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samedi 2 septembre 2023

[Tripier, Perrine] Les guerres précieuses

 



 

Coup de coeur đź’“đź’“

 

Titre : Les guerres précieuses

Auteur : Perrine TRIPIER

Parution : 2023 (Gallimard)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :  

« Je marchais Ă  pas lents de bout en bout dans la Maison, et la traĂ®ne de fourrure me suivait comme un lourd serpent louvoyant. BĂŞtes fauves, bois de camphre, pin qui brĂ»le et pain qui fume, j’emplissais la Maison de chaleur et de lumières. J’en Ă©tais la force vitale, l’organe palpitant dans un thorax de charpentes et de pignons. Â»

HantĂ©e par un âge d’or familial, une femme dĂ©cide de passer toute son existence dans la grande maison de son enfance, autrefois si pleine de joie. Pourtant, il faudra bien, un jour ou l’autre, affronter le monde extĂ©rieur. Avant de choisir dĂ©finitivement l’apaisement, elle nous entraĂ®ne dans le dĂ©dale de sa mĂ©moire en classant, comme une aquarelliste, ses souvenirs par saison. Que reste-t-il des printemps, des Ă©tĂ©s, des automnes et des hivers d’une vie ?

 

Un mot sur l'auteur :

Diplômée d'un master de littérature, Perrine Tripier a vingt-quatre ans et enseigne les lettres dans un lycée en Bretagne.

 

Avis :

« Il est des lieux qui vous harponnent. Qui enroulent leurs mailles autour de vos songes, qui ajustent leurs griffes, juste assez pour vous laisser grandir, mais avec dans votre chair la meurtrissure de leur emprise. Â» Alors qu’elle a dĂ» se rĂ©soudre Ă  quitter sa chère Maison pour un hospice, une vieille dame ne cesse d’y retourner en pensĂ©e, hantĂ©e par ses souvenirs qu’elle feuillette par saisons, comme les pages d’un album de famille enfermant tristement annĂ©es enfuies et ĂŞtres chers disparus.

Cette Maison avec une majuscule, baignée de la saumure de la nostalgie, est, avec son grand jardin, son petit bois et son étang où se réverbèrent encore les rires des enfants heureux de s’y retrouver chaque été, lorsque la famille toute entière s’y réunissait pour les vacances, la réincarnation littéraire de celle que les grands-parents de l’auteur ont vendue, à la si grande tristesse de cette dernière qu’elle l’a étirée jusqu’à en faire une fiction. Elle est toute la vie d’Isadora, qui, après y avoir grandi dans un bonheur ponctué de chaque tohu-bohu estival, ne l’a jamais quittée, refusant même de se marier pour ne pas partir et pour devenir à son tour la prêtresse des lieux, la fillette cédant bientôt la place à une vieille fille percluse de solitude, à jamais dévorée par l’impossible désir de retenir les jours heureux.

« J'ai assez aimĂ© la Maison pour ne rien souhaiter d'autre, dans toute mon existence, que d'y demeurer, blottie, au creux des choses familières. » A cet attachement pour le lieu, point fixe d’une succession de tableaux saisonniers dont les plus infimes dĂ©tails sensoriels, entre odeur du soleil et de fleurs dĂ©jĂ  trop mĂ»res, bruissement de feuilles mortes soulevĂ©es par le vent, froid Ă©blouissant de neige bientĂ´t sale, paillettes de lumière sur une moisson de corolles printanières, restent tellement prĂ©gnants dans la mĂ©moire de la narratrice qu’ils parviennent encore, entre deux cruels retours Ă  l’insupportable rĂ©alitĂ© prĂ©sente, Ă  effacer les murs de sa triste chambre mĂ©dicalisĂ©e, se superpose une incapacitĂ© quasi nĂ©vrotique Ă  se dĂ©tacher du passĂ© et Ă  faire face, autrefois Ă  la vie, aujourd’hui Ă  la mort. Comme une vieille cassette inlassablement rembobinĂ©e jusqu’à l’usure, la vie d’Isadora s’est rĂ©pĂ©tĂ©e chaque annĂ©e Ă  l’identique, chaque cycle de saisons buttant Ă©ternellement sur le mĂŞme anniversaire, celui de l’accident qui lui a ravi sa jeune sĹ“ur Harriet.   
 
« Rester, c’était ma façon de rĂ©sister Ă  l’effacement, Ă  l’oubli. Â» Et mĂŞme lorsque contrainte par le grand âge, alors qu’approche l’heure de l’apaisement dĂ©finitif, la vieille dame ne peut encore se rĂ©soudre Ă  rendre les armes : « Je dĂ©sirais laisser pourrir la Maison. La laisser se dĂ©mantibuler, s’effondrer sur elle-mĂŞme, comme un cheval Ă©reintĂ© qui plie sur ses jambes, l’écume aux flancs. Je voulais qu’elle meure de mon dĂ©part, et qu’elle m’attende pour que je vienne la hanter, avec tous les autres fantĂ´mes de ma famille, quand je serais morte. Â»
 
A seulement vingt-quatre ans, Perrine Tripier signe un premier roman éblouissant, sur le temps qui passe et nous efface. Sublimé par la finesse et la beauté de son écriture, son texte minutieusement ciselé exhale une nostalgie si épaisse qu’elle vous prend à la gorge et vous accompagne longtemps après son excipit. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Mais les images dĂ©filent en couleurs fanĂ©es, vidĂ©es de vie. Les visages sont flous, et c’est le plus douloureux, se rendre compte que l’image de ma famille, jeune, vivante, est perdue Ă  jamais. Je me suis perdue Ă©galement. Qui Ă©tais-je, Ă  huit ans ? Maintenant que la vieillesse me casse le dos et me rompt les doigts, je sens combien j’aurais Ă©tĂ© agacĂ©e, enfant, par ma prĂ©sence d’aujourd’hui, encombrĂ©e par ce qui n’est plus. Je haĂŻrais le théâtre de marionnettes que je dresse en pensĂ©e pour rejouer sans cesse les images mortes. Qui Ă©tions-nous, dans les bois et dans la chambre, dans la cuisine oĂą la soupe fume ? J’agite des pantins dont les visages s’effacent. Qu’importe, il est un moment oĂą certains nous sont tellement familiers qu’on n’a mĂŞme plus besoin de leur prĂ©sence physique pour qu’ils soient lĂ . Il n’y a que des gens avec lesquels on a grandi dont on peut vraiment dire les connaĂ®tre. Notre Ă©volution particulière s’est lĂ©gèrement teintĂ©e de celle des autres, comme l’eau dans laquelle tombe une goutte de sirop, une seule, suffisante pour colorer de menthe pâle le verre entier.
 

J’ai tout de suite compris qu’il partirait. Qu’il irait exceller à la Ville, parce qu’à la Maison, on ne peut exceller. On ne peut forcer les murs de bois à s’étirer pour nos ailes lumineuses, alors on les replie, et on laisse la lumière briller faiblement à l’intérieur de soi. De cela, Klaus n’aurait jamais été capable.
 

Certains soirs, on feuilletait l’album avec Petit Père. (…)
Ça m’agaçait de voir sur les photos des gens que je ne connaissais pas Ă©voluer dans la Maison, faire comme s’ils Ă©taient chez eux, affalĂ©s dans les canapĂ©s, riant dans le verger, le coude appuyĂ© sur le toit d’une vieille voiture garĂ©e triomphalement dans l’allĂ©e. Les morts n’ont aucune humilitĂ©, ils s’affichent lĂ , figĂ©s Ă  jamais sur du papier glacĂ©, et sont Ă  jamais chez eux dans les lieux qu’ils ont habitĂ©s. On a peur de les dĂ©ranger, on refuse de jeter le service d’assiettes de la vieille LĂ©odagathe, parce qu’elle l’aimait beaucoup, la sainte femme ; pourtant ce service enquiquine tout le monde, et il est Ă©brĂ©chĂ© et de mauvais goĂ»t, mais ça personne ne le dit, parce que la vieille LĂ©odagathe, dont les os reposent quelque part, entassĂ©s dans le cimetière du village, rongĂ©s par la vermine, Ă©tait, avant tout, « une sainte femme Â». Ce que je dĂ©testais surtout, c’étaient les photos oĂą l’on voyait d’autres enfants, construisant comme nous des cabanes dans les arbres du bois, des cabanes disparues et englouties dans le vent chargĂ© de rĂ©sine, leurs rires Ă©vanouis dans l’écorce des arbres. C’étaient oncle Bertie ou Petit Père enfants, avec Hilde qui ressemblait Ă  un garçon aux cheveux courts, ils posaient avec leurs cousins – que nous ne voyions plus jamais – sur le perron. La Maison entière avait une couleur particulière, dans le jaunissement passĂ© des clichĂ©s, je la reconnaissais Ă  peine ; c’était elle et Ă  la fois ce n’était pas elle. Tout paraissait plus neuf aussi, sur certaines images, mĂŞme, la vĂ©randa n’étendait pas encore ses panneaux de verre Ă  l’arrière de la Maison. Deux ou trois photos du premier album montrent des gens souriants qui posent, le marteau Ă  la main, en train de la monter. C’était Ă©trange de savoir que la Maison, comme un jouet en bois qu’on peut dĂ©monter, avait Ă©tĂ© augmentĂ©e et modifiĂ©e, construite, pensĂ©e. La Maison cessait alors un instant d’être cette entitĂ© immuable qui semblait avoir toujours Ă©tĂ© lĂ , et devoir toujours y demeurer ; une idĂ©e de temporalitĂ© s’y ajoutait, et cela paraissait inconfortable. Je n’aimais pas voir ces photos parce qu’elles me rappelaient que moi aussi je changeais et je grandissais d’annĂ©e en annĂ©e, et qu’un jour je partirais faire des Ă©tudes Ă  la Ville, comme tout le monde, et que je quitterais ce monde qui Ă©tait tout pour moi, cette pelouse grasse, ces murs de bois blanc, ces pignons compliquĂ©s et ces grands arbres sombres.
 
 
Je suis heureuse de n’avoir jamais eu qu’un seul chez-moi. Il me semble que l’enchaînement des chez-soi rend les gens plus inconsistants. Ils ne possèdent qu’une sensation de chez-soi galvaudée, parce qu’ils ont laissé partout des morceaux d’eux-mêmes dans les maisons qu’ils ont quittées. Klaus a eu plusieurs appartements, une chambre étudiante à la Ville, plein de chambres d’hôtel, pour ses concerts, des lits de passage, des parquets dont on n’a pas le temps de regarder les nœuds. On s’attarde moins sur des lieux qu’on doit quitter souvent, parce qu’on se force sans doute à moins s’y attacher, comme pour atténuer la rupture que chaque déménagement provoque. Les déménagements nous brisent. On fiche dans les murs des morceaux de soi partout où l’on passe, et l’on se désagrège en partant. Mon frère s’est désagrégé au fil du temps, c’est sans doute pour ça qu’il n’est heureux nulle part.


Mes yeux sont froids à présent, sans doute. Ils ne sont plus couleur d’étang sale, n’est-ce pas, voilés par la cataracte et la mélancolie, lac gelé sous un ciel mauve. Ils sont pleins du passé et ont usé toutes leurs étincelles. Je ne cherche même plus à les rallumer. Comment les rallumer d’ailleurs sur ce ballet de blouses blanches et de serviables fantômes, qui remplissent mon assiette, allument ma télé, me parlent très fort dans l’oreille. Ici, il n’y a plus de massifs de fleurs, de ciels éblouissants et de neige scintillante. Le café dans la tasse est froid comme mon cœur. Qu’on le boive, qu’on en finisse.


Je ressasse, à longueur de journée, je pense, je pense, je revois, sans revivre. Je fais l’expérience répétée de l’échec des souvenirs, de l’imperfection de la mémoire. J’oublie des choses qui ne resurgiront pas, et l’entreprise me semble alors perdue d’avance.


Je trempe en permanence dans les eaux tièdes de l’étang entre les saules, l’étang cachĂ© de l’oncle Bertie, et Suzy est rose dans son peignoir de soie, les matins d’étĂ©, Ă  la table du petit dĂ©jeuner. Bertie a la main serrĂ©e sur sa nuque, il joue avec ses cheveux. Ils sont tendres, et heureux, et morts. Si je meurs, quand revivront-ils ? Pour qui joueront-ils Ă  jamais ces matins d’amour Ă  la Maison, si ce n’est pour moi, qui les convoque Ă  l’envi ?


Tout n’est pas mauvais, ici, pourtant. Je sais que certains pensionnaires se lient d’amitié, se retrouvent pour jouer aux cartes, connaissent les prénoms des soignants. Ils commettent l’erreur de s’adapter. Si je m’adapte, j’ai peur d’oublier que ce n’est pas chez moi.


Au printemps, je décidai de vendre la Maison en viager à la municipalité, en leur faisant signer un contrat qui stipulait qu’ils n’y toucheraient pas, que personne ne viendrait y habiter, qu’ils mettraient un gros cadenas sur les grilles. Je désirais laisser pourrir la Maison. La laisser se démantibuler, s’effondrer sur elle-même, comme un cheval éreinté qui plie sur ses jambes, l’écume aux flancs. Je voulais qu’elle meure de mon départ, et qu’elle m’attende pour que je vienne la hanter, avec tous les autres fantômes de ma famille, quand je serais morte.


J’ignore pourquoi je suis comme ça, pourquoi je cherche Ă  tout revivre en permanence. Rester, c’était ma façon de rĂ©sister Ă  l’effacement, Ă  l’oubli. Au fond, il n’y avait qu’un seul drame dans ma vie. J’aurais tout donnĂ© pour que Harriett soit de retour.      
J’ai
tout donnĂ©.   


J’acceptais peu à peu l’idée que la Maison n’était qu’une pause pour les autres. La Maison était un endroit un peu maudit pour eux, lourd de douleur, lourd de souvenirs figés. Je compris aussi qu’à présent, il ne restait plus que Klaus, Louisa et moi, et qu’eux ne voyaient pas la Maison comme moi. Cela leur demandait beaucoup d’efforts pour y revenir sans souffrir, alors que moi, je me plaisais justement à sentir le poids rassurant du passé sur mes épaules. Je me sentais accompagnée.


Je revenais vers la Maison. Je connaissais les chemins par cĹ“ur, je ne prĂŞtais plus guère attention Ă  la courbe des sentiers. Je finissais par dĂ©boucher sur la pelouse, et la Maison se dĂ©tachait, immense et blanche dans le jardin. Mes pas s’allongeaient, je ne pensais plus qu’à poser mes bottes et Ă  faire sĂ©cher mes chaussettes devant le feu, avec une tasse fumante. Dans ces moments-lĂ , quand je venais de m’oublier dans l’extĂ©rieur, je ne m’arrĂŞtais pas pour regarder la Maison. Je ne pensais qu’à son contenu : la cuisine, la thĂ©ière, la cheminĂ©e, les pantoufles. Je ne levais plus les yeux, en traversant la pelouse. Je le regrette Ă  prĂ©sent. J’aurais toujours dĂ» la contempler au sortir des bois comme quand, enfant, ses façades brillant au soleil me frappaient d’éblouissement. Il faut toujours s’efforcer de voir les choses familières, de les voir vraiment. Il faut visiter son propre palais avec l’étonnement d’un ambassadeur Ă©tranger.


Entrer en hospice m’a confrontĂ©e, violemment et implacablement, Ă  ma disparition. Ce ne fut pas, en soi, une surprise ; on sait toute sa vie qu’il faudra mourir, et pourtant rien ne nous y prĂ©pare jamais, pas mĂŞme la mort des autres. Quand le corps devient faible, on se retrouve soudain lestĂ© par une accumulation de regrets si lourds, si pesants, qu’ils rendent la fin de vie profondĂ©ment triste. La joie dans mon cĹ“ur a du mal Ă  se soulever, du mal Ă  prendre.


C’est terrible, des larmes de vieille, on sait qu’elles sont inconsolables. Les chagrins sont trop profonds, trop essentiels, ils deviennent constitutifs de soi. Mes chagrins et mes colères sont tout ce qu’il me reste
)

 

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