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mercredi 1 juin 2022

[Otsuka, Julie] Certaines n'avaient jamais vu la mer

 

 

 

Coup de coeur đź’“

 

Titre : Certaines n'avaient jamais vu la mer
            (The Buddha in the Attic)

Auteur : Julie OTSUKA

Traduction : Carine CHICHEREAU

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2011,    
                   en français (PhĂ©bus) en 2012

Pages : 144

 

   

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :  

L’écriture de Julie Otsuka est puissante, poétique, incantatoire. Les voix sont nombreuses et passionnées. La musique sublime, entêtante et douloureuse. Les visages, les voix, les images, les vies que l’auteur décrit sont ceux de ces Japonaises qui ont quitté leur pays au début du XXe siècle pour épouser aux États-Unis un homme qu’elles n’ont pas choisi. C’est après une éprouvante traversée de l’océan Pacifique qu’elles rencontrent pour la première fois celui pour lequel elles ont tout abandonné. Celui dont elles ont tant rêvé. Celui qui va tant les décevoir. À la façon d’un chœur antique, leurs voix se lèvent et racontent leur misérable vie d’exilées… leur nuit de noces, souvent brutale, leurs rudes journées de travail, leur combat pour apprivoiser une langue inconnue, l’humiliation venue des Blancs, le rejet par leur progéniture de leur patrimoine et de leur histoire… Une véritable clameur jusqu’au silence de la guerre. Et l’oubli.

 

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur : 

Julie Otsuka est née en 1962 en Californie. En 2002, elle publie Quand l’'empereur était un dieu (Phébus, 2004 ;– 10/18, 2008), qui remporte immédiatement un grand succès critique. Elle obtient en 2012 le prix Femina étranger avec son deuxième roman, Certaines n'avaient jamais vu la mer.

 

 

Avis :

Elles ont quitté le Japon au début du siècle dernier pour épouser en Californie des compatriotes émigrés qu’elles n’avaient vus que sur photos. Elles vont partager, leur vie durant, le lit et le pénible sort d’ouvriers agricoles qui fournissent à l’Amérique une main d’oeuvre bon marché. Et, plus tard, lorsqu’éclatera la seconde guerre mondiale, elles se retrouveront déportées avec mari et enfants dans les camps d’internement où les Etats-Unis incarcèreront les Nippo-Américains.

Le mode de narration est singulier et donne toute sa force au roman. Rédigé à la première personne du pluriel, le récit se fait l’écho des multiples voix anonymes de ces femmes japonaises, sans jamais se fixer sur aucune en particulier. Ce sont ces mille trajectoires, suggérées par petites touches impressionnistes, qui finissent par composer un tableau d’ensemble puissamment évocateur de l’histoire collective de la communauté dont l’auteur est elle-même issue.

L’arrivée de ces femmes sur le sol américain est un choc à tout point de vue. Leur traversée sans retour possible les jettent dans un inconnu auquel elles n’auront d’autres choix que de s’adapter, quoi qu’il leur en coûte, et combien même il ne correspond en rien à ce qu’elles avaient imaginé de leur vie future. Leurs expériences racontent toutes le racisme, leur exploitation, mais toujours leur obstination à trouver patiemment et silencieusement leur place, si misérable soit-elle, entre modes de vie japonais et occidental. Pourtant, alors que gonfle la paranoïa à leur encontre après l’attaque de Pearl Harbor, tout ce que leur communauté a si laborieusement construit finit par leur échapper peu à peu. Ce sont d’abord les hommes, arrêtés les uns après les autres pour soupçon d’espionnage, que leurs épouses voient partir. Et quand tous, femmes et enfants compris, ont finalement disparu, c’est jusqu’à leur absence qui s’efface bientôt totalement dans l’esprit de leurs voisins Américains, pour qui la vie continue inchangée.

Les phrases courtes, comme psalmodiées en une complainte fantôme portée par le vent de la mémoire, s’alignent sans pathos pour mieux nous frapper de leur implacable et triste vérité. Et l’on ressort hanté par le murmure de toutes ces voix anonymes que, pour notre plus grande émotion, ce livre exhume de l’indifférence et de l’oubli. Coup de coeur, que l'on peut prolonger sur le sujet par un autre très beau roman : Fantômes de Christian Kiefer. (5/5)

 

Citations : 

Ils ne voulaient pas de nous comme voisins dans leurs vallées. Ils ne voulaient pas de nous comme amis. Nous vivions dans d’affreuses cabanes et ne parlions pas même l’anglais de base. Nous ne pensions qu’à l’argent. Nos techniques agricoles n’étaient pas très efficaces. Nous utilisions trop d’eau. Nous ne labourions pas en profondeur. Nos maris nous faisaient trimer comme des esclaves. Ils importent ces filles du Japon pour avoir de la main-d’œuvre gratuite. Nous travaillions aux champs du matin au soir sans même nous arrêter pour manger. Nous travaillions aux champs tard dans la nuit à la lumière de nos lampes à pétrole. Jamais nous ne prenions un jour de congé. Une horloge et un lit, voilà deux choses qu’un paysan japonais n’utilisera jamais dans sa vie. Nous prenions le contrôle de leur filière du chou-fleur. Nous avions déjà la mainmise sur les épinards. Nous avions le monopole des fraises et accaparions le marché du haricot. Nous formions une machine économique imbattable, irrésistible, et si personne ne freinait notre élan, tout l’ouest des États-Unis serait bientôt un nouveau comptoir, une colonie asiatique.



Pendant des nuits entières nous les attendions. Parfois ils passaient devant nos cabanes et criblaient nos fenĂŞtres de chevrotines, ou mettaient le feu Ă  nos poulaillers. Parfois ils dynamitaient nos remises. BrĂ»laient nos cultures alors qu’elles commençaient Ă  mĂ»rir, et nous perdions le produit de toute une annĂ©e. Et nous avions beau dĂ©couvrir des empreintes de pas dans la terre le lendemain matin, des allumettes Ă©parpillĂ©es, quand nous demandions au shĂ©rif de venir constater lui-mĂŞme les faits, il nous rĂ©pondait que les preuves Ă©taient insuffisantes. Après cela nos maris n’étaient plus les mĂŞmes. Ă€ quoi bon ? Le soir nous nous couchions avec nos souliers et une petite hache près du lit, tandis que nos maris restaient assis près de la fenĂŞtre jusqu’à l’aube. Parfois un bruit nous rĂ©veillait en sursaut, mais ce n’était rien â€“ quelque part dans le monde, sans doute, une pĂŞche Ă©tait-elle tombĂ©e d’un arbre â€“, et d’autres fois nous dormions toute la nuit, trouvant au matin nos maris recroquevillĂ©s sur leur chaise Ă  ronfler, alors nous essayions de les rĂ©veiller doucement, car ils avaient encore leur fusil sur les genoux. Parfois nos maris achetaient un chien de garde, qu’ils appelaient Dick ou Harry ou Spot, et ils finissaient par s’attacher davantage Ă  cet animal qu’à nous, et nous nous demandions si nous n’avions pas fait une bĂŞtise en venant nous installer sur une terre si violente et hostile. Existe-t-il tribu plus sauvage que les AmĂ©ricains ?



Nous nous jetions Ă  corps perdu dans le travail, obsĂ©dĂ©es par l’idĂ©e d’arracher une mauvaise herbe de plus. Nous avions rangĂ© nos miroirs. CessĂ© de nous peigner. Nous oubliions de nous maquiller. Quand je me poudre le nez, on dirait du givre sur une montagne. Nous oubliions Bouddha. Nous oubliions Dieu. Nous Ă©tions glacĂ©es Ă  l’intĂ©rieur, et notre cĹ“ur n’a toujours pas dĂ©gelĂ©. Je crois que mon âme est morte. Nous n’écrivions plus Ă  notre mère. Nous avions perdu du poids et nous Ă©tions devenues maigres. Nous ne saignions plus chaque mois. Nous ne rĂŞvions plus. N’avions plus envie. Nous travaillions, c’est tout. Nous engloutissions nos trois repas par jour sans dire un mot Ă  nos maris pour pouvoir retourner plus vite aux champs. « Une minute de gagnĂ©e, c’est une mauvaise herbe arrachĂ©e Â», cette pensĂ©e ne me quittait plus l’esprit. Nous Ă©cartions les jambes pour eux tous les soirs mais nous Ă©tions si fatiguĂ©es que nous nous endormions avant qu’ils aient fini. Nous lavions leurs vĂŞtements une fois par semaine dans des baquets d’eau bouillante. Nous leur prĂ©parions Ă  manger. Nous nettoyions tout pour eux. Les aidions Ă  couper du bois. Mais ce n’était pas nous qui cuisinions, lavions, maniions la hache, c’était une autre. Et la plupart du temps nos maris ne s’apercevaient mĂŞme pas que nous avions disparu.

 

La plupart d’entre elles faisaient à peine attention à nous. Nous étions là quand elles avaient besoin de nous, et quand elles n’avaient plus besoin, pouf, nous disparaissions. Nous restions en retrait, nettoyions sans bruit leurs sols, cirions leurs meubles, donnions le bain à leur progéniture, récurions des parties de la maison que personne d’autre ne voyait. Nous ne parlions guère. Mangions peu. Nous étions douces. Nous étions bonnes. Nous ne causions jamais de problème et les laissions faire de nous ce qu’elles voulaient. Nous écoutions leurs compliments lorsqu’elles étaient contentes de nous. Nous les laissions se déchaîner contre nous lorsqu’elles étaient en colère. Nous acceptions de leur part des choses dont nous n’avions ni besoin ni envie. Si je ne prends pas ce vieux pull, elle m’accusera de faire la fière. Nous ne les embêtions pas avec nos questions. Nous ne répondions ni ne nous plaignions jamais. Nous ne demandions aucune augmentation. La plupart d’entre nous étaient des filles simples de la campagne qui ne parlaient pas anglais et par conséquent en Amérique, nous le savions, nous n’avions pas d’autre choix que de récurer les éviers et frotter les parquets.



Un certain nombre des nĂ´tres se sont retrouvĂ©es penchĂ©es sur une bassine en fer-blanc galvanisĂ© dès leur troisième jour en AmĂ©rique, Ă  frotter tranquillement des vĂŞtements : draps et taies d’oreiller tachĂ©s, mouchoirs souillĂ©s, cols sales, combinaisons de dentelle blanche si jolies que nous pensions qu’elles devraient ĂŞtre portĂ©es dessus et non dessous. Nous travaillions dans les blanchisseries en sous-sol du quartier japonais dans les parties les plus dĂ©labrĂ©es de leurs villes â€“ San Francisco, Sacramento, Santa Barbara, L.A. â€“ et chaque matin nous nous levions avant l’aurore avec nos maris pour laver, frotter, bouillir. Et le soir, quand nous posions nos brosses pour nous mettre au lit, nous rĂŞvions que nous continuions de nettoyer, et il en serait ainsi pendant bien des annĂ©es. Mais mĂŞme si nous n’étions pas venues en AmĂ©rique pour vivre dans une minuscule pièce fermĂ©e par un rideau au fond du Royal Hand Laundry, nous savions que nous ne pouvions rentrer chez nous. Si tu reviens, nous avait Ă©crit notre père, tu attireras la honte sur la famille tout entière. Si tu reviens tes sĹ“urs cadettes ne se marieront jamais. Si tu reviens aucun homme ne voudra plus jamais de toi. Ainsi donc nous sommes restĂ©es dans le quartier japonais avec nos nouveaux maris, oĂą nous avons vieilli avant l’heure.



Lorsque nous quittions le quartier japonais pour nous aventurer par les grandes rues propres de leur ville, nous essayions de ne pas attirer l’attention sur nous. Nous nous habillions comme eux. Marchions comme eux. Prenions soin de nous dĂ©placer en groupe. Nous nous faisions tout petits â€“ Si tu restes Ă  ta place ils te laisseront tranquille â€“ et faisions de notre mieux pour ne pas les offenser. Pourtant ils nous donnaient du fil Ă  retordre. Leurs hommes flanquaient une grande bourrade Ă  nos maris en leur lançant : « Moi dĂ©solĂ© ! Â» tout en faisant choir leur chapeau. Leurs enfants nous jetaient des pierres. Leurs serveurs s’occupaient toujours de nous en dernier. Les ouvreuses nous faisaient monter en haut, au deuxième balcon, oĂą elles nous donnaient les plus mauvaises places de la salle. Le paradis des nègres, comme elles appelaient cela. Leurs coiffeurs refusaient de nous couper les cheveux. Trop durs pour nos ciseaux. Leurs femmes nous demandaient de nous Ă©loigner d’elles dans l’omnibus lorsque nous Ă©tions trop près. « Veuillez m’excuser Â», rĂ©pondions-nous, puis nous souriions en nous Ă©cartant. Car la seule manière de leur rĂ©sister, nous avaient appris nos maris, c’était de ne pas rĂ©sister. NĂ©anmoins, la plupart du temps, nous restions chez nous, dans le quartier japonais, oĂą nous nous sentions en sĂ©curitĂ© au milieu des nĂ´tres. Nous apprenions Ă  vivre Ă  l’écart, en les Ă©vitant autant que possible. 


Un jour, nous étions-nous promis à nous-mêmes, nous partirions. (…)
Mais en attendant nous resterions en AmĂ©rique un peu plus longtemps Ă  travailler pour eux, car sans nous, que feraient-ils ? Qui ramasserait les fraises dans leurs champs ? Qui laverait leurs carottes ? Qui rĂ©curerait leurs toilettes ? Qui raccommoderait leurs vĂŞtements ? Qui repasserait leurs chemises ? Qui redonnerait du moelleux Ă  leurs oreillers ? Qui changerait leurs draps ? Qui leur prĂ©parerait leur petit dĂ©jeuner ? Qui dĂ©barrasserait leur table ? Qui consolerait leurs enfants ? Qui baignerait leurs anciens ? Qui Ă©couterait leurs histoires ? Qui prĂ©serverait leurs secrets ? Qui chanterait pour eux ? Qui danserait pour eux ? Qui pleurerait pour eux ? Qui tendrait l’autre joue, et puis, un jour â€“ parce que nous serions fatiguĂ©s, parce que nous serions vieux, parce que nous en serions capables â€“, leur pardonnerait ? Un imbĂ©cile, forcĂ©ment. Alors nous repliions nos kimonos pour les ranger dans nos malles, et ne plus les ressortir pendant de longues annĂ©es.



Certaines d’entre nous préféraient leurs filles, qui étaient douces et bonnes, et d’autres, comme nos mères avant nous, leurs fils. Ils sont plus productifs à la ferme. Nous les nourrissions davantage que leurs sœurs. Nous prenions leur parti lors des querelles. Nous les vêtions mieux. Nous dépensions jusqu’à notre dernier penny pour les emmener chez le médecin quand ils avaient la fièvre, alors que nous soignions nous-mêmes nos filles à la maison. J’applique un cataplasme à la moutarde sur sa poitrine et j’adresse une prière au dieu du vent et des mauvais rhumes. Car nous savions que nos filles nous quitteraient à l’instant où elles se marieraient, alors que nos fils s’occuperaient de nous quand nous serions vieilles.



En gĂ©nĂ©ral, nos maris n’avaient rien Ă  faire avec eux. Jamais ils ne changeaient une couche. Jamais ils ne lavaient la vaisselle sale. Jamais ils ne touchaient un balai. Le soir, nous avions beau ĂŞtre Ă©puisĂ©es, quand ils rentraient des champs, ils s’asseyaient pour lire le journal tandis que nous prĂ©parions le dĂ®ner pour les enfants, faisions la vaisselle et raccommodions des piles de vĂŞtements tard dans la soirĂ©e. Jamais ils ne nous laissaient dormir avant eux. Jamais ils ne nous laissaient nous lever après le soleil. Tu donnerais le mauvais exemple aux enfants. Jamais ils ne nous accordaient ne serait-ce que cinq minutes de rĂ©pit. C’étaient des hommes taciturnes, usĂ©s, qui entraient et sortaient de la maison dans leur bleu de travail boueux en marmonnant des choses au sujet des drageons, du prix des haricots verts, du nombre de caisses de cĂ©leri qu’ils espĂ©raient rĂ©colter cette annĂ©e-lĂ . Ils s’adressaient rarement Ă  leurs enfants, ni mĂŞme ne semblaient se rappeler leurs noms. Dis au troisième garçon de se tenir droit quand il marche. Et quand l’ambiance Ă  table devenait trop bruyante, ils frappaient dans leurs mains et s’écriaient : « Ă‡a suffit ! Â» Leurs enfants, en retour, prĂ©fĂ©raient ne pas leur parler du tout. Lorsqu’ils avaient quelque chose Ă  leur dire, ils passaient toujours par notre intermĂ©diaire. Dis au père que j’ai besoin de cinq cents. Dis au père qu’il y a un problème avec un des chevaux. Dis au père qu’il a ratĂ© un coin en se rasant. Demande au père pourquoi il est si vieux.


 

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