â–Ľ

samedi 20 juillet 2024

[Ribeiro, Damien] Les routes

 





Coup de coeur đź’“

 

Titre : Les routes

Auteur : Damien RIBEIRO

Parution : 2023 (Rouergue)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Entre France et Portugal, de 1955 à 1995, les destins croisés de trois générations d’hommes, coupés les uns des autres bien que reliés par le fil du sang. Entre Vasco, le grand-père, fuyant en France avec femme et enfants les conséquences d’un acte que ses descendants ne connaîtront que bien des années plus tard, et Arthur le petit-fils qui ne parle pas un mot de portugais, il y a la formidable personnalité de Fernando, le maçon, l’entrepreneur, l’homme qui veut repousser l’horizon. Lui choisit d’épouser une Française et vit dans sa chair le déchirement entre deux communautés. Étranger à son père comme à son propre fils, il hante ce magnifique roman d’un désespoir intime aussi secret que destructeur.
Damien Ribeiro joue en virtuose de ces trois personnages qui traversent, l’un le Portugal de Salazar et l’Espagne de Franco, le deuxième le mirage des Trente Glorieuses, le plus jeune le vertige de la déception paternelle. Il raconte aussi l’histoire d’une diaspora silencieuse.

 

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur : 

Damien Ribeiro est nĂ© Ă  Bayonne oĂą, Ă  la fin des annĂ©es 1990, il s’est impliquĂ© dans le mouvement hip-hop, notamment dans le rap et le graffiti. Au dĂ©but des annĂ©es 2000, il Ă©crit de nombreux textes et chroniques dans des webzines spĂ©cialisĂ©s. En parallèle il suit des Ă©tudes de droit. Il vit aujourd’hui Ă  Perpignan. Les Évanescents, son premier roman, paraĂ®t au Rouergue en 2021.

 

 

Avis :

ArrivĂ© en France en 1973 en prĂ©tendant « fuir la dictature Â» plutĂ´t que les « complications Â» tues mĂŞme aux siens, David s’empresse de retourner au pays sitĂ´t la rĂ©volution des Oeillets et la chute du rĂ©gime de Salazar. Ayant pour sa part choisi de rester en France, son fils Fernando y crĂ©e une entreprise de maçonnerie, brave la loi communautaire en Ă©pousant une Française et Ă©lève son propre fils Arthur en si parfait petit Français que pas mĂŞme un mot de portugais ne lui est familier.

Ainsi s’écrit la diaspora de la famille Carvalho, chaque gĂ©nĂ©ration semblant dĂ©river de plus en plus loin l’une de l’autre, non pas seulement parce qu’elles ne rĂ©sident pas toutes dans le mĂŞme pays, mais surtout parce que, mĂŞme vivant sous le mĂŞme toit, aucune se ne reconnaĂ®t plus dans les choix ni dans la manière d’être de l’autre. Il faut dire qu’à force de non-dits, par cette « Ă©trange croyance qui prĂŞte au silence le pouvoir d’effacer les souffrances Â», l’incomprĂ©hension n’a cessĂ© de croĂ®tre entre les trois hommes, chacun portĂ© par des aspirations et par des dĂ©cisions qu’il pense irrĂ©conciliables. C’est pourtant sans compter l’inconsciente mais indĂ©lĂ©bile empreinte psychologique qui constitue leur plus forte filiation et leur plus solide hĂ©ritage...

Pris en tenaille entre père et fils, Fernando est sans doute celui des trois qui se retrouve le plus aux prises avec ses dĂ©chirements et ses contradictions. Lui qui a vouĂ© son existence Ă  sa « rĂ©ussite Â» française, poussant si bien son fils Ă  devenir plus français que français qu’il lui semble maintenant un parfait Ă©tranger, rĂ©alise au dĂ©cès de son père, dans un mĂ©lange de colère et de frustration, qu’il n’a au fond toujours agi qu’en rĂ©action Ă  ses origines portugaises. « A qui allait-il se mesurer maintenant ? (…) En le quittant maintenant, ce ­salaud le privait de sa revanche, de cette procession qu’il imaginait faire au volant d’une Mercedes neuve dans le village, habillĂ© comme un prince, HĂ©lène Ă  ses ­cĂ´tĂ©s, habillĂ©e comme une femme de mĂ©decin, les petits derrière, ­habillĂ©s comme des Français. »
Et non seulement cela, « Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, il luttait pour se dĂ©tacher de son groupe, mais dès que ce dernier Ă©tait moquĂ©, rĂ©duit, raillĂ©, il se sentait le plus offensĂ© de tous. Pour en ĂŞtre issu et s’être hissĂ© au-dessus, il s’estimait le seul lĂ©gitime Ă  juger les Portugais de France. S’il ne devait rester qu’un seul reprĂ©sentant de cette espèce, ce serait lui, le dernier Ă  s’agripper Ă  sa carte d’identitĂ© portugaise comme Ă  une chanson qu’on fredonne pour se consoler des paroles oubliĂ©es. »

Agençé en incessants allers-retours entre les époques et entre France et Portugal, le récit avance comme à bâtons rompus, accumulant dans le désordre des épisodes a priori disjoints, étagés de 1955 à 1995, mais formant insensiblement la trame d’une histoire familiale à laquelle, malgré leurs pas de côté et leurs tentatives, chacun à leur façon, de prendre le large, aucun personnage ne parvient à échapper. Ainsi, lancés sur des trajectoires de vie pourtant distinctes, séparés par leurs incompréhensions et par leur défaut de communication, ils finiront par réaliser qu’en aveugles tâtonnants, ils n’auront pourtant tous suivi que des chemins de traverse, menant en définitive à la même destination, ou plutôt les ramenant irrémédiablement à leur même point de départ.

Un roman tout en subtilité et sensibilité, qui excelle à peindre la solitude, l’aliénation et le désespoir de personnages emmurés dans le silence et l’incommunicabilité, condamnés à gratter sans s’en rendre compte la vieille plaie familiale qui, cachée et négligée, ne parvient pas à cicatriser. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

A dix-neuf ans elle avait imaginĂ© un grand voyage, quelque chose d’exotique, une ligne de fuite, une cavalcade, le bruit des amarres qu’on rompt. Et la voilĂ  dix-neuf ans après sa dĂ©claration d’indĂ©pendance, vivant Ă  cinq kilomètres des Turca : toute une vie pour parcourir une si petite distance.


Le ciment est comme une poussière fine, très volatile, impossible Ă  fixer. Au repos au fond d’un sac elle peut  prendre des allures de crème presque douce lorsqu’on y plonge la main. Mais assez vite quelque chose accroche la pointe des doigts, une sensation dĂ©sagrĂ©able pareille Ă  celle du coton qu’on dĂ©chire. Le ciment se faufile partout : en ouvrant un sac on en retrouve tapi dans les poils des bras, sous les ongles, jusque dans les narines oĂą il a filĂ© en suivant l’air inspirĂ©. Si les cloisons nasales sont sèches, il court dans le fond de la gorge oĂą il laisse son goĂ»t de poil Ă  gratter minĂ©ral. Les sacs eux-mĂŞmes, bien qu’hermĂ©tiquement fermĂ©s par un premier emballage en film plastique et un second en kraft Ă©pais, sont recouverts d’une pellicule grise qui rĂ©siste Ă  tous les enfermements. Une seule façon de la figer : le mĂ©langer au sable et Ă  l’eau. A cet instant, alors qu’il avait enlevĂ© ses chaussures et ses chaussettes, que ses pieds nus s’enfonçaient dans le sable froid pour toucher, pour la première fois, l’eau de l’ocĂ©an, la vie de David suivait l’itinĂ©raire du ciment.


On voyait les immenses cheminĂ©es aux verticales autoritaires, les toits triangulaires abrupts et les enchevĂŞtrements de tuyaux de la cimenterie Ă  des kilomètres. De loin, la poussière minĂ©rale qui en Ă©manait, la fumĂ©e grise qui s’en dĂ©gageait et les reflets du soleil brumeux donnaient Ă  l’ensemble les contours flous d’un mirage. Des passerelles bardĂ©es de mĂ©tal allaient d’un bâtiment Ă  l’autre, d’énormes cylindres zigzaguaient des toits aux fenĂŞtres dans une pente douce, Ă©voquant un toboggan gĂ©ant qu’aucun enfant n’emprunterait. Le bâtiment Ă©tait l’exact contraire d’une cathĂ©drale : seules les prĂ©occupations purement pratiques avaient Ă©tĂ© prises en compte pour l’édifier. Pourtant, quelque chose de majestueux s’en dĂ©gageait, une espèce de puissance irrĂ©sistible devant laquelle les hommes s’inclinaient. Ici, la technique avait remplacĂ© Dieu.


« C’est bizarre, tu es portugais, mais tu n’as aucun accent, ou alors un lĂ©ger accent de Marseille. Tous les autres, quand ils parlent, on croirait des Lisboètes expliquant son trajet Ă  un touriste français. Tes copains, ils vivent ici depuis dix ans, on dirait qu’ils sont encore lĂ -bas. Â» MĂŞme s’il partageait son avis, cette remarque l’avait blessĂ©. Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, il luttait pour se dĂ©tacher de son groupe, mais dès que ce dernier Ă©tait moquĂ©, rĂ©duit, raillĂ©, il se sentait le plus offensĂ© de tous. Pour en ĂŞtre issu et s’être hissĂ© au-dessus, il s’estimait le seul lĂ©gitime Ă  juger les Portugais de France. S’il ne devait rester qu’un seul reprĂ©sentant de cette espèce, ce serait lui, le dernier Ă  s’agripper Ă  sa carte d’identitĂ© portugaise comme Ă  une chanson qu’on fredonne pour se consoler des paroles oubliĂ©es. Et bien qu’ayant vĂ©cu plus longtemps ici que la-bas, il refusait obstinĂ©ment la naturalisation, se mĂ©fiant de ce mot dĂ©signant aussi l’empaillage d’un animal mort. Lui l’appelait, par erreur ou par grande luciditĂ©, la « dĂ©naturalisation Â».


Ici, l’argent, ils en ont honte. Ils passent leur temps à faire des coups, ils en accumulent toujours plus, mais ils le cachent. C’est les curés qui leur ont appris. Les vieilles voitures, les petites maisons… Ils sont nés là. Ils vont mourir ici. Toute la vie ils se surveillent. Les fenêtres sont petites, c’est pas à cause du froid. C’est pour ne pas que leur le voisin voie à l’intérieur. Rien jeter. Réparer. Recoudre les habits. Accommoder les restes. Ils grattent tout. Ils accumulent. Ils planquent. Jamais à la banque, personne ne doit savoir ce qu’ils ont. Ils vivent comme ça, comme des cons. Ils se tuent au travail juste pour échapper à la surveillance des autres. Et ils repassent ici au bar, pour s’assurer qu’il n’en manque pas un. Qu’aucun n’a foutu le camp au bout du monde avec une maîtresse. (…)
Voilà, ne juge pas les gens trop vite. Ici ce n’est pas comme chez vous.
 

Il fallait ĂŞtre triste. Son père, qui selon la lĂ©gende familiale, avait connu mille vies et surmontĂ© tant d’épreuves, venait de mourir Ă  cinquante-cinq ans sans que les deux hommes n’aient eu le temps ni l’envie de se rĂ©concilier. Il avait survĂ©cu cinq ans Ă  sa femme et laissait Fernando, David le frère, Armando l’autre frère et Linda la soeur, orphelins et orgueilleusement seuls ; chaque enfant ayant eu une excellente raison de se brouiller dĂ©finitivement avec ses frères et sĹ“urs.


S’il ressentait une vĂ©ritable tristesse, ce n’était pas tant la perte du père que celle du grand rival. A qui allait-il se mesurer maintenant ? Et pourquoi David Ă©tait-il parti alors que Fernando n’avait pas fini son ascension ? En le quittant maintenant, ce salaud le privait de sa revanche, de cette procession qu’il imaginait faire au volant d’une Mercedes neuve dans le village, habillĂ© comme un prince, HĂ©lène Ă  ses cĂ´tĂ©s habillĂ©e comme une femme de mĂ©decin, les petits derrière habillĂ©s comme des Français. Il voulait passer devant le bar oĂą David son frère avait ses habitudes, ne pas descendre de la voiture, le toiser, lui et les autres du coin, mettre le cap vers la petite maison Ă  la sortie du village. LĂ  il aurait klaxonnĂ©, il aurait posĂ© sa main sur l’épaule de son père pour lui signifier que c’était lui son vĂ©ritable successeur, et pas David le frère aĂ®nĂ©, cet incapable tout juste bon Ă  travailler Ă  la mairie. Il lui aurait dit, avec un ton condescendant et ferme : « tu peux te reposer maintenant, je m’occupe de la famille. Â» Mais ça n’arriverait pas parce que O Vasco n’était plus.


C’était une étrange sensation que de retrouver ces fratries portugaises agglutinées dans la même rue, comme si la main de Dieu avait découpé aux ciseaux quelques livrets de famille de villages du Nord puis avait décidé de les recoller un peu vite dans des cases trop petites, en France, près de la gare. Le bruit avait couru qu’il y avait du travail dans cette ville. Partout disait-on, on construit des maisons, des entrepôts, des immeubles immenses. Les Italiens ne voulaient plus aller sur les chantiers. Personne n’avait jamais vu un Italien dans les villages. Mais on s’inclinait devant les récits de fortunes faites par les premiers arrivés, alimentés par quelques séjours durant l’été où on voyait revenir des bons à rien dans des voitures neuves. Tout cela avait donné corps à cette histoire. David se foutait de faire fortune, il pouvait difficilement espérer mieux que sa situation au village. D’autres complications l’avaient amené là. Pour le moment il fallait se poser, ne pas se faire remarquer, aller au plus simple. Ainsi, pour ne contrarier personne, quand il fallait expliquer sa situation à une autorité administrative locale, il prétendait toujours fuir la dictature. Derrière ce mot on voyait l’ombre de Salazar, apparemment personne ici ne savait qu’il était mort depuis trois ans.


Tous les Portugais n’étaient pas arrivĂ©s en France par le train, pourtant le quartier de la gare, dès les premiers temps, Ă©tait devenu une sorte d’enclave juridiquement dĂ©tachĂ©e de ce qu’on appelait encore très pompeusement le royaume du Portugal. Les habitants du coin, qui avaient vu revenir les pieds-noirs dix ans plus tĂ´t, se montraient très critiques face aux mouvements de ces populations qui atterrissaient invariablement chez eux. Secrètement, ceux qui avaient toujours vĂ©cu lĂ  regrettait le temps bĂ©ni des colonies oĂą les Français encombrants vivaient en AlgĂ©rie française, les Portugais en Angola, les Espagnols et les Italiens oĂą ils voulaient, pourvu que ce soit loin d’ici. Eux n’avaient rien demandĂ©, et voilĂ  qu’il leur fallait trouver de la place pour les pieds-noirs, mais aussi pour tous leurs Arabes qui semblaient ĂŞtre montĂ©s dans le mĂŞme pinardier, pour les Espagnols qui prĂ©tendaient fuir Franco, pour les Portugais qui prĂ©tendaient fuir feu Salazar. La terre entière fuyait ses malheurs pour Ă©chouer ici en quĂŞte d’un nouvel ailleurs. Un dimanche midi, au moment oĂą il plantait sa lame dans le dos du coq rĂ´ti que la famille s’apprĂŞtait Ă  dĂ©guster, monsieur Colpiègne avait synthĂ©tisĂ© ce sentiment en une phrase lapidaire : « Nous sommes devenus leur colonie Â» (…)

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire