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dimanche 7 avril 2024

[Tesson, Sylvain] Avec les fées

 





Coup de coeur đź’“đź’“

 

Titre : Avec les fées

Auteur : Sylvain TESSON

Parution :  2024 (Les Equateurs)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :  

L’été venait de commencer quand je partis chercher les fées sur la côte atlantique. Je ne crois pas à leur existence. Aucune fille-libellule ne volette en tutu au-dessus des fontaines. C’est dommage : les yeux de l’homme moderne ne captent plus de fantasmagories. Au XIIe siècle, le moindre pâtre cheminait au milieu des fantômes. On vivait dans les visions. Un Belge pâle (et très oublié), Maeterlinck, avait dit : « C’est bien curieux les hommes… Depuis la mort des fées, ils n’y voient plus du tout et ne s’en doutent point. »

Le mot fée signifie autre chose. C’est une qualité du réel révélée par une disposition du regard. Il y a une façon d’attraper le monde et d’y déceler le miracle de l’immémorial et de la perfection. Le reflet revenu du soleil sur la mer, le froissement du vent dans les feuilles d’un hêtre, le sang sur la neige et la rosée perlant sur une fourrure de mustélidé : là sont les fées.

Elles apparaissent parce qu’on regarde la nature avec déférence. Soudain, un signal. La beauté d’une forme éclate. Je donne le nom de fée à ce jaillissement.

Les promontoires de la Galice, de la Bretagne, de la Cornouailles, du pays de Galles, de l’île de Man, de l’Irlande et de l’Écosse dessinaient un arc. Par voie de mer j’allais relier les miettes de ce déchiquètement. En équilibre sur cette courbe, on était certain de capter le surgissement du merveilleux.

Puisque la nuit était tombée sur ce monde de machines et de banquiers, je me donnais trois mois pour essayer d’y voir. Je partais. Avec les fées.

 

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur : 

Sylvain Tesson est l’auteur d’une Ĺ“uvre dĂ©sormais considĂ©rĂ©e comme majeure. Il est notamment l’auteur du Petit traitĂ© sur l’immensitĂ© du monde (Equateurs), La Panthère des neiges (Prix Renaudot), Dans les forĂŞts de SibĂ©rie (Prix MĂ©dicis Essai).

 

 

Avis :

« Partout bruit, raison, calcul, fureur. » Aimant Ă  fuir Â« le vacarme des hommes, la bĂŞtise des chiffres » pour renouer avec le merveilleux et la beautĂ©, lĂ  oĂą la nature conserve son caractère, l’écrivain-voyageur Sylvain Tesson s’est Ă©lancĂ© pour trois mois de cabotage, Ă  la voile, Ă  pied et Ă  bicyclette, sur le fil de cĂ´te qui, entre falaises et rĂ©cifs du cap Finisterre en Espagne aux Ă®les Shetland en Ecosse, relie les vestiges de la civilisation celte.

C’était Ă  l’étĂ© 2022. Partageant avec deux amis la barre d’un voilier de 15 mètres et sautant Ă  terre de loin en loin pour parcourir Ă  pied ou en vĂ©lo les tronçons de cĂ´te les plus spectaculaires, il part Ă  la rencontre des « fĂ©es Â», non pas de ces «  filles-libellules Â» qui « volettent en tutu au-dessus des fontaines Â», mais en quĂŞte de ces instants fugaces et imprĂ©visibles oĂą surgit le merveilleux : une Ă©motion « difficile Ă  capter, encore plus Ă  dĂ©finir Â», comme une « vibration Â» que le pinceau de certains peintres parvient Ă  saisir et qui, se refusant quand on la cherche et disparaissant quand on veut la saisir, nous Ă©treint parfois lorsqu’on ressent intensĂ©ment un lieu ou un paysage. « Le mot fĂ©e signifie (...) une qualitĂ© du rĂ©el rĂ©vĂ©lĂ©e par une disposition du regard. Il y a une façon d’attraper le monde et d’y dĂ©celer le miracle. Le reflet revenu du soleil sur la mer, le froissement du vent dans les feuilles d’un hĂŞtre, le sang sur la neige et la rosĂ©e perlant sur une fourrure de bĂŞte : lĂ  sont les fĂ©es. Â»

LĂ , sur ces cĂ´tes dĂ©chiquetĂ©es oĂą, sous des cieux « fermĂ©s comme des huĂ®tres Â», mer et terre opposent leurs forces en d’austères champs de bataille, « eaux noires bousillĂ©es de rafales Â» contre pointes, caps et rochers intimant la fuite aux promeneurs ; face Ă  la mer qui bave, le ciel qui roule et le vent qui mĂŞle ses lamentos aux « agonies de cornemuse Â» des phoques ; en ces lieux taillĂ©s par les Ă©lĂ©ments Ă  grands coups de boutoir, oĂą le soleil s’en va mourir en des eaux tantĂ´t « pavĂ©es de nacre Â», tantĂ´t roussies, par la lune, la magie noire et puissante des paysages appelle le souvenir des hommes qui, des rites celtiques aux ex-voto marins, en passant par les lĂ©gendes et les grands textes qui ont chantĂ© ces dĂ©cors et leurs habitants, ajoute Ă  l’aura de ces parages.

Aussi, l’auteur qui n’abandonne jamais ses livres n’illustre pas seulement ses carnets de voyage des croquis et des cartes retraçant son parcours. A sa recherche d’absolu en ces confins à conquérir entre caprices du ciel et paquets de mer, de brouillards en trouées de lumière, se marie son interprétation de la quête d’un autre Graal, celle de la légende arthurienne fondée par Geoffroy de Monmouth et Chrétien de Troyes. Et puisque ce long pointillé de falaises et de stacks séparant la lande de l’infini a abondamment nourri la littérature, les bivouacs sont autant d’occasions de convoquer, parmi d’autres, Hugo, Chateaubriand ou Renan, Shakespeare, Yeats ou Byron.

N’en déplaise aux polémistes empressés de faire feu ici de l’anti-modernisme sous-jacent et des sympathies royalistes affichées par l’auteur à l’occasion du décès de la reine d’Angleterre, l’on prend grand plaisir à ce voyage qui s’attache aux portions les plus sauvages du trait de côte atlantique, dans une quête d’expériences autant spirituelles que physiques, une démarche à la fois littéraire et sportive. Avec son sens génial de la formule, la beauté fulgurante de ses images et ses irrésistibles traits d’humour, ce livre est lui-même plein de magie. Très grand coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Au cap de Nave, un chalutier remontait ses filets dans des confettis de mouettes. Au cap Ortegal, le vent giflait si fort la mer que l’Atlantique dĂ©bordait et forçait le golfe de Gascogne Ă  la saillie. Des troupeaux de lumière fuyaient sur les eaux noires bousillĂ©es de rafales. Au cap Asturien, un tracteur labourait les champs, contre la ligne de falaise. Les cĂ©rĂ©ales poussaient devant la mer. On ferait la moisson au-dessus des barques. 


Le promontoire recèle trois trĂ©sors : la promesse, la mĂ©moire, la prĂ©sence.
On se tient au bout d’un cap de l’Ouest, impatient de ce qui surgira (la promesse), heureux de ce qui se tient dans le dos (la mémoire) et campé sur la falaise (la présence).
Devant, la mer. Le ciel s’y fond. Les hommes appellent « horizon Â» cette sublimation. (…)
Derrière, s’étend le pays avec ses guerres et ses fêtes et tous les êtres qu’on laisse dans le dos. C’est le livre des hommes dont le récit a poussé certains personnages sur le bord de la page, c’est-à-dire de la plage.


Les peuples des promontoires – de Galice, Bretagne, Irlande, CalĂ©donie – se campent devant le large de toute la puissance de leur mĂ©moire ! RivĂ©s Ă  l’Histoire, ils projettent le regard Ă  l’horizon. La terre (truffĂ©e de morts) se dĂ©ploie derrière eux. Les pensĂ©es prennent leur Ă©lan. Rien ne saurait les arrĂŞter. Devant : un roman. Derrière : le rĂ©cit. Une patrie pour les hommes d’ouverture ne dĂ©daignant pas l’arrimage.


La navigation Ă  la voile rĂ©alisait le rĂŞve d’HĂ©raclite ! LibĂ©rer l’énergie de la conjonction des contraires. Au dĂ©part, tout s’oppose : le poids enfonce la coque. La poussĂ©e la relève. La gĂ®te s’accroĂ®t, le vent adonne, puis refuse. La mer freine. La vague entraĂ®ne. L’étrave frappe. Soudain l’instrument s’accorde : les tensions se rĂ©sorbent. Alors, pour un instant, le marin demeure immobile, jouissant de l’équation. En un endroit prĂ©cis du bateau situĂ© lĂ©gèrement sous le pont convergent les forces. On appelle point vĂ©lique cette croisĂ©e des poussĂ©es. Seul ce point est animĂ©. Il meut la masse.
Est fĂ©erique le moment oĂą la perfection des choses autorise Ă  ne plus faire un geste. Ă€ quand la vie vĂ©lique ?


Ce soir, dĂ©finition du fĂ©erique : tout spectacle aperçu depuis un poste de vigie. Son accès devait ĂŞtre suffisamment difficile pour qu’on fĂ»t le seul Ă  le contempler.
La fĂ©e : ce qui se mĂ©rite dans l’ordre de la beautĂ©.


L’homme, lui, est stupidement construit. Il rĂŞve de la mer en haut de la falaise et regrette sa clairière quand il a pris le large. Pour se consoler, il donne le nom d’« espoir Â» Ă  sa dĂ©ception.


Aux murs, des ex-voto et des bannières d’exhortation. Parfois, une maquette de navire de bois flottait sous l’arc d’ogive. Dans la mer, les corps. Dans le ciel, les bateaux. Jadis, en Bretagne, une femme se mariait à un futur noyé puis élevait un fils qui épouserait une future veuve. Pour les femmes, la géographie était drôlement au point. Il y avait les promontoires pour guetter le retour et les chapelles pour pleurer le naufrage.
 
 
On quitte le quai des départs, on grimpe sur la passerelle, on pose le pied sur le pont, alors il vous semble avoir passé un porche vers un monde où ni le temps ni les hommes ne possèdent la même essence. Un bateau est une planète. Ce qui s’y passe appartient à un ordre clos, secret. Le livre de bord consigne ce que le capitaine a bien voulu dire. Seul le sillage connaît la vérité. Il se referme aussitôt.


Le sergent s’appelait Martin. Deux trimestres auparavant, il avait sauté sur un explosif en Afrique. Visage emporté. Mâchoire fracassée. On lui avait sauvé l’œil. Greffé, couturé du menton au front, il avait survécu. Exophtalmique, la gueule cassée me fixa. Je vivais moi-même avec ma propre grimace, contractée à la suite de cinq fractures du crâne. En somme, nous nous étions réveillés tous deux avec un visage inconnu. Il avait fallu l’accepter, apprivoiser la laideur, opposer l’indifférence à notre propre reflet. Il est difficile de vivre avec un autre, surtout quand c’est soi-même.


Les blessĂ©s contractent un syndrome de l’errance. Ils veulent oublier. Ils cherchent l’explication de la chute. RelevĂ©s, ils fuient, vous voyez ?
Je voyais très bien. Après ma chute, j’avais cherché salut sur les chemins. J’avais traversé la France à pied car vivre, c’est s’en aller. On tombe. Quand on se relève, il faut partir.


La lune se leva, encore pleine, en ce 12 juillet. Elle pava l’eau de nacre. Martin semblait vivre un moment d’importance. La splendeur chasserait peut-ĂŞtre ses ombres. Ă€ contempler le cosmos sur le bord d’une falaise, on peut rĂ©ussir le vĹ“u de Sartre : « se faire boire par les choses comme l’encre par un buvard Â» (L’Être et le NĂ©ant). Le merveilleux a son pouvoir d’absorption.


À six heures du matin, on leva l’ancre pour traverser la rade de Brest. Adieu Crozon, diamant du miracle. Dans l’anse de Bertheaume, le monde redevenait normal. Aux pontons de plastique, chacun gênait l’autre. La fée recule où l’homme progresse.


C’était une leçon pour mon chemin celtique : le merveilleux Ă©manait du rĂ©el. Il n’avait pas besoin d’inventions. Le rayon rayonnait, cela suffisait. Fallait-il ornementer le monde d’un carnaval grotesque ? La fontaine Ă©tait merveilleuse parce qu’elle coulait. Elle pouvait se passer de sa crĂ©ature affĂ©rente. « La naĂŻade dĂ©truisait la poĂ©sie... Â» Chateaubriand toujours. La beautĂ© seule constituait la rĂ©alitĂ© supĂ©rieure. Et la rĂ©vĂ©rence que mon regard offrait au lieu Ă©tait Ă  la fois reconnaissance et manifestation.


Le littoral celtique est une mĂŞme patrie, large de quelques kilomètres courant sur deux mille kilomètres de long, de la Galice Ă  l’Écosse. Pour parler simplement, appelons-le « bande passante du baladin du monde occidental Â».
La mĂŞme atmosphère rĂ©git ce ruban. Il abrite le mĂŞme peuple d’oiseaux, se hĂ©risse des mĂŞmes rochers, se heurte au mĂŞme ressac. Les clochers tintent du mĂŞme mĂ©tal et les yeux des hommes, dĂ©lavĂ©s par la mĂŞme iode, sont d’un identique turquoise. La sociĂ©tĂ© adoubĂ©e d’un saint chrĂŞme mĂŞmement salĂ© a connu un destin similaire de chagrins venus du levant et de rĂŞves projetĂ©s au couchant. Un Asturien ne saurait se perdre dans une lande d’Écosse ni un Irlandais dans un bar de Roscoff. Un parapet peut constituer un monde. 


Sur la Côte d’Azur, il y a les plages à gens couchés. En Bretagne, les plages à gens debout. Au sud, on porte des marques de bronzage. À l’ouest, des rayures horizontales.


Je rĂ©capitulai. Le merveilleux jaillit sans s’annoncer. Il sourd du ciel, de l’eau, de la terre ou d’un visage. C’est un clignement. On le cherche, il se refuse ; on le veut saisir, il a disparu. Il est difficile Ă  capter, encore plus Ă  dĂ©finir. Le peintre y rĂ©ussit un peu (Monet Ă  Pourville) parce que le pinceau rend la vibration. On a intĂ©rĂŞt Ă  se tenir aux aguets.


J’aimais me convaincre de cette idĂ©e. Depuis trente ans sur la route, je remâchais la supĂ©rioritĂ© des invariants sur les agitations du monde. Quand on manque d’ordre, on tente de le faire entrer en soi en s’extasiant sur les systèmes ! Pour cela, les livres, les ruines, les arbres et les parois m’attiraient : ils se maintenaient, je tournicotais. Leur contemplation palliait mes dĂ©ficiences. L’homme cherche Ă  combler le gouffre de ses manquements en vĂ©nĂ©rant ce qu’il n’atteindra pas.


Sur les falaises, les cormorans séchaient leurs soutanes. Les pétrels, accrochés aux parois, blanchissaient les schistes noirs. Les oiseaux tendent leur linge en famille.


Qu’est-ce qui Ă©manait de la profondeur de ce vieux paysage ? « Une grâce Â», dit BenoĂ®t qui savait prier Dieu. « Le merveilleux Â», dis-je, moi qui ne savais pas. Quelle Ă©tait la diffĂ©rence ?
Le merveilleux émane des choses. La grâce les surplombe. Le merveilleux est contenu dans le monde car il en est l’essence. La grâce s’en distingue car elle en est la source. Le merveilleux rayonne. La grâce ruisselle. L’un va de la chose à l’homme. L’autre du créateur à la chose. Le merveilleux irradie du réel et se diffuse au ciel. La grâce descend des nuées et inonde la terre. Le merveilleux révèle par le regard une force contenue. La grâce convoque dans le cœur une présence extérieure. Le merveilleux est le nom du génie du lieu ou, mieux, de son esprit. La grâce celui de son gardien ou, pire, de son maître. Le merveilleux part du réel pour y revenir. La grâce descend de l’abstrait pour expliquer le monde. Le merveilleux est ici et maintenant. La grâce sera toujours ailleurs.


Contrairement à l’huître, le ciel ne s’ouvre pas toujours. En Angleterre, le soleil est Dieu. On ne le voit pas, il faut y croire. Il ne vient pas, on l’espère. Le voilà, on est déjà parti.


Dans ces ports de plaisance prospèrent les navigateurs du rĂŞve. Sur le quai, ils prĂ©parent leur bateau, lustrent les accastillages. Cela dure des annĂ©es. Ils ne partent jamais. Le voilier est leur lampe d’Aladin : ils astiquent, espèrent. Le songe prime l’acte. Ces marins ont embarquĂ© depuis bien longtemps dans l’imaginaire. Pourquoi partir quand on sait rĂŞver ? « Rien n’est si prĂ©cieux qu’on le croit Â» (Aragon).


Une petite Ă®le est un cachot proclamĂ© « royaume de la libertĂ© Â» par ses habitants.


De l’Irlande, j’héritai d’un enseignement. La fée ne s’apprivoise, ni ne se commande, pareille à l’oiseau de Carmen. On ne l’attend pas elle est là, on la cherche elle se dérobe. On peut lui donner le nom de tout instant où, devant la beauté d’un visage, d’un paysage, l’être s’allège dans un lavement d’oubli.
Ă€ seize ans, j’avais fait un poème de mirliton : « Pourquoi a-t-on brĂ»lĂ© les fĂ©es de mon enfance ? Â» J’avais eu tort. Aucune fĂ©e ne flambe. C’est simplement qu’un jour le cĹ“ur l’oublie, l’esprit ne veut plus la reconnaĂ®tre, les sens ne savent plus la dĂ©tecter, distraits par d’autres captations.


Saint Colomba y dĂ©barqua au VIe siècle pour rĂ©pandre le christianisme dans les ronces. Le saint venait d’Irlande Ă  bord d’une barque pleine de prĂ©dicateurs. Cette image des saints embarquĂ©s dans un esquif vers une Ă®le Ă  fĂ©conder fit florès. Les pères pilgrims du Mayflower ne faisaient rien d’autre en cinglant vers le Nouveau Monde : ils continuaient la civilisation sur une « terre promise Â». Iona : prĂ©figuration du saut de 1620 par-dessus l’Atlantique. Aujourd’hui, les descendants obèses des pères fondateurs flinguaient les pauvres nègres dans des villes de bĂ©ton. Tant de rĂŞves pour en arriver lĂ . Quelle promesse que la gĂ©ographie, quelle dĂ©ception que l’Histoire !


Dans la baie de Carsaig, le paysage rompait le principe de perfection. Les Ă©tagements appartenaient Ă  des reprĂ©sentations trop disparates pour s’harmonier. Les rĂŞveries s’opposaient. On aurait dit qu’un enfant avait assemblĂ© les motifs en dĂ©sordre. La furie des vagues battait une plage basaltique ourlĂ©e de murets. Ils sĂ©paraient des pâturages tondus par les moutons du domaine. Les pentes montaient vers un manoir nĂ©ogothique soucieux comme un visage protestant. Cette pastille ponctuait une forĂŞt noire. Couronnant l’austĂ©ritĂ©, un crĂŞt d’orgues portait un plateau de landes couleur cuivre. Une cascade en tombait dont le voile se faisait retrousser par le vent. Au loin, les promontoires Ă©lectriques, battus de bleu, vitalisaient le ciel. Ces paysages-lĂ  criaient « fuyez ! Â» quand d’autres agençant la marqueterie des sources et des bois disaient « venez ! Â».


Assis au bord du vide, je regardais les pilastres, dressĂ©s devant la falaise. Les Anglais appellent stacks les piliers d’érosion, nĂ©s du retrait de cĂ´te. Sous les coups du ressac, la falaise s’éboule et la terre recule. Pourquoi un pilier rĂ©siste-t-il, dressant sa solitude devant la terre Ă  laquelle il n’appartient plus ? Pourquoi ici plutĂ´t qu’ailleurs ? La Terre poursuit le roman de sa destruction. Dans le conte, demeure ici ou lĂ  une quenouille magique. (…)
Les Anglais appellent old man les stacks. Ils ont raison. On dirait des vieillards, partant mourir au large. S’en aller, noblesse ultime.
Politiquement, ces piliers symbolisent la position du dissident. Le stack se dĂ©tache. DĂ©sarrimĂ© (dĂ©sengagĂ©, dirait-on en politique), il n’appartient plus au corps constituĂ©. Vomissant la masse, il s’en distingue. « Ni au-dessus, ni au-dessous, Ă  cĂ´tĂ© Â», disait le dandy des bocages, Barbey d’Aurevilly.
Si le stack Ă©tait un homme, il serait le rĂ©fractaire, solitaire plus que solidaire, esthète plutĂ´t que militant, prĂ©fĂ©rant la posture Ă  la position. Pourquoi se battrait-il contre l’autoritĂ© ? So vulgaire ! Son pas de cĂ´tĂ© est sa protestation. Son dĂ©part sa lĂ©gitimitĂ©. En s’écartant, il embarrasse l’État. L’autoritĂ© sait lutter contre le terroriste : il suffit d’envoyer la troupe. Mais comment s’en prendre aux fantĂ´mes ?


Le cri des phoques n’arrangeait rien. Leurs agonies de cornemuse se répercutaient sur les ruines. Les oiseaux nous insultaient. La mer bavait. Le ciel roulait. Le vent poussait ses lamentos et me retroussait le kilt. On se sentait de trop dans ce sépulcre.

 

 

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4 commentaires:

  1. Je ne comprends pas vraiment les polémiques qui visent cet auteur... ses éventuelles opinions politiques ne m'intéressent pas, et il ne me semble pas qu'il en fasse étalage. J'apprécie en revanche son questionnement sur la manière dont la technologie dénature nos vies, et surtout je suis de celles et ceux qui estiment que l'œuvre n'a pas à être jugée à l'aune de la personnalité de l'auteur..

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    1. Sauf bien sûr quand elles font l'apologie de quelque monstruosité, toutes les opinions ont droit de cité, on est d'accord Ingannmic. Ce livre dépasse de loin la petitesse de ces débats.

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  2. J'ai adoré ce livre. Tout empli de poésie, d'histoires anciennes. La douceur de naviguer ajoute encore au bonheur de lire ce livre.

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    1. Encore en phase avec vous, Harry. L'écriture, dans ce livre, est un régal.

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