lundi 27 novembre 2023

[Chiche, Sarah] Les alchimies

 





Coup de coeur đź’“

 

Titre : Les alchimies

Auteur : Sarah CHICHE

Parution :  2023 (Seuil)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

En 2022, en pleine crise de l’hĂ´pital, Camille Cambon, mĂ©decin lĂ©giste vaillante et brillante, reçoit un mail Ă©nigmatique. Il y est question du peintre Goya et de son crâne volĂ© après son inhumation Ă  Bordeaux en 1828, et dont on a depuis perdu la trace. D’abord portraitiste officiel de la cour, aimĂ© des puissants, le maĂ®tre espagnol devint, Ă  la suite d’une maladie, l’observateur implacable et visionnaire des tĂ©nèbres de l’âme humaine.
Les parents de Camille et son parrain, neurologue, se sont passionnĂ©s pour l’oeuvre de Goya, avant de devenir des scientifiques de renommĂ©e internationale.
Camille part rencontrer Ă  Bordeaux sa mystĂ©rieuse correspondante, une ancienne directrice de théâtre qui a bien connu ces trois-lĂ , alors Ă©tudiants en mĂ©decine, dans les annĂ©es 1960, et semble tout savoir de leur obsession partagĂ©e pour Goya. Une quĂŞte effrĂ©nĂ©e, entre passion scientifique et dĂ©raison, oĂą chacun a pris toutes les libertĂ©s et tous les risques, au point de s’y brĂ»ler les ailes.
Du siècle des Lumières Ă  la crĂ©ation d’une sociĂ©tĂ© secrète de mĂ©decins, Les Alchimies est une fresque captivante sur l’origine du gĂ©nie, les amitiĂ©s qui ressemblent Ă  l’amour, les pouvoirs obscurs et merveilleux de l’art.

 

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur : 

Sarah Chiche est Ă©crivaine. Après Les EntĂ©nĂ©brĂ©s (2019) et Saturne (2020), qui l’ont rĂ©vĂ©lĂ©e Ă  un large public, Les Alchimies est son cinquième roman.

 

 

Avis :

MĂ©decin lĂ©giste, la narratrice Camille Cambon se dĂ©fend des sombres et macabres rĂ©alitĂ©s du monde et de son mĂ©tier en cultivant l’humour noir et la froideur. MĂ©decins eux aussi – Ă©minent lĂ©giste pour l’un, gĂ©nĂ©raliste pour l’autre –, ses parents n’ont pas survĂ©cu Ă  un accident de plongĂ©e survenu une trentaine d’annĂ©es plus tĂ´t, quand elle avait seize ans. Ils se passionnaient pour Goya, le peintre aragonais inhumĂ© en 1828 Ă  Bordeaux, mais… sans sa tĂŞte. C’est Ă  leur propos que Camille reçoit un jour un e-mail en provenance d’un mystĂ©rieux correspondant bordelais. Celui-ci a des rĂ©vĂ©lations Ă  lui faire quant au passĂ© de ses parents, Ă  leur passion dĂ©vorante pour la partie la plus noire de l’oeuvre de Goya et aux extrĂ©mitĂ©s auxquelles leur quĂŞte du crâne disparu les a menĂ©s.

« Toute cette histoire restera Ă©nigmatique Ă  qui n'accepte pas de s'armer de sa propre part de tĂ©nèbres pour aller Ă  la rencontre de ce qui peut arriver aux ĂŞtres humains. » Le cadre est posĂ© d’emblĂ©e et ne va cesser de nous confronter Ă  nos aspects les plus sombres, au grĂ© d’un terrifiant jeu de miroir rapprochant certaines violences actuelles de celles dont Goya se fit l’Ă©cho brutal dans ses Ĺ“uvres les plus noires. Aux suppliciĂ©s peuplant de leur douleur nue les toiles du peintre vont d’abord rĂ©pondre, dans une première partie lui empruntant le titre « Les dĂ©sastres de la guerre », une tout aussi horrifique mosaĂŻque de faits rĂ©cents. Scandale du charnier de l’universitĂ© Paris-Descartes et rĂ©vĂ©lation dès 2019 d’un trafic de corps humains, hĂ©catombe de la pandĂ©mie de Covid dans des hĂ´pitaux dĂ©jĂ  en crise, aspects les plus sordides accompagnant les fonctions d’un mĂ©decin lĂ©giste… : un condensĂ© de scènes effroyables, Ă©voquĂ©es sans fard dans leur vĂ©ritĂ© la plus macabre, soufflète le lecteur, saisi entre horreur et Ă©motion, au fil d’un rĂ©cit dont la fĂ©rocitĂ© caustique n’a d’Ă©gale que sa luciditĂ© dĂ©sespĂ©rĂ©e.

C’est aux cĂ´tĂ©s d’une narratrice Ă©branlĂ©e et au bord de la crise de nerfs que l’on s’engage alors dans la seconde partie du roman, très diffĂ©rente de ton puisque relatĂ©e, non sans mĂ©lancolie cette fois, par une vieille connaissance des parents de Camille. IntitulĂ©e, toujours d’après Goya, « Le songe de la raison », cette portion du rĂ©cit va faire la lumière sur la vĂ©ritable histoire d’un trio que « le dĂ©mon de la connaissance » aura fini par « dĂ©vorer jusqu’Ă  la folie ». Des errances phrĂ©nologiques Ă  la quĂŞte du crâne disparu de Goya en passant par d’Ă©tranges sabbats dans les catacombes de Paris, c’est un visage totalement inattendu, de ses parents et du parrain qui l’a prise en charge orpheline, que Camille va dĂ©couvrir en mĂŞme temps qu’un monstrueux secret de famille. A trop flirter avec « la ligne de partage entre les vivants et les morts », les apprentis mĂ©decins qu’ils furent ne surent pas rĂ©sister Ă  leur fascination pour les gouffres. « Le sommeil de la raison engendre des monstres », soulignait il y a deux siècles le titre d’une gravure de Goya… « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » a t-ton envie de lui rĂ©pondre.

Egalement psychologue clinicienne et psychanalyste, Sarah Chiche cache dans les plis de ce thriller gothico-macabre l’anamnèse d’une femme parvenue au point de rupture et qui, comme lors d’une cure psychanalytique, prend soudain conscience des courants souterrains et des transmutations Ă  l’oeuvre dans son histoire familiale :  toute une alchimie mise au jour par le verbe, terriblement vrai, de l’Ă©crivain. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Il y a pire encore que de craindre qu’une chose n’arrive : qu’elle arrive, et s’y rĂ©signer.


Dès que l’un d’entre nous soumettait une idĂ©e innovante, le directeur se mettait Ă  lisser sa cravate entre le majeur et le pouce, faisait allusion Ă  des instances dĂ©cisionnelles supĂ©rieures, Ă  des circulaires complexes, Ă  des « procĂ©dures pour enclencher une procĂ©dure », et la dĂ©cision qui Ă©tait sur le point d’ĂŞtre prise ne l’Ă©tait pas. Ce dont, naturellement, le directeur se fĂ©licitait toujours : les idĂ©es sont mĂ©prisables ; les innovations dangereuses ; le pouvoir ne se partage pas s’il veut s’imposer ; mieux vaut laisser les chefs de service humilier les chefs de clinique qui humilient les internes qui humilient les infirmiers qui humilient les aides-soignants qui humilient les patients (du moins ceux qui sont toujours vivants) qui ne peuvent qu’humilier la purĂ©e aux trois saveurs qu’on leur sert en n’y touchant pas, et qui donc, depuis leur lit, confits dans leur maladie, finissent par insulter les aides-soignants qui hurlent sur les infirmiers qui critiquent les internes qui n’Ă©coutent plus les chefs de clinique qui se rebellent contre les chefs de service qui se mettent en arrĂŞt maladie ou dĂ©missionnent pour empoisonner le directeur, lequel obĂ©it lui-mĂŞme aux commandements Ă©dictĂ©s par des gens qui ne nous rendent jamais visite mais semblent atteints du mĂŞme mal que lui. 


Ma fille me dĂ©visageait. Elle avait un air que je reconnus. Celui que l’on aperçoit dans le miroir quand l’enfance est terminĂ©e, qu’on se prĂ©pare Ă  sortir, mais que soudain, en vĂ©rifiant sa coiffure, juste avant d’Ă©teindre la lumière, on comprend, pour la première fois peut-ĂŞtre, qu’entre les cours, les concerts, les projets de fĂŞtes, les fĂŞtes et les discussions avec sa meilleure amie sur la fille ou le garçon de quatrième qui vous a jetĂ© un regard appuyĂ©, on n’a certes pas assez de place dans son cĹ“ur pour tout le monde, mais qu’un jour, il ne nous restera plus que la possibilitĂ© de murmurer aux particules qui dansent dans le ciel dĂ©gagĂ© : « Maman, autrefois je crois t’avoir aimĂ©e plus que tout, et peut-ĂŞtre m’as-tu aimĂ©e toi aussi. »


Toute extase passionnĂ©e a son pot de chambre. Ce bonheur ne fut qu’un intermède. Si notre passion commune pour la chose sexuelle avait cimentĂ© d’emblĂ©e notre couple, et qu’elle Ă©tait demeurĂ©e intacte après la naissance de notre fille, elle finit par faire le lit de notre enfer. Après plusieurs annĂ©es de pratique de la cardiologie pĂ©diatrique, des courriels incidemment retrouvĂ©s dans la messagerie de Thomas m’avaient informĂ©e qu’il s’occupait aussi du cĹ“ur d’un certain nombre de femmes, qu’il situait anatomiquement un peu plus bas. Il y en avait trop. Trop souvent. Il ne pouvait pas s’en empĂŞcher, et puis oui, m’avait-il avouĂ©, quand il couchait, il se figurait qu’il tombait amoureux. « Trop de stress, trop de pression Ă  l’hĂ´pital, la dose quotidienne de sensations Ă©rotiques qu’il me faut pour faire face Ă  l’horreur, ces valves minuscules, ces vaisseaux sanguins d’un millimètre d’Ă©paisseur que je dois opĂ©rer, parfois pendant douze heures d’affilĂ©e, sans savoir si le cĹ“ur du bĂ©bĂ© que des parents me confient va se remettre Ă  battre ou non, cette petite de dix-huit mois que je n’ai pas pu sauver, sa mère qui a hurlĂ© de douleur dans mes bras, son visage qui continue Ă  me hanter, des mois après… Tu comprends ? »
Ă€ la longue, je n’avais plus voulu comprendre. 


Il ne faut jamais mentir Ă  personne, me dis-je en contemplant un masque chirurgical usagĂ© qui gisait Ă  mes pieds. Ă€ personne, sauf peut-ĂŞtre aux gens qu’on aime.


C’est ça, le miracle de l’art : nous raconter en un dĂ©tail des choses incroyables sans jamais les dire tout Ă  fait.
 
 
Elle avait Ă©crit un livre sur Madeleine Brès, la première femme autorisĂ©e Ă  exercer la mĂ©decine Ă  la condition expresse qu’elle ne s’occupe que de bĂ©bĂ©s, de mères et d’allaitement ; mĂŞme si depuis les annĂ©es 1960 les femmes avaient pu investir la mĂ©decine gĂ©nĂ©rale, racontait LĂ©a, on entendait encore toutes sortes d’horreurs sur leur prĂ©sence dans les cabinets. TantĂ´t on disait qu’elles s’installaient Ă  domicile pour s’occuper de leurs enfants. TantĂ´t on leur reprochait de travailler cinquante heures par semaine et de sacrifier leur maternitĂ©. Ă€ l’occasion de la parution de son livre, LĂ©a avait accordĂ© un entretien qui avait fait grand bruit. Au journaliste qui lui demandait si, compte tenu de son engagement auprès de ses patients, elle n’avait pas l’impression de passer Ă  cĂ´tĂ© de la maternitĂ© et de sacrifier sa vie personnelle, elle avait rĂ©pondu : « Si j’Ă©tais un homme, jamais vous ne me demanderiez si, mĂ©decin avec un enfant en bas âge, je ne crains pas de passer Ă  cĂ´tĂ© de la paternitĂ©. Je ne sacrifie pas ma vie personnelle. La mĂ©decine est ma vie personnelle. »

 

 

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