â–Ľ

dimanche 18 septembre 2022

[Dupont-Monod, Clara] S'adapter

 




 

Coup de coeur đź’“đź’“

 

Titre : S'adapter

Auteur : Clara DUPONT-MONOD

Parution : 2021 (Stock)

Pages : 200

 

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :    

C’est l’histoire d’un enfant aux yeux noirs qui flottent, et s’échappent dans le vague, un enfant toujours allongé, aux joues douces et rebondies, aux jambes translucides et veinées de bleu, au filet de voix haut, aux pieds recourbés et au palais creux, un bébé éternel, un enfant inadapté qui trace une frontière invisible entre sa famille et les autres. C’est l’histoire de sa place dans la maison cévenole où il naît, au milieu de la nature puissante et des montagnes protectrices ; de sa place dans la fratrie et dans les enfances bouleversées. Celle de l’aîné qui fusionne avec l’enfant, qui, joue contre joue, attentionné et presque siamois, s’y attache, s’y abandonne et s’y perd. Celle de la cadette, en qui s’implante le dégoût et la colère, le rejet de l’enfant qui aspire la joie de ses parents et l’énergie de l’aîné. Celle du petit dernier qui vit dans l’ombre des fantômes familiaux tout en portant la renaissance d’un présent hors de la mémoire.

Comme dans un conte, les pierres de la cour témoignent. Comme dans les contes, la force vient des enfants, de l’amour fou de l’aîné qui protège, de la cadette révoltée qui rejettera le chagrin pour sauver la famille à la dérive. Du dernier qui saura réconcilier les histoires.

La naissance d'un enfant handicapé racontée par sa fratrie. Un livre magnifique et lumineux.
Prix Femina et Prix Landerneau 2021.

 

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur :

Clara Dupont-Monod est l’auteure de plusieurs romans dont La Passion selon Juette (Grasset, 2007), Le roi disait que j’étais diable (Grasset, 2014) et chez Stock en 2018, La Révolte.

 

Avis :

A la naissance de leur troisième enfant, les parents apprennent bientĂ´t qu’une anomalie gĂ©nĂ©tique le condamne Ă  brève Ă©chĂ©ance, après quelques annĂ©es d’une existence quasi vĂ©gĂ©tative. Dans leur maison cĂ©venole, la vie s’organise autour du sĂ©isme qui vient de creuser une faille invisible entre eux et leur entourage. Chaque membre de la famille « s’adapte Â» Ă  sa manière. Le fils aĂ®nĂ© se sent investi d’une responsabilitĂ© protectrice et, devenant l’ange gardien de l’enfant, sombre peu Ă  peu avec lui. La cadette, toute Ă  sa rage de voir l’énergie et la joie de vivre des siens littĂ©ralement siphonnĂ©es par ce petit frère, s’installe dans le rejet et le besoin de prendre le large. Enfin, le benjamin, nĂ© sur le tard, grandit dans l’ombre d’un fantĂ´me et le souci de « rĂ©parer Â» ses parents.

Quand vous naĂ®t un enfant ou un frère handicapĂ©, et mĂŞme si pour vous rien ne sera jamais plus comme avant, la terre ne s’arrĂŞte pas de tourner. DĂ©sormais, il y a aura le monde ordinaire, qui continuera sans vous, et votre petit cercle, isolĂ© parce qu’en rotation autour de son propre centre de gravitĂ©. Pour ses membres, c’est un complet recadrage qui marque la fin de l’insouciance et trace une frontière invisible avec les autres. Chacun assume avec les moyens du bord, et d’une façon chaque fois très personnelle, mais une constante perdure : l’amour pour cet enfant pas comme les autres.

Cet amour-là, avec ce qu’il apporte et ce qu’il coûte, irradie le texte, qui, raconté comme une tragédie grecque par les immémoriales pierres des Cévennes, sans prénoms, avec pour personnages centraux l’enfant, l’aîné, la cadette et le dernier, et en périphérie les parents et la grand-mère, prend la portée universelle d’une magnifique histoire d’humanité s’efforçant sans bruit de survivre à la fatalité. Ici, pas de tabous, ni de non-dits. Pas non plus de sentimentalisme, ni de pathos. Mais la narration sensible et délicate, impressionnante de vérité, des impacts et des réactions, en bref des bouleversements profonds au sein de la fratrie dans son face-à-face avec la différence, le handicap et la mort.

Clara Dupont-Monod pénètre à ce point son sujet et fait preuve d’une telle finesse psychologique que l’on ne peut douter de la part autobiographique de son récit. Magnifique et bouleversant dans l’évidence de sa sincérité sobre et pudique, ce livre très personnel impressionne par sa portée si manifestement universelle. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Personne ne comprit réellement qu’à cet instant-là, une fracture se dessinait. Bientôt, les parents parleraient de leurs derniers instants d’insouciance, or l’insouciance, perverse notion, ne se savoure qu’une fois éteinte, lorsqu’elle est devenue souvenir.
 

Dans les mairies, les services sociaux, les instances prĂ©tendument dĂ©diĂ©es Ă  l’aide des familles, les ministères, on leur enfonçait la tĂŞte sous l’eau, multipliant les difficultĂ©s. Le parcours Ă©tait glacial, inhumain, jalonnĂ© d’acronymes, MDPH, ITEP, IME, IEM, CDAPH. Les interlocuteurs se montraient absurdement tatillons ou d’une odieuse nonchalance, cela dĂ©pendait. Les parents en parlaient le soir Ă  voix basse. Ils durent se plier Ă  des règles folles. Ils entrèrent dans des pièces grises oĂą les attendait un jury qui dĂ©ciderait si, oui ou non, ils seraient Ă©ligibles Ă  une allocation, un recours, une Ă©tiquette, une place. Ils durent prouver que, depuis la naissance de l’enfant, la vie avait changĂ© Ă  leurs frais ; prouver aussi que leur enfant Ă©tait diffĂ©rent, certificats mĂ©dicaux, bilans neuropsychomĂ©triques, classĂ©s dans une pochette plus prĂ©cieuse encore que leur portefeuille. On leur demanda aussi de dessiner un « projet de vie Â» alors que, de celle d’avant, il restait si peu. Les parents en croisèrent d’autres, brisĂ©s, Ă  court d’argent, car les aides tardaient Ă  tomber, ou ahuris parce qu’un dĂ©partement ne transmettait pas le dossier Ă  un autre dĂ©partement, et qu’en cas de dĂ©mĂ©nagement il fallait tout reprendre Ă  zĂ©ro. Ils dĂ©couvrirent l’obligation, tous les trois ans, de prouver que l’enfant Ă©tait toujours handicapĂ© (« Parce que vous pensez que ses jambes ont repoussĂ© en trois ans ? Â» avait hurlĂ© une mère devant un bureau). Entendirent un couple craquer car, visiblement, leur enfant n’était pas assez inadaptĂ© pour bĂ©nĂ©ficier d’aide, mais trop pour espĂ©rer ĂŞtre insĂ©rĂ©. La mère avait cessĂ© de travailler pour s’occuper de l’enfant puisque personne ne le prenait en charge. Les parents dĂ©couvrirent le grand no man’s land des marges, peuplĂ©es d’êtres sans soin ni projet ni ami. Ils apprirent que la maladie mentale, handicap invisible, ajoutait une difficultĂ© supplĂ©mentaire, « il faudrait que ma fille soit amochĂ©e physiquement pour que vous bougiez votre cul ? Â» grinça un père Ă  l’accueil d’un centre mĂ©dico-social, ouvert seulement le matin.
 

(…) une phrase rĂ©sonna, quelque chose comme « aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la mĂŞme direction Â». Elle Ă©tait prononcĂ©e au micro par le tĂ©moin. C’était la phrase qui, immanquablement, ressortait Ă  chaque discours de mariage ; elle Ă©tait, paraĂ®t-il, de Saint-ExupĂ©ry, et il la dĂ©testa tant il la trouvait idiote. C’était une logique d’équipe, pas de couple. Quel drĂ´le de monde oĂą l’on apparente l’amour Ă  un but, et quel dommage de ne pas comprendre qu’au contraire, l’amour c’est se noyer dans les yeux de l’autre, mĂŞme si ces yeux sont aveugles. 
 

La fragilité engendre la brutalité, comme si le vivant souhaitait punir ce qui ne l’est pas assez.
 
 
Je n’ai pas ce maintien propre aux femmes des montagnes, faites de roche et de poudre, polies par des siècles de vaillante soumission. Des femmes debout sur leurs chevilles de faĂŻence, dont l’apparente rĂ©signation n’est qu’un leurre. Des femmes qui ressemblent aux pierres d’ici. On les croit friables (l’origine du mot « schiste Â» ne signifie-t-elle pas « que l’on peut fendre Â» ?), mais en rĂ©alitĂ©, rien n’est plus solide qu’elles. Car, avec le sort, les femmes se montrent rusĂ©es. Elles ont la sagesse de ne jamais le dĂ©fier. Elles s’inclinent mais, par-derrière, elles s’adaptent. Elles prĂ©voient des sources de rĂ©confort, organisent une rĂ©sistance, mĂ©nagent leur Ă©nergie, dĂ©jouent les peines. Est-ce un hasard si mon frère aĂ®nĂ© met l’endurance au-dessus de tout ? Faire avec et non faire contre. Je ne sais pas faire. Moi, la cadette, je m’oppose sans cesse. Je me cogne et crie Ă  la rĂ©volte contre le destin, je n’entends pas que les forces en prĂ©sence sont inĂ©gales, je serai perdante mais je m’obstine Ă  rejeter. Je suis un refus Ă  moi seule. Je n’appartiens pas aux reines d’ici.


La grand-mère parlait peu. Et comme souvent les taiseux, elle parlait par des actes. De la ville, elle rapporta le walkman qu’il fallait, puis les baskets dernier cri. Elle abonna la cadette aux revues de son âge. Elle l’emmena voir les nouveaux films au cinĂ©ma dans le bourg d’à cĂ´tĂ©, si bien que la cadette, dans la cour de l’école, pouvait dire : « Moi aussi, j’ai vu Ă€ la poursuite du diamant vert. Â» Elle pouvait tenir une discussion serrĂ©e sur Modern Talking, porter un sweat-shirt Chevignon, mâcher du Tubble Gum. La grand-mère la hissait Ă  la hauteur des autres. Elle lui offrait une normalitĂ©. Beaucoup plus tard, devenue adulte, la cadette s’entendrait dire Ă  une amie : « Si un enfant va mal, il faut toujours avoir un Ĺ“il sur les autres. Â» Avant d’ajouter, pour elle-mĂŞme : « Car les bien portants ne font pas de bruit, s’adaptent aux contours cisaillants de la vie qui s’offre, Ă©pousent la forme des peines sans rien rĂ©clamer. Ils seront les gardiens du phare dĂ©testant les vagues mais tant pis, refuser serait dĂ©placĂ©. Un sentiment de devoir les guide. Ils se tiendront lĂ , vigies dans la nuit noire, se dĂ©brouilleront pour n’avoir ni froid ni peur. Or, n’avoir ni froid ni peur n’est pas normal. Il faut venir vers eux. Â»


Pourquoi tes amies, Marthe, Rose et Jeanine, ne me jugent pas ?
– Parce qu’elles sont tristes. Et quand on est triste, on ne juge pas.
– N’importe quoi. Je connais plein de gens tristes qui sont mĂ©chants.
– Alors ce sont des gens malheureux. Mais pas tristes.
 
 
Un effondrement peut parfois prendre la forme inverse de ce qu’il recouvre. Le désespoir mue en dureté. Ce fut le cas. L’appel cogneur, l’impulsion, le bouillonnement de colère, tous ces courants qui tambourinaient à sa porte disparurent instantanément, cédant la place à un désert froid. Son cœur se couvrit d’une pellicule de gel. Cette intransigeance lui vint d’instinct. La cadette devint bloc de pierre. Son cœur avait été arraché, elle n’en avait plus, pour elle c’était clos.


Dira-t-on un jour l’agilitĂ© que dĂ©veloppent ceux que la vie malmène, leur talent Ă  trouver chaque fois un nouvel Ă©quilibre, dira-t-on les funambules que sont les Ă©prouvĂ©s ?


(…) elle comprit soudain que son frère aîné ne guérirait pas de l’enfant. Guérir, cela signifiait renoncer à sa peine, or la peine, c’était ce que l’enfant avait planté en lui. C’était sa trace. Guérir, cela voulait dire perdre la trace, perdre l’enfant à tout jamais. Elle savait désormais que le lien peut avoir différentes formes. La guerre est un lien. Le chagrin aussi.


Les parents l’annoncèrent par tĂ©lĂ©phone. « Nous attendons un autre enfant. Â» (…)
Derrière eux palpitait la grande attente des parents blessés, unis en une angoisse, celle d’abîmer la vie alors qu’ils souhaitent la donner.


Un enfant différent est une épreuve très difficile. La majorité des couples se séparent.


Dans cette famille, plus personne ne dormait correctement. Le sommeil Ă©tait le moulage des peines, il portait leur empreinte.


 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire