Coup de coeur 💓
Titre : L'île aux arbres disparus
(The Island of Missing Trees)
Auteur : Elif SHAFAK
Traduction : Dominique GOY-BLANQUET
Parution : en anglais en 2021,
en français en 2022 (Flammarion)
Pages : 432
Présentation de l'éditeur :
Ce roman commence par un cri et s’achève par un rêve. Le cri,
interminable, est celui que lance aujourd’hui une adolescente de seize
ans, prénommée Ada, en plein cours d’histoire dans un lycée londonien.
Le rêve est celui d’une renaissance. Entre les deux a lieu la rencontre du Grec Kostas Kazantzakis et d’une jeune fille turque, Defne, en 1974, dans une Chypre déchirée par la guerre civile. Elif Shafak crée des personnages débordant d’humanité mais aussi de failles et de doutes, d’élans de générosité et de contradictions, pour conter l’histoire d’un amour interdit dans un climat de haine et de violence qui balaie tout sur son passage. Sa prose puissante convoque un savant mélange de merveilleux, de rêve, d’amour, de chagrin et d’imagination pour libérer la parole des générations précédentes, souvent réduites au silence.
Le rêve est celui d’une renaissance. Entre les deux a lieu la rencontre du Grec Kostas Kazantzakis et d’une jeune fille turque, Defne, en 1974, dans une Chypre déchirée par la guerre civile. Elif Shafak crée des personnages débordant d’humanité mais aussi de failles et de doutes, d’élans de générosité et de contradictions, pour conter l’histoire d’un amour interdit dans un climat de haine et de violence qui balaie tout sur son passage. Sa prose puissante convoque un savant mélange de merveilleux, de rêve, d’amour, de chagrin et d’imagination pour libérer la parole des générations précédentes, souvent réduites au silence.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Elif Shafak est l'auteure de douze romans salués par la critique, notamment L'architecte du Sultan, La Bâtarde d'Istanbul, Trois filles d’Ève, et 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange.
Son œuvre, pour laquelle elle a reçu la décoration de Chevalier des
Arts et des Lettres, est traduite dans le monde entier. Elle milite pour
les droits des femmes, et collabore régulièrement avec des quotidiens
internationaux comme The New York Times, The Guardian et La Republica.
Ada Kazantzakis a seize ans. Elle est née et a toujours vécu à Londres, avec pour seule famille sa mère Defne – morte maintenant depuis un an – et son père Kostas. De l’histoire de ses parents, elle ne sait rien, si ce n’est leur origine chypriote, ce qui ne l’empêche pas d’en porter inconsciemment le poids. Pour comprendre cet héritage mystérieux qui la ronge à son insu, il lui faudrait remonter à 1974, lorsque la guerre civile à Chypre aboutit à la partition de l’île, et que la vague de haine et de violence condamne irrémédiablement l’amour qui lie Defne, jeune fille turque, à Kostas, garçon grec...
Comme toujours, Elif Shafak a su trouver l’angle et le ton pour faire de son évocation un texte aussi puissant qu’original, en tous les cas ardemment motivé par la défense des causes qui lui sont chères et qui lui font dire par l’un de ces personnages : Il y a des moments dans la vie où chacun doit devenir une sorte de guerrier. Si tu es poète, tu combats avec tes mots ; si tu es peintre, tu combats avec tes toiles… Mais tu ne peux pas dire : “Désolé, je suis poète, je passe mon chemin." Tu ne dis pas ça quand il y a tellement de souffrance, d’inégalité, d’injustice. Si on y retrouve aussi en filigrane la cause des femmes pour laquelle elle a déjà tant écrit, le combat qui porte ce livre est cette fois la libération de la parole sur le drame chypriote, un sujet qui ne va pas manquer, une fois de plus, de froisser la susceptibilité d’une patrie qu’elle a dû fuir en raison de sa libre expression de femme et d’écrivain.
Qui de mieux placé que l’auteur pour évoquer les déchirures de l’exil forcé, leur transmission de génération en génération d’immigrés, et, par dessus-tout, les ravages souterrains causés par les drames que l’on tente d’enfouir dans le silence d’un oubli illusoire ? Il en va de la guerre civile à Chypre comme du génocide arménien : l’histoire n’a toujours pas réussi à admettre toute la vérité, maintenant des générations dans un purgatoire où l’on ne cicatrise jamais. A Chypre, l’on cherche encore, près de cinquante ans après les heurts intercommunautaires, des milliers de disparus grecs et turcs qui continuent d’empêcher deuils et réconciliations. C’est sur cette perpétuation sans fin de la souffrance qu’insiste ce roman, dans un récit bâti sur une fascinante comparaison entre l’existence humaine et celle des arbres.
Nombreuses sont les observations marquantes et étonnantes qui émaillent la narration, sur l’histoire et la culture chypriotes bien sûr, mais aussi sur le milieu naturel de cette île. L’on s’y émerveille des incroyables migrations d’oiseaux et de papillons, l’on découvre avec stupéfaction le caviar de Chypre et son industrie massive du braconnage d’oiseaux, l’on y apprend avec consternation ce qui a rassemblé des milliers de bébés britanniques dans un cimetière chypriote… Mais surtout, le roman se nourrit de fascinantes constatations dendrologiques qui, un peu comme Michael Christie dans Lorsque le dernier arbre, permettent à l’auteur d’édifiantes illustrations relatives à l’épigénétique, à la transmission des traumatismes et à l’absolue nécessité de se souvenir pour guérir.
Plus que jamais « guerrière des mots », Elif Shafak ne laissera personne indifférent à ce brillant plaidoyer pour ce pré-requis à la réconciliation chypriote qu’est la libération de la parole. Ce roman bouleversant est aussi sans doute celui de l’auteur qui, au-delà de l’originalité de sa construction, se nourrit le plus d’observations aussi stupéfiantes que passionnantes. Coup de coeur. (5/5)
Avis :
Comme toujours, Elif Shafak a su trouver l’angle et le ton pour faire de son évocation un texte aussi puissant qu’original, en tous les cas ardemment motivé par la défense des causes qui lui sont chères et qui lui font dire par l’un de ces personnages : Il y a des moments dans la vie où chacun doit devenir une sorte de guerrier. Si tu es poète, tu combats avec tes mots ; si tu es peintre, tu combats avec tes toiles… Mais tu ne peux pas dire : “Désolé, je suis poète, je passe mon chemin." Tu ne dis pas ça quand il y a tellement de souffrance, d’inégalité, d’injustice. Si on y retrouve aussi en filigrane la cause des femmes pour laquelle elle a déjà tant écrit, le combat qui porte ce livre est cette fois la libération de la parole sur le drame chypriote, un sujet qui ne va pas manquer, une fois de plus, de froisser la susceptibilité d’une patrie qu’elle a dû fuir en raison de sa libre expression de femme et d’écrivain.
Qui de mieux placé que l’auteur pour évoquer les déchirures de l’exil forcé, leur transmission de génération en génération d’immigrés, et, par dessus-tout, les ravages souterrains causés par les drames que l’on tente d’enfouir dans le silence d’un oubli illusoire ? Il en va de la guerre civile à Chypre comme du génocide arménien : l’histoire n’a toujours pas réussi à admettre toute la vérité, maintenant des générations dans un purgatoire où l’on ne cicatrise jamais. A Chypre, l’on cherche encore, près de cinquante ans après les heurts intercommunautaires, des milliers de disparus grecs et turcs qui continuent d’empêcher deuils et réconciliations. C’est sur cette perpétuation sans fin de la souffrance qu’insiste ce roman, dans un récit bâti sur une fascinante comparaison entre l’existence humaine et celle des arbres.
Nombreuses sont les observations marquantes et étonnantes qui émaillent la narration, sur l’histoire et la culture chypriotes bien sûr, mais aussi sur le milieu naturel de cette île. L’on s’y émerveille des incroyables migrations d’oiseaux et de papillons, l’on découvre avec stupéfaction le caviar de Chypre et son industrie massive du braconnage d’oiseaux, l’on y apprend avec consternation ce qui a rassemblé des milliers de bébés britanniques dans un cimetière chypriote… Mais surtout, le roman se nourrit de fascinantes constatations dendrologiques qui, un peu comme Michael Christie dans Lorsque le dernier arbre, permettent à l’auteur d’édifiantes illustrations relatives à l’épigénétique, à la transmission des traumatismes et à l’absolue nécessité de se souvenir pour guérir.
Plus que jamais « guerrière des mots », Elif Shafak ne laissera personne indifférent à ce brillant plaidoyer pour ce pré-requis à la réconciliation chypriote qu’est la libération de la parole. Ce roman bouleversant est aussi sans doute celui de l’auteur qui, au-delà de l’originalité de sa construction, se nourrit le plus d’observations aussi stupéfiantes que passionnantes. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Mais les légendes sont là pour nous dire ce que l’histoire a oublié.
Une carte est une image à deux dimensions marquée de symboles arbitraires et de lignes incises qui décident qui sera ton ennemi et qui ton ami, qui mérite notre amour, qui notre haine, et qui notre simple indifférence.
La cartographie est un synonyme pour les histoires racontées par les vainqueurs.
Quant aux histoires racontées par ceux qui ont perdu, il n’y en a pas.
Nicosie, aujourd’hui la seule capitale divisée du monde.
La chose semblait presque positive, dite de la sorte ; parée d’une qualité spéciale, voire unique, le sentiment de défier la gravitation, comme l’unique grain de sable poussé vers le ciel dans un sablier qu’on vient de retourner. Mais en réalité Nicosie n’était pas une exception, juste un nom supplémentaire ajouté à la liste des lieux de ségrégation et des communautés séparées, ceux enregistrés par l’histoire et ceux à venir.
Maintes fois par le passé elle s’était doutée qu’elle transportait une tristesse qui ne lui appartenait pas tout à fait. On leur avait appris en cours de science que chaque individu hérite d’un chromosome de sa mère et un de son père – de longs fils d’ADN porteurs de milliers de gènes qui fabriquaient des millions de neutrons reliés par des milliards de connexions. Cette somme d’informations génétiques se transmettait des parents à leur progéniture – survie, croissance, reproduction, couleur des cheveux, forme du nez, taches de rousseur ou non, tendance à éternuer sous l’effet du soleil –, tout était là-dedans. Mais aucune ne répondait à la seule question qui lui brûlait l’esprit : était-ce possible d’hériter d’une chose aussi intangible et incommensurable que le chagrin ?
Les immigrants de la première génération sont une espèce à part. Ils s’habillent en beige, gris ou brun. Des couleurs qui n’attirent pas l’attention. Des couleurs qui chuchotent, qui ne crient jamais. Des manières cérémonieuses, un désir qu’on les traite avec dignité. Ils se déplacent avec une légère gaucherie, pas tout à fait à l’aise dans leur environnement. À la fois pénétrés d’une éternelle gratitude pour les chances que la vie leur a offertes et marqués par ce qu’elle leur a arraché, jamais à leur place, séparés des autres par quelque expérience muette, comme les survivants d’un accident de voiture.
J’aurais aimé pouvoir lui dire que la solitude est une invention humaine. Les arbres ne sont jamais esseulés. Les humains croient savoir avec certitude où s’arrête leur être et où commence celui de l’autre. Avec leurs racines entremêlées et piégées sous terre, combinées aux champignons et aux bactéries, les arbres ne se nourrissent pas de telles illusions. Pour nous, tout est relié.
Une carte est une image à deux dimensions marquée de symboles arbitraires et de lignes incises qui décident qui sera ton ennemi et qui ton ami, qui mérite notre amour, qui notre haine, et qui notre simple indifférence.
La cartographie est un synonyme pour les histoires racontées par les vainqueurs.
Quant aux histoires racontées par ceux qui ont perdu, il n’y en a pas.
Nicosie, aujourd’hui la seule capitale divisée du monde.
La chose semblait presque positive, dite de la sorte ; parée d’une qualité spéciale, voire unique, le sentiment de défier la gravitation, comme l’unique grain de sable poussé vers le ciel dans un sablier qu’on vient de retourner. Mais en réalité Nicosie n’était pas une exception, juste un nom supplémentaire ajouté à la liste des lieux de ségrégation et des communautés séparées, ceux enregistrés par l’histoire et ceux à venir.
Maintes fois par le passé elle s’était doutée qu’elle transportait une tristesse qui ne lui appartenait pas tout à fait. On leur avait appris en cours de science que chaque individu hérite d’un chromosome de sa mère et un de son père – de longs fils d’ADN porteurs de milliers de gènes qui fabriquaient des millions de neutrons reliés par des milliards de connexions. Cette somme d’informations génétiques se transmettait des parents à leur progéniture – survie, croissance, reproduction, couleur des cheveux, forme du nez, taches de rousseur ou non, tendance à éternuer sous l’effet du soleil –, tout était là-dedans. Mais aucune ne répondait à la seule question qui lui brûlait l’esprit : était-ce possible d’hériter d’une chose aussi intangible et incommensurable que le chagrin ?
Les immigrants de la première génération sont une espèce à part. Ils s’habillent en beige, gris ou brun. Des couleurs qui n’attirent pas l’attention. Des couleurs qui chuchotent, qui ne crient jamais. Des manières cérémonieuses, un désir qu’on les traite avec dignité. Ils se déplacent avec une légère gaucherie, pas tout à fait à l’aise dans leur environnement. À la fois pénétrés d’une éternelle gratitude pour les chances que la vie leur a offertes et marqués par ce qu’elle leur a arraché, jamais à leur place, séparés des autres par quelque expérience muette, comme les survivants d’un accident de voiture.
J’aurais aimé pouvoir lui dire que la solitude est une invention humaine. Les arbres ne sont jamais esseulés. Les humains croient savoir avec certitude où s’arrête leur être et où commence celui de l’autre. Avec leurs racines entremêlées et piégées sous terre, combinées aux champignons et aux bactéries, les arbres ne se nourrissent pas de telles illusions. Pour nous, tout est relié.
Les gens supposent que c’est une question de personnalité, cette différence entre optimistes et pessimistes. Mais je crois que tout cela vient d’une inaptitude à oublier. Plus grands sont vos pouvoirs de rétention, plus minces vos chances d’optimisme. (…)
C’est une malédiction, cette mémoire tenace. Quand les vieilles Chypriotes souhaitent du mal à quelqu’un, elles ne demandent pas qu’un terrible malheur le frappe. Elles ne prient pas pour que surviennent des nuages de foudre, des accidents imprévus ou de brusques revers de fortune. Elles se contentent de dire : Que jamais tu ne parviennes à oublier. Que tu descendes dans la tombe avec tes souvenirs.
Certaines espèces sont dioïques – ça veut dire que chaque arbre est nettement soit mâle, soit femelle. Saule, peuplier, if, mûrier, tremble, genévrier, houx… ils sont tous comme ça. Mais une quantité d’autres sont monoïques, des fleurs mâles et femelles poussent sur le même arbre. Chêne, cyprès, pin, bouleau, noisetier, cèdre, châtaignier…
— Et les figuiers sont femelles ?
— Les figuiers, c’est compliqué, dit Kostas. La moitié sont monoïques, l’autre moitié dioïques. Il y a des variétés agricoles de figuiers, et puis il y a le caprifiguier sauvage de Méditerranée qui donne des fruits immangeables, on s’en sert d’habitude pour nourrir les chèvres. Notre Ficus caprica est femelle, d’une variété parthénocarpique – ça veut dire qu’elle peut produire des fruits toute seule, sans avoir besoin d’un arbre mâle à proximité.
Les scientifiques s’accordent à dire que les arbres n’éprouvent pas de sensations, pas au sens où la plupart des gens utilisent le mot…
— Mais tu n’as pas l’air d’accord ?
— Eh bien, j’estime qu’il y a encore beaucoup de choses qui nous échappent, nous commençons tout juste à découvrir le langage des arbres. Mais on peut dire avec certitude qu’ils peuvent entendre, sentir une odeur, communiquer – et, c’est sûr, se souvenir. Ils sont sensibles à l’eau, à la lumière, au danger. Ils peuvent envoyer des signaux aux autres plantes et s’entraider. Ils sont beaucoup plus vivants que les gens n’en ont conscience.
Il se dit que la différence la plus parlante entre les jeunes et les vieux se nichait dans ce détail. En vieillissant, on se moquait de plus en plus de ce que les autres pensaient de vous, et c’est alors seulement qu’on devenait plus libre.
C’est une malédiction, cette mémoire tenace. Quand les vieilles Chypriotes souhaitent du mal à quelqu’un, elles ne demandent pas qu’un terrible malheur le frappe. Elles ne prient pas pour que surviennent des nuages de foudre, des accidents imprévus ou de brusques revers de fortune. Elles se contentent de dire : Que jamais tu ne parviennes à oublier. Que tu descendes dans la tombe avec tes souvenirs.
Certaines espèces sont dioïques – ça veut dire que chaque arbre est nettement soit mâle, soit femelle. Saule, peuplier, if, mûrier, tremble, genévrier, houx… ils sont tous comme ça. Mais une quantité d’autres sont monoïques, des fleurs mâles et femelles poussent sur le même arbre. Chêne, cyprès, pin, bouleau, noisetier, cèdre, châtaignier…
— Et les figuiers sont femelles ?
— Les figuiers, c’est compliqué, dit Kostas. La moitié sont monoïques, l’autre moitié dioïques. Il y a des variétés agricoles de figuiers, et puis il y a le caprifiguier sauvage de Méditerranée qui donne des fruits immangeables, on s’en sert d’habitude pour nourrir les chèvres. Notre Ficus caprica est femelle, d’une variété parthénocarpique – ça veut dire qu’elle peut produire des fruits toute seule, sans avoir besoin d’un arbre mâle à proximité.
Les scientifiques s’accordent à dire que les arbres n’éprouvent pas de sensations, pas au sens où la plupart des gens utilisent le mot…
— Mais tu n’as pas l’air d’accord ?
— Eh bien, j’estime qu’il y a encore beaucoup de choses qui nous échappent, nous commençons tout juste à découvrir le langage des arbres. Mais on peut dire avec certitude qu’ils peuvent entendre, sentir une odeur, communiquer – et, c’est sûr, se souvenir. Ils sont sensibles à l’eau, à la lumière, au danger. Ils peuvent envoyer des signaux aux autres plantes et s’entraider. Ils sont beaucoup plus vivants que les gens n’en ont conscience.
Il se dit que la différence la plus parlante entre les jeunes et les vieux se nichait dans ce détail. En vieillissant, on se moquait de plus en plus de ce que les autres pensaient de vous, et c’est alors seulement qu’on devenait plus libre.
À mon avis, les humains évitent délibérément d’en apprendre plus long sur nous, peut-être parce qu’ils pressentent, par une sorte d’instinct primitif, que leurs découvertes risquent d’être très perturbantes. Ont-ils envie de savoir, par exemple, que les arbres peuvent s’adapter et changer de comportement avec intention, et si c’est vrai, que l’intelligence se passe peut-être de cerveau ? Seraient-ils heureux d’apprendre qu’en envoyant des signaux par un réseau mycorhizien de fungus enfoui sous le sol, les arbres peuvent avertir leurs voisins de dangers proches – un prédateur qui rôde ou des microbes pathogènes – et que ces signaux de détresse ont franchi un seuil dernièrement, du fait de la déforestation, de la dégradation des forêts et de la sécheresse, toutes provoquées directement par les humains ? Ou que la liane caméléon, Bocula trifoliolata, peut modifier ses feuilles pour imiter la forme et la couleur de la plante sur laquelle elle grimpe, conduisant les scientifiques à se demander si la vigne aurait une forme d’acuité visuelle ? Ou que les anneaux d’un tronc d’arbre ne révèlent pas seulement son âge, mais aussi les traumatismes qu’il a endurés, y compris les incendies de forêt, et qu’ainsi s’est gravée profondément dans chaque cercle une expérience de mort imminente, une cicatrice inguérissable ? Ou que l’odeur d’une prairie fraîchement tondue, cet arôme que les humains associent à la propreté et à la rénovation, aux choses nouvelles et exubérantes, est en fait encore un signal de détresse émis par l’herbe pour avertir la flore avoisinante et demander de l’aide ? Ou que les plantes savent reconnaître celles de leur parenté, et sentir que vous les touchez, et même compter, comme la dionée attrape-mouche ? Ou que les arbres de la forêt devinent à quel moment les cerfs vont venir les manger, et qu’ils se défendent en infusant à leurs feuilles un type d’acide salicylique pour faciliter la production de tannins, substance redoutée par leurs ennemis, et les repoussent ainsi avec ingéniosité ? Ou bien que naguère, il y avait encore un acacia dans le désert saharien – « l’arbre le plus seul du monde », comme on l’appelait –, là, au carrefour des anciennes routes de caravanes, et que cette créature miraculeuse, en étendant ses racines loin et profond, a survécu par ses seuls moyens malgré la chaleur torride et le manque d’eau, jusqu’à ce qu’un chauffard ivre l’abatte ? Ou que nombre de plantes, quand on les menace, agresse ou coupe, peuvent produire de l’éthylène en guise d’anesthésiant, et que cet épanchement chimique, aux dires de certains chercheurs, donne l’impression d’entendre hurler une plante affolée ?
Il y a une raison qui explique pourquoi les humains ont tant de peine à comprendre les plantes, c’est, je crois, parce qu’avant de pouvoir se lier à autre chose qu’eux-mêmes et lui être sincèrement attachés, ils ont besoin d’échanges avec un visage, une image qui reflète la leur le plus étroitement possible. Plus les yeux d’un animal sont visibles, plus il s’attirera la compassion des humains.
Le temps humain est linéaire, continuum parfait depuis un passé supposé révolu et réglé vers un avenir qu’on imagine pur et intact. Chaque jour se doit d’être tout neuf, empli d’événements nouveaux, chaque amour radicalement différent du précédent. L’appétit de l’espèce humaine pour la nouveauté est insatiable et je ne suis pas sûr qu’elle leur fasse grand bien.
Le temps arboréen est cyclique, récurrent, pérenne ; le passé et l’avenir respirent en un même moment, et le présent ne coule pas nécessairement dans une seule direction ; au contraire il dessine des cercles à l’intérieur de cercles, comme les anneaux que vous découvrez quand vous nous coupez.
Le temps arboréen s’apparente au temps des histoires – et comme une histoire, un arbre ne pousse pas en lignes parfaitement droites, courbures impeccables et angles droits précis, mais il se penche et se tord et bifurque en formes fantastiques, projette des branches de prodige et des arcs d’invention.
Ils sont incompatibles, le temps humain et le temps des arbres.
Quand on quitte son foyer pour des rivages inconnus, on ne continue pas tout simplement comme avant ; une partie de soi doit mourir à l’intérieur pour qu’une autre puisse tout recommencer.
Aujourd’hui, quand d’autres arbres me demandent mon âge, j’ai du mal à leur donner une réponse précise. J’avais quatre-vingt-seize ans à l’époque de mes derniers souvenirs dans une taverne de Chypre. Et moi, qui ai poussé d’une bouture plantée en Angleterre, j’ai maintenant un peu plus de seize ans.
Est-ce qu’il faut toujours calculer l’âge de quelqu’un en additionnant les mois et les années selon une arithmétique simple et sans détours – ou est-ce que dans certains cas il est plus avisé de compenser les passages du temps pour parvenir au total exact ? Et que dire de nos ancêtres – peuvent-ils eux aussi continuer à exister à travers nous ? Est-ce pour cela que lorsqu’on rencontre certains individus – tout comme avec certains arbres – on ne peut s’empêcher de penser qu’ils doivent être bien plus vieux que leur âge chronologique ?
Où commence-t-on l’histoire de quelqu’un quand chaque vie se compose de plus d’un fil, quand ce qu’on appelle naissance n’est pas le seul début, ni la mort exactement une fin ?
Le temps arboréen est cyclique, récurrent, pérenne ; le passé et l’avenir respirent en un même moment, et le présent ne coule pas nécessairement dans une seule direction ; au contraire il dessine des cercles à l’intérieur de cercles, comme les anneaux que vous découvrez quand vous nous coupez.
Le temps arboréen s’apparente au temps des histoires – et comme une histoire, un arbre ne pousse pas en lignes parfaitement droites, courbures impeccables et angles droits précis, mais il se penche et se tord et bifurque en formes fantastiques, projette des branches de prodige et des arcs d’invention.
Ils sont incompatibles, le temps humain et le temps des arbres.
Quand on quitte son foyer pour des rivages inconnus, on ne continue pas tout simplement comme avant ; une partie de soi doit mourir à l’intérieur pour qu’une autre puisse tout recommencer.
Aujourd’hui, quand d’autres arbres me demandent mon âge, j’ai du mal à leur donner une réponse précise. J’avais quatre-vingt-seize ans à l’époque de mes derniers souvenirs dans une taverne de Chypre. Et moi, qui ai poussé d’une bouture plantée en Angleterre, j’ai maintenant un peu plus de seize ans.
Est-ce qu’il faut toujours calculer l’âge de quelqu’un en additionnant les mois et les années selon une arithmétique simple et sans détours – ou est-ce que dans certains cas il est plus avisé de compenser les passages du temps pour parvenir au total exact ? Et que dire de nos ancêtres – peuvent-ils eux aussi continuer à exister à travers nous ? Est-ce pour cela que lorsqu’on rencontre certains individus – tout comme avec certains arbres – on ne peut s’empêcher de penser qu’ils doivent être bien plus vieux que leur âge chronologique ?
Où commence-t-on l’histoire de quelqu’un quand chaque vie se compose de plus d’un fil, quand ce qu’on appelle naissance n’est pas le seul début, ni la mort exactement une fin ?
« Maman, c’est vrai qu’Aphrodite était la plus jolie déesse de tout l’Olympe ? »
Écartant une mèche qui lui tombait sur les yeux, Defne lui jeta un regard. « Elle était jolie, ça oui, mais est-ce qu’elle était gentille, c’est une autre affaire.
— Oh ! Elle était méchante ?
— Eh bien, il lui arrivait d’être une vraie peau de vache, passe-moi l’expression. Elle ne soutenait pas les autres femmes. Côté féminisme, son score était lamentable, si tu veux mon avis. »
Ada gloussa. « Tu parles d’elle comme si tu la connaissais.
— Bien sûr que je la connais. Nous venons toutes de la même île. Elle est née à Chypre, de l’écume de Paphos.
— Je savais pas ça. Alors elle est la déesse de la beauté et de l’amour ?
— Ouais, c’est bien elle. Du désir et du plaisir, aussi. Et de la procréation. Certains de ces attributs lui ont été donnés plus tard, par l’intermédiaire de Vénus, son incarnation romaine. La première Aphrodite était plus subversive et égoïste. Sous ce beau visage se cachait une tortionnaire qui voulait contrôler les femmes.
— Comment ça ?
— Eh bien, il y avait une jolie fille, brillante, qui s’appelait Polyphonte. Intelligente, volontaire. Elle observait sa mère et elle observait sa tante, et elle décida qu’elle voulait mener une vie différente. Pas de mariage, pas d’époux, pas de biens matériels, pas d’obligations domestiques, non merci. À la place elle allait parcourir le monde jusqu’à ce qu’elle trouve ce qu’elle cherchait. Et si elle ne le trouvait pas, elle irait rejoindre Artémis comme vierge prêtresse. C’était ça son plan. Quand Aphrodite l’apprit, elle entra dans une colère noire. Tu sais ce qu’elle a fait à Polyphonte ? Elle l’a rendue folle. La pauvre fille a perdu l’esprit.
— Pourquoi une déesse ferait une chose pareille ?
— Excellente question. Dans tous les mythes et les contes de fées, une femme qui enfreint les conventions sociales est toujours punie. Et en général, le châtiment est psychologique, mental. Classique, n’est-ce pas ? Tu te rappelles la première femme de Mr Rochester dans Jane Eyre ? Polyphonte est notre version méditerranéenne de la femme démente, sauf que nous ne l’avons pas enfermée dans le grenier, nous l’avons jetée en pâture à un ours. Une fin tout sauf civilisée pour une femme qui ne voulait pas faire partie de la civilisation. »
Ada s’efforça de sourire, mais un déclic intérieur l’en empêcha.
« En tout cas, voilà comment elle était, ton Aphrodite, dit Defne. Pas une amie des femmes. Mais oui, jolie ! »
Écartant une mèche qui lui tombait sur les yeux, Defne lui jeta un regard. « Elle était jolie, ça oui, mais est-ce qu’elle était gentille, c’est une autre affaire.
— Oh ! Elle était méchante ?
— Eh bien, il lui arrivait d’être une vraie peau de vache, passe-moi l’expression. Elle ne soutenait pas les autres femmes. Côté féminisme, son score était lamentable, si tu veux mon avis. »
Ada gloussa. « Tu parles d’elle comme si tu la connaissais.
— Bien sûr que je la connais. Nous venons toutes de la même île. Elle est née à Chypre, de l’écume de Paphos.
— Je savais pas ça. Alors elle est la déesse de la beauté et de l’amour ?
— Ouais, c’est bien elle. Du désir et du plaisir, aussi. Et de la procréation. Certains de ces attributs lui ont été donnés plus tard, par l’intermédiaire de Vénus, son incarnation romaine. La première Aphrodite était plus subversive et égoïste. Sous ce beau visage se cachait une tortionnaire qui voulait contrôler les femmes.
— Comment ça ?
— Eh bien, il y avait une jolie fille, brillante, qui s’appelait Polyphonte. Intelligente, volontaire. Elle observait sa mère et elle observait sa tante, et elle décida qu’elle voulait mener une vie différente. Pas de mariage, pas d’époux, pas de biens matériels, pas d’obligations domestiques, non merci. À la place elle allait parcourir le monde jusqu’à ce qu’elle trouve ce qu’elle cherchait. Et si elle ne le trouvait pas, elle irait rejoindre Artémis comme vierge prêtresse. C’était ça son plan. Quand Aphrodite l’apprit, elle entra dans une colère noire. Tu sais ce qu’elle a fait à Polyphonte ? Elle l’a rendue folle. La pauvre fille a perdu l’esprit.
— Pourquoi une déesse ferait une chose pareille ?
— Excellente question. Dans tous les mythes et les contes de fées, une femme qui enfreint les conventions sociales est toujours punie. Et en général, le châtiment est psychologique, mental. Classique, n’est-ce pas ? Tu te rappelles la première femme de Mr Rochester dans Jane Eyre ? Polyphonte est notre version méditerranéenne de la femme démente, sauf que nous ne l’avons pas enfermée dans le grenier, nous l’avons jetée en pâture à un ours. Une fin tout sauf civilisée pour une femme qui ne voulait pas faire partie de la civilisation. »
Ada s’efforça de sourire, mais un déclic intérieur l’en empêcha.
« En tout cas, voilà comment elle était, ton Aphrodite, dit Defne. Pas une amie des femmes. Mais oui, jolie ! »
Prenez une poignée de terre, serrez-la entre vos paumes, sentez sa chaleur, sa texture, son mystère. Il y a plus de micro-organismes dans cette petite motte qu’il n’y a d’individus sur le globe. Pleine de bactéries, de champignons, d’archées, d’algues, et ces petits vers frétillants, sans compter les tessons de vieilles poteries, tous contribuant à transformer la matière organique en nutriments auxquels nous les plantes nous sommes reconnaissantes d’assurer notre croissance, la terre est complexe, endurante, généreuse. Chaque pouce de terrain est le résultat d’un travail ardu. Il faut à une multitude de vers et de micro-organismes des siècles de labeur incessant pour produire ce peu de chose. Une boue saine, argileuse, est plus précieuse que des diamants et des rubis, même si je n’ai jamais entendu des humains en faire l’éloge en ces termes.
Je suis venu au monde en 1878, l’année où le sultan Abdülhamid II, assis sur son trône d’or à Istanbul, a conclu un accord secret avec la reine Victoria, assise sur son trône d’or à Londres. L’Empire ottoman a accepté de céder l’administration de notre île à l’Empire britannique en échange de sa protection contre une agression de la Russie. Cette année-là, le Premier ministre britannique, Benjamin Disraeli, a surnommé mon pays natal « la clef de l’Asie occidentale », et ajouté : « Un pas en avant, non vers la Méditerranée, mais vers l’Inde. » L’île, bien que sans grande valeur économique à ses yeux, était idéalement située sur des routes commerciales lucratives.
Sur et sous terre, nous les arbres nous communiquons tout le temps. Nous ne partageons pas seulement l’eau et les nutriments, mais aussi les informations vitales. Même si nous sommes parfois en compétition pour les ressources, nous assurons très bien la protection et le soutien mutuels. La vie d’un arbre, si paisible qu’elle paraisse vue de l’extérieur, est pleine de danger : écureuils qui arrachent notre écorce, chenilles qui nous envahissent et détruisent nos feuilles, incendies du voisinage, bûcherons à tronçonneuse… Défoliés par le vent, rôtis par le soleil, attaqués par les insectes, menacés par les feux de forêt, nous devons travailler ensemble. Même si nous pouvons paraître hautains, car nous poussons loin des autres à l’orée des bois, nous restons quand même en contact à travers de larges pans de terre, envoyant des signaux chimiques par voie aérienne et grâce au partage de nos réseaux mycorhiziens. Les humains et les animaux peuvent errer pendant des kilomètres en quête de nourriture, d’un abri ou d’un compagnon et s’adapter aux changements environnementaux, mais nous, nous devons faire tout cela et plus en restant enracinés à notre place.
Je suis venu au monde en 1878, l’année où le sultan Abdülhamid II, assis sur son trône d’or à Istanbul, a conclu un accord secret avec la reine Victoria, assise sur son trône d’or à Londres. L’Empire ottoman a accepté de céder l’administration de notre île à l’Empire britannique en échange de sa protection contre une agression de la Russie. Cette année-là, le Premier ministre britannique, Benjamin Disraeli, a surnommé mon pays natal « la clef de l’Asie occidentale », et ajouté : « Un pas en avant, non vers la Méditerranée, mais vers l’Inde. » L’île, bien que sans grande valeur économique à ses yeux, était idéalement située sur des routes commerciales lucratives.
Sur et sous terre, nous les arbres nous communiquons tout le temps. Nous ne partageons pas seulement l’eau et les nutriments, mais aussi les informations vitales. Même si nous sommes parfois en compétition pour les ressources, nous assurons très bien la protection et le soutien mutuels. La vie d’un arbre, si paisible qu’elle paraisse vue de l’extérieur, est pleine de danger : écureuils qui arrachent notre écorce, chenilles qui nous envahissent et détruisent nos feuilles, incendies du voisinage, bûcherons à tronçonneuse… Défoliés par le vent, rôtis par le soleil, attaqués par les insectes, menacés par les feux de forêt, nous devons travailler ensemble. Même si nous pouvons paraître hautains, car nous poussons loin des autres à l’orée des bois, nous restons quand même en contact à travers de larges pans de terre, envoyant des signaux chimiques par voie aérienne et grâce au partage de nos réseaux mycorhiziens. Les humains et les animaux peuvent errer pendant des kilomètres en quête de nourriture, d’un abri ou d’un compagnon et s’adapter aux changements environnementaux, mais nous, nous devons faire tout cela et plus en restant enracinés à notre place.
Un arbre sait que la vie est affaire de connaissance de soi. Sous l’effet du stress nous produisons de nouvelles combinaisons d’ADN, de nouvelles variantes génétiques. Non seulement les plantes stressées le font, mais aussi leurs surgeons, même s’ils n’ont pas subi de traumatisme physique ou environnemental équivalent. Appelez ça mémoire transgénérationnelle. Au bout du compte, nous nous rappelons et nous essayons d’oublier pour la même raison : afin de survivre dans un monde qui ne nous comprend ni ne nous apprécie.
Là où il y a traumatisme, cherchez les signes, car il y en a toujours. Des craquelures sur nos troncs, des fentes qui ne guérissent pas, des feuilles qui affichent des couleurs d’automne au printemps, une écorce qui pèle comme de la peau écaillée. Mais peu importe le genre d’épreuve qu’il traverse, un arbre sait toujours qu’il est relié à d’innombrables formes de vie – depuis les armillaires, la plus grande espèce vivante, jusqu’aux plus petites bactéries et archées – et que son existence n’est pas un hasard isolé mais fait partie intrinsèque d’une communauté plus vaste. Même les arbres d’espèces différentes font preuve de solidarité entre eux sans tenir compte de leurs dissemblances, et on ne peut pas en dire autant de quantité d’humains.
La vie était structurée par des règles, et à ces règles il fallait obéir. Le sel, les œufs, le pain ne doivent pas sortir de la maison après le coucher du soleil. S’ils sortent, ils ne doivent jamais rentrer à nouveau. Répandre de l’huile d’olive est de très mauvais augure. Si cela se produit, il faut renverser un verre de vin rouge pour rétablir l’équilibre. Quand on creuse le sol, on ne doit jamais poser la pelle sur son épaule, sinon quelqu’un risque de mourir. Tout aussi important, éviter de compter les verrues sur votre corps (elles se multiplieraient) ou les pièces dans vos poches (elles disparaîtraient). De tous les jours de la semaine, le mardi est le plus défavorable. On ne devrait jamais se marier un mardi ni entamer un voyage, ni accoucher si on peut l’éviter.
Panagiota expliquait que c’était un mardi de mai, il y a des siècles, que les Ottomans s’étaient emparés de la reine des cités, Constantinople. Cela s’était produit après la chute d’une statue de la Vierge Marie, emportée vers un abri pour la protéger des désordres du siège en cours, qui s’était brisée en si petits morceaux qu’il fut impossible de la reconstituer. C’était un signe, mais les gens ne l’avaient pas compris à temps. Panagiota disait qu’il fallait toujours être attentif aux signes. Le hululement d’un hibou dans le noir, un balai qui tombe tout seul, une phalène qui vous vole dans le nez – tout cela ne présage rien de bon. Elle croyait que certains arbres étaient chrétiens, d’autres mahométans, d’autres païens, et il fallait vous assurer de bien planter les bons dans votre jardin.
Il y avait tant de gens portés disparus à Chypre, à l’époque. Leurs proches les attendaient, espérant qu’ils étaient toujours en vie, retenus prisonniers quelque part. C’étaient des années atroces. » Elle releva le menton, serra les lèvres si fort qu’elles devinrent d’une pâleur maladive. « Les gens des deux côtés de l’île ont souffert − et des deux côtés ils étaient furieux si on le disait tout haut.
— Pourquoi ?
— Parce que le passé est un miroir sombre, déformant. Tu le regardes, tu ne vois que ton propre chagrin. Il n’y a là aucune place pour la douleur des autres.
Là où il y a traumatisme, cherchez les signes, car il y en a toujours. Des craquelures sur nos troncs, des fentes qui ne guérissent pas, des feuilles qui affichent des couleurs d’automne au printemps, une écorce qui pèle comme de la peau écaillée. Mais peu importe le genre d’épreuve qu’il traverse, un arbre sait toujours qu’il est relié à d’innombrables formes de vie – depuis les armillaires, la plus grande espèce vivante, jusqu’aux plus petites bactéries et archées – et que son existence n’est pas un hasard isolé mais fait partie intrinsèque d’une communauté plus vaste. Même les arbres d’espèces différentes font preuve de solidarité entre eux sans tenir compte de leurs dissemblances, et on ne peut pas en dire autant de quantité d’humains.
La vie était structurée par des règles, et à ces règles il fallait obéir. Le sel, les œufs, le pain ne doivent pas sortir de la maison après le coucher du soleil. S’ils sortent, ils ne doivent jamais rentrer à nouveau. Répandre de l’huile d’olive est de très mauvais augure. Si cela se produit, il faut renverser un verre de vin rouge pour rétablir l’équilibre. Quand on creuse le sol, on ne doit jamais poser la pelle sur son épaule, sinon quelqu’un risque de mourir. Tout aussi important, éviter de compter les verrues sur votre corps (elles se multiplieraient) ou les pièces dans vos poches (elles disparaîtraient). De tous les jours de la semaine, le mardi est le plus défavorable. On ne devrait jamais se marier un mardi ni entamer un voyage, ni accoucher si on peut l’éviter.
Panagiota expliquait que c’était un mardi de mai, il y a des siècles, que les Ottomans s’étaient emparés de la reine des cités, Constantinople. Cela s’était produit après la chute d’une statue de la Vierge Marie, emportée vers un abri pour la protéger des désordres du siège en cours, qui s’était brisée en si petits morceaux qu’il fut impossible de la reconstituer. C’était un signe, mais les gens ne l’avaient pas compris à temps. Panagiota disait qu’il fallait toujours être attentif aux signes. Le hululement d’un hibou dans le noir, un balai qui tombe tout seul, une phalène qui vous vole dans le nez – tout cela ne présage rien de bon. Elle croyait que certains arbres étaient chrétiens, d’autres mahométans, d’autres païens, et il fallait vous assurer de bien planter les bons dans votre jardin.
Il y avait tant de gens portés disparus à Chypre, à l’époque. Leurs proches les attendaient, espérant qu’ils étaient toujours en vie, retenus prisonniers quelque part. C’étaient des années atroces. » Elle releva le menton, serra les lèvres si fort qu’elles devinrent d’une pâleur maladive. « Les gens des deux côtés de l’île ont souffert − et des deux côtés ils étaient furieux si on le disait tout haut.
— Pourquoi ?
— Parce que le passé est un miroir sombre, déformant. Tu le regardes, tu ne vois que ton propre chagrin. Il n’y a là aucune place pour la douleur des autres.
Leurs graines [les caroubiers] sont pratiquement toujours identiques en poids et en taille, d’une telle uniformité que dans l’ancien temps les marchands s’en servaient pour peser l’or − c’est d’elles que vient le mot « carat ».
À l’instar de tous les arbres qui de manière pérenne communiquent, rivalisent et coopèrent, sur et sous terre, les histoires germent, poussent et fleurissent en se partageant des racines invisibles.
Si les familles ressemblent à des arbres, comme ils disent, des structures arborescentes aux racines mêlées et aux branches individuelles adoptant des angles bizarres, les traumatismes familiaux ressemblent à de la résine épaisse, translucide qui coule d’une entaille dans l’écorce. Ils coulent à travers les générations. Ils suintent lentement, un épanchement si mince qu’il est imperceptible, glisse dans l’espace et le temps jusqu’à ce qu’il trouve une fente dans laquelle s’installer et coaguler. Le chemin suivi par un traumatisme transmis est arbitraire ; on ne sait jamais qui va en hériter, mais il atteindra quelqu’un. Parmi les enfants qui grandissent sous le même toit, certains en sont plus affectés que d’autres. Avez-vous déjà croisé une paire de frères qui ont eu à peu près les mêmes occasions de s’affirmer, et pourtant l’un des deux est plus mélancolique et solitaire ? Ça arrive. Parfois le traumatisme saute une génération et redouble son emprise sur la suivante. On rencontre des petits-enfants qui endossent en silence les blessures et les souffrances de leurs grands-parents.
(… ) je peux vous dire une chose à propos des humains : ils réagissent à la disparition d’une espèce de la même façon qu’ils réagissent à tout le reste − en se plaçant au centre de l’univers.
Les humains trouvent les rats et les souris infects, mais les hamsters et les gerbilles charmants. Les colombes signifient la paix dans le monde, les pigeons ne font que charrier la crasse urbaine. Ils décrètent que les porcelets sont trop chou, les sangliers à peine tolérables. Ils admirent les casse-noix mouchetés, mais ils évitent leurs cousins bruyants, les corbeaux. Les chiens leur inspirent un sentiment de chaleur ouatée, tandis que les loups évoquent des contes horribles. Les papillons ont droit à leur sympathie, les mites pas du tout. Ils ont un faible pour les coccinelles, mais si jamais ils aperçoivent un hanneton, ils l’écrasent séance tenante. Les abeilles sont appréciées, à la grande différence des guêpes. Les tourteaux passent pour exquis, mais c’est une tout autre histoire quand on parle de leurs lointaines cousines, les araignées…
Y parvenir est ta destination ultime Mais ne te hâte point dans ton voyage… (Cavafy)
À l’instar de tous les arbres qui de manière pérenne communiquent, rivalisent et coopèrent, sur et sous terre, les histoires germent, poussent et fleurissent en se partageant des racines invisibles.
Si les familles ressemblent à des arbres, comme ils disent, des structures arborescentes aux racines mêlées et aux branches individuelles adoptant des angles bizarres, les traumatismes familiaux ressemblent à de la résine épaisse, translucide qui coule d’une entaille dans l’écorce. Ils coulent à travers les générations. Ils suintent lentement, un épanchement si mince qu’il est imperceptible, glisse dans l’espace et le temps jusqu’à ce qu’il trouve une fente dans laquelle s’installer et coaguler. Le chemin suivi par un traumatisme transmis est arbitraire ; on ne sait jamais qui va en hériter, mais il atteindra quelqu’un. Parmi les enfants qui grandissent sous le même toit, certains en sont plus affectés que d’autres. Avez-vous déjà croisé une paire de frères qui ont eu à peu près les mêmes occasions de s’affirmer, et pourtant l’un des deux est plus mélancolique et solitaire ? Ça arrive. Parfois le traumatisme saute une génération et redouble son emprise sur la suivante. On rencontre des petits-enfants qui endossent en silence les blessures et les souffrances de leurs grands-parents.
(… ) je peux vous dire une chose à propos des humains : ils réagissent à la disparition d’une espèce de la même façon qu’ils réagissent à tout le reste − en se plaçant au centre de l’univers.
Les humains trouvent les rats et les souris infects, mais les hamsters et les gerbilles charmants. Les colombes signifient la paix dans le monde, les pigeons ne font que charrier la crasse urbaine. Ils décrètent que les porcelets sont trop chou, les sangliers à peine tolérables. Ils admirent les casse-noix mouchetés, mais ils évitent leurs cousins bruyants, les corbeaux. Les chiens leur inspirent un sentiment de chaleur ouatée, tandis que les loups évoquent des contes horribles. Les papillons ont droit à leur sympathie, les mites pas du tout. Ils ont un faible pour les coccinelles, mais si jamais ils aperçoivent un hanneton, ils l’écrasent séance tenante. Les abeilles sont appréciées, à la grande différence des guêpes. Les tourteaux passent pour exquis, mais c’est une tout autre histoire quand on parle de leurs lointaines cousines, les araignées…
Y parvenir est ta destination ultime Mais ne te hâte point dans ton voyage… (Cavafy)
Les superstitions sont les ombres de terreurs inconnues.
Un narrateur n’est jamais entièrement objectif. Mais je me suis toujours appliqué à saisir chaque histoire sous différents angles, déplacements de perspective, récits contradictoires. La vérité est un rhizome − une tige souterraine avec des ramifications. Vous devez creuser loin pour l’atteindre, et quand vous l’avez déterrée, vous devez la traiter avec respect.
Au début des années 1970, les figuiers de Chypre ont été atteints par un virus qui les tuait lentement. (…)
Une chose que j’ai remarquée à l’époque, et jamais oubliée, c’est que les arbres éloignés et apparemment solitaires n’étaient pas aussi touchés que ceux qui vivaient ensemble dans une grande promiscuité. Aujourd’hui, je considère le fanatisme − de tout ordre − comme une maladie virale. Il avance en rampant, scande le temps comme le balancier d’une pendule qui ne s’arrête jamais, s’empare de vous plus vite si vous faites partie d’une unité fermée, homogène. Mieux vaut se tenir à distance de toutes les croyances et les certitudes collectives, c’est que je ne cesse de me dire.
À la fin de cet été interminable, quatre mille quatre cents personnes étaient mortes, des milliers d’autres disparues. Environ cent soixante mille Grecs qui vivaient dans le nord partirent pour le sud, et environ cinquante mille Turcs s’installèrent dans le nord. Les gens devenaient des réfugiés dans leur propre pays. Les familles ont perdu des êtres chers, abandonné leur demeure, leur village et leur ville ; des voisins de longue date et de bons amis se sont séparés, parfois trahis mutuellement. Tout cela doit être écrit dans les livres d’histoire, bien que chaque côté ne raconte que sa version des faits. Des récits qui vont en sens contraire, sans jamais se toucher, comme les droites parallèles ne se croisent jamais.
Mais sur une île meurtrie par des années de violence ethnique et de terribles atrocités, les humains n’ont pas été les seuls à souffrir. Nous aussi les arbres − et les animaux − avons vécu des temps difficiles et souffert à mesure que notre habitat disparaissait. Ça ne signifiait rien pour personne, ce qui nous est arrivé à nous.
Mais pour moi ça compte, et aussi longtemps que je serai en mesure de raconter cette histoire, j’y inclurai les créatures de mon écosystème − oiseaux, chauves-souris, papillons, abeilles, fourmis, moustiques et souris, car il y a au moins une chose que j’ai apprise : partout où il y a la guerre et une partition douloureuse, il n’y aura jamais de vainqueurs, ni humains ni autres.
L’oubli est le remède des blessures.
— Mais nous avons besoin de nous rappeler pour guérir.
Un narrateur n’est jamais entièrement objectif. Mais je me suis toujours appliqué à saisir chaque histoire sous différents angles, déplacements de perspective, récits contradictoires. La vérité est un rhizome − une tige souterraine avec des ramifications. Vous devez creuser loin pour l’atteindre, et quand vous l’avez déterrée, vous devez la traiter avec respect.
Au début des années 1970, les figuiers de Chypre ont été atteints par un virus qui les tuait lentement. (…)
Une chose que j’ai remarquée à l’époque, et jamais oubliée, c’est que les arbres éloignés et apparemment solitaires n’étaient pas aussi touchés que ceux qui vivaient ensemble dans une grande promiscuité. Aujourd’hui, je considère le fanatisme − de tout ordre − comme une maladie virale. Il avance en rampant, scande le temps comme le balancier d’une pendule qui ne s’arrête jamais, s’empare de vous plus vite si vous faites partie d’une unité fermée, homogène. Mieux vaut se tenir à distance de toutes les croyances et les certitudes collectives, c’est que je ne cesse de me dire.
À la fin de cet été interminable, quatre mille quatre cents personnes étaient mortes, des milliers d’autres disparues. Environ cent soixante mille Grecs qui vivaient dans le nord partirent pour le sud, et environ cinquante mille Turcs s’installèrent dans le nord. Les gens devenaient des réfugiés dans leur propre pays. Les familles ont perdu des êtres chers, abandonné leur demeure, leur village et leur ville ; des voisins de longue date et de bons amis se sont séparés, parfois trahis mutuellement. Tout cela doit être écrit dans les livres d’histoire, bien que chaque côté ne raconte que sa version des faits. Des récits qui vont en sens contraire, sans jamais se toucher, comme les droites parallèles ne se croisent jamais.
Mais sur une île meurtrie par des années de violence ethnique et de terribles atrocités, les humains n’ont pas été les seuls à souffrir. Nous aussi les arbres − et les animaux − avons vécu des temps difficiles et souffert à mesure que notre habitat disparaissait. Ça ne signifiait rien pour personne, ce qui nous est arrivé à nous.
Mais pour moi ça compte, et aussi longtemps que je serai en mesure de raconter cette histoire, j’y inclurai les créatures de mon écosystème − oiseaux, chauves-souris, papillons, abeilles, fourmis, moustiques et souris, car il y a au moins une chose que j’ai apprise : partout où il y a la guerre et une partition douloureuse, il n’y aura jamais de vainqueurs, ni humains ni autres.
L’oubli est le remède des blessures.
— Mais nous avons besoin de nous rappeler pour guérir.
Mais tout le monde n’a pas besoin d’être un guerrier, ma chère. Autrement nous n’aurions plus de poètes, d’artistes, de chercheurs…
— Je ne suis pas d’accord, dit Defne à son verre de vin. Il y a des moments dans la vie où chacun doit devenir une sorte de guerrier. Si tu es poète, tu combats avec tes mots ; si tu es peintre, tu combats avec tes toiles… Mais tu ne peux pas dire : “Désolé, je suis poète, je passe mon chemin.” Tu ne dis pas ça quand il y a tellement de souffrance, d’inégalité, d’injustice.
Mais en moyenne, les hommes qui perdent leur épouse se remarient beaucoup plus vite que les femmes dans la même situation. Les femmes portent le deuil, les hommes remplacent.
La cruauté de la vie ne tenait pas seulement à ses injustices, blessures et atrocités, mais aussi à leur caractère aléatoire.
Des « faiseurs de veuve », c’est comme ça qu’on les appelait. Les eucalyptus, en dépit de leur charme, ont la manie de lâcher des branches entières, blessant, parfois tuant, les campeurs assez sots pour planter leur tente en dessous.
Parce que dans la vraie vie, à la différence des livres d’histoire, les récits ne nous arrivent pas complets mais par pièces et morceaux, segments brisés et échos partiels, une phrase entière ici, un fragment là, un indice caché entre les deux. Dans la vie, à la différence des livres, nous devons tisser nos histoires à l’aide de fils aussi fins que les capillaires des ailes de papillon.
Les moustiques sont la némésis de l’humanité. Ils ont tué la moitié des êtres humains qui ont habité la terre. Ça me sidère toujours que les gens aient une peur bleue des tigres, des crocodiles et des requins, sans parler des vampires et zombies imaginaires, en oubliant que leur ennemi le plus mortel n’est autre que le minuscule moustique.
Si vous allez à Chypre aujourd’hui, vous trouverez encore des tombes de veuves grecques et de veuves turques, gravées dans des alphabets différents mais formulant la même requête : Si vous trouvez mon mari, veuillez l’enterrer près de moi.
Elle était pourtant troublée de relever des failles profondes entre les générations d’une même famille. Bien trop souvent, la première vague des survivants, ceux qui avaient le plus souffert, gardaient leur douleur proche de la surface, des souvenirs comme des échardes logées sous la peau, certaines saillantes, d’autres complètement invisibles à l’œil nu. Cependant, la deuxième génération choisissait de supprimer le passé, autant ce qu’ils en savaient que ce qu’ils en ignoraient. Par contraste, la troisième génération était prompte à creuser et à déterrer les silences. C’était si étrange que dans des familles meurtries par les guerres, les déplacements forcés et les agressions brutales, ce soient les plus jeunes qui semblent garder la mémoire la plus ancienne.
— Je ne suis pas d’accord, dit Defne à son verre de vin. Il y a des moments dans la vie où chacun doit devenir une sorte de guerrier. Si tu es poète, tu combats avec tes mots ; si tu es peintre, tu combats avec tes toiles… Mais tu ne peux pas dire : “Désolé, je suis poète, je passe mon chemin.” Tu ne dis pas ça quand il y a tellement de souffrance, d’inégalité, d’injustice.
Mais en moyenne, les hommes qui perdent leur épouse se remarient beaucoup plus vite que les femmes dans la même situation. Les femmes portent le deuil, les hommes remplacent.
La cruauté de la vie ne tenait pas seulement à ses injustices, blessures et atrocités, mais aussi à leur caractère aléatoire.
Des « faiseurs de veuve », c’est comme ça qu’on les appelait. Les eucalyptus, en dépit de leur charme, ont la manie de lâcher des branches entières, blessant, parfois tuant, les campeurs assez sots pour planter leur tente en dessous.
Parce que dans la vraie vie, à la différence des livres d’histoire, les récits ne nous arrivent pas complets mais par pièces et morceaux, segments brisés et échos partiels, une phrase entière ici, un fragment là, un indice caché entre les deux. Dans la vie, à la différence des livres, nous devons tisser nos histoires à l’aide de fils aussi fins que les capillaires des ailes de papillon.
Les moustiques sont la némésis de l’humanité. Ils ont tué la moitié des êtres humains qui ont habité la terre. Ça me sidère toujours que les gens aient une peur bleue des tigres, des crocodiles et des requins, sans parler des vampires et zombies imaginaires, en oubliant que leur ennemi le plus mortel n’est autre que le minuscule moustique.
Si vous allez à Chypre aujourd’hui, vous trouverez encore des tombes de veuves grecques et de veuves turques, gravées dans des alphabets différents mais formulant la même requête : Si vous trouvez mon mari, veuillez l’enterrer près de moi.
Elle était pourtant troublée de relever des failles profondes entre les générations d’une même famille. Bien trop souvent, la première vague des survivants, ceux qui avaient le plus souffert, gardaient leur douleur proche de la surface, des souvenirs comme des échardes logées sous la peau, certaines saillantes, d’autres complètement invisibles à l’œil nu. Cependant, la deuxième génération choisissait de supprimer le passé, autant ce qu’ils en savaient que ce qu’ils en ignoraient. Par contraste, la troisième génération était prompte à creuser et à déterrer les silences. C’était si étrange que dans des familles meurtries par les guerres, les déplacements forcés et les agressions brutales, ce soient les plus jeunes qui semblent garder la mémoire la plus ancienne.
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