jeudi 31 mars 2022

[Franceschi, Patrice] S'il n'en reste qu'une

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : S'il n'en reste qu'une

Auteur : Patrice FRANCESCHI

Parution : 2021 (Grasset)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

L’héroïsme des bataillons de combattantes kurdes contre Daech attendait son grand roman. Le voici.
Une journaliste occidentale croit pouvoir enquêter impunément sur le destin magnifique de deux figures légendaires, Tékochine et Gulistan, afin de raconter la pureté de leur cause, l’inflexibilité de leur lutte, les circonstances exceptionnelles de leur mort dans les décombres d’une ville assiégée de l’ancienne Mésopotamie.
Mais accéder au premier cercle des dirigeants clandestins de cette guerre-là se mérite, et peut-être ne peut-on révéler la vérité qui se cache derrière tant de récits lacunaires et contradictoires qu’en se perdant à son tour  : son enquête devient peu à peu parcours initiatique, remontée du fleuve du souvenir, hymne à une liberté dont nous avons perdu le sens en cessant d’être prêts à en payer le prix.
Dans un paysage de sable et de lumière, S’il n’en reste qu’une est l’histoire de ces femmes confrontées à ce qu’il peut y avoir d’incandescent dans la condition humaine.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Romancier, aviateur et marin, Patrice Franceschi partage sa vie entre écriture, aventures et engagements. Il est notamment l’auteur de Dernière nouvelles du futur et d’Ethique du samouraï moderne, il a obtenu le prix Goncourt de la nouvelle pour Première personne du singulier.

 

Avis :

Envoyée en Syrie par le groupe de presse australien qui l’emploie, la journaliste québécoise Rachel Casanova y cherche le sujet d’un grand reportage, et pourquoi pas, de son premier livre. Elle se lance sur les traces de deux sœurs d’armes kurdes, Tékochine et Gulistan, qui, tuées dans de terribles mais mystérieuses circonstances alors qu’elles combattaient au sein d’un bataillon féminin, alimentent une véritable légende quant à leur courage et à leur engagement pour la liberté. Bien décidée à retracer leur destin, la reporter occidentale devra se confronter à la réalité du terrain kurde : une expérience dont elle n’imaginait pas qu’elle la transformerait autant…

A travers l’enquête de Rachel, c’est la dernière décennie de leur histoire qui nous parvient du point de vue des Kurdes eux-mêmes : des années de combat éperdu contre la haine islamiste, dans un affrontement inégal, fatalement jusqu’au-boutiste puisque toute défaite ou abandon entraînerait leur destruction, atroce et acharnée. Hommes et femmes luttent pied-à-pied, avec le courage et la détermination de ceux qui mènent un combat existentiel, et qui n’ont d’autre choix que le sacrifice pour tenter de repousser l’innommable. Trahis en 2019 par le retrait de la coalition internationale qui les soutenaient depuis cinq ans contre Daesh, les Kurdes continuent seuls le combat, désespéré pot de terre contre barbare pot de fer…

Le parcours de baroudeur et l’engagement humanitaire de l’auteur en zones de guerre ne sont sans doute pas pour rien dans le réalisme de sa restitution de la guérilla et des batailles décisives en Syrie, qu’il s’agisse du Stalingrad Kurde de Kobané en 2014 ou de la prise de Raqqa en 2017. Et si, par ailleurs, la construction du roman peut paraître artificielle dans son souci de maintenir jusqu’au bout un suspense somme toute superflu, nombreux sont les passages forts du récit. En particulier ceux qui mettent en avant l’engagement lucide et sans haine des femmes kurdes, souvent très jeunes, condamnées à attaquer sans cesse et à ne jamais reculer, sûres de rencontrer tôt ou tard la mort au combat puisqu’elles se sacrifieront plutôt que de tomber aux mains de ceux qui les démantèleraient vivantes.

Patrice Franceschi a choisi de confronter deux femmes kurdes et une Occidentale, dans une rencontre posthume symboliquement destinée à nous rappeler la valeur de cette liberté autrefois chèrement conquise, et que, dans notre confort, nous laissons peu à peu s’éroder par peur d’en payer le prix. « Vivre libre ou se reposer, il faut choisir. » Et si, à force de préférer notre sécurité matérielle à la défense de nos idéaux, nous étions en train de devenir « des sortes d’animaux domestiques » ? (4/5)

 

 

Citations :

La femme qui m’ouvrit me laissa sous le choc : Bérivan Kobané n’avait effectivement pas dû sourire depuis longtemps ainsi que l’avait affirmé Mohamed. D’une certaine manière, elle était impressionnante : l’image même du malheur – un tableau de Goya peint sur un visage de Joconde. J’en eus le cœur serré. La maigreur de sa figure, toute en os, faisait peine à voir, avec un nez trop fin, un front immense et une bouche si mince qu’elle semblait tracée au crayon dans le blanc du visage ; cette figure d’outre-tombe ne semblait vivante que par la force de ses yeux, pareils à des brandons brûlant dans des orbites très sombres, d’une profondeur comme je n’en avais encore jamais vu.

Le Shingal est l’un des berceaux des Kurdes yézidis. Leur religion est issue de l’ancien zoroastrisme qui plonge ses racines très loin dans le passé, bien avant l’arrivée de l’islam chez nous. (…)
En tout cas, c’est pour cette raison que les djihadistes haïssent les Yézidis ; pour eux, ce sont des adorateurs du diable. Ils les placent au sommet de la hiérarchie de leurs ennemis, parmi ceux qui doivent être anéantis au sens propre du terme. Je sais que chez vous on refuse de le croire, mais ces islamistes détestent viscéralement tout ce qui n’est pas eux : chrétiens, Kurdes, chiites, soufis, musulmans trop modérés à leurs yeux, tout y passe – sans oublier les Occidentaux, naturellement, ces mécréants abhorrés. Voilà pourquoi la guerre qu’ils mènent contre nous est une guerre existentielle ; nous ne pouvons passer aucun accord de paix avec eux, aucun armistice n’est possible, aucun dialogue n’est envisageable ; le voudrions-nous que ce serait impossible ; nos combattants ne peuvent même pas se rendre si cela tourne mal pour eux – ils sont aussitôt torturés, assassinés, leurs corps démantelés….

(…) elle a rejoint très jeune notre révolution. Elle aimait défendre sa patrie, la démocratie, notre égalité avec les hommes, toutes ces choses, mais surtout, elle ne plaçait rien au-dessus de la liberté. Rien, vous comprenez ? » Je dis un peu bêtement : « Rien au-dessus de la liberté, bien sûr, c’est logique, c’est la révolution… » Bérivan secoua la tête de consternation en me regardant presque sévèrement : « Sauf votre respect, madame Casanova, vous ne connaissez rien à ces choses-là. Comment pourriez-vous, d’ailleurs ? Chez vous en Occident les libertés disparaissent petit à petit mais ce n’est pas par la force d’un destin contraire comme chez nous ; c’est seulement parce qu’il y a en vous une érosion de la volonté de vivre libre. Cela ne ferait-il pas de vous des sortes d’animaux domestiques ? Disons que Tékochine était un animal sauvage ; je crois savoir qu’il y en avait beaucoup chez vous autrefois.
 
Vers le mois de septembre, les islamistes se sont lancés à l’assaut en nous attaquant de tous les côtés à la fois. C’était l’hallali ; nos ennemis proclamaient qu’ils allaient nous exterminer, notre population était terrorisée. Les gens fuyaient où ils pouvaient. Nos combattants se défendirent avec un acharnement dont vous n’avez pas idée ; mais ils ne purent tenir longtemps dans la plaine à un contre dix, face aux chars et à l’artillerie qui les canonnaient sans répit, souvent appuyés par l’aviation turque – celle-là nous bombardait partout et sans relâche. Nos bataillons étaient en débris, le moral faiblissait, le monde entier se désintéressait de notre sort. La situation devenait désespérée : nous avions quantité de tués et de blessés, les vivres et l’eau se faisaient rares, les munitions commençaient à manquer ; alors, Qaraman et nos autres généraux, comme Tulin Clara et surtout Mazlum, notre général en chef, décidèrent de jouer le tout pour le tout : ils ordonnèrent à ce qui restait de nos troupes dans le canton de Kobané – trois mille hommes et femmes tout au plus – de s’enfermer dans la ville elle-même afin de mener désormais le combat en milieu urbain. Dans ces cas-là, l’artillerie et les blindés sont moins efficaces et peuvent être plus facilement détruits par des hommes déterminés. Il fallait vaincre coûte que coûte. La plaine était perdue, la ville pouvait tenir – du secours viendrait peut-être de l’extérieur.  
L’essentiel de la population fut évacué vers les zones kurdes de Turquie, et bientôt commença ce que la presse mondiale allait appeler “le Stalingrad kurde”. Car cette bataille, nous allions finir par la gagner – après 135 jours de siège et beaucoup de sacrifices. Moi qui les ai vécus, je peux vous assurer que ce furent 135 jours d’horreur et de malheur, de fureur et d’épouvante, de bruits et de désordres. Jusqu’à la fin, nous ne pouvions être certains de gagner – mais ce furent 135 jours qui ont renversé le cours de notre histoire.

Dans l’escalier menant à la réception, il me revint à l’esprit une phrase lue dans les Mémoires de je ne sais plus quel écrivain qui assurait qu’il existait un lien consubstantiel entre existence et puissance : « Qu’il m’arrive n’importe quoi plutôt que rien », avait-il écrit quelque part. À l’époque, j’avais trouvé cette déclaration parfaitement incongrue. Comment pouvait-on être habité par une telle confiance en soi, une telle certitude quant à ce que pouvait offrir la vie ? Pouvait-on croire à ce point en son destin ? C’était idiot, c’était impossible – nous maîtrisions si peu de chose. Mais en descendant l’escalier de « l’Auberge des deux roses » – cet escalier qui grinçait à chaque pas comme pour avertir la terre entière de mon départ clandestin – je fus soudain certaine que cette confiance orgueilleuse et aveugle dans le destin relevait d’une impérieuse nécessité si l’on voulait faire sauter la sorte de verrou qui, toujours, empêchait l’existence d’atteindre son entière plénitude – cela au risque de se perdre. En étais-je capable ?
 
“Tout le malheur des hommes vient de ce qu’ils craignent la mort. Si on chasse cette peur, le bonheur revient.” Je n’ai rien compris sur le moment – mais j’ai été certain qu’elle se vivait comme déjà morte, que c’était son secret pour résister à tout et ne jamais fléchir. Ça m’a impressionné : comment pouvait-on vivre de cette manière en restant si serein ? Quand elle s’est levée pour retourner vers le front, elle s’est penchée vers moi, les yeux brillants, et m’a dit autre chose encore, d’une voix très douce – et ça aussi, je ne l’avais jamais entendu de personne : “Diljuar, vivre libre ou se reposer, il faut choisir. C’est un grand sage qui a dit ça autrefois ; tu ne peux pas être fatigué puisque tu te bats pour être libre.”

Mais vous vous croyez où, monsieur le journaliste ? Dans votre pays tranquille où on est libre de tout choisir ? Choisir ce que l’on mange comme le métier que l’on fait ? Est-ce que vous avez seulement une idée de notre espérance de vie, à moi ou à la camarade Asya ? Nous, on dit : si on pouvait avoir quatre ou cinq ans, ce serait bien… Chez les Yapajas du Rojava, personne ne meurt du cancer.

En janvier 2018, les Turcs ont envahi Afrine sans s’occuper de ce que pouvaient penser nos alliés occidentaux. Ils les ont mis devant le fait accompli. Ni les Américains, ni les Français n’ont osé intervenir – parce que les Turcs font partie de l’OTAN et que ça leur est bien commode de nous massacrer sous ce masque du mensonge. Nous nous sommes donc retrouvés seuls contre des avions, des chars, de l’artillerie, une armée moderne et bien équipée… C’était autrement plus difficile qu’avec Daech, bien sûr – et cela nous a coûté des centaines de nos filles et de nos garçons. Morts pour rien.

J’avais rencontré ce colonel à deux ou trois reprises et l’impression que j’en avais gardée m’avait beaucoup troublé : il appartenait manifestement à la même catégorie humaine que Tékochine – ils étaient de la même étoffe si vous préférez. Par exemple, il m’avait dit une fois qu’il vouait une admiration sans borne à Victor Hugo et, notamment, à son poème “Ultime Verba”. Il m’avait répété trois fois de suite les deux derniers vers – et ses yeux étaient traversés de fièvre :  “S’il en demeure dix, je serai le dixième ;  Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !

(…) au début du mois d’octobre 2019, les Occidentaux ont trahi leurs engagements vis-à-vis de nous après cinq années de guerre commune contre l’État islamique et 36 000 tués et blessés dans nos rangs – à peine une poignée chez eux ; d’un seul coup, ils nous ont abandonnés aux mains des Turcs, nos pires ennemis. Probablement devaient-ils juger que nous ne servions plus à rien après avoir vaincu les djihadistes quelques mois plus tôt.
 


 

mardi 29 mars 2022

[Manchette, Ludovic & Niemiec, Christian] Alabama 1963

 

 
 

 

J'ai beaucoup aimé

Titre : Alabama 1963

Auteur : Ludovic MANCHETTE
                et Christian NIEMIEC

Parution : 2020 (Cherche Midi)

Pages : 384

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Birmingham, Alabama, 1963. Le corps sans vie d’une fillette noire est retrouvé. La police s’en préoccupe de loin. Mais voilà que d’autres petites filles noires disparaissent…
Bud Larkin, détective privé bougon, alcoolique et raciste, accepte d’enquêter pour le père de la première victime.
Adela Cobb, femme de ménage noire, jeune veuve et mère de famille, s’interroge : « Les petites filles, ça disparaît pas comme ça… »
Deux êtres que tout oppose. A priori.
Sous des airs de polar américain, Alabama 1963 est avant tout une plongée captivante dans les États-Unis des années 1960, sur fond de ségrégation, de Ku Klux Klan et d’assassinat de Kennedy.
 

   

Le mot de l'éditeur sur les auteurs :

Christian Niemiec et Ludovic Manchette sont traducteurs : ils adaptent en français les dialogues de séries et de films, essentiellement américains. Alabama 1963 est leur premier roman.

 

 

Avis :

Cette année 1963, Birmingham, en Alabama, est une poudrière. C’est dans cette métropole, que Martin Luther King considère alors comme « probablement la ville où la ségrégation est la plus rigoureuse de tous les États-Unis », que le mouvement américain des droits civiques a choisi de concentrer son action en faveur de la déségrégation et de l’égalité des droits, pas seulement dans la loi, mais dans la réalité. Les protestations non violentes tournent à l’émeute quand le Ku Klux Klan répond par un attentat à la bombe contre une église exclusivement fréquentée par les Noirs. L’effervescence monte encore lorsque King prononce son discours historique I have a dream à l’occasion de la grande Marche sur Washington. La crise atteint un paroxysme quand John F. Kennedy est bientôt assassiné.

Pendant ce temps, et quoi qu’il en soit, Adela Cobb continue à se serrer avec les autres Noirs dans la section des bus qui leur est réservée. Lorsqu’elle sort le chien de l'un de ses employeurs, elle ne peut l’accompagner dans les parcs qui lui sont interdits. Veuve et mère de famille, elle survit d’un aléatoire salaire de misère en trimant comme femme de ménage pour des familles qui, bien souvent, la tolèrent à peine chez elles. Et si la police est contrainte de protéger les fillettes noires qui tentent de se rendre dans les écoles déségréguées, aussitôt boycottées par les élèves blancs, elle ne va pas jusqu’à s’émouvoir de la disparition de l’une d’entre elles, ni, ensuite, de la découverte de son corps sans vie.

Les assassinats de petites filles noires se multipliant, Bud Larkin, détective privé alcoolique en mal de clients, accepte sans enthousiasme d’enquêter pour le père d’une des victimes. Raciste par défaut plus que par conviction, dans un contexte où l'immense majorité de la société blanche n’envisage les Noirs que comme des sous-hommes, cet ours mal léché, cabossé par ses propres malheurs, se voit pour la première fois confronté aux implications concrètes de cet état d’esprit. Ses investigations ne vont pas seulement le mener sur les traces d’un insaisissable tueur en série, au coeur d’une affaire aux multiples rebondissements. Elles vont aussi lui ouvrir peu à peu les yeux sur l’ignominie de certains de ses semblables et sur les injustices supportées par ses nouvelles relations noires, pourtant bien compliquées à côtoyer. Car, s’il n’est pas évident de franchir le fossé d’incompréhension, de peur et d’hostilité mutuelles entre les communautés noire et blanche, y prétendre expose à la réprobation générale, voire à de terribles représailles.

Au-delà de l’enquête criminelle et de son suspense addictif, ce roman aux personnages attachants, restitués dans toutes leurs complexités et ambiguïtés, est une plongée puissamment réaliste au coeur d’une Amérique raciste au bord de l’implosion en cette année 1963. Sa lecture pourra trouver un prolongement dans celle du plus récent Un long, si long après-midi d’Inga Vesper, à mon avis moins percutant, mais assez complémentaire dans son approche plus féministe de la société blanche et raciste de l’Amérique de cette époque. (4/5)

 

Citations :

Elle monta dans le bus pour régler le trajet au chauffeur, avant de redescendre pour remonter par la porte du fond, réservée aux Noirs. Comme Sid, elle aurait aimé s’asseoir, surtout par cette chaleur, mais malheureusement toutes les places étaient prises. Enfin, pas toutes. Ce n’était pas les sièges libres qui manquaient à l’avant, mais ceux-là étaient réservés aux Blancs, et les Noirs ne pouvaient s’y asseoir que lorsqu’il n’y avait aucun Blanc. Or il y en avait un ce soir, qui avait dû se perdre… Même si officiellement la loi avait changé sept ans plus tôt, les mœurs avaient la vie dure à Birmingham. La seule chose qui avait changé depuis la déségrégation des bus, c’est que la population blanche les avait désertés au profit des voitures particulières.

D’ailleurs, je me demandais : vous préférez qu’on dise de vous que vous êtes une femme noire ou que vous êtes une femme de couleur ?
– Je préfère qu’on dise que je suis une femme bien.
– Ah… Oui. »

Ce matin, à l’arrière du bus, on ne parlait que de ces deux jeunes filles noires qui, la veille, avaient intégré West End, un lycée de la ville jusque-là réservé aux Blancs. Surtout, on parlait de ces élèves blancs dont la majorité avait refusé d’entrer en classe et de ces idiots qui avaient traîné derrière leur voiture un mannequin noir. Et aussi de la police qui, à ce qu’on racontait, n’y avait rien trouvé à redire, sinon qu’ils roulaient un peu vite, et qui les avait seulement priés de ne pas klaxonner ainsi devant une école.


 

dimanche 27 mars 2022

[Yueran, Zhang] L'Hôtel du Cygne

 


  

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'Hôtel du Cygne
            (天鹅旅馆 - Tiān'é lǚguǎn)

Auteur : Zhang YUERAN

Traductrice : Lucie MODDE

Parution : en chinois en 2017
                   en français (Zulma) en 2021

Pages : 160

 

 

 
 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Venue du lointain Sichuan, Yu Ling travaille à Pékin depuis dix ans et rêve de changer de vie. Au détour d’un pique-nique, avec son acolyte M. Courge, ils fomentent le kidnapping de Dada, charmant petit garçon de l’élite chinoise dont elle est la nounou. Mais une fois avalées les pattes de crabe du Kamtchatka et les brochettes d’ailes de poulet, le plan tombe à l’eau, adieu la rançon : le grand-père de Dada vient d’être inculpé pour corruption, le père est arrêté, la mère a disparu. Yu Ling se retrouve seule avec l’enfant. Dans la grande villa aseptisée, Dada dresse une tente pour y accueillir tous ceux qui comme lui n’ont pas d’amis : l’Hôtel du Cygne. Dans le huis clos de cette drôle de famille recomposée, Zhang Yueran dresse le portrait tout en nuances de la Chine d’aujourd’hui.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née dans la province du Shandong en 1982, Zhang Yueran vit à Pékin. Elle est l’une des voix les plus prometteuses et singulières de la littérature chinoise aujourd’hui.
Le Clou, son premier roman traduit en français, a créé l’événement. Un ouvrage majeur de la Chine contemporaine.

 

 

Avis :

A Pékin, Yu-Ling est la nounou de Dada, six ans, enfant unique et gâté d’un couple de l’élite chinoise. Alors qu’elle s’apprête, avec un complice, à kidnapper le garçon dans l’espoir d’une rançon qui lui permettrait enfin de changer de vie, le grand-père et le père de Dada sont arrêtés pour corruption. Se sachant recherchée, la mère en voyage à Hong Kong ne donne plus signe de vie. Désormais seule avec l’enfant abandonné dans la vaste et riche demeure familiale, la nounou, stoppée net dans sa rébellion et ses velléités d’indépendance, doit composer avec la nouvelle situation.

Yu Ling est de ces humbles, oeuvrant leur vie durant au service de très riches, pour qui ils demeurent insignifiants et invisibles. Comble de l’ironie, c’est au moment où ses aspirations à une existence plus satisfaisante sont sur le point de lui faire franchir la ligne rouge en faisant d’elle une criminelle, que ses employeurs tombent eux-mêmes dans leur course à toujours plus de richesses, comme si l’argent n’appelait qu’à toujours faire tourner plus les têtes. Déjà oublié, en temps ordinaire, aux seuls soins des employés de maison, le fils se retrouve totalement abandonné dans la Bérézina familiale : une aberration pour lui de l’ordre de la nuance, et encore plutôt positive, puisqu’à court terme, rien ne change dans son quotidien, sinon l’allègement de l’étiquette habituellement imposée par sa mère.

Certes gâté et capricieux, l’enfant fait preuve d’une innocence désarmante, et c’est lui qui fait chanceler Yu-Ling dans ses tiraillements personnels. Sous les abords hermétiques et bourrus de cette femme, se cache un coeur tendre, blessé par un passé que quelques allusions permettront peu à peu au lecteur de comprendre. Une exquise délicatesse dans le récit, tout en nuances et en non-dits, accompagne la découverte, l’une par l’autre, de ces deux âmes pures, privées d’affection. Et si ces deux-là ont, à première vue, tout perdu dans la tourmente, ils se sont bien trouvés à l’Hôtel du Cygne, cet asile imaginé chez lui par l’enfant, pour tous ceux comme lui sans amis, à commencer par l’oie sauvée de l’abattoir qu’il prend pour un cygne…

Beaucoup de tendresse vient éclairer cette histoire centrée sur deux personnages que les sordides réalités de la société n’auront au final pas réussi à démolir comme les autres. Un instantané tout en subtilité d’une certaine Chine contemporaine. (4/5)

 

Citation :

La soupe de courge dégageait des volutes de chaleur. Yu Ling s'essuya les yeux, baissa le feu et s'accroupit. Dada entra à sa suite et vint se placer derrière elle. "Ling, je te promets que je ne jouerai plus jamais au bord de l'eau" souffla-t-il en collant sa tête tout contre son dos. Elle resta sans bouger, sensible à la moindre bouffée d'air chaud qui s'échappait de sa bouche. Il reposait contre elle de tout son poids. Elle ne savait pas de quoi demain serait fait mais il y avait au moins une chose dont elle était sûre : il avait besoin d'elle. Pas comme un enfant peut avoir besoin d'une nounou ou une femme d'un homme. A vrai dire, elle ne savait pas trop ce que c'était. Mais elle était heureuse qu'on ait besoin d'elle de cette manière-là. Amy avait dit "On est tous aussi démunis quand vient la souffrance", ce à quoi elle aurait aimé ajouter "On est tous aussi forts quand vient le bonheur". Un courant de chaleur lui traversa le coeur et, à cet instant précis, elle se sentit capable de porter le monde sur ses épaules.


 

vendredi 25 mars 2022

[Kokantzis, Nikos] Gioconda

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Gioconda (Tziokonta)

Auteur : Nikos KOKANTZIS

Traducteur : Michel VOLKOVITCH

Parution : en grec en 1975
                   en français en 2012 (Aube)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Nìkos, un adolescent, et Gioconda, une jeune fille juive, s’aiment d’un amour absolu jusqu’à la déportation de celle-ci à Auschwitz, en 1943.
Un récit lumineux d’une initiation amoureuse, vibrant de naturel et de sensualité malgré la haine et la mort.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né à Thessalonique en 1930, Nìkos Kokàntzis découvrira l’amour avec Gioconda en 1943. Juive, celle-ci sera déportée à Auschwitz… et n’en reviendra pas. En 1975, Kokàntzis décide de raconter leur histoire d’amour, pour que Gioconda revive à travers ses mots. Il a étudié la médecine puis la psychiatrie à Londres. Il est mort en 2009.

 

 

Avis :

Né en 1927 à Thessalonique, l’auteur n’était encore qu’adolescent lorsqu’il y vécut ce qui devait rester sa plus grande histoire d’amour. Lui et sa jolie voisine juive, Gioconda, s’aimèrent passionnément, jusqu’à ce que, en 1943, la jeune fille fût déportée avec sa famille à Auschwitz, pour ne jamais en revenir. Trente ans plus tard, l’homme mûr décide de raconter cette histoire, pour que jamais l’oubli ne l’efface.

Le monde devenu fou n’empêche pas l’amour de naître, et tout peut bien s’écrouler, ces deux-là n’ont d’yeux l’un que pour l’autre. Les persécutions antisémites s’intensifient, les bombes pilonnent la ville toute proche : rien ne vient entamer la magie de leur fusion amoureuse, alors que leur jeune innocence s’initie aux vertiges de leur toute neuve sensualité. C’est en ressuscitant l’ingénuité de la découverte, et sans doute aussi en idéalisant un souvenir poli par trois décennies de nostalgie, que l’écrivain revit dans ces pages ses tendres ébats avec celle que la tragédie devait figer à jamais dans une mythique perfection.

Cet amour paraît d’autant plus lumineux et déchirant, qu’il est impuissant à conjurer ce qui n’apparaît qu’en sombre filigrane du récit, dans un contraste cruellement impitoyable. Avant d’être définitivement arraché, le fragile voilage que l’amour du jeune couple interpose entre son intimité et la terrible réalité du monde laisse malgré tout discrètement entrevoir l’approche inéluctable de ce que tous refusent encore d’appréhender. Et si seules de brèves mentions en parsèment le texte, c’est bien le sort monstrueux de la ville de Thessalonique, alors majoritairement juive, qui vient gonfler l’inguérissable chagrin du narrateur et hanter son récit. Sur les dizaines de milliers de Juifs de la ville, seulement deux pour cent échappèrent à la mort...

Ce très court livre, qui n’évoque que la lumière pour mieux dénoncer l’indicible, est bouleversant. Quel plus beau et plus puissant contre-pied à l’abjection et à la haine qu’un indestructible amour ? (4/5)

 

Citations :

Et tout en étant certain de l’avoir perdue sans retour, je me laissais aller à imaginer qu’en cet instant, assis tout seul, j’allais sentir soudain une main se poser sur mon cou, et je me retournerais, et ce serait elle, dans la lumière du soir, silencieuse, pleine d’amour, la bouche pleine de baisers impatients d’être offerts. Alors une décharge de joie me traver­sait, et aussitôt je retombais plus bas encore, frappé de nouveau par la laideur du monde réel, je compre­nais qu’évidemment rien de tel ne se produirait, que si je restais assis sur ma pierre, seul dans l’air du soir embaumé de thym, pour pleurer, l’histoire s’arrêterait là, tout simplement, avec moi sur ma pierre, seul et pleurant.

Je crains parfois qu’arrive un jour où je commencerai d’oublier les détails. Cette idée me terrifie. Je veux garder en mémoire à jamais tout ce qui s’est passé entre nous, l’instant le plus infime – toutes les fois où elle m’a dit « je t’aime », toutes les fois où elle m’a touché de cette façon qu’elle seule, d’instinct, connaissait. Me souvenir à jamais de sa voix quand elle chuchotait, le contact de ses lèvres, l’odeur de son corps. Me souvenir non seulement de ce qui fut dit, mais de tous nos silences. Les gens meurent seulement quand nous les oublions. Gioconda doit rester vivante aussi longtemps que je vivrai – et plus longtemps que moi. Vivante ainsi que je l’ai connue, s’épanouissant sous mes regards, mes caresses, mes baisers.

Ils vinrent les chercher par une chaude fin d'après-midi. Un grand camion militaire arriva, avec trois soldats allemands et un officier, peu bavards, méthodiques et presque polis. Les voisins regardaient aux fenêtres, des enfants s’étaient rassemblés autour du véhicule, observant ce qui se passait avec une curiosité muette. Mes parents et moi étions chez eux pour les aider et leur dire adieu. On parlait peu, on s’affairait en hâte, en accordant beaucoup d'importance à des détails superflus. Chacun n'avait le droit d'emporter que quelques habits et un peu de nourriture. Tout cela fut entassé dans deux vieilles valises et un paquet maladroitement ficelé.  
(...)  
Les soldats les aidèrent à monter, leur passèrent les valises et le paquet, montèrent à leur tour, relevèrent le battant et mirent la chaîne. L’officier se tourna vers mon père et, à notre surprise, le salua militairement en claquant des talons, avant de monter à côté du chauffeur. Le camion démarra, avança jusqu'au coin de notre petite rue, tourna dans l'avenue et disparut à nos yeux. Le bruit nous parvint encore assez longtemps et tant que nous l’entendîmes, nous restâmes. Puis il cessa et tout fut tranquille. Les voisins s'étaient retirés chez eux en fermant les volets. Les enfants avaient disparu. Dans la cour de leur maison vide, nous étions totalement seuls.  Nous rentrâmes chez nous. 
 
Gioconda était juive, comme de nombreux Salo­niciens : la ville fut pendant des siècles, et jusqu’à son rattachement à la Grèce en 1913, peuplée en majorité par des juifs ; ceux-ci, en 1940, se comptaient encore par dizaines de milliers.         
Ils furent tous déportés en 1943. Presque tous – dont Gioconda – sont morts à Auschwitz ; mille à peine sont revenus. Et si quelques livres (dont l’admirable Sarcophage de Yòrgos Ioànnou) ne rappelaient pas leur existence avec tendresse, leurs traces elles-mêmes pourraient bientôt s’effacer : nombre de Grecs, ces temps-ci, voulant croire à une Thessalonique éternellement et purement hellène, s’empressent d’oublier tout ce qui, dans l’histoire de la ville, pourrait contredire cette vision grandiose.         
La ville elle-même a en grande partie disparu. Des vagues de béton ont recouvert ses villas et ses jardins. Cinquante ans après, il ne reste rien des personnages et des lieux évoqués dans ce récit ; ce qui lui donne, si véridique soit-il, des allures d’histoire de fantômes. La Thessalonique d’avant-guerre est plus lointaine, désormais, que l’Inde ou que la Chine.


 

mercredi 23 mars 2022

[Trethewey, Natasha] Memorial Drive

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Memorial Drive

Auteur : Natasha TRETHEWEY

Traduction : Céline LEROY

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2020,
                  en français en 2021 (L'Olivier)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le 5 juin 1985, Gwendolyn est assassinée par son ex-mari, Joel, dit « Big Joe ». Plus de trente ans après ce drame qui a changé sa vie, Natasha Trethewey, sa fille, affronte enfin sa part d’ombre en se penchant sur le destin de sa mère. Tout commence par un mariage interdit entre une femme noire et un homme blanc dans le Mississippi. Suivront une rupture, un déménagement puis une seconde union avec un vétéran du Vietnam. À chaque fois, Gwendolyn pense conquérir une liberté nouvelle. Mais la tâche semble impossible. Elle est toujours rattrapée par la violence.
Dans ce récit déchirant, Natasha Trethewey entremêle la trajectoire des femmes de sa famille et celle d’une Amérique meurtrie par le racisme. Elle rend à sa mère, Gwendolyn Ann Turnbough, sa voix, son histoire et sa dignité.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née en 1966, Natasha Trethewey est une écrivaine et poétesse américaine, lauréate du prix Pulitzer en 2006 puis Poet Laureate en 2012 et 2013. Publié en 2020 aux États-Unis, Memorial Drive a été un immense succès critique et public, restant plusieurs semaines dans la liste des best-sellers du New York Times.

 

Avis :

En 1985, lorsqu’elle a dix-neuf ans, l’auteur perd sa mère, tuée par balle par un mari violent qui la menaçait depuis longtemps, au point d’avoir déjà été incarcéré. Il lui faudra plusieurs années avant de pouvoir faire face aux souvenirs, et encore trois décennies pour mettre en mots, dans ce livre, l’histoire de son enfance et de sa mère Gwendolyn.

Qu’il est déchirant, ce récit autobiographique aux allures de roman ! Au-delà de la narration de l’intime, marqué par un traumatisme qui, après une vie à tenter de l’apprivoiser, hante encore l’auteur et l’étreint d’une douleur palpable, c’est l’histoire raciale des Etats-Unis qui se dessine à travers plusieurs générations d’une même famille. Née d’une mère noire et d’un père blanc dans une Amérique qui interdit encore les mariages interraciaux, pointée du doigt pour sa peau à la fois trop claire et trop foncée pour lui assurer une identité claire et une appartenance incontestable, Natasha apprend très vite que son métissage sera d’abord pour elle un poids à subir en silence, dans une omniprésente désapprobation générale.

Intégrée dès le plus jeune âge, cette habitude de faire profil bas dans un monde qui la réprouve sera en grande partie à l’origine de la douleur qui la poursuivra sans remède après la perte de sa mère. Car jamais la fillette, puis l’adolescente, ne se sentiront autorisées à s’arracher du carcan de l’endurance passive, subissant comme une fatalité les manipulations perverses du beau-père, et absorbant sans mot dire le dramatique vécu maternel, en observatrice impuissante qui aurait tant voulu protéger mais n’héritera au final que de la lancinante culpabilité de sa résignation. L’on comprend ce que la prise de parole de l’écrivain peut comporter ici d’essentiel, pour la réconciliation de l’auteur avec cette part d’elle-même qu’elle a si longtemps tenté d’effacer, et pour rendre à sa mère une voix, et peut-être une forme de sens à son histoire.

De la narration se dégage le bouleversant portrait d’une femme qui croit trouver la voie de la liberté et de l’indépendance, mais qu’un destin tragique rattrape cruellement au travers d’un conjoint violent. Longtemps martyrisée, pourtant mise sous protection, elle est finalement tuée par cet homme, dans un enchaînement de circonstances à pleurer. L’on reste notamment sans voix à la lecture des transcriptions des dernières conversations téléphoniques entre Gwendolyne et son bourreau. Leur enregistrement devait permettre à la courageuse jeune femme d’obtenir un mandat d’arrêt contre son mari, mais trop tard...

Douloureux, profondément sincère, ce livre impressionne par la qualité et la sensibilité de son écriture, souvent poétique, toujours hantée par une figure maternelle érigée à l’état d’icône et restituée dans un troublant jeu d’ombre et de lumière. D’une symbolique toute biblique, il matérialise aussi de manière frappante la dramatique éclipse venue irrémédiablement assombrir la vie entière de l’auteur. Un livre terriblement poignant. (4/5)

 

 

Citations : 

Contrairement à mon père qui avait grandi petit garçon blanc dans la campagne de Nouvelle-Écosse au Canada où il pouvait chasser et pêcher, explorer la forêt comme il le voulait, ma mère était née petite fille noire dans le Sud profond, entravée, liée à un monde circonscrit par les lois Jim Crow. Même si mon père défendait l’idée qu’il fallait vivre dangereusement, qu’il était nécessaire de prendre des risques, ma mère avait été témoin de la nécessité de la dissimulation, de l’art de transformer son visage en un masque indéchiffrable face aux Blancs qui attendaient des Noirs une déférence servile. L’été de ses onze ans, en 1955, elle avait vu ce qu’il en coûtait pour un enfant noir du Mississippi qui ne s’était pas comporté comme il aurait dû, qui était sorti des limites de la proscription raciale : dans l’exemplaire du magazine Jet de ma grand-mère, les restes réduits en bouillie d’Emmett Till, son visage massacré.
Même si ma mère avait voulu faire abstraction de la violence raciale et de l’agitation grandissante autour d’elle, ma grand-mère l’en aurait dissuadée. À la maison, chaque nouveau numéro de Jet se retrouvait sur la table basse à côté d’un livre de photos documentaires consacré au mouvement des droits civiques allant des lynchages aux manifestations pacifiques en passant par les visages d’Afro-Américains en résistance – des rappels constants qu’il fallait se battre pour obtenir justice dans un État où les rappels extérieurs étaient de plus en plus incontournables. Un an avant que ma mère ne rencontre mon père, l’activiste des droits civiques Medgar Evers a été abattu devant chez lui, à Jackson. Cette même année, 1963, ma grand-mère a rejoint un groupe de citoyens noirs à l’occasion d’une des « promenades de Biloxi » pour manifester contre l’interdiction qui leur était faite d’accéder aux plages publiques. Pleurant la disparition d’Evers, les manifestants ont planté des centaines de drapeaux noirs dans le sable – une image que ma mère, qui observait depuis la digue, n’oublierait jamais. Elle n’oublierait pas non plus ce qui est arrivé aux trois activistes du Freedom Summer, une action visant à faire inscrire les Noirs du Mississippi sur les listes électorales. James Chaney, Andrew Goodman et Michael Schwerner ont été enlevés et assassinés en juin 1964, leurs corps retrouvés deux mois plus tard enterrés au bord d’un chemin, dans le comté de Neshoba.
 

C’est dans ce climat lourd de menaces que mes parents, tous deux étudiants, sont tombés amoureux. Ils se sont rencontrés à un cours consacré au théâtre moderne, et leurs conversations sur la littérature et le théâtre les ont poussés hors de la salle de classe vers l’après-midi ensoleillé tandis qu’ils se promenaient dans le campus et au-delà, sur les collines verdoyantes du Kentucky. Quand ils ont pris la poudre d’escampette en 1965, franchissant la rivière Ohio afin de rejoindre Cincinnati où ils avaient le droit de se marier, seule ma mère a vraiment compris ce que cela impliquait pour moi, l’enfant qu’elle portait déjà. Dans des lettres envoyées à mon père durant leurs mois de séparation, elle était à la fois optimiste et pragmatique, pleine d’espoir pour cette nation en plein bouleversement, mais aussi consciente que l’enfant à qui elle allait donner naissance aurait beaucoup à apprendre si elle voulait rester en sécurité. Il me faudrait comprendre les réalités auxquelles je serais confrontée : les faits douloureux et oppressifs d’un territoire qui mettait du temps à accepter l’intégration alors même qu’elle faisait désormais partie des lois du pays. Mon père, idéaliste de nature, était encore assez naïf pour croire que je pourrais grandir aussi délestée des fardeaux de la race – de ma peau noire, donc – que lui.
 
 
Un jour, après m’être fait une coupure au genou dans le fossé à côté de chez nous, révélant ce qui ressemblait à une sous-couche de peau blanche, j’ai mis leurs mains côte à côte et j’ai demandé pourquoi ils n’étaient pas de la même couleur, pourquoi je ne correspondais à aucun d’eux. Qu’étais-je ? « Tu as le meilleur des deux mondes », m’ont-ils répondu, une réponse que j’avais déjà entendue.          
À l’extérieur, seule avec l’un ou l’autre, un profond sentiment de dislocation s’emparait de moi. Si j’étais avec mon père, je mesurais les réactions polies des Blancs, la façon dont ils s’adressaient à lui en l’appelant « monsieur ». Alors qu’ils appelaient ma mère « ma fille », jamais « mademoiselle » ni « madame » comme la politesse l’exigeait, comme on me l’avait appris. Le traitement que je recevais variait tellement selon que je me trouvais avec ma mère ou mon père que je n’étais pas sûre de savoir à qui ou à quel lieu j’appartenais. Il n’y avait qu’à la maison, quand nous étions tous les trois ensemble, que j’avais vraiment l’impression d’être leur fille, et dans cette trinité de la mère, du père et de l’enfant, je fermais les yeux et m’endormais entre eux dans le grand lit.


Ma mère et ma grand-mère avaient beau afficher un même stoïcisme face aux événements, le reste de leurs attitudes divergeaient. Ma mère détestait les armes, la confrontation, alors que ma grand-mère voyait les armes comme un mal nécessaire, me serinant que la manière d’affronter un intrus était la suivante : « Tu commences par un tir de sommation et, si ça ne l’arrête pas, tu vises les jambes pour le blesser. »          
Ces mots ont marqué ma première prise de conscience que le danger qui se présentait à nous ne se limitait pas au monde situé à l’extérieur de notre communauté très unie, à ce groupe de maisons, mais qu’il pouvait nous atteindre chez nous, directement dans le jardin, peut-être jusque devant notre porte. Même si j’étais trop petite pour me souvenir de la nuit où le Klan a brûlé une croix dans notre allée, j’ai très souvent entendu l’histoire et ce moment est gravé dans ma mémoire comme si je l’avais vécu. Je le vois comme si je regardais une scène dans un documentaire, silencieux à l’exception du ventilateur encastré dans la fenêtre, un bourdonnement pareil à celui d’un vieux projecteur de cinéma :          
« Les hommes arrivent tard le soir, longtemps après le dîner : mes parents sont encore assis dans le salon, ils regardent la télévision ; dans la cuisine, ma grand-mère et mon oncle Charlie lavent ce qui reste de vaisselle. Ils sont aujourd’hui tous morts et je les vois se déplacer dans la maison pareils à des fantômes. Dans cette histoire, moi aussi je suis un fantôme – un moi bébé dont je ne me rappelle rien, mon expression indéchiffrable sur mon visage encore aussi blanc que celui de mon père. Ma grand-mère observe le groupe à travers les stores – sept ou huit hommes en tunique blanche qui portent une croix de taille humaine ; dans la chambre, ma mère monte la garde devant moi, les rideaux sombres tirés, toutes les lumières de la maison éteintes en dehors de la faible lueur émise par une lampe-tempête dans un coin, pour que nous soyons tous plongés dans l’obscurité ; mon père et mon oncle, fusils à la main, attendent en silence dans la pièce de devant tandis que dehors le brasier est allumé ».
Chez ma grand-mère, se souvenir de cette histoire, la raconter, visait à assurer ma future sécurité, une protection obtenue grâce au savoir et à la vigilance qu’elle faisait naître, une espèce de prudence exacerbée : les poils qui se dressaient sur ma nuque dès que j’entendais un accent du Sud bien précis, ma colonne qui se raidissait quand je voyais le drapeau confédéré ou le râtelier à fusils sur un pick-up qui nous suivait de trop près sur la route.
 
 
Un après-midi, à une rue de là, j’ai croisé un groupe d’enfants pas beaucoup plus âgés que moi. Ils fêtaient un anniversaire et, alors que je passais lentement devant eux dans l’espoir qu’ils m’invitent à jouer dans le jardin, l’un des garçons m’a montrée du doigt et hurlé : « Le zèbre ! Attrapez-la ! » Il a été le premier à m’atteindre et, quand il m’a poussée, je l’ai fait tomber par terre et suis partie en courant. La dizaine d’enfants m’a pourchassée jusqu’au bout de la rue.          
Je n’avais encore jamais entendu ce mot pour me désigner – zèbre – et, alors que j’étais assise sur les marches de l’appartement de mon père en train de démêler la métaphore, j’ai décidé de ne pas raconter à mes parents ce qui s’était passé. Croyais-je les protéger ? Ou y avait-il autre chose qui m’incitait à me taire ? Je ne m’apitoyais pas sur mon sort – je ne m’étais pas laissé faire – mais, d’une certaine façon, je savais que je devais porter seule ce savoir.          
D’aussi loin que je me souvienne, mon père n’arrêtait pas de dire qu’un jour je deviendrais écrivaine, parce que, avec ce que je vivais, j’aurais quelque chose d’important à dire. Je crois aujourd’hui que cet épisode marque ma première prise de conscience partielle de ce qu’il entendait par là. 


Pendant longtemps, j’ai essayé d’oublier autant que possible ce qui s’est passé pendant ces douze années, entre 1973 et 1985. Je voulais bannir cette partie de mon passé, un acte d’autocréation par lequel je chercherais à n’être constituée que de ce que je décidais de me souvenir. J’ai choisi d’inscrire le mot fin sur l’année qui a suivi notre départ du Mississippi, et le mot début après le moment de la perte – la mort de ma mère.          
Ces deux années seraient comme les serre-livres qui se trouvaient sur mon bureau à l’époque : deux petites mappemondes couleur sépia encadrant quelques-uns de mes ouvrages préférés – Les Hauts de Hurlevent, Gatsby le Magnifique, Lumière d’août. Par cette tentative d’oubli volontaire, je faisais disparaître la distance entre les serre-livres. L’année qui marquait la fin du monde de mon enfance heureuse se collait alors au nouveau monde dans lequel j’étais brutalement devenue orpheline de mère. Les années 1973 et 1985, côte à côte, sans aucun livre entre elles, sans les pages racontant ce que je ne supportais pas de me remémorer. Mais l’oubli volontaire n’est pas sans danger ; on risque de perdre plus que prévu. Au moment où j’en avais le plus besoin, j’ai eu beaucoup de mal à me rappeler ma mère.


Bien sûr, nous sommes aussi faits de ce que nous avons oublié, de ce que nous avons cherché à enterrer ou à retrancher. Une part d’oubli est nécessaire et l’esprit travaille à nous protéger de ce qui est trop douloureux ; cela n’empêche pas certains aspects d’un traumatisme de vivre dans notre corps et de se manifester de manière impromptue. Même quand j’essayais d’enterrer le passé, des fragments de ces années perdues ne cessaient de resurgir, de me revenir à l’esprit sans que je l’aie voulu. Ces souvenirs – certains intrusifs, certains jolis – semblent plus significatifs aujourd’hui, pareils à des jalons sur un chemin. Et je suis capable de voir ce chemin uniquement parce que je suis revenue sur mes pas afin d’y trouver un instant révélateur, la preuve d’un élément déclencheur.
 
 
La ville où nous nous sommes installées traversait un énorme bouleversement démographique, social et politique. À peine plus d’une décennie plus tôt, les écoles avaient officiellement mis fin à la ségrégation. Les barricades physiques qui avaient été érigées dans le sud-ouest d’Atlanta pour empêcher les Noirs d’emménager dans les quartiers blancs avaient été retirées par ordonnance du tribunal, et la fuite progressive des résidents blancs vers les banlieues environnantes était devenue massive. En 1960, les Noirs représentaient moins d’un tiers des résidents de la ville et plus de la moitié en 1970. (…)
Une photo de cinquième prise en 1962 ne montre que des visages blancs. À l’automne 1972, quand je suis entrée en CP, il n’y avait pas un seul élève blanc dans ma classe et je ne me souviens pas d’en avoir vu ailleurs dans l’école. La plupart des enseignants étaient noirs à l’exception d’une poignée de Blancs qui n’avaient pas pris de poste en banlieue. Ceux qui étaient restés ont embrassé avec les nouveaux instituteurs noirs la transformation raciale du corps étudiant en adoptant tout au long de l’année, et pas uniquement durant le Black History Month, un programme qui incluait l’histoire et les contributions culturelles des Afro-Américains. Seuls les manuels scolaires et les livres de lecture Dick and Jane remontant à la décennie précédant la déségrégation proposaient une vision du monde qui ne comprenait aucun personnage noir.


Je me demande souvent si notre vie aurait pris un cours différent si, très tôt, j’avais dit à ma mère les choses qu’elle ne pouvait pas savoir : les tourments que me faisait subir Joel quand elle n’était pas à la maison. Aurait-elle voulu aussitôt me sauver ? Et ce faisant, serait-elle sortie de ce mariage assez vite pour se sauver elle-même ? Pourquoi ne lui ai-je rien dit ? Quand j’essaye de réfléchir à ce qui s’est passé, je ne comprends pas pourquoi je ne me suis pas confiée à elle, et je ne peux m’empêcher de me demander si mon silence ne lui a pas coûté la vie. Je me souviens que j’étais une gentille petite fille parce que je ne me plaignais pas, que je surmontais seule les épreuves et que je protégeais ma mère en ne lui révélant pas à quel point la vie avec son nouveau mari m’affectait.


En CM1, je me suis mise à rêver régulièrement que je sentais une présence dans la pièce, peut-être penchée au-dessus de moi, en train de parler sans que je puisse crier ni bouger le moindre muscle. Je me souviens que j’essayais de toutes mes forces de remuer le petit doigt, consciente qu’il fallait que je me réveille. Les chercheurs appellent cet état situé entre deux cycles de sommeil la paralysie du sommeil. L’esprit se réveille, mais le corps est encore très détendu et il est impossible de bouger pendant plusieurs minutes. La personne est consciente, mais ne peut rien contrôler, son esprit et son corps étant temporairement dissociés. Peut-être que cette dissociation est une métaphore de la façon dont j’ai vécu toutes ces années : l’esprit s’efforçant d’avancer pendant que le corps résistait. L’esprit qui oublie, le corps qui garde le souvenir du traumatisme jusque dans ses cellules.         
Si le traumatisme fragmente le moi, alors que veut dire garder le contrôle de soi ? On peut essayer d’oublier. Une complète révolution peut prendre longtemps, mais le souvenir est une boucle. Quand je suis retournée à Atlanta, quinze ans après la mort de ma mère, je faisais des détours de plusieurs kilomètres pour éviter la 285. Je pensais que ça suffisait, que si je n’empruntais pas ce périphérique, je pouvais être sûre de tenir les pires souvenirs en échec. Cependant, la vérité m’attendait dans mon corps et sur la carte que je consultais pour l’esquiver : la 285 a la forme d’un cœur humain imprimé sur le paysage, une blessure à l’intersection de Memorial.
 
 
Depuis toujours, les gens s’interrogent sur « ce que » je suis, sur ma race, ma nationalité. La façon qu’a le médium d’essayer de deviner mes origines m’est familière. Ça arrive tout le temps : une personne me jette un coup d’œil, me qualifie d’« exotique » et demande : « Quel est votre héritage ? » Un jour, dans un grand magasin, le vendeur blanc derrière le comptoir s’est montré trop gêné ou poli pour poser la question – sûrement pour ne pas offenser une femme blanche en présumant qu’elle était autre chose que blanche. Il fallait pourtant l’inscrire au dos de mon chèque, les informations concernant la race et le genre étant requises à l’époque. Hésitant, stylo en l’air, il a tenté de m’examiner discrètement. Je l’ai dévisagé pendant qu’il cogitait après deux ou trois coups d’œil à mon visage, à mes cheveux raides et fins, à la couleur de ma peau et à mes vêtements. Il a aussi certainement pris en compte ma façon de parler et a comparé ces éléments à l’idée qu’il se faisait de certaines personnes – les Noirs. Je suis restée là sans rien dire tandis qu’il griffonnait les lettres FB, pour « femme blanche ». Cette même semaine, un autre vendeur m’avait attribué un FN, pour « femme noire ». Ce jour-là, je n’étais pas seule, j’étais dans la file d’attente du supermarché avec une amie noire. 


Son récit s’arrête là. En l’écrivant elle devait encore avoir l’espoir – si ce n’est la certitude absolue – qu’il s’agissait d’une histoire d’évasion, de celles où on repart de zéro, qu’une fin heureuse l’attendait, que c’était cette histoire-là qu’elle vivait. Je pense aux mots d’Orson Welles : « Une fin heureuse dépend du moment où l’on arrête l’histoire. »


Sa voix. J’ai appuyé sur « play » et ma mère m’est revenue pendant moins de trente secondes avant que la bande ne se prenne dans la machine, que sa voix ne se brouille et s’arrête. J’ai retiré la cassette, rembobiné la bande doucement en l’aplatissant bien. Mais chaque fois que je la passais, le mécanisme se grippait avant que je puisse entendre un mot supplémentaire. Je n’arrêtais pas de la sortir, de la lisser, de l’étirer entre mes doigts jusqu’à ce que la vieille bande se casse. Si j’avais attendu, j’aurais peut-être pu la préserver. La longue bande qui renfermait sa voix était aussi fragile que la foi qui maintenait Orphée et Eurydice ensemble tandis qu’il essayait de la conduire hors du monde des morts.         
Dans mon impatience, je l’avais rompue.


Depuis que je travaille à raconter cette histoire, je me suis attachée à le faire de manière très progressive, à l’analyser par petits bouts pour pouvoir la supporter : des segments bien nets et compartimentés qui m’ont permis d’avancer pendant trois décennies sans craquer.


L’esprit travaille de telle façon que, lorsque nous voyons et percevons quelque chose pour la première fois, cela se fait toujours à travers le filtre de ce que nous avons déjà vu.

 

lundi 21 mars 2022

[Karason, Einar] Oiseaux de tempête

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Oiseaux de tempête (Stormfuglar)

Auteur : Einar KARASON

Traducteur : Eric BOURY

Parution : en islandais en 2018,
                   en français (Grasset) en 2021

Pages : 160

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Nous sommes en février 1959. Le chalutier Mafur vient de terminer sa campagne de pêche au large de Terre-Neuve-et-Labrador. Les cales sont chargées de sébaste et les trente-deux marins présents à bord pensent déjà à rentrer au port, à Reykjavik, lorsque la météo change drastiquement. La température chute, les vents se déchaînent. Toutefois, le plus grand danger ne vient pas de la houle et des vagues qui déferlent impitoyablement sur le bateau, mais de la glace qui s’accumule sur le pont. Bientôt tout est pris sous une épaisse couche de glace, le bastingage, les flancs, la passerelle, et cette gangue devenant de plus en plus lourde, le chalutier risque d’être entraîné vers le fond. Les membres de l’équipage se relaient alors sans arrêt pour essayer de dégager le pont. Plus personne ne dort, on s’accorde tout juste quelques pauses pour reprendre des forces et se réchauffer. Tous le savent  : une course contre la montre est engagée, une bataille de vie ou de mort.
 
Le roman haletant d’Einar Karason nous plonge littéralement dans les eaux gelées de la mer du Labrador. L’hyper-réalisme du récit nous fait ressentir la lutte contre les vagues au-delà de l’épuisement, et l’on partage la fureur de vivre de ces hommes menacés par les forces déchaînées de la nature comme si l’on se trouvait à bord...  Un tour de force, un livre d’aventure et un grand roman maritime à la fois.

  

Un mot sur l'auteur : 

Einar Karason, né en 1955, est un des écrivains les plus populaires dans son pays. Après La Sagesse des Fous (Editions du Seuil, 2000), Oiseaux de tempête est le deuxième de ses romans à être traduit en langue française.

 

 

Avis :

Février 1959. Parti rejoindre les zones de pêche de Terre-Neuve en mer du Labrador, le chalutier islandais Mafur s’apprête à rentrer les cales pleines, quand une soudaine et violente tempête le surprend. Aux déferlantes et aux creux de vingt mètres, s’ajoute un froid polaire qui pétrifie les paquets de mer en une carapace de glace de plus en plus épaisse, alourdissant et déséquilibrant le bateau jusqu’à menacer de l’envoyer par le fond. Pour les trente-deux hommes à bord commence un terrible combat, aussi périlleux qu’harassant. Il leur faut coûte que coûte délester le navire, quitte à sacrifier chaloupes et bossoirs, mais surtout en brisant sans répit cette glace qui se reforme aussitôt. Les jours passent sans accalmie. Les appels de détresse des autres chalutiers présents sur la zone se taisent les uns après les autres. L’épuisement et la folie du désespoir commencent à gagner les hommes du Mafur…

C’est avec une précision quasi documentaire qu’Einar Karason évoque cette dantesque aventure du Mafur et de ses hommes, directement inspirée de ce que vécurent plusieurs chalutiers islandais lors de la tempête historique qui balaya Terre-Neuve en février 1959. Le plus grand réalisme préside au récit, et l’on y parvient sans peine à réaliser les dures conditions de ces grandes campagnes de pêche, avant de se retrouver plongé dans l’écume, la glace et l’épouvante d’une tempête infernale. La description sidère d’autant plus qu’elle se déroule implacablement, sans la moindre trace de lyrisme ni d’émotion, immergeant le lecteur dans un irrésistible maelström d’où n’émerge bientôt plus que la terrifiante perception de l’insignifiance humaine face à la toute puissance des éléments et de la nature.

Pourtant, dans cet incontrôlable déchaînement, si certains des hommes craquent, la majorité fait face avec le courage et l’énergie du désespoir. Là encore, la sobriété du récit fait ressortir avec d’autant plus de netteté le caractère de chacun. Entre la jeune recrue qui entreprend ici sa première et dernière navigation, le maître d’équipage dont la vie à terre est un désastre mais le comportement à bord absolument héroïque, le capitaine incapable de prendre le moindre repos tant que dure le danger, et le coq imperturbablement concentré sur l’indispensable continuité de ses services, c’est une galerie de portraits d’une formidable présence et d’une convaincante humanité qui prend vie sous la plume d’Einar Karason, dans un magnifique hommage à ces hommes de la mer.
 
Le puissant réalisme de ce roman court, sobre et intense, en fait un témoignage saisissant des conditions vécues par les terre-neuvas. Il se lit d’un trait, pour une immersion totale et spectaculaire dans une histoire de mer et d’aventure extrême d’une grande authenticité. (4/5)

 

Citations :

Son père avait assuré que la zone de pêche à l’ouest de Terre-Neuve était connue pour son calme et ses vents modérés. En outre, les eaux étaient si poissonneuses que les chalutiers emplissaient leurs cales en l’espace de quelques jours puis prenaient aussitôt le chemin du retour. Afin d’apaiser le mauvais pressentiment de la mère de Lárus, lui et son père l’avaient convaincue de descendre de voiture pour admirer ce solide navire diesel sur lequel son petit allait embarquer. Elle ne protestait plus, elle s’était contentée de l’embrasser et de le serrer contre elle en priant Dieu et la bonne fortune de l’accompagner, sans plus mentionner son inquiétude. Il n’était pas de mise de jouer les Cassandre face à une personne qui part en voyage. D’ailleurs, que savait-elle de la mer et de ses périls, jamais elle n’avait navigué, même si l’océan lui avait enlevé son père, son frère et son grand-père. Être marin en Islande, c’est être soldat en temps de guerre.

De telles contrariétés mettaient votre patience à rude épreuve, les matelots juraient sur le pont, ils maudissaient le chalut, maudissaient la mer et maudissaient le froid. Pourtant, il ne faisait que moins quatre ou moins cinq degrés, l’air était à peine plus froid que l’eau, mais peut-être que proférer jurons et imprécations leur réchauffait le corps. Dans la passerelle régnait une douce chaleur, le commandant ou le second qui étaient de quart avec le matelot à la barre ne juraient pas, ils se contentaient de donner des ordres et des consignes, le visage figé : on file, on laisse aller, on relève, on hisse, on vire. Puis la situation s’est améliorée, grandement, énormément : il suffisait de tracter le chalut entre dix et douze minutes pour qu’il remonte d’un coup à la surface où il jaillissait, comme gorgé d’air. C’était d’ailleurs le cas ; les prises écarlates enflaient lorsqu’elles étaient libérées de la pression des grands fonds, elles atteignaient la surface boursouflées, vomissaient leurs ouïes roses par la gueule comme si elles s’étaient époumonées à gonfler un ballon de baudruche ou à faire une bulle avec un gros chewing-gum. Chacun sait que le sébaste atlantique est d’un beau rouge vif, il ne se contente pas du bleu, du gris clair ou de simples taches jaunes contrairement aux autres poissons. Mais il est également redoutable : ses arêtes dorsales rigides sont suffisamment acérées pour traverser les gants en plastique et l’épaisseur des bottes. Heureusement, il ne nécessite que peu de manipulations, nul besoin de l’ouvrir ou de le vider, on le met tout en entier dans la cale. Nous l’attrapions à l’aide d’un crochet dans le bac rempli d’eau de mer où il était rincé, nous le déposions dans des paniers que nous vidions dans les rigoles inclinées descendant directement à la cale où une partie de l’équipage le réceptionnait. Lorsque le poisson arrivait, il fallait le mélanger avec la quantité de glace pilée adéquate. Livrée avant le départ, cette glace s’était transformée en un gros amas qui ressemblait maintenant à un glaçon. Un matelot équipé d’un pic la réduisait en morceaux, d’autres avaient des fourches avec lesquelles ils envoyaient le poisson dans les bennes, d’autres encore pelletaient une couche de glace sur chaque couche de sébaste, et ainsi de suite. Au fur et à mesure que le tas gagnait en hauteur, on ajoutait des montants de bois à la benne qui se fermait alors d’elle-même puisqu’elle atteignait le sommet de la cale. À la fin, ce n’était pas facile d’y pelleter le poisson, les marins devaient lever leur pelle ou leur fourche au-dessus de leur tête. Mais c’était simplement ainsi et il était inutile de se plaindre, on avait cependant le droit de maudire ce satané sébaste quand on se piquait sur ses arêtes dorsales, alors les jurons vous sortaient de la bouche, accompagnés d’un épais nuage de vapeur.


 

samedi 19 mars 2022

[Besson, Philippe] Paris-Briançon

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Paris-Briançon

Auteur : Philippe BESSON

Parution : 2022 (Julliard)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le temps d’une nuit à bord d’un train-couchettes, une dizaine de passagers, qui n’auraient jamais dû se rencontrer, font connaissance, sans se douter que certains n’arriveront jamais à destination. Un roman aussi captivant qu’émouvant, qui dit l’importance de l’instant et la fragilité de nos vies.
 
Rien ne relie les passagers montés à bord du train de nuit n5789. À la faveur d’un huis clos imposé, tandis qu’ils sillonnent des territoires endormis, ils sont une dizaine à nouer des liens, laissant l’intimité et la confiance naître, les mots s’échanger, et les secrets aussi. Derrière les apparences se révèlent des êtres vulnérables, victimes de maux ordinaires ou de la violence de l’époque, des voyageurs tentant d’échapper à leur solitude, leur routine ou leurs mensonges. Ils l’ignorent encore, mais à l’aube, certains auront trouvé la mort.
Ce roman au suspense redoutable nous rappelle que nul ne maîtrise son destin. Par la délicatesse et la justesse de ses observations, Paris-Briançon célèbre le miracle des rencontres fortuites, et la grâce des instants suspendus, où toutes les vérités peuvent enfin se dire.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Philippe Besson est un écrivain, scénariste et dramaturge. En l'absence des hommes, son premier roman, publié en 2001, est couronné par le Prix Emmanuel-Roblès. Depuis lors, il construit une œuvre au style à la fois sobre et raffiné. Il est l’auteur, entre autres, de Son frère, adapté au cinéma par Patrice Chéreau, L'Arrière-saison (Grand Prix RTL-Lire), Un garçon d’Italie et La Maison Atlantique. En 2017, il publie Arrête avec tes mensonges, vendu à plus de 120 000 exemplaires, couronné par le Prix des Maisons de la Presse et Un personnage de roman, portrait intime d’Emmanuel Macron, alors engagé dans la campagne présidentielle. Il revient à l'autofiction en 2019 avec Un certain Paul Darrigrand puis Dîner à Montréal​. Ses romans sont traduits dans vingt langues. 

Un tango en bord de mer, sa première pièce en tant que dramaturge, a été jouée à Paris près de 200 fois en 2014 et 2015 au Théâtre du Petit Montparnasse.
Il a également multiplié les collaborations avec le milieu du cinéma et de la télévision, ayant notamment écrit le scénario de Mourir d'aimer (2009), interprété par Muriel Robin, de La Mauvaise rencontre (2010) avec Jeanne Moreau, du Raspoutine interprété par Gérard Depardieu, et de Nos retrouvailles (2012) avec Fanny Ardant et Charles Berling.

 

Avis :

Ils sont une dizaine d'inconnus, que les hasards de la vie ont réunis dans la même voiture du train de nuit Paris-Briançon. Le temps de traverser la France endormie, le huis clos crée quelques proximités, et les conversations prennent d'autant plus facilement un tour personnel qu'elles n'auront pas de lendemain. Se révèlent ainsi brièvement différentes trajectoires de vie, chacune marquée par les maux ordinaires de notre époque. Personne ne se doute alors que certaines d'entre elles vont bientôt s'interrompre tragiquement, avant même d'arriver à destination...

Hasard ou fatalité, il suffit de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment pour que le destin bascule. Alors quand se produit une catastrophe, l’on ne peut songer qu’avec un certain trouble à l’enchaînement de circonstances qui a mené les acteurs, parfois tout à fait incidemment, sur le théâtre de leur drame. L’auteur nous ayant prévenu d’entrée de jeu que la mort est montée à bord de ce train, c’est donc tout à la fois suspendu au développement du récit et étreint par anticipation d’un sentiment d’impuissance désolée, que l’on fait connaissance avec une poignée d’inconnus ordinaires, des gens comme vous et moi emportés sur le fleuve banalement si peu tranquille de leur existence. Entre préoccupations diverses, notamment familiales et professionnelles, mille violences, petites et grandes, viennent perturber le cours de ces vies, empoisonnant ce qu’il conviendrait pourtant d’en apprécier chaque minute, tant le temps nous est compté et tant tout cela, au final, ne tient qu’à un fil.

Parmi ces destins bientôt brisés, il en est un qui va encore plus que les autres provoquer notre émotion, en tout cas qui semble à ce point tourmenter Philippe Besson qu’il resurgit ça et là dans son oeuvre, comme dans son récit autobiographique Arrête avec tes mensonges. Au-delà de la catastrophe et des réflexions désabusées qu’elle suscite en passant chez l’auteur, sur l’indécence d’une époque où tout est spectacle et où rumeurs et accusations se propagent plus vite que la lumière, le vrai coeur du drame est ce qui révolte le plus l’écrivain : la peur du rejet et le refus de soi-même qui empêchent encore tant d’homosexuels à assumer leur identité, et qui les enferment dans une existence intolérablement douloureuse. Face à l’implacable brièveté et aux inéluctables cruautés de la vie, quel plus grand gâchis que de s’empêcher de la vivre en la sacrifiant aux apparences et aux conventions, de la subir en se contraignant à en rester à jamais à la marge ?

Avec la justesse et la sobriété qui lui sont coutumières, Philippe Besson réussit dès les premières phrases à suspendre le lecteur à son récit, l’embarquant, à l’occasion du dramatique télescopage de quelques vies ordinaires, dans un émouvant plaidoyer pour le droit à être soi-même : la vie est bien trop fragile et bien trop fugitive pour, en plus, se la laisser voler ! (4/5)

 

 

Citations : 

Époque vulgaire, où plus rien n’est privé, où tout est spectacle, et surtout la souffrance, surtout la désolation, où la décence pèse si peu devant la prétendue « priorité à l’information », où le goût de l’immédiateté prive de tout discernement, où les dommages collatéraux constituent un détail dérisoire. (…)
Époque accusatoire, où il faut nommer des coupables, souvent sans preuves, les traîner dans la boue, les offrir à la vindicte populaire, et qu’importe s’il est démontré in fine qu’ils n’y étaient pour rien. Quelqu’un doit payer, quelqu’un doit prendre la colère comme on prend la foudre, quelqu’un doit expier, afin que tous les autres puissent déverser leur haine, se soulager de leur mauvaise bile et se croire, eux, irréprochables.

« Je crois au hasard. Sans le hasard, je ne t’aurais pas rencontré. »
Alexis ne pense pas qu’une puissance mystérieuse joue notre existence aux dés même s’il aime les imprévus, et être surpris. S’il osait, il confierait même qu’il aime les accidents, pour leur part d’imprévu, pour leur irrégularité, mais en l’espèce ce serait déplacé. Il s’efforce surtout de voir le bon côté des choses, ce qui est pour le moins audacieux quand on constate les dégâts alentour, mais cela ne vaut-il pas mieux qu’un abattement, un accablement ? Et c’est sa manière à lui, probablement maladroite, d’affirmer une tendresse, de témoigner une gratitude.
« C’est drôle, moi, j’ai l’impression, au contraire, que les gens ne déboulent pas par hasard dans notre vie. »
Victor soupçonne désormais qu’ils surgissent pour combler un vide, répondre à une attente, même ténue, même informulée, peut-être même exaucer une prière mais cela, il ne le formulera pas.

La première caméra de télévision vient de débarquer. Il n’était pas question de laisser aux réseaux sociaux l’exclusivité de l’émotion et des images d’un désastre. Bien sûr, le reporter jurera, la main sur le cœur, que seule importe l’information, mais bon, il ne faut pas cracher sur l’audience non plus. Sauf que la police a installé un cordon pour délimiter un périmètre de sécurité et interdire l’accès au lieu de l’accident, et même des bâches, précisément pour préserver victimes et secouristes des regards indiscrets. L’envoyé spécial doit donc se contenter de filmer de loin, entre les rares interstices, ce qui donne un visuel grossier, imprécis, occultant les détails frappants alors qu’un peu de sang sur le ballast aurait produit son effet. Il ne peut pas approcher non plus, et tendre son micro aux suppliciés du rail. Il se rabat donc sur des badauds, des curieux accourus après coup. Ceux-là n’ont rien vu, n’ont été témoins de rien, ils peuvent à la limite énoncer qu’ils ont entendu « comme une déflagration », mais pour l’instant, faute de mieux, ça fera l’affaire. Une femme corpulente, bras repliés sur la poitrine, l’assure : « Trente ans que j’habite dans le coin, je n’avais jamais vu ça. » Ce « Je n’avais jamais vu ça » vaut de l’or, songe le reporter. Il s’agit pourtant d’un lieu commun mais l’effroi est garanti. On est dans l’exceptionnel, donc dans le sensationnel.

Les voici donc libres, libres de retourner dans le monde réel. Ils en sont soulagés, évidemment, et cependant ils éprouvent des sentiments mélangés. L’autre monde, celui du fracas et de la stupeur, celui des débris et de la peur, du sang et du fer, a été le leur, le leur uniquement, pendant deux heures, ils y ont connu ce que personne ne connaîtra, ce que personne ne pourra comprendre ni même entrevoir, ce qui les tiendra résolument à part. Et d’ailleurs, eux-mêmes, plus tard, sauront-ils en parler, trouver les mots justes ? Voudront-ils en parler ?
Ce qu’ils ignorent, c’est qu’ils l’emportent néanmoins avec eux, et qu’ils ne s’en débarrasseront pas de sitôt. Abandonner le territoire de son effroi ne signifie pas s’en affranchir. Certains feront des cauchemars ou seront rattrapés par de brèves crises d’angoisse pendant des années. D’autres développeront une extrême vigilance ou s’obligeront à l’amnésie. D’autres encore découvriront l’émerveillement d’avoir survécu, la joie des épargnés.

 

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