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vendredi 14 juin 2024

[Reverdy, Thomas B.] Le grand secours

 





Coup de coeur đź’“

 

Titre : Le grand secours

Auteur : Thomas B. REVERDY

Parution :  2023 (Flammarion)

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Prix Landerneau des lecteurs 2023.
Il est 7 h 30, sur le pont de Bondy, au-dessus du canal. C’est un de ces lundis de janvier où l’on s’attend à ce qu’il neige, même si ce n’est plus arrivé depuis très longtemps. Sous l’autoroute A3 qui enjambe le paysage, un carrefour monstrueux, tentaculaire, sera bientôt le théâtre d’une altercation dont les conséquences vont enfler comme un orage, jusqu’à devenir une émeute capable de tout renverser. Nous la voyons grossir depuis le lycée voisin où nous suivons, au fil des cours et des récréations, la vie et le destin de Mo et de Sara, de leurs amis, mais aussi de Candice, la prof de théâtre, de ses collègues et de Paul, l’écrivain qu’elle a fait venir pour un atelier d’écriture.
Tout au long de cette journée fatidique, chacun d’entre eux devra réinventer le sens de sa liberté, dans un ultime sursaut de vie.

 

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur :

Thomas B. Reverdy est né en 1974. Il est l’auteur de sept romans, parmi lesquels La Montée des eaux (Seuil, 2003) et, aux Éditions Flammarion, Les Évaporés (prix Joseph-Kessel 2014), Il était une ville (prix des Libraires 2016), L’Hiver du mécontentement (prix Interallié 2018) et Climax (2021).

 

 

Avis :

De son expérience d’enseignant en Seine-Saint-Denis, Thomas B. Reverdy tire une fiction terriblement vraie qui met en scène, en une seule journée explosive, le quotidien banalement chaotique d’un lycée de banlieue parisienne en voie de ghettoïsation.

UnitĂ© d’action, de temps et de lieu : nous sommes dans une tragĂ©die classique mais très contemporaine, qui, pour ĂŞtre inventĂ©e, ne nous tend pas moins un troublant miroir de l’actualitĂ©. SĂ©quencĂ© d’heure en heure pour Ă©pouser le rythme d’un Ă©tablissement scolaire, le rĂ©cit nous immerge un jour entier dans un lycĂ©e de Bondy Nord, plantĂ© comme un Ă®lot dans un courant boueux au confluent de l’autoroute A3, du canal de l’Ourcq, d’une zone industrielle et d’un campement de Roms. C’est Ă  ce carrefour dantesque Ă  deux pas du lycĂ©e que se resserre le nĹ“ud gordien d’un drame que la violence entreprendra de trancher. Tout commence en ces lieux par une altercation, de bon matin, entre un adolescent et un homme que la rumeur identifie bientĂ´t comme un policier en civil. Tel un empoisonnement se rĂ©pandant rapidement dans le sang, la colère se met aussitĂ´t Ă  enfler et, le temps que le mot d’ordre inonde les rĂ©seaux sociaux, une Ă©meute s’apprĂŞte Ă  dĂ©ferler sur le quartier.

Inconscients du raz-de-marée qui se prépare dans un menaçant crescendo de tension narrative, lycéens et professeurs s’efforcent de leur côté de traverser au mieux cette nouvelle journée scolaire. Plusieurs lignes narratives s’entrecroisent et multiplient les points de vue. Tandis que Mo, un lycéen ni pire ni meilleur qu’un autre, s'évertue à plaire à la belle Sara sans s’attirer les railleries des caïds, que Candice la professeur de théâtre s’attèle dans le chahut habituel à une mission d’année en d’année toujours plus difficile, Paul, un écrivain confidentiel animant pour la première fois un atelier d’écriture en milieu scolaire, découvre en observateur candide les réalités de l’enseignement en banlieue défavorisée. Des classes à l’infirmerie en passant par l'infernal chaos de la cantine, des conversations autour de la machine à café aux réunions syndicales, apparaît par petites touches virtuoses un tableau d’ensemble frappant de justesse et de clairvoyance. Pendant que la proviseure atténue les vagues pour complaire à sa hiérarchie et que la CPE court follement de crise en crise, les enseignants rescapés de la démotivation affrontent la déconsidération, le manque de moyens et l’érosion des ambitions, dans des locaux aussi délabrés que ces quartiers de banlieue laissés à l’abandon.

Lorsque surviendra la dĂ©flagration, semblable Ă  d’autres observĂ©es dans la rĂ©alitĂ©, l’on aura dĂ©jĂ  saisi, au contact de personnages campĂ©s avec tendresse dans toute leur authenticitĂ©, leur terrible dĂ©senchantement en mĂŞme temps que le miracle de leur tĂ©nacitĂ© quand l’effondrement gĂ©nĂ©ral menace. Aux aspirations et aux talents des Ă©lèves rĂ©sistant Ă  la spirale mortifère du ghetto – Ă  Bondy aussi, les pigeons ne demandent qu’à s’élancer vers le ciel, mĂŞme s’ils reviennent toujours Ă  leur pigeonnier bâti face au lycĂ©e – continue malgrĂ© tout de rĂ©pondre le dĂ©vouement d’enseignants refusant de les abandonner. Mais le théâtre brĂ»le, bientĂ´t ne restera plus pour les sauver que le « grand secours Â», cette vanne anti-incendie qui permet d’inonder la scène...

Oscillant entre découragement et espoir autour d’un sentiment d’urgence, Thomas B. Reverdy signe de sa plume fine et nerveuse un roman du réel, magnifique de poésie et d’intensité, en même temps qu’un formidable hommage aux enseignants qui gardent la vocation malgré un terrible manque de moyens. (5/5)

 

 

Citations :

C’était vraiment la corrida, ce premier trimestre. Elle y est arrivée mais c’est de plus en plus dur, c’est ce qu’elle se dit, la faute à la politique d’orientation, ou à la politique de la ville, ou à la politique sociale, ou à la société de consommation, aux gamins sauvages, à la drogue qui gangrène tout, aux réseaux sociaux qui remplacent à la fois les informations et le savoir par une bouillie d’invectives, ou bien c’est elle qui vieillit. Les élèves, eux, ils ont toujours le même âge.
 

C’était vraiment la prof avec du mĂ©tier, on pouvait penser qu’elle ne rencontrait jamais de problèmes d’autoritĂ©. Elle m’a dit : Quand je monte les marches pour aller en cours, je me rĂ©pète tout du long, Ils vont pas me faire chier, ils vont pas me faire chier, ils vont pas me faire chier. C’était le premier conseil. Le second : Et quand ils me font chier, parce que ça finit quand mĂŞme par arriver, je ne fais jamais de menace que je ne suis pas en Ă©tat de mettre Ă  exĂ©cution. Si tu dis Ă  un Ă©lève de sortir, c’est que tu sais qu’à ce moment-lĂ  tu as assez d’énergie pour le sortir toi-mĂŞme par la peau du cul. Si c’est pas le cas, si c’est en fin de journĂ©e, si t’es fatiguĂ©e, si t’as dĂ©jĂ  trop gueulĂ©, ne le dis pas. Si tu dis un truc, c’est que tu es capable de l’imposer, sinon tu fermes ta gueule. Tu leur donnes un exercice, une page Ă  lire, tu crĂ©es une activitĂ©, au pire tu essuies cinq minutes de bordel et tu mets ton mouchoir dessus, tu passes Ă  autre chose et tu respires.
C’est pour ça que les flics ne devraient pas avoir d’armes. Une fois que tu as dit que tu allais tirer, qu’est-ce que tu fais si le mec continue Ă  courir ?
 

Autrefois job étudiant, surveillant est à présent un emploi précaire qui attire le genre de jeunes gens courageux qui n’ont pas vraiment le choix. Il faut avoir le sens des responsabilités, le contact facile avec les ados, une certaine forme d’autorité naturelle. Ce n’est pas simple. Même si cette personne existe, il faut encore qu’elle ait envie de faire ce travail ridiculement mal payé, contraignant et ingrat, et qu’elle ait envie de le faire à Bondy. En d’autres termes, il faut qu’elle n’ait pas peur. Qu’elle connaisse déjà. Qu’elle sache que, en fait, ça se gère. C’est-à-dire qu’il faut qu’elle vienne de là. C’est la définition du ghetto.
 

En gros, ici, les élèves ont toujours été arabes ou noirs. Il y avait un peu plus de mélange avant, c’est vrai, il y avait même des enfants de profs. Les Blancs ont fini par déserter complètement e quartier, ils se débrouillent pour aller au Raincy par le jeu des options, et sinon dans le privé. On serait aux États-Unis, on appellerait ça le white fly. Mais disons que les élèves sont à peu près les mêmes. C’est pas grave. C’est un échec social et politique complet, c’est la honte d’une nation civilisée, mais c’est pas grave. Tant qu’ils ont en face d’eux des adultes qui leur montrent autre chose, qui les élèvent, qui leur disent que le monde est plus vaste que ça et qui leur donnent des exemples et des codes, parce que l’exemple ça marche, quand même, en matière d’éducation, tant que tu as des adultes différents, c’est pas si grave. Ça fonctionne. Ça frotte, mais du coup ça fonctionne. Quand tout le monde est pareil, en vase clos, avec quatre pions sur cinq qui sont des anciens élèves, voilà, c’est le ghetto. On fait le boulot quand même, mais c’est de plus en plus dur.
 

Au moment des conseils de classe, qui ont eu lieu malgré tout, le commissariat a proposé aux profs de les escorter jusqu’au RER, et leur a demandé d’éviter de faire ce trajet seuls dans la mesure du possible.
 
 
L’an dernier, un élève de cinquième qui s’endormait en cours, et faisait des cauchemars dont il se réveillait en criant, a fini par expliquer qu’il vivait dans une ancienne clinique de Bondy reconvertie en hôtel pour sans-papiers, où les loyers des chambres étaient exorbitants. Comme il n’y avait plus assez de place quand ses parents sont arrivés, on l’avait mis, lui, avec d’autres enfants, dans l’ancienne morgue de la clinique, dans les tiroirs sortis du mur comme si c’étaient des lits superposés.
On n’imagine pas ce qu’on fait aux enfants.


Qui n’a pas peur de rĂ©pondre Ă  une annonce du genre : Cherche professeur de français pour vacations sur tout type de poste collège et/ou lycĂ©e sur l’acadĂ©mie de CrĂ©teil. Niveau licence requis. Sans garantie d’emploi sur l’annĂ©e et sans congĂ©s payĂ©s. Éventuellement sur plusieurs Ă©tablissements. Emploi du temps sur six jours. Salaire minimum. Postes Ă  pourvoir en gĂ©nĂ©ral dans les zones urbaines sensibles et les zones franches, dans des Ă©tablissements situĂ©s en zone sensible, prioritaire +, ou prĂ©vention violence. Qui ? Qui n’a pas peur ?


Le ghetto, ce n’est pas quand tous les Ă©lèves viennent du mĂŞme quartier pourri, mais Ă©galement leurs professeurs. Le vase clos, abandonnĂ© de la RĂ©publique. 


Ici, on les a relĂ©guĂ©s, abandonnĂ©s. Les grands ensembles, construits pour reloger après la guerre de 40 et puis après la guerre d’AlgĂ©rie, ils appartenaient Ă  la mairie de Paris. Tu imagines ? Ă€ La Courneuve, Ă  Aulnay, Ă  Bondy Nord, les mairies n’avaient mĂŞme pas la main sur les populations qu’on entassait chez eux juste parce qu’on ne voulait pas les voir dans la capitale, pas dans la Ville lumière. Et bien sĂ»r, pas la main non plus sur l’amĂ©nagement, sur l’entretien. Tu parles comme Paris en avait quelque chose Ă  foutre. Il faut les voir, les immeubles. L’état des façades. Les portes d’entrĂ©e au verre cassĂ©, les digicodes foutus, les peintures de 1982, les parties communes dĂ©gradĂ©es. Les canisses aux balcons, les rideaux tirĂ©s, tous ces gens qui s’enferment, qui deviennent fous de vivre les uns sur les autres. Ă€ Bondy Nord, il n’y a pas un seul ascenseur qui marche, pas un seul. La mairie a rĂ©cupĂ©rĂ© les immeubles il y a moins de quinze ans, quand le maire PS a tapĂ© du poing sur la table. Alors le lycĂ©e, c’est pareil. Tant qu’on tient les murs, ils tirent sur la corde. Ă€ moyens constants, au dĂ©but, avec une population qui explose. Ă€ moindre coĂ»t. Jusqu’à ce que tout s’écroule. Des Ă©meutes.


 

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