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jeudi 28 mars 2024

[Salvayre, Lydie] Depuis toujours nous aimons les dimanches

 





Coup de coeur đź’“

 

Titre : Depuis toujours nous aimons
            les dimanches

Auteur : Lydie SALVAYRE

Parution :  2024 (Seuil)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :  

« Depuis toujours nous aimons les dimanches.
Depuis toujours nous aimons nous réveiller sans l’horrible sonnerie du matin qui fait chuter nos rêves et les ampute à vif.
Depuis toujours nous aimons lanterner, buller, extravaguer dans un parfait insouci du temps.
Depuis toujours nous aimons faire niente,
ou juste ce qui nous plaît, comme il nous plaît et quand cela nous plaît. »

En réponse aux bien-pensants et aux apologistes exaltés de la valeur travail, Lydie Salvayre invite avec verve et tendresse à s’affranchir de la méchanceté des corvées et des peines. Une défense joyeuse de l’art de paresser qui possède entre autres vertus celle de nous ouvrir à cette chose merveilleuse autant que redoutable qu’est la pensée.

 

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur : 

Lydie Salvayre a écrit une douzaine de romans, traduits dans de nombreuses langues, parmi lesquels La Compagnie des spectres (prix Novembre), BW (prix François-Billetdoux) et Pas pleurer (prix Goncourt 2014).

 

 

Avis :

Les arrimant solidement au fil de son humour au vitriol, Lydie Salvayre embarque de nouveau les rieurs dans l’une de ces narrations comme elle seule sait les trousser, irrĂ©vĂ©rencieuses et subversives, et qui, immanquablement, tout au long de l’envoi font mouche. Après son IrrĂ©futable essai de successologie et son constat de la prime Ă  la mĂ©diocritĂ© commerciale en matière littĂ©raire, la voilĂ  qui s’en prend derechef au monde marchand pour un Ă©loge de la paresse, cet art subtil et vagabond qui, en ouvrant la porte Ă  l’inattendu et Ă  la pensĂ©e, pourrait changer le monde en le ramenant Ă  l’essentiel : l’épanouissement et le bien de chacun.

Autrefois simple moyen de subvenir Ă  nos besoins, le travail est devenu Ă  l’ère industrielle le moyen de produire et de gĂ©nĂ©rer des richesses, dans une surenchère de consommation menant Ă  la nĂ©cessitĂ© de trimer toujours plus pour un bonheur toujours plus inaccessible. « Quel usage faisons-nous de l’énorme accumulation de moyens dont la sociĂ©tĂ© dispose ? Cette accumulation nous rend-elle plus riches ? plus heureux ? Â» La crise du Covid aidant, et avec elle celle du travail quand la souffrance au travail semble devenue le lot commun, Lydie Salvayre nous propose une rĂ©flexion dont, pour mieux se faire entendre, elle enrobe l’érudition dans l’insolence cinglante et railleuse d’un discours dĂ©clamatoire, Ă  la première personne du pluriel, oĂą elle n’hĂ©site pas Ă  persifler jusqu’à ses propres outrances.

« C’est le travail exagĂ©rĂ© qui nous use et nous dĂ©glingue Â» et, poursuit cette fois Nietzsche, nous « soustrait Ă  la rĂ©flexion, Ă  la mĂ©ditation, aux rĂŞves Â», nous plaçant « toujours devant les yeux un but minime [pour] des satisfactions faciles et rĂ©gulières Â», car « une sociĂ©tĂ© oĂą l’on travaille sans cesse durement jouira d’une plus grande sĂ©curitĂ©. Â» VĂ©ritable opium du peuple, cette sĂ©curitĂ© nous fait oublier notre condition de mortels pour remettre « Ă  plus tard, Ă  plus loin, Ă  jamais, le temps de vivre qui nous est comptĂ©, car les jours s’en vont et… nous aussi Â» Ă©crit dĂ©jĂ  SĂ©nèque. Alors qu’en vĂ©ritĂ©, constate Baudelaire, « c’est par le loisir que j’ai, en partie, grandi, – Ă  mon grand dĂ©triment ; car le loisir, sans fortune, augmente les dettes, les avanies rĂ©sultant des dettes ; mais Ă  mon grand profit, relativement Ă  la sensibilitĂ© et Ă  la mĂ©ditation Â». Sans parler des « trente-six ans d’une paresse entĂŞtĂ©e, sensuelle, mondaine, Ă  la fois enchantĂ©e et coupable, dĂ©licieuse et inquiète, trente-six ans durant lesquels germera, mĂ»rira et croĂ®tra silencieusement la grande Ĺ“uvre de Proust : Ă€ la recherche du temps perdu Â»â€¦

Multipliant sous couvert de plaisanterie les rĂ©fĂ©rences artistiques, philosophiques et politiques – il n’y eut pas jusqu’au gendre de Karl Marx, Paul Lafargue, pour rĂ©futer le droit au travail de 1848 dans son « Droit Ă  la paresse Â» –, Lydie Salvayre touche Ă  une multitude de sujets essentiels pour nous inciter Ă  repenser, avec d’autant plus d’à-propos que l’Intelligence Artificielle va considĂ©rablement rebattre les cartes, « l’organisation du travail en vue d’une meilleure rĂ©partition des tâches et des biens. Â»

Enlevé et hilarant, ce bref roman est, sous ses airs de boutade débridée, un manifeste pour une paresse qui ne serait finalement que sagesse et qui, nous débarrassant du mirage sclérosant de l’Argent, saurait, par un meilleur partage du travail, nous laisser enfin profiter du vrai bonheur d’être et de penser. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Nous aimons arracher ce mouchoir de dégoût que le travail contraint nous enfonce dans la bouche,
et nous délester des corsets qui nous enserrent et nous étouffent mais auxquels nous nous croyons stupidement soumis, (…)
puis grâce à cette décoïncidence, trouver justement la meilleure adéquation entre soi et soi, et une meilleure appréhension du monde.
Autant de choses qui s’apprennent,
autant de choses Ă  oser,
Et qui demandent juste une once de courage.


Car vous l’avez compris, dans la situation actuelle, paresser c’est désobéir, c’est ne plus s’évertuer à donner adroitement le change, c’est trahir le modèle conforme auquel on se croit tenu, c’est jeter les pantoufles usées de l’habitude, c’est faire craquer les coutures du costume bien taillé, c’est traverser le mur qui fout l’infini à la porte, c’est fausser compagnie aux mensonges mielleux, c’est rompre l’enchaînement implacable des jours qui situe le dimanche tout au bout du tunnel de la semaine, bref, c’est quitter les rails d’une vie focussée sur le cravail, comme disent les enfants.
Puisque le cravail ça crève.


La paresse, nous l’affirmons, est le berceau de la pensée.
Et penser – nous aimons quelquefois faire les professeurs â€“, et penser c’est crĂ©er, c’est inventer d’autres configurations, c’est percer des fenĂŞtres au sein de murs aveugles, c’est enfreindre les règles qui colonisent nos consciences et domestiquent nos Ă©mois, c’est n’obĂ©ir Ă  rien ni Ă  personne mais seulement au vrai, pour l’occasion soyons lyriques !
Et penser, nous insistons aussi sur ce point, penser n’est en rien la prérogative de certains, mais une faculté constamment présente en chacun de nous, quelles que soient sa classe, son éducation ou sa culture, pour peu qu’elle ne soit empêchée.
Raison pour laquelle les pouvoirs, qui ont compris que toute pensée portait en elle un germe affreux d’insoumission, la regardent comme ce qu’il y a de plus à craindre.
Que le peuple, Ă  la faveur d’un break, se pique de penser, et les voilĂ  tout Ă©pouvantĂ©s !
Ce qui nous amène à affirmer sans contredit que la paresse est politique.


C’est ce qui soulevait de dĂ©goĂ»t le poète et Ă©crivain libertaire anglais William Morris Ă  la fin des annĂ©es 1880, et dont les Ă©crits bouillonnants furent redĂ©couverts dans les annĂ©es 1950. Lui qui rĂ©vĂ©rait la beautĂ© se dĂ©sespĂ©rait de voir l’élite nantie se satisfaire d’un système fondĂ© sur le culte du travail et une production de masse des plus mĂ©diocres et des plus laides. Il se dĂ©sespĂ©rait de voir ce travail produire des objets inutiles et nuisibles, et la sociĂ©tĂ© se diviser entre : d’une part ces travailleurs sacrifiĂ©s, privĂ©s de perspective, parquĂ©s dans des faubourgs affligeants de hideur, vivant dans une crasse qui souillait le ciel mĂŞme, soumis Ă  la bassesse des hommes, reprenant sans cesse le mĂŞme ouvrage et s’éreintant au bĂ©nĂ©fice des autres, et d’autre part ceux-lĂ  qui vivaient dans le faste.  
Or cette division n’a cessé, depuis, de s’accroître. Une poignée de richissimes détiennent aujourd’hui la moitié du revenu mondial, tandis que des milliards d’hommes et de femmes, vivant de trois fois rien, n’ont que leur fiel à boire et leurs poings à ronger.
 
 
C’est le travail exagéré qui nous use et nous déglingue, au point que nous nous demandons chaque soir si nous pourrons, le lendemain, reprendre le collier, et si nous aurons assez de jus pour poursuivre.
C’est le travail qui prématurément nous fane.
C’est le travail qui nous Ă©puise, qui nous brise, qui nous vide, qui nous avilit, qui nous humilie, qui nous lamine, qui nous effrite, qui nous dĂ©grade et nous suce la moelle. Pouvez-vous l’entendre un instant ?
C’est le travail qui nous fait tristes, qui nous fait laids et qui nous fait mĂ©chants. Tu la veux ta baffe ! hurlons-nous, Ă  peine revenus du chantier, Ă  l’adresse du petit qui ne nous a rien fait, tant nous sommes Ă  bout ; c’est le bordel ici ! hurlons-nous Ă  l’adresse de notre femme afin de nous dĂ©tendre les nerfs, et nous envoyons un grand coup de pied sur une chaise. Quant Ă  prendre Ginette dans nos bras, caresser ses seins las, baiser ses joues ternies et voir son corps rompu Ă  force de fatigues et de contrariĂ©tĂ©s, pas le courage, ni le cĹ“ur !


Mais ambition de quoi ? (…)
Ambition d’occuper un poste Ă©levĂ© d’oĂą Ă©craser Ă  mĂ©chants coups de talon vos pauvres subalternes obligĂ©s de se taire ?
Ambition de grassement vous enrichir en graissant la patte Ă  certains, puis de trembler de perdre votre magot bien gras ?
Ou de nĂ©gliger vos amis vos amours vos amantes, Ă  force de braquer vos yeux sur les dernières cotations du CAC 40, de comptabiliser vos dividendes Air Liquide, ou de suivre passionnĂ©ment la dĂ©gringolade des actions Casino et l’entrĂ©e en Bourse toute rĂ©cente de ChatGPT ?
Nous, Messieurs, pour incroyable que ça vous paraisse, on s’en bat lec de vos avidités (inutile de préciser qui est l’auteur de cette phrase).


L’un de nos slogans prĂ©fĂ©rĂ©s (...) : TRAVAILLER MOINS POUR LIRE PLUS.  
Travailler moins pour lire plus, puisque la lecture s’acoquine merveilleusement à la paresse, puisque les bons et vrais lecteurs sont très souvent, sinon toujours, de fieffés paresseux. Travailler moins pour lire immodérément, insatiablement, jouissivement, certains diraient vicieusement, certains diraient dangereusement, voir la pauvre Bovary citée par Salvayre pour faire genre.


Une instruction triste est une instruction morte.


La masse pardonne moins à ceux qui nomment les malfaisances qu’à ceux qui les engendrent.


Vous nous vendez sans cesse le bonheur d’exister en consommant et consommant et consommant et consommant Ă  perte de vie. Mais comment, Messieurs, concevez-vous le bonheur ? Comment ?
Vous ĂŞtes-vous demandĂ© un seul jour : que fous-je de ma vie ? Qui ai-je vraiment aimĂ© ? Par quoi fus-je comblĂ© ? Qu’ai-je trouvĂ© de beau et d’admirable dans ce cirque sauvage qu’est devenu le monde et qui me permette de l’endurer ? La mer ? L’enfance ? Cette Ă©trangère Ă  tout calcul qui s’appelle l’amitiĂ© ? L’imprudence insouciante ? Le pouvoir de dire non aux idĂ©es prĂ©conçues comme aux agenouillements ? 


Car c’est alors, dit-il, qu’on s’apprĂŞte Ă  vivre que la vie nous abandonne… Or, la vie, pour qui sait l’employer, est assez longue. Mais l’un est possĂ©dĂ© par l’insatiable avarice ; l’autre s’applique pĂ©niblement Ă  d’inutiles labeurs ; un autre est plongĂ© dans l’ivresse, ou croupit dans l’inaction, ou s’épuise en intrigues toujours Ă  la merci des suffrages d’autrui, ou, poussĂ© par l’aveugle amour du nĂ©goce, court dans l’espoir du gain sur toutes les terres, sur toutes les mers… Quel fol oubli de la condition mortelle que de remettre Ă  cinquante ou soixante ans les projets de sagesse, Ă©crit-il.
SĂ©nèque rend compte avec talent, Messieurs-les-profiteurs, de ce dont nous ne voulons plus d’aucune façon : remettre Ă  demain, Ă  plus tard, Ă  plus loin, Ă  jamais, le temps de vivre qui nous est comptĂ©, car les jours s’en vont et… nous aussi.


Dans Aurore, il [Nietzsche] affirmait que le travail constituait la domestication et le contrĂ´le social de masse, de loin les plus efficaces, ainsi que la meilleure des polices ; et que, grâce Ă  lui, l’heure du grand contrĂ´le universel avait sonnĂ©. Car le travail, Ă©crivait-il, c’est-Ă -dire le dur labeur du matin au soir, use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, et la soustrait Ă  la rĂ©flexion, Ă  la mĂ©ditation, aux rĂŞves, aux soucis, Ă  l’amour et Ă  la haine, il place toujours devant les yeux un but minime et accorde des satisfactions faciles et rĂ©gulières. Ainsi une sociĂ©tĂ©, oĂą l’on travaille sans cesse durement, jouira d’une plus grande sĂ©curitĂ© : et c’est la sĂ©curitĂ© que l’on adore maintenant comme divinitĂ© suprĂŞme.


L’opium du peuple dans le monde actuel n’est peut-être pas tant la religion que l’ennemi accepté… Un tel monde est à la merci, il faut le savoir, de ceux qui fournissent un semblant d’issue à l’ennui. (Georges Bataille)


Si vous chantonnez le matin en allant au travail, c’est que :
1. vous ĂŞtes millionnaire
2. vous vous droguez
3. vous ĂŞtes l’un des sept nains.


Des travaux de plus en plus nombreux portant sur le capitalisme actuel ont mis en relief de nouvelles modifications dans l’organisation du travail en vue d’une meilleure répartition des tâches et des biens.
Mais la plupart de ces travaux nous ont appris aussi que l’un des risques de ces changements Ă©tait de rendre l’aliĂ©nation moins visible et presque dĂ©sirable pour les uns, et de jeter dans une effroyable prĂ©caritĂ© tous ceux qui, restĂ©s en marge, n’avaient d’autre issue que de rĂ©pondre aux fameux « services Ă  la personne Â» autrement dit Ă  enfiler la livrĂ©e du valet et Ă  en accepter les gages.
Ces différents travaux s’accordent à reconnaître qu’un partage des revenus, des statuts et des protections du travail restait donc la grande question, la question décisive, la question cruciale, qu’une société soucieuse du bien commun devait impérativement se poser.


Que s’est-il passĂ© pour que les choses s’inversent au point que, de nos jours, les seuls paradis dĂ©signĂ©s comme tels soient les paradis fiscaux ?

 

 

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