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jeudi 20 octobre 2022

[Korman, Cloé] Les presque soeurs

 



 

Coup de coeur đź’“

 

Titre : Les presque soeurs

Auteur : Cloé KORMAN

Parution : 2022 (Seuil)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :       

Entre 1942 et 1944, des milliers d’enfants juifs, rendus orphelins par la déportation de leurs parents, ont été séquestrés par le gouvernement de Vichy. Maintenus dans un sort indécis, leurs noms transmis aux préfectures, ils étaient à la merci des prochaines rafles.

Parmi eux, un groupe de petites filles. Mireille, Jacqueline, Henriette, Andrée, Jeanne et Rose sont menées de camps d’internement en foyers d’accueil, de Beaune-la-Rolande à Paris. Cloé Korman cherche à savoir qui étaient ces enfants, ces trois cousines de son père qu’elle aurait dû connaître si elles n’avaient été assassinées, et leurs amies.

C'est le récit des traces concrètes de Vichy dans la France d’aujourd’hui. Mais aussi celui du génie de l’enfance, du tremblement des possibles. Des formes de la révolte.

 

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur :   

Cloé Korman est née en 1983 à Paris. Son premier roman, Les Hommes-couleurs (Seuil, 2010), a été récompensé par le prix du Livre Inter et le prix Valery-Larbaud. En 2013, elle a publié, toujours au Seuil, Les Saisons de Louveplaine, puis Midi en 2018, et Tu ressembles à une juive en 2020.

 

 

Avis :

« Certaines histoires sont comme des forĂŞts, le but est d’en sortir. D’autres peuvent servir Ă  atteindre des Ă®les, des ailleurs. Qu’elles soient barques ou forĂŞts, elles sont faites du mĂŞme bois. Â»

Si l’auteur est entrĂ©e dans la forĂŞt obscure, sur les traces des enfants morts de la Shoah, c’est sur l’invitation de sa sĹ“ur Esther, qui, s’étant dĂ©couverte voisine d’un tĂ©moin des faits, avait commencĂ© Ă  reconstituer l’histoire de leurs trois petites cousines, mortes en dĂ©portation Ă  la toute fin de la guerre. CloĂ© Korman s’est alors lancĂ©e dans une enquĂŞte qui, du Loiret Ă  Paris, l’a menĂ©e pas Ă  pas lĂ  oĂą la France de Vichy a fait passĂ© les sĹ“urs Korman – Mireille, Jacqueline et Henriette – et leurs « presque soeurs Â» – AndrĂ©e, Jeanne et Rose Kaminsky –, toutes les six raflĂ©es Ă  Montargis en 1942, internĂ©es dans les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, puis plusieurs fois sĂ©parĂ©es et rĂ©unies au hasard de leurs affectations dans diffĂ©rents foyers d’accueil parisiens oĂą, recensĂ©es sur les listes juives des prĂ©fectures, elles attendirent que leur sort, apparemment encore indĂ©cis, se scellât au bon vouloir des autoritĂ©s.

Aussi chaotique que le parcours de ces fillettes ballottĂ©es de lieux en lieux puissent paraĂ®tre, le rĂ©cit mène pourtant Ă  un constat implacable : en fait de tergiversation quant Ă  leur destin, il n’y eut jamais qu’une question d’organisation et de logistique. Si les enfants ne furent pas dĂ©portĂ©s dès le dĂ©but avec leurs parents, restant orphelins Ă  la charge d’un Etat français impatient de s’en dĂ©barrasser, ce fut uniquement pour ne pas encombrer les camps de travail en attendant que la machinerie d’extermination nazie eĂ»t atteint le niveau capacitaire requis. Alors, dans l’intervalle, on les casa, peu importe comment, dans des lieux d’attente, puisant dans leurs listes pour optimiser les convois d’adultes lorsqu’ils Ă©taient incomplets… Pour les sĹ“urs Korman, l’heure du dĂ©part fatal sonna en 1944, dĂ©notant, de la part des responsables français, un « acharnement Ă  faire des victimes alors que la dĂ©faite nazie Ă©tait acquise Â».

Nous faisant « prendre la mesure des mensonges putrides dont est capable un État jusqu’à assassiner ceux dont il a la protection avec la bonne conscience qui s’autorise des tampons de commissaires, et la respectabilitĂ© des signatures de sous-prĂ©fets ayant l’honneur de s’adresser Ă  leur prĂ©fet, ou de prĂ©fets dĂ©fĂ©rant Ă  leur ministre avec des listes de noms d’enfants Â», Ă©tablissant tristement le rĂ´le « de mise Ă  feu du gĂ©nocide Â» jouĂ© par la France, la narration s’éclaire aussi fugitivement des actes individuels de rĂ©volte, des coups de pouce rencontrĂ©s ça et lĂ  qui ont pu renverser la fatalitĂ© et sauver des vies, comme celles des sĹ“urs Kaminsky, enfuies après six tentatives manquĂ©es. Ainsi, sur les « presque soeurs Â» promises au mĂŞme destin par la barbarie des hommes, trois auront pu emprunter une traverse vers la vie...

Moins introspectif et, du coup, peut-ĂŞtre moins chargĂ© Ă©motionnellement que la bouleversante Carte postale d’Anne Berest, le livre de CloĂ© Korman n’en frappe pas moins l’esprit en abordant la Shoah sous un angle demeurĂ© mĂ©connu : le sort très hypocritement rĂ©servĂ© par la France de Vichy aux orphelins laissĂ©s par les adultes juifs dĂ©portĂ©s. Aussi soigneusement documentĂ© qu’admirablement Ă©crit, le rĂ©cit très concret a de quoi Ă©branler profondĂ©ment le lecteur, aussi averti soit-il dĂ©jĂ  de la part de responsabilitĂ© de l’administration française dans le gĂ©nocide. Et puis, dĂ©jĂ  horrifiĂ© par le sujet dans son ensemble, comment ne pas rester songeur face aux bifurcations du destin, qui d’une pichenette condamne ou sauve, Ă  partir de situations strictement identiques… Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Mes grands-parents voulaient adopter les trois petites filles. (…)
Dans le monde oĂą elles deviennent ses sĹ“urs, mon père n’existe pas. Il nous l’a toujours dit. Il en est certain parce que mes grands-parents avaient dĂ©jĂ  une fille, Annette, du mĂŞme âge que Jacqueline. Ça leur aurait fait quatre enfants et, Ă©tant eux-mĂŞmes des commerçants laborieux et sans fortune, mes grands-parents n’en auraient pas dĂ©sirĂ© un cinquième. Mon père ne serait donc pas nĂ© en dĂ©cembre 1946.
Je ne suis pas convaincue par cette idĂ©e. Je pense que les enfants naissent Ă  leurs parents suivant des raisons qu’ils maĂ®trisent autant qu’eux, c’est-Ă -dire pas beaucoup, et rien ne dit que mon père n’aurait pas fait son apparition malgrĂ© tout dans ce chĹ“ur de fillettes. En nous disant cela il nous parle moins de lui, je crois, que de la douleur du deuil. Les mots « je ne serais pas nĂ© Â», dans leur rĂ©pĂ©tition, sonnent comme une formule accompagnant un sacrifice, et qui aurait le pouvoir de l’inverser : moi au lieu d’elles, c’est elles au lieu de moi. Surtout, cette formule dĂ©crit son statut de survivant. Elle nous parle de la matière dont nous sommes faits, lui, ma sĹ“ur et moi, de notre sentiment d’exister dans un taillis de possibilitĂ©s horribles et Ă©tranges. Dans cette non-naissance je me reconnais. Je reconnais le dĂ©sintĂ©rĂŞt parfois insupportable de mon père pour ce qui l’entoure, mais aussi quelque chose qu’il nous a donnĂ© et qui nous libère de la pesanteur, notre commune Ă©tourderie, notre capacitĂ© d’adhĂ©sion assez intermittente Ă  la rĂ©alitĂ©. « Je ne serais pas nĂ© Â» fait naĂ®tre dans un rĂŞve Ă©veillĂ©.
 

Leur demeure est une belle maison de ville de plusieurs Ă©tages, au-dessus de leur commerce qui leur a permis de prospĂ©rer en vendant d’abord des Ă©quipements de travail, des stocks de bottes en caoutchouc venus de l’usine voisine, puis d’autres vĂŞtements et des objets pour la maison, que Max Ă©coule au marchĂ© le week-end avec sa camionnette, et toute la semaine au magasin. Celui-ci est florissant au point de les mettre en danger très tĂ´t, parce qu’il suscite la convoitise des notables de la ville. Dès que les lois antijuives sont passĂ©es, tous leurs biens sont saisis et confiĂ©s Ă  la gestion d’un pharmacien, le bien-nommĂ© Lagneau, qui leur laisse pour vivre uniquement la cuisine et une ou deux chambres Ă  l’étage. Un soir, souhaitant ponctionner encore je ne sais quoi, il attend Max Ă  l’arrière du magasin et le tabasse. Le lendemain, c’est son notaire, maĂ®tre Fumery, qui l’informe qu’il est en instance d’être arrĂŞtĂ© et lui « conseille Â» de quitter la ville. Ce n’est certes pas parce qu’il va lui sauver la vie que cet avertissement est bien intentionnĂ©, mais Max ne perd pas de temps dans ce genre de considĂ©rations, il fait son bagage et s’en va, laissant sur place sa femme et ses filles qu’il croit protĂ©gĂ©es en tant que femme, en tant qu’enfants.
 
 
Tous les jours Gretel entretient l’âtre du four destinĂ© Ă  cuire son propre frère et cuisine les plats destinĂ©s Ă  l’engraisser. Mais Hans a compris que la vieille avait une mauvaise vue, et pour lui faire croire qu’il est toujours aussi maigre, tous les jours il tend Ă  ses doigts examinateurs des os de poulet et d’oiseaux morts qui traĂ®nent dans la cage au milieu de la sciure et des dĂ©jections. Au bout d’un moment, Gretel rĂ©ussit Ă  pousser la sorcière dans le four et dĂ©livre son frère. Elle trouve la clef de la cage et les deux enfants rĂ©ussissent Ă  s’enfuir.          
Chacun sait pourtant que cette fin est contrefactuelle. Dans cette forêt-ci, ce sont les enfants qui sont tués. Il reste que moi aussi je peux tendre des os à cette histoire, pour faire sortir sa gueule d’entre les arbres et la raconter comme je veux, au rythme que je décide. Je peux lui jeter des mots pour la maintenir en respect, pour qu’elle se montre et qu’elle morde dans ces leurres plutôt que dans ma propre chair, et que jamais elle ne m’égorge ni ne m’asphyxie, ni moi ni mes enfants.


On peut aussi observer le camp par-dessus l’épaule d’un gendarme français identifiable Ă  son kĂ©pi et Ă  sa silhouette capĂ©e dans le film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais. Cette photographie fut censurĂ©e Ă  la sortie du film en 1956, afin de laisser croire que le camp Ă©tait gardĂ© par les Allemands. Il n’en est rien. Parmi les personnes qui ont transitĂ© ici, les rares qui ont pu survivre et tĂ©moigner confirment que dans le camp elles n’ont eu affaire qu’à des Français, que ce soient des gendarmes, des douaniers ou des gardiens recrutĂ©s localement, tous français. Les Allemands ne se trouvaient pas dans le camp mais Ă  la gare de Pithiviers, oĂą ils rĂ©ceptionnaient les internĂ©s livrĂ©s par les autoritĂ©s françaises pour les faire entrer dans des convois Ă  destination d’Auschwitz – ce qui se produisit six fois de suite, entre juin et septembre 1942, et trois fois encore dans le seul mois d’aoĂ»t de la mĂŞme annĂ©e, pour les convois d’enfants envoyĂ©s en rĂ©gion parisienne avant Auschwitz. Tout le fonctionnement de la gare de dĂ©portation de Pithiviers, pour faire Ă©vacuer les deux camps attenants de Pithiviers et Beaune-la-Rolande, tient dans ces quatre mois.


Le camp ne s’est pas vidé d’un coup. Il a fallu trois mois pour rassembler et envoyer à la mort douze mille personnes (..)
Trois mois, c’est lent Ă  cĂ´tĂ© de l’évacuation du ghetto de la ville de Piotrkov d’oĂą sont originaires Chava, Lysora et Nathan. LĂ -bas, la population juive, assignĂ©e depuis octobre 1939 dans un seul quartier, a Ă©tĂ© dĂ©finitivement bouclĂ©e Ă  l’intĂ©rieur de celui-ci au mois de mars 1942. Ă€ moins de s’être enfuis avant, il est possible que les parents, frères et sĹ“urs de Chava, Lysora et Nathan soient enfermĂ©s dans ce pĂ©rimètre de quelques rues avec vingt-cinq mille personnes. Ceux qui se retrouvent dans ce piège sont pour la plupart envoyĂ©s Ă  Treblinka en quatre convois, quatre fois six mille personnes convoquĂ©es sur le quai de la gare de Piotrkov et poussĂ©es Ă  coups de fusil dans les wagons plombĂ©s ouverts devant eux, pendant quatre journĂ©es successives d’octobre 1942. En quatre jours, presque plus personne ; les rues, les maisons, vides. En France, le processus est plus lent mais il les rattrape plus tĂ´t : du pays oĂą ils Ă©taient venus se rĂ©fugier, Chava, Lysora et Nathan sont dĂ©portĂ©s en juillet, trois mois avant les juifs de Piotrkov, en Pologne, oĂą ils sont nĂ©s. 


Les camps par lesquels ils passent, dans le Loiret, sont en activitĂ© depuis longtemps quand ils sont arrĂŞtĂ©s, ils se sont remplis loin des regards, bien avant que l’entreprise gĂ©nocidaire ne soit dĂ©celable. Les baraques couchĂ©es de Beaune-la-Rolande, tels des chiens sommeillant dans la plaine, avalent en bâillant trois mille sept cents hommes en mai 1941 et elles les gardent lĂ , dans l’ignorance du jour d’après, puis du mois d’après, puis d’une annĂ©e encore. Parmi cette première population d’internĂ©s il n’y a que des hommes, ce qui permet pendant longtemps de croire Ă  l’illusion de futurs camps de travail. Ces hommes adultes ont aussi la tare et l’avantage de ne pas avoir la nationalitĂ© française, c’est-Ă -dire qu’ils permettent de faire croire aux Français que cette affaire ne les concerne pas.


DĂ©versĂ©s par train le jour mĂŞme dans les camps du Loiret, mille sept cents Ă  Pithiviers et deux mille Ă  Beaune-la-Rolande, les hommes du billet vert reçoivent plus tard un droit de visite de leurs familles. Les champs de betteraves environnants voient passer au fil des semaines des bus et des trains, avec des femmes et des enfants qui viennent les embrasser dans le camp, les interroger sur ce qu’ils font, ce qu’on leur veut, et leur promettre qu’ils les attendent. Des femmes et des enfants Ă  qui l’on dit qu’ils peuvent rester chez eux, dans leurs appartements parisiens ou banlieusards, dans leurs maisons, sur leurs lieux de travail, dans leurs Ă©coles, oĂą ils sont en sĂ©curitĂ© – puisque ce sont des femmes, puisque ce sont des enfants.


Ils attendent et pendant ce temps leurs noms d’étrangers, leurs noms de Polaks aux consonnes qui se heurtent ont Ă©tĂ© consignĂ©s dans des registres dont ils ignorent la finalitĂ©. Ils attendent Ă  en crever d’ennui et d’une douleur d’ignorance qu’il m’est difficile de me figurer, et les autoritĂ©s du camp les prĂŞtent comme main-d’œuvre gratuite aux exploitations agricoles alentour. Ils attendent après avoir obtempĂ©rĂ© Ă  des ordres de la prĂ©fecture qui leur a menti, qui a fait prĂ©cĂ©der leur enfermement par une humiliation, un piège miteux reposant sur leur peur de faire du tort Ă  leurs familles, s’ils dĂ©sobĂ©issaient.          
Tandis que j’essaye de comprendre cette histoire, et de trouver les mots pour dire ce qui est arrivé à mes petites-cousines et à ceux qui les ont précédés dans les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, tandis que je découvre l’accumulation des signes de négligence et des signes de cruauté qui ont permis que ces choses-là se produisent, je ne pense pas gagner beaucoup en sagesse. Si j’avais une seule morale à tirer de tout cela, à transmettre à mes enfants ou à n’importe quel ami dont la vie m’est aussi chère que la mienne, ce serait de prendre la mesure des mensonges putrides dont est capable un État jusqu’à assassiner ceux dont il a la protection avec la bonne conscience qui s’autorise des tampons de commissaires, et la respectabilité des signatures de sous-préfets ayant l’honneur de s’adresser à leur préfet, ou de préfets déférant à leur ministre avec des listes de noms d’enfants.


Dans un premier temps, contrairement Ă  la demande de Pierre Laval, les Allemands ne voulaient pas convoyer les enfants. Le chef du gouvernement français ne voulait pas sĂ©parer les familles, c’est-Ă -dire ne pas avoir Ă  garder les enfants seuls. Les Allemands, de leur cĂ´tĂ©, ne voulaient pas avoir Ă  garder les enfants vivants dans les camps, ils voulaient qu’ils soient exĂ©cutĂ©s tout de suite ; ils font donc venir très majoritairement les adultes tant qu’il n’y a qu’un seul four crĂ©matoire Ă  Auschwitz, jusqu’à mars 1943. Ce qui se trame en France en ces jours de juillet et qui autorise Ă  sĂ©parer les familles, Ă  tergiverser sur les catĂ©gories d’âge qui mĂ©ritent ou non de vivre, Ă  entasser des milliers de personnes dans des espaces insuffisants, sans nourriture, sans hygiène, est une logique de gestion des cadavres, et de capacitĂ© en cours d’augmentation Ă  l’autre bout des rails.


Ă€ quoi peut ressembler un lieu oĂą vivent trois mille enfants sans parents, presque sans adultes, un camp en rase campagne oĂą il n’y a presque pas d’installations sanitaires, presque pas de nourriture ? Le tumulte de la cour de rĂ©crĂ©ation d’une Ă©cole primaire dans une grande ville compte environ trois cents ou quatre cents enfants. Ici, c’est dix fois plus. Pourtant il n’y a pas de bruit. Les quelques assistantes sociales qui sont sur place racontent comment les enfants ont vu partir leurs parents, comment les parents ont Ă©tĂ© arrachĂ©s Ă  leurs enfants. Elles Ă©crivent dans leur journal qu’ils crient, pleurent, au dĂ©but, mais qu’au bout d’un moment ils ne parlent plus. (…)
Elles racontent l’impossibilité de porter secours. Des enfants de tous les âges, certains d’à peine un an, jusqu’à treize, quinze ans, atteints de dysenterie et subissant les épidémies de rougeole, la diphtérie, ainsi que l’impétigo, une bactérie qui attaque la peau en laissant des plaies suppurantes. Ils mangent de l’herbe, demandent encore où sont leurs parents puis ne demandent plus rien. Vomissent. Se grattent la peau irritée par les poux.


Je regagne ma voiture, je rentre. C’est une campagne incroyablement plate tout autour. Ă€ gauche et Ă  droite du paysage, on dirait que la Terre s’incurve et que l’on va tomber Ă  l’infini, comme depuis une planète d’avant GalilĂ©e. Cette platitude interminable a quelque chose d’ironique et de cruel : le vide des champs, l’air sans obstacles sur des kilomètres donne Ă  penser qu’il n’y a nulle part oĂą se cacher. On se voit courir et s’abriter derrière une meule de foin que le vent dispersera, Ă  l’intĂ©rieur d’une grange d’oĂą les chiens vous chassent, derrière un arbre orphelin prĂŞt Ă  vous dĂ©noncer. Au-dessus de ma tĂŞte, le ciel me traque. J’aperçois une averse arriver de très loin, les nuages qui conspirent en un gris dont le mĂ©tal est d’or et d’argent Ă  la fois, puis ces nuages se brisent, ils se lâchent sur mon minivan stellaire et musical. Quand ceux-lĂ  ont fini de craquer d’autres sont dĂ©jĂ  lĂ , captant dans leurs contours le peu de lumière qui subsiste et des masses d’oiseaux migrateurs passent Ă  leur tour, on dirait qu’ils imitent leur forme bombĂ©e, puis ils se quittent et palpitent, s’allongent en flèche et se regroupent. On se sent dans l’espace plutĂ´t que sur la terre.


Les dossiers Korman et Kaminsky s’étalent devant moi, ensemble de pièces commises par les autoritĂ©s françaises de l’époque. Sur le papier Ă©clairĂ© par la lumière blanche et bruineuse de la cour s’étale le vocabulaire haĂŻssable des reprĂ©sentants de l’État français qui se sont succĂ©dĂ© dans la persĂ©cution de ces familles. Le dossier commence avec une lettre en date du 24 juillet 1941 dans laquelle un sous-prĂ©fet se contente d’un simple recensement des « IsraĂ©lites Ă©trangers Â» habitant Montargis. Ils sont listĂ©s un par un et livrĂ©s avec leur adresse ; le sous-prĂ©fet fait Ă©tat, pour chacun, de sa « bonne conduite Â» et de sa « bonne moralitĂ© Â». Ainsi ai-je la satisfaction d’apprendre que mon grand-oncle Lysora « n’a donnĂ© lieu Ă  aucune remarque spĂ©ciale des services de police Â» et que son « attitude au point de vue national est correcte Â». Cette première liste prĂ©tendument inoffensive, ce simple recensement est en fait une chose implacable. Avec quelques variantes, l’ensemble des noms qui le composent se retrouve sur la liste de remise des Ă©toiles jaunes, datĂ©e juste après ; l’ensemble des noms consignĂ©s pour la remise des Ă©toiles jaunes, sur la liste des internements de force.


La dislocation des familles juives a obligĂ© l’État français Ă  organiser des services d’accueil des orphelins qui seraient tout autant des lieux de surveillance. Cette mission a Ă©tĂ© confiĂ©e Ă  l’Union gĂ©nĂ©rale des IsraĂ©lites de France (UGIF), la structure crĂ©Ă©e dans le cadre des lois antijuives pour mettre la population juive sous contrĂ´le. Je lis les noms des centres, et la numĂ©rotation attribuĂ©e par l’organisation : Lamarck (centre no 28), Guy-Patin (no 30), Vauquelin (Ă  la fois cantine no 46 et home de jeunes filles no 21), Neuilly (la « Maison Marguerite Â», no 40), Louveciennes (centre no 56), et Saint-MandĂ© (no 64). Je reconnais les quartiers, je relie entre elles les rues et les stations de mĂ©tro au sein de ce rĂ©seau, « oĂą tous les enfants Ă©taient rĂ©pertoriĂ©s auprès des Allemands et oĂą ils puisaient pour des dĂ©portations Â», pour reprendre les mots d’AndrĂ©e.          
Les services pour enfants de l’UGIF, foyers, asiles, « homes Â» comme on dit Ă  l’époque, en auront vu passer plus de trois mille, peut-ĂŞtre trois mille cinq cents, entre aoĂ»t 1942 et juillet 1944. Sur cette pĂ©riode, près de la moitiĂ© sont morts en dĂ©portation.          
Pour comprendre cela, il faut inscrire un dernier point, dans le nord de la carte. La cité de la Muette, à Drancy, pourvoit les foyers de l’UGIF de la même façon que les autres camps d’internement, avec les enfants qu’elle a rendus orphelins et qu’elle met en attente. La Muette est juste au bord de Paris, pourtant les enfants qui en arrivent, affamés et pouilleux, semblent revenir de très loin. Ils n’en sortent que si leurs noms restent consignés là-bas sur des listes, et peuvent servir à tout moment à compléter des convois. Ils en sont relâchés, mais pas beaucoup plus que si on leur avait coupé une main, pour être sûrs qu’ils reviennent la chercher.


Dans une de ces Ă©coles oĂą on l’avait placĂ©e temporairement, AndrĂ©e est allĂ©e rĂ©cupĂ©rer des affaires de classe après la guerre et elle se souvient que la directrice l’a reçue « dans l’escalier Â». Elle a notĂ© cela comme tout le reste dans sa mĂ©moire kilomĂ©trique qui lui permet de se rendre une justice placide des dĂ©cennies après les faits, en redistribuant Ă  leurs propriĂ©taires, d’une voix Ă©gale quels que soient les mĂ©faits, tous ces petits morceaux de mesquinerie : la directrice dans l’escalier ne vaut pas mieux que les surveillantes qui volaient ses affaires dans les dortoirs, et ces dernières n’ont rien Ă  envier Ă  cette ancienne camarade de classe Ă  Montargis qui l’accueillit en 1944, Ă  son retour, d’un mordant « Ah bon, tu es revenue Â». Le patron qui la fĂ©licita un jour pour son « sourire youpin Â» est logĂ© Ă  la mĂŞme enseigne, dans cette mĂ©moire sans amertume mais sans oubli, dans ces moments de voix atone, que sa belle-famille catholique qui ne voulut mĂŞme pas se dĂ©placer pour son mariage – haussement d’épaules Ă  peine avouĂ©, Ă  peine distinct du halètement fragile derrière ses clavicules de vieille dame. Les enseignantes incapables de lui trouver un stylo, finalement, ne font que donner l’échelle du cĂ´tĂ© de l’Éducation nationale qui, au dĂ©but des annĂ©es 1950, alors qu’elle venait de se marier et cherchait un poste en rĂ©gion parisienne, et « alors qu’ils avaient bien tout mon dossier Â», n’imagina pas de lui donner sa première affectation autre part que dans la commune de Drancy.
 
 
Au quatrième et dernier Ă©tage du 16 rue Lamarck, dans l’angle qui est en surplomb de la Butte et regarde Ă  pic sur tout Paris, se trouve le bureau du directeur, le colonel Edmond Kahn. Kahn est aussi juif que MoĂŻse, pas moins juif que n’importe qui dans ces murs et je ne sais pas ce qu’il se raconte sur son rĂ´le ici, il fait partie des cadres de l’UGIF qui croient authentiquement que cette institution est le lieu le plus sĂ»r possible dans des circonstances impossibles, et aussi qu’il va pouvoir sauver sa peau, ou sa carrière – ce qui est rigoureusement vrai, il ressort immaculĂ© des annĂ©es de la guerre. Ancien industriel dans le textile puis capitaine pendant la Grande Guerre, au centre Lamarck il continue de porter des bottes et des culottes d’équitation, d’après les tĂ©moignages des enfants. Ces derniers le craignent, mais il rĂ©alise quelques bonnes choses pour le centre, comme d’amĂ©liorer l’hygiène et l’alimentation. Il fait partie de ces agents de la collaboration qui ont rĂ©ussi Ă  se dĂ©placer entre les hiĂ©rarchies et les tĂ©moignages sans jamais ĂŞtre jugĂ©s, mĂŞme dans un livre.


Weill-Hallé et Kahn sont tous deux des hauts responsables de l’UGIF. Le premier est membre du conseil d’administration, le second a été nommé par l’État collaborateur, ils n’ont pas les mêmes responsabilités ni la même marge d’action. Il n’est pas simple de les juger, il manque peut-être de l’ombre au médecin, ou de faire mieux connaissance avec le militaire. Ce qui est sûr c’est qu’ils travaillent ensemble et qu’ils ont, pour guider leur conduite, à peu près les mêmes informations sur la catastrophe qui est en cours. Ils décident pourtant différemment, l’un en envoyant des enfants chez des nourrices clandestines à la campagne, l’autre à Drancy.


Pendant les deux mois oĂą elles sont internĂ©es Ă  Beaune-la-Rolande, quatre convois, numĂ©rotĂ©s 40, 42, 44 et 45, partent de Drancy et arrivent Ă  Auschwitz-Birkenau – faisant plus de quatre mille morts. Pendant qu’elles sont Ă  Lamarck et Ă  Guy-Patin, entre fĂ©vrier et mars 1943, il n’y a pas moins de huit convois, c’est-Ă -dire plus de huit mille morts, parmi lesquels leurs onze camarades de chambrĂ©e arrĂŞtĂ©es le 11 fĂ©vrier, et peut-ĂŞtre d’autres qu’elles connaissaient. AndrĂ©e me dit : « Il y avait constamment des rafles. VoilĂ , et c’étaient des Français qui venaient nous chercher en gĂ©nĂ©ral. En fait ils venaient complĂ©ter les wagons, avec des enfants. C’était ça, le truc. Et j’en ai vu, donc, j’ai vu des rafles d’enfants Ă  Lamarck, j’en ai vu Ă  Guy-Patin, Ă  Vauquelin. Â» Pendant l’étĂ© 1943, quand AndrĂ©e et ses sĹ“urs ne vivent plus dans les mĂŞmes foyers, partent encore trois convois, qui font Ă  nouveau plus de trois mille morts.
AndrĂ©e ne voit pas ces quinze mille morts, seulement le temps qui passe, et les enfants qui disparaissent. Le 13 aoĂ»t, elle Ă©crit dans son journal : « Quant Ă  moi, c’est dĂ©cidĂ©, je ne resterai pas. Â» Et aujourd’hui encore, Ă  moi qui la regarde en cet Ă©tĂ© 2020 par-dessus les albums de photos, les ouvrages d’archives, les lettres et les devoirs d’école : « Y a des moments, il faut se remuer. Â»


Ă€ Drancy, Brunner a fait tout ce qu’il a voulu entre son arrivĂ©e en mai 1943 et sa fuite, en aoĂ»t 1944. DĂ©barrassĂ© de la police française, il a dirigĂ© le camp en s’appuyant uniquement sur les SS qui Ă©taient arrivĂ©s avec lui, et sur les internĂ©s juifs menacĂ©s de dĂ©portation s’ils refusaient de servir ses mobiles. Ainsi les « piqueurs Â», qui viennent chercher les juifs dans leurs appartements, dans les hospices, dans les asiles d’enfants, sont Ă©galement juifs. Le camp est gardĂ© de l’extĂ©rieur par des gendarmes français. Brunner fait tout ce qu’il veut aussi grâce Ă  son CV. Ă€ Vienne, lors de son premier mandat de commandement, il a fait dĂ©porter quarante-sept mille personnes en trois ans. Ă€ Salonique, oĂą il a Ă©tĂ© mutĂ© juste après, il est responsable de la mort de quarante-trois mille juifs grecs en trois mois. Le 9 mai 1943, quand il met dans sa poche la clef de la Muette et emmĂ©nage avec ses hommes de main, avec ses mĂ©thodes et ses chiffres, il a des pupilles dans lesquelles les cadavres entrent et s’effacent sans plus atteindre ni la rĂ©tine ni la conscience. 


Ă€ partir de juin 1944 et du dĂ©barquement en Normandie, Brunner a peinĂ© de plus en plus Ă  arrĂŞter des juifs et Ă  former des convois de mille personnes qu’il pourrait dĂ©porter. C’est Ă  ce moment-lĂ , Ă  l’approche de la libĂ©ration de Paris, qu’il a dĂ©cidĂ© de mettre la main sur tous les enfants qui restaient dans les centres de l’UGIF. Deux nuits sont nĂ©cessaires pour faire le tour de tous les centres, Ă  Paris et en banlieue.          
Dans certains rĂ©cits et tĂ©moignages de la rafle du 21 juillet, Alois Brunner est prĂ©sent dans un des deux bus qui maraudent. Il est lĂ  en personne pour aller chercher les enfants, mais cette information n’est pas tout Ă  fait sĂ»re. Il n’y a pas eu de compte-rendu de la rafle, et les tĂ©moignages ne sont pas tous concordants. Qu’il soit prĂ©sent sur place pour rĂ©cupĂ©rer les enfants matĂ©rialise une autre rĂ©alitĂ©, qui elle est incontestable : son acharnement Ă  faire des victimes alors que la dĂ©faite nazie est acquise.


Mes trois petites-cousines font partie de la rafle de Saint-MandĂ© avec les autres filles de la rue Grandville, ainsi que ThĂ©rèse Cahen. Le 30 juillet, ThĂ©rèse Ă©crit Ă  son Ă©lève Jacques Leguerney une dernière lettre depuis la citĂ© de la Muette. Elle est au courant que les autoritĂ©s juives du camp ont bataillĂ© pour demander des conditions amĂ©liorĂ©es lors du prochain convoi, dont on sait qu’il comptera plus d’enfants qu’il n’y en a jamais eu. Elle ironise : « En route demain pour une dĂ©portation d’enfants modèles avec bonbons, petites paillasses et docteur dans chaque wagon. Â»



 

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