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jeudi 1 décembre 2022

[Thizy, Laurine] Les maisons vides

 



 

 

Coup de coeur đź’“đź’“

 

Titre : Les maisons vides

Auteur : Laurine THIZY

Parution : 2022 (Editions de l'Olivier)

Pages : 272

 

  

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :   

« Par une nuit aux étoiles claires, Gabrielle court à travers champs. Elle court, je crois, sans penser ni faiblir, court vers la ferme, la chambre, le lit, s'élance minuscule dans un labyrinthe de maïs, poussée par une urgence aiguë, par le besoin soudain de voir, d'être sûre. »
Des premiers pas à l'adolescence, dans cette campagne qui l'a vue naître, Gabrielle, avec une énergie prodigieuse, grandit, lutte, s'affranchit. Gymnaste précoce, puis soudain jeune femme, Gabrielle ignore les araignées dans son souffle comme les regards sur son corps. Elle avance chaque jour un peu plus vers la fin de l'enfance.

Porté par une écriture aussi puissante que sensible, Les Maisons vides laisse entendre le vibrant chœur de femmes autour de Gabrielle : Suzanne, Joséphine, María... Générations sacrifiées ou mal aimées, elles ont appris à se dévouer, à faire face et, souvent, à se taire.

 

Un mot sur l'auteur :

NĂ©e en 1991, Laurine Thizy est sĂ©lectionnĂ©e par trois fois, entre ses dix-neuf et vingt-quatre ans, pour le Prix du jeune Ă©crivain, et publie plusieurs textes dans un recueil Ă©ditĂ© par Buchet-Chastel. Doctorante en sociologie, elle enseigne Ă  l’UniversitĂ© de Lyon 2. Les maisons vides est son premier roman. 


 

Avis :

Gabrielle a treize ans et doit se rendre Ă  l’évidence : son arrière-grand-mère est bien morte et ne reviendra plus. Entre l’adolescente et la vieille femme dont les trajectoires, ascendante et descendante, ont cheminĂ© un peu plus d’une dĂ©cennie de concert, le lien a toujours Ă©tĂ© fort. BĂ©bĂ© prĂ©maturĂ© Ă  la survie incertaine, puis petite gymnaste douĂ©e en passe aujourd’hui de devenir femme, Gabrielle n’a jamais cessĂ© de faire preuve d’un caractère bien trempĂ©. Tout comme son aĂŻeule, Maria, dĂ©barquĂ©e autrefois de l’Espagne franquiste avec pour seul bagage son inflexible volontĂ©. Lorsque Maria rend son dernier souffle, c’est la vie de Gabrielle qui bascule.

Ouvert sur la mort de Maria, le récit reconstitue ensuite le parcours du combattant qu’a été dès le premier instant la vie de Gabrielle. Précipitée trois mois avant terme dans une existence à laquelle elle s’accroche contre toute attente, longtemps chétive malgré une pratique intensive de la gymnastique artistique, elle grandit au sein d’une famille rassemblant quatre générations avec son lot de rancunes et de frictions, dans une campagne présidée par une Ville Rose, où les hommes vénèrent le rugby et la chasse à la palombe, autant que les femmes la Vierge Marie de la Ville de la Grotte.

Encore et toujours, en délicats pointillés, se précise à travers Gabrielle la silhouette tutélaire de l’antique octogénaire, bientôt nonagénaire de plus en plus fragile, si touchante dans la simplicité sincère et impétueuse de son attachement pour son arrière-petite-fille. Sans doute a-t-elle reconnu la dureté de sa propre trajectoire dans le combat éperdu de la nouvelle-née pour sa vie, puis dans les efforts de la gamine pour compenser sa différence malingre. Entre ces deux-là, c’est une question de complicité et de solidarité à toute épreuve, commencée dès le premier âge de l’une, terminée dans les derniers jours de l’autre.

Alors l’émotion est immanquablement au rendez-vous, surtout lorsque la narration, menée par une voix dont on perçoit toute la tendresse en se demandant longtemps à qui elle peut bien appartenir, nous conduit enfin à comprendre ce que cache la conduite de plus en plus troublée de Gabrielle depuis la disparition de son aïeule. Car l’adolescente s’enfonce dans un malaise de plus en plus palpable, aux très curieux et inquiétants symptômes. Et l’on s’inquiète et s’interroge d’autant plus que dans le récit se glissent, de loin en loin, quelques saynètes de clowns s’évertuant à ramener le sourire sur le visage d’enfants malades et hospitalisés.

Et comme, pris par le coeur par les personnages autant que captivé par le fil du récit, le lecteur se retrouve aussi sous le charme d'une plume admirablement ciselée, c’est un très grand coup de coeur que lui réserve ce premier roman, révélateur d’un talent en tout point prometteur. (5/5)

 

 

Citations : 

Le papy a parlé gravement, les yeux rivés sur les gestes de Gabrielle. Georges a l’habitude de mâcher son silence comme une chique. Les mots dans sa bouche pèsent plus lourd qu’aux autres.
 

Avec les annĂ©es la MarĂ­a a moulĂ© ses gammes Ă  cette Ă©glise. Sa voix tutoie les colombes sculptĂ©es dans la voĂ»te de la sacristie, niche dans les arcs gothiques de la croisĂ©e, se dĂ©ploie en ailes ouvertes sous les arcs-boutants. Mais, avec les annĂ©es, la MarĂ­a a aussi pris de l’âge. Subrepticement, les muscles qui tendent ses cordes vocales se sont atrophiĂ©s.          
Au beau milieu du chant d’entrĂ©e, la vieillesse la rattrape. Sa voix dĂ©raille Ă  la reprise du troisième couplet, au changement de registre. C’est sa première fausse note. La Vierge sursaute avant de sourire avec indulgence, tandis que la mĂ©mĂ© poursuit son hommage sans faiblir, de cette voix qui soudain n’est plus la sienne. Elle n’a pas envie de se taire, la MarĂ­a, elle continue de s’époumoner allègrement ; mais, Ă  l’intĂ©rieur, je crois qu’elle sait que la mort vient de lui tapoter la gorge.
 

Il faut plusieurs mois Ă  RaphaĂ«l pour s’apercevoir que Gabrielle maigrit ; les parents quant Ă  eux ne s’en rendent pas compte. Suzanne a dĂ©couvert, en fouillant le tĂ©lĂ©phone de son mari, des textos Ă©rotiques Ă©changĂ©s l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente avec la femme du trĂ©sorier. Ils datent d’une Ă©poque a priori rĂ©volue, d’avant le drame des assiettes qui volent. Depuis, Peyo a renouvelĂ© ses promesses et Suzanne le croit. Mais il a conservĂ© ces messages, et c’est insupportable. Il devait faire table rase. La mère en veut Ă  Peyo, moins d’avoir archivĂ© la conversation que de l’avoir trop mal cachĂ©e ; surtout, elle lui en veut pour son cĹ“ur qui dĂ©sormais accĂ©lère au moindre retard, pour ses mains moites dès qu’il consulte son tĂ©lĂ©phone, pour les nĹ“uds dans son ventre pendant l’amour, elle lui en veut pour cette angoisse suffocante qui la pousse Ă  fouiller et en fouillant Ă  trouver, et se blesser encore. Suzanne cherche sa douleur avec l’obstination d’une enfant qui appuie sur un bleu, ne s’avoue pas que les messages dĂ©couverts sont un prĂ©texte Ă  sa rancune. Au fond, elle ne pardonne pas Ă  Peyo d’avoir fait d’elle une femme jalouse. L’idĂ©e du divorce commence Ă  faire son chemin, Ă  peine modĂ©rĂ©e par l’âge du petit Jean.
 

Derrière la vitre, contre le ciel de septembre, se dressent les montagnes de la fin de l’été, crocs noirs et nus. Dans le blanc uniforme de la chambre, la fenêtre semble un tableau immobile, comme peint à même le mur, ne serait la lumière de midi qui découpe l’air en faisceaux jaunes.

 

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