samedi 21 juin 2025

[Magnus, Ariel] Oma

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Oma

Auteur : Ariel MAGNUS

Traduction : Margot NGUYEN- BERAUD

Parution : en espagnol (Argentine) en 2006
                  en français en 2024 
                  (Observatoire)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Lorsque Oma, 85 ans, accepte de venir rejoindre son petit-fils en Allemagne pour lui raconter sa jeunesse, ce dernier a du mal à y croire. Car avant de devenir cette minuscule mamie acariâtre et attachante, Oma a été une jeune infirmière juive, sauvée in extremis des chambres à gaz d’Auschwitz par un coup dans la mâchoire donné par un nazi – si violent qu’il la fit dévier de la « bonne » file.
Comment dire l’horreur et surtout endosser l’après, la reconstruction à São Paulo, la nouvelle vie bâtie sur les silences ? C’est cette Oma aux mille visages, pleine de paradoxes, qu’il s’agit de conter. Et, à travers elle, une génération de descendants de rescapés qui a grandi avec des fantômes.
Ariel Magnus explore le fossé générationnel entre les survivants d’une diaspora tragique et les jeunes générations, oscillant entre déni salvateur et désir de comprendre. Une chronique familiale drôle et bouleversante.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Petit-fils d’immigrés juifs allemands ayant fui l’Allemagne nazie et né à Buenos Aires en 1975, Ariel Magnus est écrivain et critique littéraire. Eichmann à Buenos Aires, son second roman traduit en français, a été applaudi par la critique en Amérique du Sud.

 

 

Avis :

Ses grands-parents juifs ayant fui l’Allemagne nazie, c’est en Argentine qu’est né et vit l’écrivain et critique littéraire Ariel Magnus. Le reportage pour une fondation juive allemande qu’il entendait réaliser sur sa grand-mère rescapée d’Auschwitz s’est finalement mué en livre, non pas une biographie – l’auteur précise qu’il ne s’agit pas pour lui « d’apporter une nouvelle réflexion sur l’Holocauste ni d’inscrire dans les annales l’histoire d’une survivante de plus » –, mais la relation, dans toutes ses ambiguïtés et contradictions, de ce que cette femme est devenue avec un tel passé, de la manière dont ce passé l’a modelée jusque dans ses liens avec les siens, son affection masquée par un comportement intrusif, tyrannique et péremptoire capable de susciter ces mots : « Ta grand-mère a survécu à Auschwitz, m’a dit un jour mon père, mais ta mère a survécu à ta grand-mère. » 
 
Au moment de la narration, c'est un bout de femme que l’âge a rapetissé en une frêle silhouette sans rien entamer de sa force de caractère. L’auteur l’a en définitive peu connue, puisque, installée au Brésil , elle a toujours refusé, même après son veuvage, de rejoindre les siens en Argentine. Alors, bien davantage marqué par les années de plomb de la dictature argentine et par les affres dans lesquelles, né en 1975, il a vu ses parents se débattre, il en a presque oublié ses origines juives et le tribut versé par son Oma – grand-mère en allemand – à la barbarie nazie. Jusqu’à se rappeler, en la voyant désormais aussi menue qu’un oiseau, qu’il n’est plus que temps d’apprendre à mieux la connaître.

Il s’y emploie particulièrement à deux occasions : en 2002 quand Oma lui rend visite à Berlin où il séjourne alors, occasion d’observer de près son rapport à son pays d’origine, et en 2004, lorsqu’il se rend en vacances chez elle, au Brésil, et s’efforce, malgré ses réticences et ses échappatoires à elle, d’enregistrer les conversations où il tente de l’interroger sur son passé en Allemagne, sur son expérience des camps d’extermination et sur son exil, sans même le choix du pays, après la Libération. Plus que son histoire elle-même, c’est sa personnalité qui emplit le livre, en un portrait plein de vie et d’humour qui, derrière les impatiences intransigeantes et les faux-fuyants bavards, dans le désordre des souvenirs, dévoile une femme attachante sous sa rugosité, dénuée de toute rancune ou haine, et avant tout préoccupée, loin de tout auto-apitoiement, de l’avenir de ses enfants.

Bien loin de l’hagiographie, ce récit intime et sincère capte toutes les vérités d’une femme qui aura forgé à sa manière, parfois pleine de contradictions et de naïvetés, souvent très difficile à vivre pour son entourage, mais toujours impressionnante d’allant et de vitalité, les clés d’une résilience davantage préoccupée de l’avenir que du passé, quitte à mettre le couvercle sur ses propres souffrances. Un très bel hommage, tendre et vrai, à cette grand-mère qui doit sans doute beaucoup, et ses descendants également, à une aussi invivable qu’admirable force de caractère, plus que jamais transformée en cuirasse par les terribles cicatrices d’un inconcevable vécu. (4/5)

 

 

Citations :

Si l’histoire de ma grand-mère est aussi difficile à digérer pour moi, je n’essaie même pas d’imaginer ce que cela doit signifier pour ses contemporains. Comme la rencontre, des années plus tard, entre le soldat qui n’est pas allé à la guerre et celui qui y a survécu, la culpabilité et la rancœur ne laissent guère de place à la simple joie d’être vivants, peu importe comment.


Ma grand-mère est une somme de contradictions plus ou moins inconscientes, pour la plupart en rapport avec l’Allemagne et les Allemands, qu’elle aime et déteste à la fois, sans transition. Ses enfants ont été élevés dans ce paradoxe, de même que les enfants de ses enfants. C’est compréhensible.


Au retour de Dresde, Oma s’est endormie. C’était la première fois que nous arrivions à la coucher après deux jours et demi d’activité ininterrompue. À ce stade, j’avais l’impression (nous avions tous l’impression) qu’elle nous parlait depuis la nuit des temps, toujours de la même chose. Ma grand-mère semble vivre dans un constant enfer mental, qui ne s’apaise même pas durant les rares heures de sommeil que ses somnifères lui offrent. Nous allions nous coucher et la lumière de sa chambre était encore allumée ; nous nous réveillions et elle était schon längst aufgewacht, « debout depuis longtemps ». Le matin, elle se mettait à parler comme s’il n’y avait pas eu d’interruption depuis la veille au soir. Elle donne ainsi l’impression qu’exprimer à voix haute ce qu’elle pense n’est qu’un simple accident dans sa continuelle activité cérébrale, mais si quelqu’un ose la faire taire, elle se vexe. Quand elle n’est pas le centre de l’attention (ce qui arrive lorsque mes frères et sœur sont là), elle se retire et va s’enfermer dans sa chambre. Sa capacité discursive est impressionnante, à partir de n’importe quoi elle peut passer aux sujets habituels, toujours pour dire la même chose. Elle répète tout cent fois, réclamant 100 % de l’attention. Tel un chat qui surveille quotidiennement son territoire, ma grand-mère reparcourt chaque jour son passé, l’arrose de paroles pour qu’il ne fane pas ; son obsession pour la mort donne à ses remarques un air de testament, comme si elle craignait que la Faucheuse puisse la surprendre au détour de n’importe quelle phrase et qu’elle ne voulait pas quitter ce monde sans une réflexion finale, générale et concluante. Beaucoup de tout ce qu’elle raconte est intéressant, surtout ses années en Allemagne et sa relation avec mon grand-père, mais cela finit quand même par devenir fatigant. Ses idées sur la vie (sans presque aucune exception, je crois) sont difficiles à digérer, parce que conservatrices et petit-bourgeois. À côté d’autres personnes jeunes et réactives qui ne seraient pas nous, cela pourrait s’avérer désastreux. Cela n’a pas dû être facile pour ma mère et mon oncle ; pas plus hier qu’aujourd’hui.


Quelques jours plus tard, alors que nous petit-déjeunions dans un hôtel à Weimar, mon frère et ma sœur ont éclaté de rire et ma grand-mère les a fait taire en arguant que c’était parce qu’on avait attiré l’attention sur nous « qu’il nous était arrivé ce qu’il nous était arrivé, à nous les Juifs ». Hitler a non seulement réussi à la traumatiser pour toujours, mais avant tout à lui faire croire que c’était elle la coupable de ce qu’elle avait subi.


« Ta grand-mère a survécu à Auschwitz, m’a dit un jour mon père, mais ta mère a survécu à ta grand-mère ».


Au risque de paraître chauvin, j’appelle ça un noble geste argentin. Cela m’est arrivé avec un ami lors d’une visite à Buenos Aires, et depuis je le considère comme une définition possible de l’être national : un Argentin (ou un Latino-Américain, élargissons) est une personne qui vous parle une demi-heure de ses affres économiques mais ne vous laisse pas régler votre café à la fin.


Ma grand-mère a préféré ne pas entrer [Auschwitz] et est restée prendre un café à la pâtisserie à côté. Ce n’est pas tant qu’elle ne puisse le supporter ni qu’elle craigne de s’évanouir, ou quoi qu’on puisse l’imaginer ressentir dans un endroit tel que celui-là ; elle était déjà venue avec mon oncle et (je crois) cela l’ennuyait un peu d’y retourner. Quand nous sommes sortis, elle nous a proposé, avec un manque de tact magistral, de manger sur place : ce n’était pas cher et ça avait l’air bon. Je continue de penser que si cette proposition était venue (disons) d’un guide touristique allemand, nous l’aurions frappé. Ma grand-mère, comme on peut voir, ne serait pas très convaincante au cinéma dans un rôle de survivante de l’Holocauste. Sauf si le réalisateur était Woody Allen.


 

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