ© pourtant mise Ă  mal par tant d’affaires rĂ©centes ou anciennes. Â»



Je pense Ă  ce qu’écrivait Albert Naud dans Les dĂ©fendre tous : « De nombreux faits qui tendent Ă  prouver l’innocence de Lucien LĂ©ger m’ont incitĂ© Ă  former un recours en rĂ©vision. Le secret professionnel m’interdit de rĂ©vĂ©ler mes moyens. Il reste du procès de l’Étrangleur que la justice est une loterie. Â»  
La semaine dernière, StĂ©phane m’a envoyĂ© une phrase qu’il venait de lire dans L’Importance d’être constant, la dernière pièce d’Oscar Wilde : « La vĂ©ritĂ© est rarement pure et jamais simple. Â»

 

 

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