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vendredi 15 juillet 2022

[Berest, Claire] Artifices

 



 

Coup de coeur đź’“

 

Titre : Artifices

Auteur : Claire BEREST

Parution : 2021 (Stock)

Pages : 308

 

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :  

Abel Bac, flic solitaire et bourru, Ă©volue dans une atmosphère Ă©trange depuis qu’il a Ă©tĂ© suspendu. Son identitĂ© dĂ©jĂ  incertaine semble se dissoudre entre cauchemars et dĂ©ambulations nocturnes dans Paris. Reclus dans son appartement, il n’a plus qu’une prĂ©occupation : sa collection d’orchidĂ©es, dont il prend soin chaque jour. C’est cette errance que vient interrompre Elsa, sa voisine, lorsqu’elle atterrit ivre morte un soir devant sa porte. C’est cette bulle que vient percer Camille Pierrat, sa collègue, inquiète de son absence inexpliquĂ©e. C’est son fragile Ă©quilibre que viennent mettre en pĂ©ril des Ă©vĂ©nements Ă©tranges qui se produisent dans les musĂ©es parisiens et qui semblent tous avoir un lien avec Abel. 
Pourquoi Abel a-t-il Ă©tĂ© mis Ă  pied ? Qui a fait rentrer par effraction un cheval Ă  Beaubourg ? Qui dĂ©pose des exemplaires du Parisien oĂą figure ce mĂŞme cheval sur le palier d’Abel ? Ă€  quel passĂ© tragique ces Ă©tranges coĂŻncidences le renvoient-elles ? Cette sĂ©rie de perturbations va le mener inexorablement vers Mila. Artiste internationale mystĂ©rieuse et anonyme qui enflamme les foules et le milieu de l’art contemporain Ă  coups de performances choc. Pris dans l’œil du cyclone, le policier dĂ©chu mène l’enquĂŞte Ă  tâtons, aidĂ©, qu’il le veuille ou non de Camille et d’Elsa. 

Le nouveau roman de Claire Berest est une danse éperdue, où les personnages se croisent, se perdent et se retrouvent, dans une enquête haletante qui voit sa résolution comme une gifle.

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur :

Après une maĂ®trise de Lettres Ă  la Sorbonne, Claire Berest publie son premier roman, Mikado, Ă  27 ans. Suivront deux autres romans, L’orchestre vide et Bellevue (Stock, 2016) et deux essais, La lutte des classes, pourquoi j’ai dĂ©missionnĂ© de l’Éducation nationale, et Enfants perdus, enquĂŞte Ă  la brigade des mineurs. En 2017, elle Ă©crit GabriĂ«le avec Anne Berest. En 2019 sort Rien n’est noir, pour lequel elle reçoit le Grand Prix des lectrices de ELLE.

 

Avis :

Syndrome de stress post-traumatique : jamais Abel, jusqu’à ces derniers jours totalement investi dans la routine absorbante de son mĂ©tier de flic, n’aurait pensĂ© que cela lui tomberait dessus, après tant d’annĂ©es d’un Ă©quilibre en apparence Ă  peu près stable. Le premier gros coup de canif Ă  sa tranquillitĂ© est bien sĂ»r sa suspension, pour l’instant inexpliquĂ©e, qui fait soudain tomber le paravent qui faisait Ă©cran entre son quotidien actif et les blessures anciennes auxquelles il pensait pouvoir tourner le dos. Soudain aussi vulnĂ©rable qu’un bernard-l’hermite expulsĂ© de la coquille oĂą il avait cru s’abriter, exposĂ© sans dĂ©fense Ă  la rĂ©surgence de souvenirs torturants, le voilĂ  de surcroĂ®t en butte Ă  une sĂ©rie de troublantes coĂŻncidences, qui, comme autant d’insidieuses allusions, ou alors de signes du vacillement de sa raison, ne cessent de pointer de plus en plus nettement vers ce passĂ© terrible que rien ne semble plus pouvoir contenir.

Combien de temps Abel pourra-t-il tenir, entre les intrusions de cauchemars rĂ©currents, qu’il rente d’oublier en dĂ©ambulant dans Paris la nuit et en soignant sa collection d’orchidĂ©es le jour, reclus dans son appartement, et celles d’un monde extĂ©rieur bien dĂ©cidĂ©, semble-t-il, Ă  lui arracher ses derniers lambeaux de santĂ© mentale ? Elles sont trois Ă  l’empĂŞcher de refermer totalement les Ă©coutilles : son envahissante nouvelle voisine Elsa, sa collègue Camille Pierrat qui s’inquiète de son silence, et surtout, de manière de plus en plus Ă©vidente, une dĂ©nommĂ©e Mila, dĂ©concertante artiste anonyme devenue mondialement cĂ©lèbre pour ses impressionnantes performances, Ă  l’avant-garde de l’art contemporain.

Toute la tension de la narration provient de ce mystérieux drame, survenu deux décennies plus tôt, qui va peu à peu se dévoiler à la connaissance du lecteur, et de ses bizarres correspondances avec les spectaculaires et transgressives performances d’une artiste dont personne, si ce n’est son avocat et agent, ne connaît le visage. C’est donc dans un climat étrange et mystérieux, en compagnie de personnages de plus en plus manifestement les proies d’une grande et ancienne souffrance perturbant leur équilibre psychique, que l’on avance dans une intrigue puissamment construite qui tient le lecteur en haleine de bout en bout.

La souffrance peut rendre fou, mais avant d’éclater au grand jour, dans un paroxysme parfois aussi soudain que violent, la folie mĂ»rit parfois lentement, hibernant longuement pour mieux frapper ensuite, ou demeurant plus ou moins discrètement tenue en laisse grâce Ă  des dĂ©rivatifs capables de la canaliser. L’expression artistique devient ici exutoire et sublimation, dans un dĂ©bordement d’émotions et de sensations, ici volontairement provocant, que le spectateur perçoit sans toujours le comprendre. L’oeuvre est un ressassement infini, une dĂ©clinaison travaillĂ©e de production en production, oĂą reviennent en filigrane les mĂŞmes obsessions, celles qui cristallisent les blessures de l’âme de l’artiste. Que serait devenue Mila sans cet antidote Ă  sa colère ? Tout comme Abel, sans ses orchidĂ©es ?

Hommage à Marina Abramovic et à son art unique et éphémère de la performance, ce fascinant roman est tout autant l’occasion de découvrir cet angle extrême, souvent très dérangeant, de l’art contemporain, que de se plonger dans un récit addictif qui nous fait quitter subrepticement les rivages incertains de la santé mentale. Un livre original et fort, et un nouveau coup de coeur pour cet auteur. (5/5)

 

 

Citations : 

Oui, il Ă©tait fascinĂ© par ce que les gens rĂ©vĂ©laient d’eux-mĂŞmes en permanence comme en hurlant avec un mĂ©gaphone. FascinĂ© par les rĂ©seaux sociaux, les longs tunnels de phrases et de clichĂ©s clinquants comme des rĂ©verbères dans une boĂ®te noire ; images de soi partout comme des miroirs pendus en place des feuilles des arbres, il Ă©tait subjuguĂ© par les selfies, qui forçaient Ă  se regarder soi, qui rendaient chacun spectateur agissant de sa personne imparfaite, selfies qui obligeaient Ă  la douceur, au pardon de soi, selfies qui disaient l’absence, la fission du noyau. Combien avait-il pu, Abel, en dĂ©cortiquer dans les procĂ©dures ? Les selfies des autres, les tĂ©lĂ©phones pleins comme des Ĺ“ufs rances et doux, de secrets et de petits arrangements, de suspicion et d’impudeur.  
Il aurait tant aimé faire cela, se prendre en photo à bout de bras, plonger ses yeux, à travers la lentille morte, dans les yeux d’un autre qui aurait envie de le regarder, qui serait intéressé par son geste, quelqu’un qui regarderait sa photographie.


Elle se dit qu’ils devraient se parler vraiment. Sans jeu, sans Ă©vitement. Et elle pense Ă  cette phrase idiomatique : Il faut qu’on se parle vraiment. Ce clichĂ© langagier des couples ou des familles en crise qui, en disant cela, dĂ©sirent provoquer un chambardement, un changement de dĂ©cor ou d’atmosphère. Comme si d’habitude on se parlait faussement. Comme si se parler en prenant des pincettes, en mesurant la susceptibilitĂ© de l’autre, en calculant les pièges des aveuglements et des failles narcissiques, c’était se parler avec faussetĂ©. 


C’était quelque chose qu’elle s’était dit, Mila : sur trente-six mille communes en France, pourquoi avait-il fallu qu’ils choisissent celle-lĂ , ses parents ? La ville oĂą aurait lieu l’une des rarissimes tueries de masse commises par un seul individu que le pays, voire l’Europe, aient connu au vingtième siècle. Ça l’a toujours laissĂ©e songeuse, ces multiples choix arbitraires que nous faisons en permanence, telle une armĂ©e de morceaux biscornus d’un puzzle sauvage. L’essence mĂŞme de l’absurde implacabilitĂ© du fait divers. (…)
La contingence, la possibilité qu’une chose arrive ou n’arrive pas, qu’un être existe ou n’existe pas.


Les musées faisaient d’excellents squares où baguenauder pour s’aérer les idées. Il faudrait que les musées soient ouverts comme des parcs, des lieux de circulation libre où l’on irait boire un café avec un collègue, ou faire sa pause sandwich en lisant un livre. Et s’allonger par terre pour une petite sieste.
 
 
Une des frustrations qu’ils partageaient Ă©tait de ne jamais savoir la suite des appels qu’ils avaient reçus. Est-ce que ça s’était bien fini ? Est-ce que la personne avait Ă©tĂ© prise en charge ? Est-ce que la situation Ă©tait sous contrĂ´le ? Omar trouvait ce sentiment terrible. Il avait dit Ă  Julie une fois : « C’est comme si on t’obligeait Ă  lire un livre, en sachant que tu ne pourras jamais le terminer. Â» Les appels demandant une intervention n’étaient pas les plus nombreux. Sept ou huit appels sur dix pouvaient ĂŞtre superficiels : des gens qui cherchaient une info ou faisaient une blague, mais aussi des paumĂ©s, des personnes âgĂ©es, des gens seuls, en crise, en manque, beaucoup d’appels de personnes qui ne supportaient plus le bruit que faisaient leurs voisins, quelques appels de dĂ©lation aussi, des propos racistes qui fusaient, des gens au bout du rouleau, sous mĂ©docs… Il fallait faire le tri très vite : situation d’urgence ou non, besoin d’intervention ou non. Puis, Ă©ventuellement, diriger l’interlocuteur vers un autre numĂ©ro d’aide.


Mais ce qui est fascinant dans les faits divers, et ça ne loupe jamais, c’est que si tu les mettais dans un roman, les gens n’y croiraient pas. Le rĂ©el est insoutenable.


C’est quelque chose qu’il avait Ă©rodĂ© de sa mĂ©moire, mais on peut Ă©vider tant qu’on veut, on ne fait que ranger sur des Ă©tagères que l’on croit hors de portĂ©e. Ă€ tort. 


Le musée d’Orsay a été une gare. Quand on se tient dans son hall, on peut encore imaginer la foule qui devait s’y agglutiner, attendant les trains. Les familles et les solitaires pris dans la si curieuse tension d’être immobiles et au bord du mouvement, caractéristique du voyageur sur le point de partir. Certains lieux sont plus propices aux empreintes du passé, Orsay est tout à fait habité. Une croix sur une carte mentale, lieu où l’on arrive et d’où l’on s’éloigne, carrefour, c’était intelligent de le transformer en musée, passage ambigu de la mémoire. Un bâtiment dont on transforme la finalité doit s’inventer, il s’oblige à faire preuve d’astuces. Ce qui est beau à Orsay, c’est que le visiteur pénètre par le haut, l’ancienne gare s’ouvre à lui sous ses pieds, il n’est pas en position d’être écrasé mais dans celle de pouvoir cueillir. Il peut embrasser le champ entier d’un seul regard, descendre par l’escalier de droite ou celui de gauche, il n’est pas contraint. C’est une aventure.


Il la regarda ce jour-là, à Paris, comme une étrangère. Ou plutôt comme une amante avec qui l’on a vécu jusqu’au détachement et que l’on revoit soudain après des années de séparation. Et la séduction de l’autre éclate, douloureusement, car elle avait fini par nous échapper, diluée dans le temps. On ne se voit plus, quand on se jouxte.
 
 
Épier, quand du grabuge se fait entendre, est une action bancale qui oscille entre le voyeurisme et le courage. La curiositĂ© malsaine (ça se passe mal quelque part, j’ai envie d’en savoir plus) pouvant se transformer parfois en sauvetage (ça se passe très mal, il faudrait que j’intervienne). Abel Bac et Camille Pierrat auraient pu ensemble parler longuement de ce sujet tant ils avaient eu Ă  auditionner de tĂ©moins ayant Ă©tĂ© confrontĂ©s Ă  ce dilemme. Les tĂ©moins pouvaient se montrer actifs ou passifs (tout l’écheveau qu’il y avait Ă  dĂ©mĂŞler dans sa tĂŞte en une seconde quand le choix se posait entre : il faudrait que j’intervienne, il faut que j’intervienne, j’interviens). Certains tĂ©moins se payant pour une vie la culpabilitĂ© de n’être pas intervenu. Camille n’était pas toujours tendre quand ils dĂ©briefaient après coup : « Ce connard entend une gonzesse qui se fait casser la tĂŞte dans l’appart d’à cĂ´tĂ© et ce gros con augmente le son de sa tĂ©lĂ© ! Â» Abel, lui, ne jugeait jamais. Comment savoir qui on est tant que ça ne nous est pas arrivĂ© ? rĂ©pondait-il Ă  Camille, en substance. Car ce n’était jamais si clair dans la bouche de Bac, qui n’était pas un orateur. Et Elsa, qui Ă©tait devenue Mila, aurait dit aux deux autres si elle avait participĂ© Ă  leur conversation : c’est le kairos. Elle aurait expliquĂ© quelque chose comme : Kairos c’est le dieu grec de l’action opportune. Avant c’est trop tĂ´t, après c’est trop tard. Il faut saisir ou agir Ă  l’instant T. Sinon on peut traĂ®ner l’hĂ©sitation ou le manquement toute sa vie. Camille Pierrat aurait alors fait remarquer que Kairos c’était aussi le nom du portail Internet de PĂ´le Emploi et que l’administration française avait un putain de drĂ´le de sens de l’humour. 

 

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