vendredi 31 mars 2023

[Humm, Philibert] Roman fleuve

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Roman fleuve

Auteur : Philibert HUMM

Parution :  2022 (Equateurs)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Ce périple, les trois jeunes gens l’ont entrepris au mépris du danger, au péril de leur vie, et malgré les supplications de leurs fiancées respectives. Ils l’ont fait pour le rayonnement de la France, le progrès de la science et aussi un peu pour passer le temps.
Il en résulte un roman d’aventure avec de l’action à l’intérieur et aussi des temps calmes et du passé simple. Ceci est une expérience de lecture immersive. Hormis deux ou trois passages inquiétants, le suspense y est supportable et l’œuvre reste accessible au public poitrinaire. A noter la présence de nombreux adverbes.
L’éditeur ne saurait être tenu responsable des mauvaises idées que ce livre ne manquera pas d’instiller dans le cerveau vicié des nouvelles générations gavées d’écran et pourries à la moelle.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Philibert Humm, journaliste et écrivain est notamment l'auteur aux Equateurs du Tour de France par deux enfants d’aujourd’hui.

 

 

Avis :

Qui ne se souvient du désormais classique Trois hommes dans un bateau, où, il y a plus d’un siècle, Jerome K. Jerome emmenait les doubles littéraires de deux de ses amis dans une descente de la Tamise parsemée d’anecdotes comiques et de réflexions philosophiques sur le cours de l’existence ? En hommage appuyé à son devancier, Philibert Humm s’autoproclame capitaine d’un frêle esquif rebaptisé Bateau, et, pomponné d’un bachi de matelot, se lance à l‘été 2018 sur le cours de la Seine, de Paris à la mer, pour d’authentiques et savoureuses pseudo-aventures, pleines d’humour et d’auto-dérision, en compagnie de deux copains, Samuel Adrian et François Waquet, respectivement promulgués pour l’occasion quartier-maître écopier et major de l’expédition.

« La pratique du canotage présente un inconvénient majeur : il est nécessaire de ramer pour avancer. » Optimistes et débrouillards, les trois compères ont bien bricolé une voile de fortune. Mais, entre leur maladresse, l’indocilité du vent et la précarité de leur matériel, il leur faudra huit jours de rame pour parcourir les 360 kilomètres jusqu’à la mer, un effort ridiculisé par la vitesse de la route et du rail qu’ils ne cessent de croiser sous la forme d’imposantes œuvres d’art plantées au milieu des détritus : viaducs ferroviaires et ponts autoroutiers. « Nous avions ramé la journée durant et n’étions qu’à neuf stations de la place de l’Étoile. » N’importe, la bonne humeur règne, et, nonobstant une ou deux prises de bec et quelques frayeurs dans les remous de péniches et les écluses, quand survient un orage ou lorsque Bateau chavire, le trio trace sa route entre les bivouacs à la belle étoile – même si souvent parmi les immondices -, et les rencontres inattendues ou programmées, comme ce pique-nique avec la famille Tesson sur l’île de Chatou.

Maniant fort bien la langue française, ses figures de style et son imparfait du subjonctif, l’auteur, faussement léger et très pince-sans-rire, profite des temps calmes de la navigation pour des « ventilations narratives », explorant très pittoresquement, voire même poétiquement, les lieux échelonnés tout au long de la Seine, et convoquant, l’air de rien, maintes références rares et érudites. Toujours drôle et railleur, le reportage de voyage devient jubilatoire lorsqu'avec le plus complet cynisme, l’auteur caricature son propre personnage dans un rôle de meneur autoritaire, arrogant et mesquin - « Je suis assez insensible aux grandes douleurs humaines, celles des autres en particulier » -, et lui fait endosser des réflexions amères, parfois très peu politiquement correctes : « La démocratie est une affaire trop sérieuse pour qu’on laisse s’en mêler n’importe qui. Ce qui met à mal ce régime, c’est qu’il s’adresse aux médiocres, à cause du nombre. (…) La loi du nombre mène immanquablement à la paresse et la ruine. »

L’on s’amuse de bon coeur au long de ce texte entièrement au second degré, dont l’esprit et l’humour ne déparent pas celui de son modèle anglo-saxon : une friandise que la qualité d’écriture et l’érudition de son auteur rendent franchement gastronomique. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Au cours de notre quatrième et dernière réunion, j’avertis mes hommes que je serais leur capitaine. Aussi bien j’aurais pu me nommer amiral ou lieutenant de vaisseau, mais nous possédions un canot et je ne voulais pas risquer de sombrer dans le ridicule. En outre, l’abus de galons dessert l’autorité. Mieux vaut demeurer au plus proche de ses hommes et s’en tenir à une ou deux barrettes supplémentaires. Un conseil : ne jamais porter d’épaulettes quand on n’a pas les épaules. 
 

Les aventuriers ne font généralement pas grand cas du souci de leurs parents. La désobéissance est le premier jalon de l’aventure et l’aventurier ne va pas plus loin que la haie du jardin s’il obéit à sa maman. D’ailleurs aucun aventurier ne parle jamais de sa maman. On dirait qu’ils sont tous orphelins. Mon œil ! Les aventuriers ont des mamans, eux aussi, et qui se font du mouron. Combien de litres de sang d’encre ont dû se faire les mamans de Magellan, Marco Polo ou Mike Horn ? De quoi transfuser l’armée russe à mon avis. C’est pourquoi je me fis ce serment : à défaut d’être un bon fils, je serais comme un père pour mes hommes. « Vas-tu te grouiller un peu oui ou merde ? » demanda le major qui tenait la voile à bout de bras pour que j’y fixe l’antenne de notre mât. « L’ingratitude la plus commune et la plus ancienne est celle des enfants envers leurs pères », dit l’aphoriste Vauvenargues.
 

La réalité dépasse la fiction pour une raison simple : la fiction doit rester vraisemblable. La réalité, elle, n’y est pas tenue.
 

Bobby, donc, avait vu couler son bob à Mantes. Il l’avait remplacé par une casquette de cycliste. À un été de là, l’écopier s’était en effet trouvé livreur coursier à Paris. Huit semaines durant, il avait sillonné la capitale à vélo pour le compte de la société belge Take it Easy (« Allez-y doucement », en français). Il n’en avait pas tiré de revenu substantiel mais avait conservé par-devers lui cette gapette, semblable à celles que portaient autrefois les coureurs du Tour de France. Les gapettes de cycliste sont reconnaissables par leur petite visière en croissant de lune qui donne automatiquement l’air idiot à qui la porte et n’est pas Eddy Merckx. Bobby ne quittait plus la sienne. J’observai qu’il en orientait la visière suivant la course du soleil : à peine avait-il un rayon dans l’œil, à peine décalait-il la gapette de quelques degrés, et cela toute la sainte journée. De sorte qu’un bon observateur aurait pu déterminer l’heure d’un seul coup d’œil à la casquette de Bobby. Le regardant, je vis qu’il était 15 heures ; 15 h 30 en réalité. Bobby retardait un peu.
 

Je repensai au combat perdu contre le silure. Ces bêtes étaient redoutables. L’an passé, avait dit un client des Tilleuls, aux environs de Saint-Dizier (Haute-Marne), un silure avait gobé un poulain. « Vous pouvez vérifier, c’est allé dans les journaux. » « Plaisanterie ! » avait répliqué Bertrand. « D’accord les silures sont agressifs quand ils couvent leurs œufs mais ils ne s’attaquent pas à plus gros. » L’autre insistait. Il disait qu’à Albi, dans le Tarn, les silures avaient décimé la population de pigeons. « De pigeons ? » s’était étonné Bobby. Oui de pigeons. Car pour ce qui les concerne, les pigeons d’Albi vont se désaltérer sur les rives du Tarn, en un endroit où le fond est si faible, voire inexistant, qu’on ne peut d’aucune manière imaginer tapis là des silures. C’est le cas pourtant. Dans vingt centimètres d’eau, parfois moins, les silures attendent leur proie, immobiles. Quand le pigeon s’aventure un peu trop près de la gueule du monstre, soudain le silure jaillit, saisit l’oiseau à l’aile et le coule par le fond dans l’abominable dessein de le dévorer. Une équipe de télévision a capturé cette scène invraisemblable et de courts extraits se trouvent sans mal sur Internet. J’invite le lecteur à les visionner. 
 
 
À mesure que Rouen approchait, le temps se gâtait. D’après mon expérience, il pleut continuellement à Rouen. L’autre jour encore, un Rouennais humide a tenté de me convaincre du contraire mais les statistiques officielles le détrompent : 805 millimètres de précipitations annuelles à Rouen contre 700 de moyenne pour le reste du territoire. On me dira que le différentiel n’est pas si grand et on aura tort : ces 105 millimètres sont précisément ceux qui font déborder le vase. Aussi, ai-je remarqué, à Rouen les précipitations ne se précipitent pas. Elles prennent leur temps pour vous tomber dans le col en grosses gouttes molles, imbiber votre loden et vous détremper jusqu’aux os. Rien ne sert à Rouen d’attendre sous un abribus le temps que ça passe. Ça ne passe pas. L’autobus non plus, d’ailleurs. Je ne m’étendrai pas sur la médiocrité des transports urbains de l’agglomération rouennaise qui ne respectent jamais les horaires affichés sur les panonceaux pourtant prévus à cet effet et se dispensent d’attendre quand ils passent en avance, parce que j’aurais l’air de tirer sur l’ambulance. Ce n’est pas mon intention. Je n’ai rien contre les Rouennais ni contre leur ville que je connais assez mal pour n’y avoir séjourné qu’une seule fois, en famille, à l’occasion du mariage d’un cousin. Il pleuvait, le bus n’est jamais venu et nous avons manqué la noce.


Un formulaire de décharge de vie est un document signé par deux parties dans lequel la partie A ou « Renonciateur » libère l’autre partie – partie B ou « Renonciataire » – de toute responsabilité quant à l’interruption prématurée de son existence. Simplement dit, B promet à A de ne pas en vouloir à A si B décède. Je me reconnais assez en B. Comme lui, j’ai toujours vécu « à mes risques et périls », selon la formule consacrée. On trouvait autrefois des panneaux « À vos risques et périls » devant les ravins ou au commencement des sentiers dangereux. C’était l’époque où l’on croyait l’homme intelligent et responsable. De nos jours, l’homme est présumé con comme une truffe et procédurier. Non content de prendre des risques il poursuit celui qui l’a laissé les encourir. C’est pourquoi il est spécifié sur les bidons d’eau de Javel, par exemple, de ne pas s’en servir pour étancher la soif. L’eau de Javel ne saurait désaltérer quiconque et surtout pas les enfants ou les femmes enceintes. De même, il est déconseillé d’en avaler le bouchon. Ainsi le fabricant se prémunit-il de toute action en justice.  
Quand donc les gens avaient-ils commencé d’attacher un tel prix à la vie, à la retraite, à la sécurité sociale ? Quand donc étaient-ils devenus gagne-petit ? À quelle époque avaient-ils cessé de prendre des risques et de mettre leur vie en jeu pour un rien ? La roulette russe n’est plus aujourd’hui considérée comme un passe-temps honnête. Les gens sont prêts à tout pour vivre vieux. Si on leur proposait de respirer toute leur vie par un tuba pour gagner quinze jours, ils s’y emploieraient.


Un proverbe breton décrit ainsi les marins : « Loups à terre, chiens en mer. » Cela se comprend. Les grandes gueules ont la queue basse quand vient le mauvais temps. 


Nous ne prîmes pas de photo, ne partageâmes aucun contenu ni ne fîmes la moindre story susceptible d’être likée, commentée puis relayée. Le décor s’y prêtait pourtant. « Être heureux seul n’est pas à la portée de tout le monde, soliloqua Bobby. C’est pourquoi tant de gens exhibent leurs instants de bonheur. Ils ne peuvent jouir que si on les envie. » 
 
 
Un panneau d’information m’apprit qu’un certain Philibert, « pieux cénobite et fin abbé », avait fondé l’abbaye de Jumièges. J’en conçus une certaine fierté. C’est vrai, les Philibert célèbres ne courent pas les rues de nos jours. On peut penser que ça n’ira pas en s’arrangeant. En France, où ils vivent pour la plupart, l’âge moyen des Philibert est de 69 ans. Ainsi deux Philibert sur trois souffrent de la prostate. Si cette dynamique ne s’inverse pas rapidement, il se pourrait que nous disparaissions de la surface du globe d’ici à trente ou quarante ans, avant même la calotte polaire ou le panda roux. Évidemment, personne n’en parle.


La mer basse déshabillait les berges hautes. Villequier semblait avoir ôté ses bas. Il bruinait. Nous nous échouâmes au pied du perré. L’épaisse couche de marne avait la consistance d’une gencive de nonagénaire. On s’enfonça dans cette mélasse jusqu’aux genoux. 


On le sait maintenant, seul un brusque coup de vent avait scellé le destin de Léopoldine. En villégiature avec Juliette Drouet du côté de La Rochelle, Victor Hugo avait pris connaissance de l’événement cinq jours plus tard, en ouvrant le journal. Profondément meurtri, il en avait composé d’innombrables quatrains. C’est cela le génie : transmuer la peine en chef-d’œuvre comme d’autres changent le plomb en or et le vent en cryptomonnaie. À la question de savoir quel est le plus grand écrivain français, Gide répondait : « Hugo, hélas. » Et Jules Renard observait dans son Journal : « Victor Hugo est si grand qu’on ne s’aperçoit pas qu’il s’appelle ridiculement Victor, comme vous et moi. »


On se gargarisait d’avoir vu du pays mais n’étaient-ce pas les paysages en définitive qui avaient défilé devant notre barque immobile ? Les choses vont et viennent, de même que celui qui s’assied toute une vie au bord de la rivière en voit davantage que celui qui la suit. « Si quelqu’un t’a offensé, dit Lao Tseu à ce propos, ne cherche pas à te venger. Assieds-toi au bord de la rivière et bientôt tu verras passer son cadavre. » 

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 




 

mercredi 29 mars 2023

[Ernaux, Annie] Une femme

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Une femme

Auteur : Annie ERNAUX

Parution : 1988 (Gallimard)

Pages : 112

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Annie Ernaux s'efforce ici de retrouver les différents visages et la vie de sa mère, morte le 7 avril 1986, au terme d'une maladie qui avait détruit sa mémoire et son intégrité intellectuelle et physique. Elle, si active, si ouverte au monde. Quête de l'existence d'une femme, ouvrière, puis commerçante anxieuse de « tenir son rang » et d'apprendre. Mise au jour, aussi, de l'évolution et de l'ambivalence des sentiments d'une fille pour sa mère : amour, haine, tendresse, culpabilité, et, pour finir, attachement viscéral à la vieille femme diminuée. « Je n'entendrai plus sa voix... J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue. »

 

 

Un mot sur l'auteur :   

Annie Ernaux est née en 1940 à Lillebonne, en Normandie, dans un milieu modeste. Après des études universitaires à Rouen et à Bordeaux, elle devient professeur certifiée, puis agrégée de lettres modernes. Son oeuvre littéraire, principalement autobiographique, entretient des liens étroits avec la sociologie. Elle a reçu le prix Nobel de littérature en 2022.

 

 

Avis :

Atteinte de la maladie d’Alzheimer, la mère d’Annie Ernaux vient de s’éteindre dans sa maison de retraite. Consciente dans son chagrin qu’avec cette mort disparaît « le dernier lien avec le monde dont elle est issue », l’écrivain revient sur la vie de celle qui, de modeste extraction, sut lui donner l’envie d’apprendre, et, par là-même, lui fournit la clé de son ascension sociale.

Née au début du XXe siècle en Normandie profonde, au coeur d’« une région entièrement agricole, aux mains de grands propriétaires », quatrième sur les six enfants d’un employé de ferme et d’une tisserande à domicile, qui, épuisés à la tâche, ne firent pas de vieux os, cette femme fut d’abord ouvrière, dès ses douze ans. Peu après son mariage, elle et son mari achetèrent à crédit un café-épicerie « dans la Vallée, zone des filatures datant du XIXe siècle, qui ordonnaient le temps et l'existence des gens de la naissance à la mort. Encore aujourd'hui, dire la Vallée d'avant-guerre, c'est tout dire, la plus forte concentration d'alcooliques et de filles mères, l'humidité ruisselant des murs et les nourrissons morts de diarrhée verte en deux heures. » Elle y subsista à grand-peine, mais, férue de lecture et soucieuse de « tenir son rang », elle ne cessa de pousser sa fille vers les études qui devaient la propulser dans la sphère de « la bonne éducation, l'élégance et la culture », la comblant de fierté par procuration tout en lui faisant prendre « toute la mesure de son sentiment d'indignité », indignité dont, écrit Annie Ernaux, « elle ne me dissociait pas (peut-être fallait-il encore une génération pour l'effacer), dans cette phrase qu'elle m'a dite, la veille de mon mariage : ‘’Tâche de bien tenir ton ménage, il ne faudrait pas qu'il te renvoie.’’ »

Malgré l’émotion que l’on devine à travers les lignes et que sa discrétion rend encore plus bouleversante, la narration s’en tient à une sobriété presque clinique, qui, bannissant introspection et effet de style au profit d’une concision lucide et objective, fait de cet intime portrait maternel et de tout ce qu’il représente pour l’auteur comme socle de son élévation sociale, une véritable analyse sociologique. Cette femme n’est pas ici seulement la mère d’Annie Ernaux, elle incarne et représente un milieu et une époque, elle est le trait d’union entre deux mondes et deux conditions : un lien qui disparaît avec elle et que ce livre entreprend en quelque sorte de préserver, devenant à la fois témoignage et fixation de ses racines dans la mémoire de la narratrice.

D’une grande finesse d’observation et d’une parfaite justesse, ce texte impressionne par sa sincérité sans artifice et par sa manière, si simple en apparence, de mettre en mots la vérité. Chez Annie Ernaux, nul n’est besoin de discours ni d’analyse : il lui suffit de montrer pour asseoir magistralement son propos. (4/5)

 

 

Citations : 

Fière d'être ouvrière dans une grande usine :  quelque chose comme être civilisée par rapport aux sauvages, les filles de la campagne restées derrière les vaches, et libre au regard des esclaves, les bonnes des maisons bourgeoises obligées de « servir le cul des maîtres ». Mais sentant tout ce qui la séparait, de manière indéfinissable, de son rêve : la demoiselle de magasin.
 

Mais à une époque et dans une petite ville où l'essentiel de la vie sociale consistait à en apprendre le plus possible sur les gens, où s'exerçait une surveillance constante et naturelle sur la conduite des femmes, on ne pouvait qu'être prise entre le désir de « profiter de sa jeunesse » et l'obsession d'être « montrée du doigt ». Ma mère s'est efforcée de se conformer au jugement le plus favorable porté sur les filles travaillant en usine :  « ouvrière mais sérieuse », pratiquant la messe et les sacrements, le pain bénit, brodant son trousseau chez les sœurs de l'orphelinat, n'allant jamais au bois seule avec un garçon. Ignorant que ses jupes raccourcies, ses cheveux à la garçonne, ses yeux « hardis », le fait surtout qu'elle travaille avec des hommes, suffisaient à empêcher qu'on la considère comme ce qu'elle aspirait à être, « une jeune fille comme il faut ».
La jeunesse de ma mère, cela en partie : un effort pour échapper au destin le plus probable, la pauvreté sûrement, l'alcool peut-être. À tout ce qui arrive à une ouvrière quand elle « se laisse aller » (fumer, par exemple, traîner le soir dans la rue, sortir avec des taches sur soi) et que plus aucun « jeune homme sérieux » ne veut d'elle.
 

Pour une femme, le mariage était la vie ou la mort, l'espérance de s'en sortir mieux à deux ou la plongée définitive. Il fallait donc reconnaître l'homme capable de « rendre une femme heureuse ». Naturellement, pas un gars de la terre, même riche, qui vous ferait traire les vaches dans un village sans électricité. Mon père travaillait à la corderie, il était grand, bien mis de sa personne, un « petit genre ». Il ne buvait pas, gardait sa paye pour monter son ménage. Il était d'un caractère calme, gai, et il avait sept ans de plus qu'elle (on ne prenait pas un « galopin » !). En souriant et rougissant, elle racontait : « J'étais très courtisée, on m'a demandée en mariage plusieurs fois, c'est ton père que j'ai choisi. » Ajoutant souvent : « Il n'avait pas l'air commun. »
 

En 1931, ils ont acheté à crédit un débit de boissons et d'alimentation à Lillebonne, une cité ouvrière de 7 000 habitants, à vingt-cinq kilomètres d'Yvetot. Le café-épicerie était situé dans la Vallée, zone des filatures datant du dix-neuxième siècle, qui ordonnaient le temps et l'existence des gens de la naissance à la mort. Encore aujourd'hui, dire la Vallée d'avant-guerre, c'est tout dire, la plus forte concentration d'alcooliques et de filles mères, l'humidité ruisselant des murs et les nourrissons morts de diarrhée verte en deux heures. 
 
 
Vivre chez ses enfants, c'était partager un mode d'existence dont elle était fière (à la famille : « Ils ont une belle situation ! »). C'était aussi (…) vivre à l'intérieur d'un monde qui l'accueillait d'un côté et l'excluait de l'autre. Un jour, avec colère : « Je ne fais pas bien dans le tableau. »                         
Donc elle ne répondait pas au téléphone quand il sonnait près d'elle, frappait d'une manière ostensible avant de pénétrer dans le salon où son gendre regardait un match à la télé, réclamait sans cesse du travail, « si on ne me donne rien à faire, je n'ai plus qu'a m'en aller » et, en riant à moitié, « il faut bien que je paye ma place ! ». Nous avions des scènes toutes les deux à propos de cette attitude, je lui reprochais de s'humilier exprès. J'ai mis longtemps à comprendre que ma mère ressentait dans ma propre maison le malaise qui avait été le mien, adolescente, dans les « milieux mieux que nous » (comme s'il n'était donné qu'aux « inférieurs » de souffrir de différences que les autres estiment sans importance). Et qu'en feignant de se considérer comme une employée, elle transformait instinctivement la domination culturelle, réelle, de ses enfants lisant Le Monde ou écoutant Bach, en une domination économique, imaginaire, de patron à ouvrier : une façon de se révolter.


À nouveau, nous nous adressions la parole sur ce ton particulier, fait d'agacement et de grief perpétuel, qui faisait toujours croire, à tort, que nous nous disputions et que je reconnaîtrais, entre une mère et une fille, dans n'importe quelle langue.

 

 

Du même auteur sur ce blog :


 

 


 

lundi 27 mars 2023

[Dembélé, Diadié] Le duel des grands-mères

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le duel des grands-mères

Auteur : Diadié DEMBELE

Parution : 2022 (JC Lattès)

Pages : 224

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Parce qu’il fait l’école buissonnière pour lire, manger des beignets et jouer aux billes, parce qu’il répond avec insolence, parce qu’il parle français mieux que les Français de France et qu’il commence à oublier sa langue maternelle, Hamet, un jeune garçon de Bamako, est envoyé loin de la capitale, dans le village où vivent ses deux grands-mères.
Ses parents espèrent que ces quelques mois lui apprendront l’obéissance, le respect des traditions, l’humilité.
Mais Hamet en rencontrant ses grands-mères, en buvant l’eau salée du puits, en travaillant aux champs, en se liant aux garçons du village, va découvrir bien davantage que l’obéissance : l’histoire des siens, les secrets de sa famille, de qui il est le fils et le petit-fils. C’est un retour à ses racines qui lui offre le monde, le fait grandir plus vite.
Un premier roman bouleversant, porté par une langue pleine d’inventivité et de poésie.

Finaliste du Grand Prix-RTL-Lire-Magazine Littéraire 2022
Finaliste Prix Première 2022
Sélection Prix Françoise Sagan 2022

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Diadié Dembélé est né à Kodié, dans l’ouest du Mali. Diplômé du Master de création littéraire de l’université Paris VIII, il travaille en tant qu’interprète au sein d’une association d’aide aux migrants. Le duel des grands-mères est son premier roman.


 

Avis :

Sa mère voulait qu’il suive l’enseignement traditionnel musulman à la medersa. Son père parti travailler en France l’a inscrit à l’école des Blancs, pour qu’il soit le premier de la famille à devenir quelqu’un. Mais l’intelligence et la curiosité du jeune Malien Hamet le rendent turbulent et rebelle. Pour lui apprendre la vie et le ramener à davantage d’obéissance et de respect des traditions, il est envoyé quelques mois loin de la capitale Bamako, dans le village où vivent ses deux grands-mères. L’y attendent les conditions rustiques de la campagne, les travaux des champs en compagnie d’autres garçons, mais aussi une famille dont les complexes liens de parentèle recèlent bien d’édifiants secrets. En fait de lui remettre du plomb dans la cervelle, ce retour aux sources va le transformer en profondeur.

Au travers du regard espiègle de son jeune personnage, ce n’est ni plus ni moins que les déchirements identitaires de son pays et de l’Afrique qu’aborde avec humour Diadié Dembélé. Ce garçon, dont le père s’est convaincu qu’il ne pourra connaître d’avenir digne de ce nom qu’en embrassant les codes et les savoirs occidentaux, finit par lui devenir par trop insupportable avec son français plus pointu que celui des Français de France et ses affirmations scientifiques en si insolente contradiction avec les croyances des siens. Il est temps de lui rappeler qui il est et d’où il vient. Et pour cela, rien de tel qu’une immersion au plus profond du pays, dans le village de ses aïeux.

Pour l’enfant que ses maîtres s’appliquent impitoyablement à couler dans le moule des Blancs, lui interdisant jusqu’à sa langue natale, le choc est pour ainsi dire culturel. Il commence par le langage, car au village l’on parle soninké, quand, à la capitale, français et bambara prédominent. Et puis, à la campagne, l’on vit encore modestement et à l’ancienne, au rythme des cultures et des traditions que Hamet va découvrir de près, pour son dégoût d’abord, car il lui faut se faire à une alimentation moins riche et à l’eau du puits au goût saumâtre ; pour sa surprise souvent, comme lorsqu’il participe aux rites de lutte contre la sécheresse ; pour son plaisir enfin, notamment le grand jour de « la pêche collective de la mare » et au fil de ses nouvelles amitiés. 

Mêlant français, bambara et soninké dans une combinaison détonante d’expressions imagées et poétiques, la plume rythmée et inventive de l'écrivain nous transporte dans un chatoyant récit d’apprentissage, aussi malicieux qu’attachant, qui très finement nous parle d’identité et de quête des origines. Trait d’union entre plusieurs mondes, son jeune personnage illustre l’inégalable richesse des métissages, comme celle que Diadié Dembélé insuffle à ce très convaincant premier roman. (4/5)

 

Citations :

À la maison tout le monde parle songhay, peul, bambara, soninké, senoufo, dogon, mandinka, tamasheq, hassanya, wolof, bwa. Mais, à l’école, personne n’a le choix : il faut parler français. 
 

N’pa me gifla wali-wali lorsque je lui dis que ses ancêtres étaient des singes. Il venait à peine d’arriver pour ses vacances. Je me rappelle encore sa réaction : « Bataralémé, tes enseignants t’apprennent des bêtises, et tu viens me les répéter. Henabono ! La prochaine fois que je t’entends dire de pareilles sottises au sujet de mes ancêtres, je te coupe la langue. » N’pa a horreur des théories scientifiques. Il voit la science comme un double affront à la religion et aux traditions. « Les scientifiques, ce sont des menteurs. Ils vous remplissent la tête de mécréances, puisqu’ils ont échoué à nous avoir, ils endoctrinent nos enfants. Mais toi, tu vas apprendre la vraie vérité. Soit ça va rentrer normalement, soit je vais t’aider avec ça. » Il brandit sa paume. Lorsque j’eus le malheur de lui dire mon cours de physique-chimie sur la pluie, il me regarda dans les yeux : « Ohon l’eau s’évapore, se transforme en nuage, se condense et redevient de la pluie. Tu appelles ça un cycle. Donc c’est pour apprendre de pareilles mécréances que je paie tous les mois cinquante mille francs ? Il n’y a que Dieu qui sait comment il fait tomber sa pluie. Tu répètes ça encore, je t’envoie à Touba. » J’ai eu peur. Parce que Touba, c’est l’enfer sur terre, un camp de redressement comme jamais les conservateurs ne l’ont espéré. Il enchaîna : « Les pensionnats que tu connais même. Quand tu vas te nourrir de couscous sec pendant six mois, tu vas comprendre si l’eau vient d’un cycle ou si c’est Dieu qui nous donne sa pluie. » Il avait déjà regretté de m’avoir inscrit à l’école. Lui-même victime de son père, il ne s’attendait pas à ce que je devienne cartésien. Il aurait espéré et espère toujours que je devienne seulement un grand quelqu’un. Mais on ne rentre pas impunément dans l’occidentalité.
 

— Mon mari aussi m’a battue hier soir. Mais je n’ai pas essayé de l’empoisonner. Depuis la nuit des temps, les hommes battent leurs femmes. C’est comme ça ! Nos grands-mères ont été battues, nos mères aussi. Jamais aucune n’est allée aussi loin. Cette femme est simplement une sorcière.          
— C’est ça même. En tout cas, il paraît qu’elle est stérile. Les stériles sont méchantes. Toi-même tu sais !          
— Walaye Allah, ça ne peut être que ça. Elles pensent que c’est la faute aux autres si elles n’ont pas d’enfants.          
— Ce qui est bien, il faut les taper. (En appuyant le K de Kaatou en soninké.)          
— Ça c’est vrai. Ma deuxième belle-sœur avait refusé de tomber enceinte. Elle mangeait cadeau le riz et la sauce de mon frère.          
— Ah bon ? (La svelte se saisit le menton et incline la tête vers l’avant.)
— Oui ! On l’a épousée toute maigre comme un spaghetti. (Elle montre son mineur.) Elle a grossi chez nous comme un hippopotame. (Ses bras sont en arc autour de son corps.) Mais elle ne voulait pas prendre de ventre.
— Kabako ! crie la svelte, l’air complètement outrée.
— Houm ! (La dodue se frappe la cuisse.) On s’est réunies entre sœurs. On a dit : « Celle-là, il faut la taper. » Tout le monde a répondu : « Oui il faut la taper pour qu’elle nous fasse un fils. » On est parties la trouver dans son avant-toilette un après-midi. Elle a essayé de s’enfuir. Moi-même, j’ai calé la porte. (Elle fait un carré avec ses épaules pour élargir son dos.) On s’est jetée sur elle. On l’a bien tapée sur son devant et son derrière. Deux mois plus tard, walaye Allah, elle a mangé les haricots et son ventre a gonflé. C’est comme ça qu’il faut faire !
— Tu vois non ! Femme stérile oh, femme qui n’accouche que des filles oh, il faut les taper ! renchérit la svelte en fouettant du geste comme un gourmand qui secoue les doigts après les avoir plongés dans un plat chaud.
 
 
Nous sommes aux champs. L’horizon colline-ciel semble mal cousu. Le soleil est suspendu comme un bouton de secours serti de diamants dont la lumière rayonne le jour. L’air est enfermé dans les poumons de la terre qui ne respire plus.


 

samedi 25 mars 2023

[Barnes, Julian] Elizabeth Finch

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Elizabeth Finch

Auteur : Julian BARNES

Traduction : Jean-Pierre Aoustin

Parution : en anglais et en français
                  en 2022 (Mercure de France)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Elle se tenait devant nous sans notes, ni livres, ni trac. Elle laissa son regard errer, sourit, immobile et commença : « Vous aurez remarqué que le titre de ce cours est “Culture et civilisation”. Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous bombarder de graphiques et de diagrammes. Je ne vais pas vous gaver de faits comme on gave une oie de maïs… Je m'adresserai aux adultes que vous êtes sans nul doute. La meilleure forme d’éducation, comme les Grecs le savaient, est collaborative. Nous pratiquerons donc le dialogue… Mon nom est Elizabeth Finch. Merci. »

Et Neil, le narrateur de ce roman d’amour pas du tout comme les autres, la trentaine, comédien sans beaucoup de succès s’éprend aussitôt de cette enseignante, largement cinquantenaire en « sachant obscurément que pour la première fois sans doute, j’étais arrivé au bon endroit ».
Mais qui est vraiment Elizabeth Finch ? Mystérieuse, indéchiffrable, on ne sait rien de sa vie. Que découvrira Neil, toujours amoureux, vingt ans plus tard, quand il héritera de ses papiers personnels ? Pourquoi en revenait-elle sans cesse au personnage de Julien l’Apostat, l’empereur romain qui n’alla jamais à Rome et qui, s’il n’était pas mort à trente et un ans aurait peut-être modifié le cours de l’Histoire en voulant renoncer au christianisme pour revenir aux dieux païens d’autrefois ?
Oui, qui était réellement Elizabeth Finch ? Et Julian Barnes nous donnera-t-il des réponses dans ce roman autour d’un amour si étrange et si romanesque ?

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Julian Barnes est né en 1946. Il a écrit de nombreux romans, des recueils de nouvelles et des essais. Il est le seul écrivain étranger à avoir été couronné successivement par le Médicis et le Femina. Il vit à Londres. Il a reçu le David Cohen Price pour l'ensemble de son œuvre et le Man Booker Price pour Une fille, qui danse.

 

Avis :

Se considérant à cinquante ans comme le « roi des projets inachevés » après une carrière de comédien et une vie sentimentale aussi peu réussies l’une que l’autre, Neil se souvient de l’exceptionnelle et si peu conventionnelle enseignante universitaire qui a littéralement bouleversé son existence deux décennies plus tôt.

Cette « lettrée indépendante » de vingt ans son aînée, parmi « ces hommes et ces femmes de la plus haute intelligence qui se penchaient en privé sur leurs propres sujets d’intérêt » alors que « l’argent leur permettait de voyager et de chercher au bon endroit ce qu’il leur fallait, sans obligation de publier, sans collègues à surpasser ou chefs de département à satisfaire », dispensait alors à des adultes des cours de Culture et Civilisation, avec pour ambition d’aider ses élèves « à réfléchir et argumenter, et à penser par eux-mêmes. » Pris d’un amour platonique pour cette intellectuelle qui l’initiait à la libre-pensée, Neil est resté vingt ans en contact avec elle, au rythme de quelques déjeuners par an, jusqu’à ce qu’il hérite de ses livres et papiers. Alors, pour lui rendre hommage, il décide d’entreprendre la rédaction d’un essai historique et philosophique sur l'empereur romain Julien II, dit Julien l'Apostat, figure centrale dans l’enseignement d’Elizabeth Finch.

Elevé dans la foi chrétienne, Julien II tenta pourtant, sans en avoir le temps au cours des deux seules années de son règne (361 à 363), de rétablir le polythéisme hellène, et est resté, au cours des siècles, un symbole largement polémique de l’opposition entre paganisme et christianisme. Ses positions religieuses ont notamment inspiré les humanistes de la Renaissance comme Montaigne, puis les philosophes des Lumières comme Montesquieu et Voltaire, autour des thèmes de la liberté de conscience, du stoïcisme, de la tolérance éclairée. A travers lui, ce sont mille débats auxquels, dans les pas d’E.F, Neil nous invite, pointant l’autoritarisme et l’intolérance du monothéisme chrétien, ses préventions contre la science, son goût pour le martyre, et se plaisant à nous interroger sur ce que le monde serait devenu si Julien avait vécu plus longtemps et si les platoniciens l’avaient emporté sur les chrétiens : plus besoin de Renaissance ni de Lumières pour sortir de l’obscurantisme, plus de guerres de religion, et peut-être aussi davantage de joie sur terre puisque non sacrifiée à « quelque absurde Disneyland céleste après notre mort. »

Autant tenu en haleine par le portrait romanesque, tout en mystères et en fantasmes, de cette professeur hors pair, si admirablement dédiée à l’éclosion chez ses élèves d’une pensée libre qui, pour sa part, la marginalise totalement dans le microcosme intellectuel d'aujourd'hui, que fasciné par la portée si contemporaine de cette monographie d’un empereur romain resté étonnamment symbolique depuis des siècles, l’on se régale de l’érudition de ce livre, surprenant mais éloquent plaidoyer pour la liberté de pensée, de conscience et de religion. Un ouvrage aussi original qu’intelligent dans sa construction et dans son propos non dénué d'ironie. (4/5)

 

 

Citations :  

« Et n’oubliez pas, chaque fois que vous voyez un personnage dans un roman, et plus encore dans une biographie ou un livre d’histoire, réduit et simplifié en trois épithètes, méfiez-vous de cette description. »
 

« Soyez à peu près satisfaits d’être à peu près heureux. La seule chose dans la vie dont on ne puisse jamais douter est le manque de bonheur. »
 

De toutes les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d’autres non. Celles qui dépendent de nous sont nos opinions, nos impulsions, nos désirs, nos aversions ; en un mot, tout ce par quoi nous agissons. Celles qui ne dépendent point de nous sont le corps et les biens qui nous sont donnés, la réputation, les dignités, bref, tout ce sur quoi nous ne pouvons agir. Ce qui dépend de nous est libre naturellement, ne connaît ni obstacles ni entraves ; ce qui ne dépend pas de nous est faible, esclave, entravé et nous est étranger. Souviens-toi donc que, si tu tiens pour libre ce qui est de nature esclave, et pour un bien propre ce qui t’est étranger, tu seras contrarié, affligé, troublé, et tu en voudras aux hommes comme aux dieux. Alors que si tu juges tien ce qui t’appartient en propre, et étranger ce qui, de fait, n’est pas à toi, jamais personne ne te contraindra, ni ne te fera obstacle ; tu ne blâmeras personne, n’accuseras personne ; tu ne feras rien, pas même la plus petite chose, contre ton gré ; tu n’auras point d’ennemi, et personne ne pourra te faire de mal, parce que rien ne t’en fera. (Epictète)
 

Nous avons trop tendance, dirais-je, à voir l’Histoire comme une sorte de darwinisme. La survie du plus apte, par quoi, bien entendu, Darwin ne voulait pas dire le plus fort ou même le plus habile, mais le mieux équipé pour s’adapter à des circonstances changeantes. Or il n’en est pas ainsi dans l’histoire humaine réelle. Ceux qui survivent, ou excellent, ou dominent sont simplement ceux qui sont mieux organisés et brandissent de plus grosses armes ; les meilleurs tueurs. Les nations pacifiques sont rarement victorieuses – dans le domaine des idées, certes oui, mais une idée s’impose rarement sans l’appui d’un canon. 
 

« Pensons-nous vraiment que, disons, les Étrusques étaient inférieurs aux Romains ? N’auraient-ils pas eu une meilleure influence sur le monde ? Ne voyons-nous pas que l’hérésie albigeoise était plus éclairée et plus juste que l’Église catholique médiévale qui l’a écrasée si cruellement ? Imaginons-nous que tous ces colons blancs qui ont exterminé ces tribus indigènes dans le monde étaient moralement supérieurs à leurs victimes ? Songez aussi au fait qu’il est maintenant reconnu que ce qu’on appelait “l’âge des ténèbres” fut en réalité un âge de lumière. Songez aux cas des deux Julien – deux exemples flagrants de ce qui aurait pu être. Julien l’Apostat, le dernier empereur païen de Rome, qui tenta d’endiguer la désastreuse marée du christianisme. Et le moins connu Julien d’Eclanum, un homme détendu, pour ne pas dire festif, au sujet de l’instinct sexuel – voire révérenciel, puisqu’il le tenait pour naturel, et donc implanté en nous par Dieu. En outre, et plus gravement encore aux yeux de l’Église, il ne souscrivait pas au dogme du péché originel. Vous savez que l’Église imposait – et impose toujours – la cérémonie du baptême afin de laver l’enfant d’un péché originel et nécessairement hérité. Julien d’Eclanum ne croyait pas que ce fût là une volonté de Dieu. Hélas, il a perdu face à saint Augustin, qui insistait avec force sur la notion de souillure éternelle transmise de génération en génération, d’où un sentiment inapaisable de culpabilité sexuelle. Imaginez les conséquences de cette dispute doctrinale, et ce que le monde aurait pu être, si Augustin n’avait pas fini par l’emporter. »
 
 
« Songez aussi que le pauvre dragon qui a terrifié la cité à l’arrière-plan – voyez ces corps démembrés de victimes au premier plan – n’est pas seulement un spécimen extrême de faune sauvage, encore plus effrayant que ces éléphants solitaires qui sont pris de folie furieuse en Inde. Le dragon est symbolique. Il représente la Cappadoce où il vit, une contrée païenne jusqu’à ce que saint Georges soit venu montrer la puissance d’un christianisme musclé, ou plutôt militaire. Et si nous continuons avec ce story-board spirituel, nous verrons que cette victoire sur le dragon mène directement à la conversion du pays tout entier au christianisme. Et donc ce que Carpaccio nous offre ici est à la fois un arrêt sur image dans un film d’action et une éloquente œuvre de propagande. Un secret du succès de la religion chrétienne a toujours été d’employer les meilleurs réalisateurs. »


Swinburne, comme nombre d’éminents prédécesseurs, voit dans ce moment celui où l’histoire et la civilisation européennes ont pris un calamiteux mauvais tournant. Les dieux de la Grèce et de Rome étaient des dieux de lumière et de joie ; hommes et femmes comprenaient qu’il n’y a pas d’autre vie, de sorte que la lumière et la joie doivent être trouvées ici, avant que le néant ne nous reprenne. Alors que cette nouvelle secte de chrétiens obéissait à un Dieu de ténèbres, de souffrance et de servitude, qui déclarait que la lumière et la joie n’existaient qu’après la mort, dans Son paradis, au bout d’une vie pleine de chagrin, de remords et de peur. 


« Un grand historien et philosophe français a écrit ce que je formulerai ainsi : “L’erreur historique est une composante essentielle de ce qui fait une nation.” Nous connaissons bien les mythes fondateurs sur lesquels les nations s’appuient, et qu’elles propagent furieusement ; mythes de lutte héroïque contre l’occupant, contre la tyrannie de l’aristocratie et de l’Église, luttes qui produisent des martyrs dont le sang versé arrose la fleur délicate de la liberté. Mais les mots importants sont : “de ce qui fait une nation”. Autrement dit, afin de croire à l’idée que nous nous faisons de notre pays, il nous faut constamment, chaque jour, dans les petites actions ou pensées comme dans les grandes, nous leurrer nous-mêmes, comme on se répète de réconfortantes histoires pour s’endormir. Mythes de supériorité raciale ou culturelle. Foi dans les monarques bienveillants, les papes infaillibles, et les gouvernements honnêtes. Conviction que la religion reçue à la naissance, ou qu’on a choisi d’adopter, se trouve être la seule véritable parmi des centaines de croyances païennes ou hérétiques.
Et cette disjonction entre ce qu’on est et ce qu’on croit être mène tout naturellement à la question de l’hypocrisie nationale, dont les Britanniques sont un exemple bien connu. Bien connu, c’est-à-dire, dans l’esprit des autres, qui sont inévitablement aveugles à leur propre hypocrisie nationale. »


Il y a, dans l’attitude de Julien, une hautaine incrédulité. Comment une religion fondée sur les plus pauvres castes d’une société, et sans vraie civilisation derrière elle, en est-elle venue à conquérir le monde gréco-romain – certes déclinant – en si peu de temps, et avec un effet si délétère ? Alors même que les lois de gouvernement, le système juridique, l’économie et la beauté des cités, l’essor des disciplines et l’exercice des arts libéraux ne se voyaient chez les Hébreux que dans un état misérable et primitif ? Une partie de la réponse était justement cela : le judéo-christianisme n’était pas une civilisation avec une religion, mais une religion oppressive avec peu de civilisation derrière. Julien sous-estimait le risque que cela pût être un des grands atouts du christianisme pour se répandre. La « civilisation » viendrait éventuellement plus tard ; leur religion était leur civilisation. Elle était autonome, donc absolutiste et – inévitablement – monopolistique. 


Pour ses partisans au cours des siècles, Julien fut cette chose séduisante : un Guide perdu. Que se serait-il passé s’il avait régné trente ans de plus, marginalisant peu à peu le christianisme et rétablissant, de plus en plus fermement, le polythéisme de la Grèce et de Rome ? Et si ses successeurs avaient continué sur la même ligne au cours des siècles ? Peut-être n’y aurait-il pas eu besoin d’une Renaissance, puisque l’antique culture gréco- romaine et les grandes bibliothèques savantes auraient été intactes ? Ni peut-être besoin non plus des Lumières, parce que nombre d’entre elles auraient déjà brillé. Les distorsions morales et sociales imposées depuis si longtemps par une toute-puissante religion d’État auraient été évitées. Quand serait apparu l’Âge de Raison, nous y aurions déjà vécu depuis quatorze siècles. Et ces prêtres chrétiens survivants, avec leurs croyances bizarres, excentriques mais inoffensives – ou plutôt, rendues inoffensives –, coudoieraient à présent sur un pied d’égalité païens et druides, adorateurs d’arbres et tordeurs-de-cuillères, juifs et musulmans, et ainsi de suite, tous sous la bienveillante et tolérante protection de quelque forme qu’aurait pu prendre un hellénisme européen. Imaginez les seize derniers siècles sans guerres de religion, peut-être sans intolérance religieuse ou même raciale. Imaginez la science non entravée par la religion. Effacez tous ces missionnaires forçant des peuples indigènes à adopter leur croyance pendant que des soldats de même provenance volaient leur or. Imaginez la victoire intellectuelle de ce dont la plupart des hellénistes étaient convaincus, à savoir que, s’il y a quelque joie à espérer pour nous, elle est dans ce bref passage sur terre, et non dans quelque absurde Disneyland céleste après notre mort.


Déraison et cupidité et égoïsme : peuvent-ils être extirpés de la nature humaine ? Il faut aussi tenir compte de l’influence de la peur sur le comportement : peur du feu de l’enfer, d’être exclu de la grâce divine, d’une damnation éternelle. Même si une vertu forcée ne peut guère passer pour une vraie vertu. Mais c’était un argument utilisé contre les penseurs du siècle des Lumières : relâchez l’emprise des préceptes moraux chrétiens, supprimez la notion de Jugement dernier, et qu’est-ce qui pourra empêcher hommes et femmes de revenir à l’état sauvage ? Non qu’aucun de ces philosophes des Lumières soit revenu à l’état sauvage… Ah, mais quid des gens ordinaires ? Étrange peut-être, pour une religion, de se défier à ce point de ses propres fidèles. Le prêtre répondrait, bien sûr, que c’est le berger qui connaît le mieux son troupeau. Mais l’Église faisait preuve d’une vigilance proche de la paranoïa, dans sa crainte de perdre son pouvoir et son emprise.


Les deux systèmes sont d’accord pour postuler qu’il y a dans le corps une âme, et qu’à l’instant du trépas l’âme s’envole vers le ciel – la verticalité étant la métaphore préférée. Pour les chrétiens, c’est là qu’a lieu le grand moment dramatique de notre existence. La vie sur terre a été une affaire brouillonne et seulement préliminaire : comme d’errer dans quelque vaste appentis en attendant que s’ouvrent les portes de la Grande Demeure. Après ce piètre séjour terrestre, il y a une vie éternelle au paradis – ou une damnation éternelle en enfer. L’heure du Jugement est arrivée. Et puis il y a une autre matière à réflexion – au sujet de la matière. La plus stupéfiante invention des Galiléens fut la Résurrection réelle du Corps. Les platoniciens trouvaient cela non seulement absurde, mais dégoûtant – cette idée que nous serons à jamais encombrés de notre enveloppe charnelle, jusqu’au moindre cor au pied, durillon ou problème de cataracte.


Cette union de l’âme humaine et de l’éther divin est « l’ancienne doctrine de Pythagore et de Platon, mais elle semble exclure toute immortalité personnelle ou consciente », d’après Gibbon. Il faut un esprit robuste pour penser sans faiblir à un néant éternel. D’un autre côté, il faut un esprit robuste pour penser sans crainte au jugement d’un être divin tout-puissant.


Pour Voltaire, la tolérance et la liberté religieuse étaient les deux phares de l’esprit des Lumières. Et donc les deux désastres des débuts de l’histoire chrétienne avaient été la volonté d’imposer le monothéisme, et la fusion par Constantin de l’Église et de l’État. Julien, prince philosophe et exemple de tolérance, loin d’être une brève aberration historique faisant une dernière tentative héroïque (ou chimérique) pour arrêter l’avancée du christianisme, peut maintenant être tenu pour un éclatant précurseur du siècle des Lumières. Écrivant à Frédéric le Grand, Voltaire lui fait le plus grand compliment de son répertoire, en s’adressant à lui comme à un « nouveau Julien ».


Pourtant l’hellénisme, souple dans ses dogmes, ingénieux dans sa philosophie, poétique dans ses traditions, eût coloré peut-être l’âme humaine de teintes variées et douces, et c’est une grande question de savoir ce qu’eût été le monde moderne s’il avait vécu sous le manteau de la bonne déesse et non à l’ombre de la croix. Par malheur, cette question est insoluble. (Anatole France)


Les Églises eussent-elles été moins monothéistes et oppressives, les expulsions de gens-pas-comme-nous n’eussent-elles pas eu lieu, les Britanniques se seraient mêlés plus librement aux autres, le métissage serait devenu normal, et la blancheur de peau n’aurait plus été un indicateur de supériorité. D’où une société avec moins de marqueurs évidents de rang social et de situation financière et de pouvoir. L’histoire britannique aurait donc pu devenir celle d’une nation qui apprend de l’altérité, au lieu de l’ignorer délibérément et de la réprimer. Plutôt qu’un pays de conquêtes, vu de l’extérieur avec tout ce qui peut aller d’un respect prudent à une intense aversion, un pays qui guide le monde (ou une partie du monde) différemment – en tant qu’exemple de ces vertus, souvent présentes dans la société mais fréquemment éclipsées, de tolérance, de libéralisme et de cordiale ouverture aux autres. Plus difficile à réaliser à partir de notre situation actuelle. Tant d’autopropagande à désapprendre, tant d’erreurs historiques. Bien sûr tout cela, déclaré publiquement, attirerait les anathèmes habituels : défaitisme, haine de soi, gauchisme, dilution de vrai sang anglais et britannique, ennemis de l’État, etc., etc. Mais les tests ADN surprennent invariablement les « Blancs » en montrant une multiplicité d’« origines ». La folie de la pureté raciale. À sa place, une apologie de ce qui devient, dans les fantasmes des conservateurs, « l’État bâtard » ; pourtant, ce n’est pas une ambition, mais plutôt une constatation de ce qui est là de toute façon, et partout.


Et puis, assez récemment, j’ai découpé un article de journal où il était question d’une Coréenne qui avait fui le Nord pour se réfugier au Sud. Elle y parlait de l’amour. « Si vous grandissez en Occident, disait-elle, vous pouvez penser que l’amour vient naturellement, mais non. Vous apprenez à être amoureux en lisant des livres ou en regardant des films, ou par l’observation. Mais il n’y avait aucun modèle pour apprendre, du vivant de mes parents. Ils n’avaient même pas les mots pour parler de leurs sentiments. Il fallait deviner ce qu’éprouvait votre bien-aimée d’après sa façon de vous regarder, ou le ton de sa voix quand elle vous parlait. »


La civilisation progresse-t-elle ? Elizabeth Finch aimait nous poser cette question. Il y a sans nul doute des progrès en médecine, en science, en technologie. Mais sur le plan humain, moral ? Mais en termes de philosophie ? 


Je suppose que j’ai toujours cru instinctivement (ou nonchalamment) que ces mirifiques mythes et martyres, avec leurs fracassants messages de salut, quoique sûrement « améliorés » en étant maintes fois racontés, avaient leur origine dans quelque plus rude réalité. Quand on regarde un puissant tableau donnant à voir un violent martyre, il nous persuade que c’est la représentation d’un événement qui s’est jadis produit. Mais toutes ces saintes compilations, comme les Actes des martyrs, et leurs illustrations ultérieures ne sont que d’édifiantes fictions, plutôt que des Vies réelles. L’opinion actuelle des érudits n’est pas seulement que peu de ces célèbres martyrs ont existé, mais que leur nombre total fut en fait minuscule. Certes, beaucoup de chrétiens furent tués « simplement » parce qu’ils étaient chrétiens (et refusaient d’abjurer leur foi devant une cour de justice) ; mais, là aussi, bien moins que précédemment supposé. D’après un « prudent calcul », au cours des trois premiers siècles de l’ère chrétienne, « entre deux et dix mille chrétiens furent mis à mort par le pouvoir temporel de l’Empire romain ». (Même pas les onze mille de sainte Ursule !) Quant au nombre de ceux qui voulaient mourir, persuadés de prendre ainsi la voie d’accès rapide au Ciel : « Même les Docteurs de l’Église ne peuvent présenter plus d’un ou deux cas de martyre volontaire. »          
En outre : nous pensons (ou je pensais) que les païens tuaient les chrétiens, et les chrétiens, les païens, tour à tour, ripostant à un massacre par un autre. Ils le faisaient, mais c’était peu de chose, comparé à la violence entre les chrétiens de différentes obédiences. (Le narcissisme des petites différences.) Comme dit Ammien, ils étaient « pires que des bêtes féroces quand ils disputaient entre eux », tandis que Gibbon déclare avec une ironie désabusée : « C’est un rappel salutaire de l’importance d’une exactitude théologique, que davantage de chrétiens furent mis à mort en une seule année de l’empire chrétien, qu’on n’en avait exécuté en trois siècles de domination païenne. »
J’avoue que tout cela m’a d’abord découragé. Mais j’en ai pris note, et j’en ai tiré deux conclusions. Primo, que les théologiens peuvent aussi faire d’excellents romanciers. Et secundo, que l’erreur historique est une composante essentielle de ce qui fait une religion.


Je songeais à Julien, et à la façon dont les siècles l’ont interprété et réinterprété, comme un homme traversant une scène poursuivi par des faisceaux diversement colorés de projecteurs. Oh, il était rouge, non, plutôt orange, non, il était indigo teinté de noir, non, il était tout noir. Il me semble que c’est, d’une manière certes moins théâtrale et extrême, ce qui se passe quand nous considérons la vie des autres : comment ils sont vus par leurs parents, amis, amants, ennemis, enfants ; par des inconnus croisés qui remarquent soudain une vérité sur eux, ou par de vieux amis qui ne les comprennent pas. Et puis ils nous regardent, d’une autre façon que nous nous regardons. Eh bien, l’erreur historique est une composante essentielle de ce qui fait une personne.


 

jeudi 23 mars 2023

[Quay Tyson, Tiffany] Un profond sommeil

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Un profond sommeil
            (The Past is Never)

Auteur : Tiffany QUAY TYSON

Traduction : Héloïse ESQUIE

Parution : 2018 en anglais (Etats-Unis)
                  2022 en français (Sonatine)

 Pages : 400

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

White Forest, Mississippi. Cachée au milieu de la forêt, la carrière fascine autant qu’elle inquiète. On murmure que des esprits malveillants se dissimulent dans ses eaux profondes. Par une chaude journée d’été, Roberta et Willet bravent toutes les superstitions pour aller s’y baigner avec leur petite soeur, Pansy. En quête de baies, ils s’éloignent de la carrière. Quand ils reviennent, Pansy a disparu.
Quelques années plus tard, Roberta et Willet, qui n’ont jamais renoncé à retrouver leur soeur, suivent un indice qui les mène dans le sud de la Floride. C’est là, dans les troubles profondeurs des Everglades, qu’ils espèrent trouver la réponse à toutes leurs questions.

Tiffany Quay Tyson nous entraîne dans un voyage hanté au coeur des terres américaines. Du delta du Mississippi aux mangroves des Everglades, l’histoire tourmentée d’une famille fait écho à celle de toute une région, le sud des États-Unis, peuplé d’esclaves, de prêcheurs, d’assassins, de laissés-pour-compte, de monstres et de saints.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Tiffany Quay Tyson est née et a grandi à Jackson, dans le Mississipi. Elle a été reporter pour le Mississipi Delta et a reçu, à cette occasion, le prix Frank Allen. 
Son premier livre, Three Rivers, a été publié en 2015 et rapidement repéré par différents magazines littéraires. Son deuxième roman, Un profond sommeil (2018), a été récompensé de nombreux prix, dont le Willie Morris Award for Southern Fiction, le prix Janet Heidinger Kafka, le Mississippi Institute of Arts and Letters Award for Fiction, et le Mississippi Author Award. Il a également valu à son auteure d'être comparée à William Faulkner par le Deep South Magazine pour son style gothique, sombre et atmosphérique.
Tiffany Quay Tyson vit aujourd'hui à Denver, dans le Colorado, et travaille comme enseignante à la Lighthouse Writers Workshop, un centre artistique de découverte et d'apprentissage de la littérature. Elle continue d'écrire, et cite Margaret Atwood parmi ses influences littéraires.

 

Avis :

En 1976, la narratrice Roberta a quatorze ans et vit dans le delta du Mississipi avec son frère aîné Willet et sa petite sœur Pansy. Un jour d’été, alors qu'en dépit des mises en garde, le trio est parti se baigner dans les eaux profondes d’une ancienne carrière, lieu réputé maudit au plus épais de la forêt, l’irréparable se produit : Pansy disparaît, et, malgré les battues, demeure introuvable. Face au drame qui anéantit leur mère et provoque le départ définitif de leur père, seuls Roberta et Willet refusent de baisser les bras. Quatre ans plus tard, plus que jamais persuadés que cela les mènera d’une façon ou d’une autre à Pansy, les deux jeunes gens se lancent sur les traces paternelles et débarquent dans les marais des Everglades, dans le sud de la Floride, là où, il y a bien longtemps, une partie de leur histoire familiale a commencé…

Tandis qu’en une sourde mélopée, comme en autant de haillons de brume surgis du passé, flottant indistincts dans l’inconscient des vivants et attachant craintes vagues et vieilles superstitions à certains lieux de mauvaise mémoire, un récit anonyme vient entrelacer ses réminiscences de la souffrance noire dans les plantations, de la guerre de Sécession et de la ségrégation, à la narration vivante et sensible de la jeune Bert, c’est un bien sombre marécage qui, au propre comme au figuré, happe bientôt le lecteur, ensorcelé par ses vapeurs fétides.

Car, lancée sur des traces familiales indissociables de la trouble histoire du sud des Etats-Unis, venue en l’occurrence enterrer ses morts et sa sinistre mémoire dans une vieille carrière creusée au XIXe siècle par des esclaves, Bert ne va pas seulement troquer la touffeur et les orages violents du Mississipi, ses superstitions et son racisme encore bien présent, pour la grouillante et pourrissante mangrove de la Floride, ses marais et son golfe où il est si facile de disparaître en toute discrétion. Dans ces atmosphères que Tiffany Quay Tyson excelle à peindre aussi grandioses que menaçantes, dans ces décors sauvages et fantasmagoriques où fleurissent aventures bien réelles, mais aussi légendes peuplées de monstres, de diables et de fantômes, c’est autant du dédale naturel de canaux et de chenaux dangereusement inextricables que des tortueux méandres humains d’une histoire courant sur plusieurs générations que la jeune fille va faire l’éprouvant apprentissage.

Sur le fond fantastiquement vibrant des décors naturels et de l’histoire du sud américain, se déploie ainsi un récit habité, haletant et profondément crédible, où, encore et toujours, la moindre goutte de sang noir ou indien, mais aussi le fait d’être femme, se payent au prix fort. Comme le rappelle l’épigraphe du roman empruntée à William Faulkner, « Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé. » (4/5)

 

 

Citations :   

– Ça n’existe pas, les malédictions, Bert. Le truc, c’est que quand il arrive un malheur, les gens veulent pouvoir accuser autre chose qu’eux-mêmes. »             
Je ne savais trop que croire. Toutes ces histoires que nous avaient racontées papa et mamie Clem sur le mal qui émanait de la carrière, nous nous en étions toujours moqués, les prenant pour des rumeurs absurdes, pas plus réelles que les contes de fées qu’on trouvait dans les livres. Mais si nous avions eu tort ? Alors quoi ?
 

Toutes sortes de femmes venaient voir Clementine et Ora : des riches, des pauvres, des Noires, des Blanches, des jeunes, des vieilles. Elles avaient toutes des histoires à raconter. Clementine et Ora ne posaient jamais de questions, mais les femmes se sentaient comme obligées de révéler leurs secrets. Il écoutait les histoires et les recueillait. Il entendait des récits sur des hommes cruels, sur le désir et la trahison. Le monde n’était pas un lieu sûr pour les femmes, apprit-il. Le monde n’était tendre envers personne, mais visiblement, les femmes souffraient davantage que les hommes.
 

Sur l’île, les pélicans blancs abandonnaient leurs petits avant leur premier vol. Ce n’était que lorsqu’ils crevaient de faim, lorsqu’ils n’avaient plus le choix, que les oisillons se décidaient à quitter le nid. Penser à ces oiseaux déclenchait chez Junior une nostalgie terrible. Leur mère les mettait au monde, puis elle les nourrissait pendant près de trois mois. Elle quittait le nid chaque jour, et revenait avec des vairons, des crevettes, ou des petits poissons. Puis un jour, elle disparaissait. Les oiseaux, encore petits, encore bien au chaud, en sécurité dans leur nid, attendaient, et attendaient, plus affamés de minute en minute. Avaient-ils peur ? Étaient-ils tristes ? Étaient-ils en colère ? Sans doute, se disait-il. Finalement, ils s’élançaient hors du nid. C’est poussés par le désespoir et la famine qu’ils volaient pour la première fois. Pourquoi leur mère ne pouvait-elle pas rester assez longtemps pour leur apprendre à voler ? Pourquoi ne pouvait-elle pas les aider encore un petit moment ? Il le savait, pourquoi. Les oiseaux ne voleront pas s’ils n’y sont pas obligés. Les oiseaux, comme les enfants, ne quitteront leur nid douillet qu’en tout dernier recours.
 

En grandissant, j’avais commencé à me demander ce qui pouvait pousser un homme sur la voie de la malhonnêteté. Était-ce une tragédie unique, ou une série de petites injustices ?
 
 
Suivant le conseil d’Iggy, nous nous sommes servis de nos pattes de singes pour tirer le bateau sous la canopée de branches basses. Les palétuviers poussaient de travers malgré leur hauteur et, dans les zones où l’eau était le moins profonde, je voyais que les racines formaient une masse enchevêtrée, comme des lianes. Nous avons flotté pendant un moment dans une mare stagnante bordée d’herbe. Il faisait chaud pour une mi-janvier. Les moustiques sifflaient constamment. Un poisson a fait un bond en l’air. Un oiseau a lancé un appel dans les arbres. Une araignée tissait sa toile dorée sur une souche. Partout où je regardais, l’atmosphère était dense, lourde et grouillante de vie. Nous avons traversé une nuée de moucherons et j’ai manqué laisser échapper ma pagaie en tentant de les écarter. Les feuilles, les branches et les fragments de mousse qui pendouillaient semblaient s’avancer pour nous caresser au passage. Les troncs d’arbres étaient recouverts de plaques de mousse vert fluorescent. Nous étions à quelques coups de rame du golfe du Mexique, dont les eaux saumâtres étaient peuplées de requins bordés, de raies, de barracudas et de pieuvres. Il y avait des alligators dans la rivière et des serpents le long des rives. L’eau sentait le pourri et le vivant. Le paysage qui s’ouvrait devant et celui que nous laissions semblaient à la fois familiers et tout neufs. Il suffisait d’une variation minime de la lumière et de l’ombre pour que tout se transforme. Était-ce la même rangée de cèdres que nous avions dépassée à l’aller, ou les arbres étaient-ils sortis de terre pour exaucer quelque prière inconnue ? J’ai tendu la main pour toucher un genou de cyprès saillant et, quand j’ai replié le bras, une perle de sang grossissait au bout de mon doigt. Je ne savais pas si je m’étais éraflée contre une épine ou si j’avais été piquée par un des milliers d’insectes qui bourdonnaient autour de nous. Iggy avait raison. Il serait facile de disparaître dans les marais ou le golfe. Qui viendrait vous chercher ici, où tout était beau, dangereux et bizarre ?


Papa disait toujours que la carrière était maudite, mais il se passait des choses atroces partout. Peut-être que Willet avait raison, que les malédictions n’existaient pas, qu’il y avait seulement de mauvaises gens qui commettaient des actes mauvais, ou des imbéciles qui faisaient des imbécillités. J’ai touché le galet de la carrière dans ma poche. Je l’avais apporté parce qu’il me faisait l’effet d’un lien avec l’endroit où tous nos ennuis avaient commencé, un rappel de ce que nous cherchions, un talisman ou une clé. C’était peut-être naïf de présupposer qu’un lieu spécifique était plus maléfique qu’un autre en ce monde. C’était peut-être le monde entier qui était dangereux.


Côté sud du magasin, une demi-douzaine d’hommes bavardaient assis sous un porche en bois gris. Ils contemplaient l’horizon en inventant des histoires pour Dieu et pour eux-mêmes. Je suis persuadée que si les hommes s’assoient côte à côte sur les tabourets de bar, s’ils se tiennent au coude à coude quand ils pêchent, c’est parce que les mensonges coulent plus facilement dans cette configuration. Les femmes sont différentes, je l’avais appris en travaillant avec mamie Clem. Les femmes préfèrent vous regarder dans les yeux quand elles vous mentent.


On ne peut jamais sauver une autre personne de son deuil. Je n’aurais pas dû essayer. Le temps est la seule chose qui rende le deuil supportable, non parce qu’il vous fait oublier, mais parce qu’on apprend à vivre avec l’absence. Elle devient une partie de nous.