â–Ľ

mercredi 10 juillet 2024

[Faye, Eric] Il suffit de traverser la rue

 



 

Coup de coeur đź’“

 

Titre : Il suffit de traverser la rue

Auteur : Eric FAYE

Parution : 2023 (Seuil)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur : 

Années 2010, un journaliste vit de l’intérieur les convulsions de l’entreprise de presse pour laquelle il travaille depuis un certain temps : rachat, brutalité managériale, obsession du profit envers et contre tout... À l’occasion d’un plan de départs volontaires, il prend ses cliques et ses claques en saisissant au vol une opportunité de reconversion professionnelle. Mais, dans les méandres des organismes de formation qui sont un business à part entière, rien ne va se passer comme prévu, sous le regard de l’ex-homme d’information qui est aussi poète à ses heures perdues.

Au fil de ce roman, Eric Faye brosse le tableau d'une classe moyenne incapable de résister à l'offensive néo-libérale et de se mobiliser lorsqu'elle est attaquée.

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur :

Né en 1963, Éric Faye, ancien journaliste, est l'auteur de romans, nouvelles, récits de voyages et essais. Son recueil de nouvelles fantastiques, Je suis le gardien du phare (José Corti, 1997), a été couronné du prix des Deux-Magots. Il a été lauréat du Grand Prix du roman de l'Académie française pour Nagasaki, paru en 2010 et traduit dans une vingtaine de langues. Il suffit de traverser la rue est son douzième roman.

 

Avis :

Dans sa course au profit, la pourtant florissante agence de presse amĂ©ricaine MondoNews a commencĂ©, depuis quelque temps dĂ©jĂ , la dĂ©localisation de ses bureaux europĂ©ens vers des pays Ă  bas coĂ»ts. C’est maintenant le tour du bureau parisien, oĂą un plan de dĂ©part volontaire vient tendre encore l’atmosphère kafkaĂŻenne entretenue par les nouvelles mĂ©thodes de management du groupe. Mais tous les salariĂ©s n’y seront pas Ă©ligibles. A 57 ans et avec trois dĂ©cennies d’anciennetĂ©, le journaliste AurĂ©lien Babel se retrouve au coeur d’une lutte pour le moins paradoxale : celle pour le droit d’être virĂ©.

Eric Faye a longtemps exercĂ© la profession de son personnage principal, et si son livre est un roman Ă  part entière, avec sa part de rĂ©Ă©criture de la rĂ©alitĂ© en mĂŞme temps que d’invention de ses protagonistes, c’est tout de mĂŞme bien un tĂ©moignage de son expĂ©rience qu’il nous livre ici, en insistant sur sa reprĂ©sentativitĂ© quand son vague alter ego dĂ©clare qu’il est la foule, cette «  part de la foule qui, dans ces annĂ©es 2010, forme sans doute la première gĂ©nĂ©ration Ă  avoir autant peur en temps de paix Â», et en lui insufflant une dimension politique, quand, en regard du titre renvoyant Ă  une remarque d’Emmanuel Macron Ă  un chĂ´meur, il pointe, dans cette « petite saga des annĂ©es 2010 Â», l’évolution rĂ©cente des entreprises privĂ©es, du secteur de l’information mais pas seulement, dans une logique Ă  ce point exclusivement financière qu’elle finit par devenir leur unique raison d’être, au grave dĂ©triment de l’éthique et de l’humain.

A l’approche d’une soixantaine qui ne lui laisse aucune illusion sur ses chances de retrouver un emploi ailleurs, AurĂ©lien Babel constate qu’en externalisant et en dĂ©localisant Ă  tour de bras pour profiter d’une main d’oeuvre bon marchĂ©, ici sans mĂ©tier ni qualification, MondoNews « est en train d’inventer le journalisme sans journalistes Â» et que c’est toute sa profession qui se retrouve dĂ©voyĂ©e par la pression du « bankable Â». L’information rentable, celle qui gĂ©nère les clics, se met Ă  prendre le pas sur une information parfois plus cruciale. Cette presse-lĂ , qui ne se donne plus la peine d’investiguer ni de vĂ©rifier, manque Ă  son rĂ´le de fond et Ă  sa fonction, essentielle pour la dĂ©mocratie, de contrepoids aux diffĂ©rents pouvoirs.

Et puis, plus globalement, de dĂ©cisions bĂŞtement financières en absurditĂ©s bureaucratiques – comme ce formulaire en anglais transitant par l’Inde pour parvenir au siège et bloquant pendant des jours le simple remplacement du clavier d’ordinateur d’un AurĂ©lien Babel privĂ© de son plus indispensable outil de travail – , se dĂ©veloppent au sein des entreprises des systèmes kafkaĂŻens, oĂą plus rien d’humain n’a de place. Pourtant, accrochĂ©es Ă  leur salaire et Ă  leur aisance, ces classes moyennes supĂ©rieures qui, corvĂ©ables Ă  merci, explosent sous la pression des organisations qui les emploient, loin de lutter et de se dĂ©fendre collectivement, se contentent de se faire la guerre dans une compĂ©tition acharnĂ©e qui achève de rendre leur quotidien infernal. Chez MondoNews, c’est Ă  qui marchera sur son voisin pour bĂ©nĂ©ficier du plan de dĂ©part volontaire : un triste privilège qu’il faut conquĂ©rir de haute lutte…

Avec un humour et un style qui font de cette lecture un régal, Eric Faye met en scène un Lucien de Rubempré contemporain qui a perdu au moins autant d’illusions qu’en son temps, celui de Balzac. Sa si juste observation des métamorphoses actuelles de l’industrie de la presse, entre mondialisation et dumping social, interroge, plus globalement et au-delà de tout clivage politique, sur la place de l’homme dans le travail et sur les grandes orientations sociales du monde de demain. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Chez MondoNews, dans le monde rĂ©el, personne ne s’est jamais jetĂ© dans le vide : climatisation oblige, les fenĂŞtres sont constamment verrouillĂ©es. Et puis, persiflent les plus acerbes, le vide, c’est MondoNews, impossible de s’y jeter puisque nous en faisons dĂ©jĂ  partie. Nous baignons dedans. Quant au grand patron, il serait difficile de le prendre en otage. Existe-t-il seulement, n’est-il pas plutĂ´t une crĂ©ation numĂ©rique ou un hologramme ? De lui, nous ne voyons que les messages d’autosatisfaction qu’il nous envoie de son Olympe, de temps Ă  autre, rĂ©pĂ©tant que la stratĂ©gie suivie est la seule possible et nous invitant Ă  persĂ©vĂ©rer sur la voie tracĂ©e. Pour le sĂ©questrer, il faudrait effectuer un long voyage, s’introduire Ă  l’intĂ©rieur d’un gratte-ciel de Seattle en dĂ©jouant la sĂ©curitĂ© puis se hisser au sommet, dans le sĂ©jour des dieux de la presse, au cĹ“ur du Siège mondial de MondoNews. Le trouverions-nous, ou tomberions-nous sur un bureau dĂ©sert ?
 

Je suis une part de la foule, cette part qui, dans ces annĂ©es 2010, forme sans doute la première gĂ©nĂ©ration Ă  avoir autant peur en temps de paix. Non pas peur que la guerre Ă©clate, ce n’est pas ça… Peur de la paix. La paix comme offensive soft pour chasser l’humain du monde qu’il a engendrĂ©. Oh ! il n’y a pas Ă  dire : c’est une guerre propre, et lente, mĂ©thodique. Et sans merci. L’homme civilisĂ© est apparu au dĂ©but de l’holocène ; il organise sa disparition aujourd’hui, en plein anthropocène, et n’aura besoin ni de l’arme atomique ni du dĂ©règlement climatique pour parvenir Ă  ses fins.
 

Ce que je vais ajouter maintenant paraĂ®tra sans doute anodin, mais je ne prĂŞte pas suffisamment attention aux petits riens qui, dans la vie de tous les jours, annoncent les grandes ruptures. Si nous savions rĂ©ellement observer, nous dĂ©cèlerions ce qui est en devenir. Nous deviendrions des voyants. Probablement devrions-nous ĂŞtre davantage rĂ©ceptifs aux signes avant-coureurs qui ne paient pas de mine. Mais cela impliquerait que nous nous fiions Ă  notre intuition, que nous considĂ©rions attentivement les petits riens ; or on ne prend pas le temps d’écouter son intuition ni de repĂ©rer les signaux les plus faibles, ce qui est regrettable.
 

Ces dernières annĂ©es, lorsque l’agence MondoNews avait commencĂ© Ă  partir Ă  vau-l’eau, sujette aux mĂ©thodes de management et aux oukases des Nouveaux MaĂ®tres (un groupe suĂ©dois, Team SK, nous avait rachetĂ©s), j’en Ă©tais venu Ă  regretter les matins oĂą je dĂ©crochais le tĂ©lĂ©phone la trouille au ventre, relisant mentalement les lignes que je venais d’écrire et attendant les reproches de notre surmoi.
J’étais loin d’être le seul dans ce cas. Nous regrettions presque le temps des convocations Ă  la Loubianka et les reproches chuchotĂ©s Ă  froid, c’est dire… « Regretter Â» n’est sans doute pas le mot exact, car il impliquerait une certaine dose de masochisme. Disons que nous avions l’impression que le travail fourni n’était plus valorisĂ© ni estimĂ©, et que la recherche de la qualitĂ© n’était plus l’objectif de la direction. DĂ©sormais, il fallait que chaque info rapporte. Que l’on comptabilise un maximum de « clics Â» pour chaque article mis en ligne… Oui, la disparition de Lemoine annonçait bien l’extinction d’un monde ; et, en s’en allant, Citizen Kane nous avait rappelĂ© que, nous aussi, nous Ă©tions des dinosaures, et que, Ă  toute Ă©poque, chacun est le dinosaure du monde suivant.
 
 
C’est dans ces moments-lĂ , entre trois et cinq heures du matin, qu’un jeune homme se matĂ©rialisait parfois de l’autre cĂ´tĂ© des tables. Il m’observait en silence, sans me quitter des yeux. Je ne remarquais qu’au bout d’un certain temps sa prĂ©sence fantomale, voisine de l’hologramme, et je le dĂ©visageais sans mot dire. Il avait dans les vingt-trois ou vingt-quatre ans depuis toujours, c’est-Ă -dire depuis qu’il avait entrepris de me rendre visite au creux de la nuit. Je le connaissais bien. Devant moi se tenait celui que j’étais Ă  mon arrivĂ©e chez Mondo, frais Ă©moulu d’une Ă©cole de journalisme, et avec ça timide et complexĂ©, beaucoup trop « pur Â». Un autre moi dĂ©tachĂ© du moi prĂ©sent, en somme, avec ses rĂŞves de jeunesse et ses projets pour meubler le vaste avenir. Oui, cette heure si particulière Ă©tait propice Ă  nos rencontres et jamais je n’ai eu d’échange plus profond que durant ces nuits-lĂ , entre le moi des vingt-trois ans et celui que je peinais Ă  ĂŞtre Ă  quarante ou cinquante. Surtout, il avait le tact de ne pas me poser la question que je redoutais : « Qu’as-tu fait de ta vie, mon vieux, depuis la dernière fois ? De notre vie ? Â»


Il y a une grande part de nuit en chacun de nous, je crois. Ă€ ne pas confondre avec la « part d’ombre Â», bien sĂ»r. La « part de nuit Â», c’est ce qui nous reste d’instinct et d’intuition, sous une chape de rationalitĂ©. Notre part chamanique, qui Ă©chappe Ă  la Machine et aux tentatives de domestication.


Un jour, le moulin à rumeurs a recommencé de tourner. Des bruits insistants, concernant l’avenir du travail de nuit dans nos bureaux, ont remis ses ailes en mouvement. Depuis des années déjà, tout nouveau projet de la direction parisienne ou du Siège était synonyme de menace. Une année sans projet était une année de sursis, de tranquillité, dont nous profitions jusqu’au dernier instant. Nous avions la conviction que l’avenir nous en voulait. Oui, l’avenir était en embuscade, derrière les fourrés du temps, il guettait notre passage…


Les mines se sont assombries. Dans la foulĂ©e de Londres et de Madrid viendra notre tour, tout le monde en est persuadĂ©. Ils arriveront chez nous pour dĂ©graisser. Ă€ leurs yeux, nous, les salariĂ©s, nous ne sommes que de la graisse. Le cholestĂ©rol du capitalisme. Son mauvais cholestĂ©rol. 


Moi non plus, je ne manquais de rien. Nous vivions tous comme des coqs en pâte. Nous avions l’eau courante et l’électricitĂ©, nous mangions Ă  notre faim et possĂ©dions des appareils, des objets Ă  ne plus savoir qu’en faire. Nous vivions dans un pays de cocagne et pourtant, comme le beau-père Henry, je courais derrière le sommeil en fuite, refoulais le cafard en prenant chaque soir mes cachets bleus. Nous avions tout mais quelque chose manquait. Les malades de la Grande Peste ou les poilus de Verdun en auraient bien ri, de nos bobos Ă  l’âme, tiens… Jour après jour, nous aurions dĂ» nous rĂ©jouir de ne plus connaĂ®tre la guerre ni la peste, et de pouvoir combler nos envies en quelques clics. Au lieu de ça nous coulions une existence d’animal triste, comme dans un zoo. C’est que notre souffrance lancinante n’était pas un petit bobo. Il nous arrivait quelque chose que, du fond de leurs drames, les pestifĂ©rĂ©s du Moyen Ă‚ge et les fantassins de Verdun n’auraient pu comprendre. S’ils avaient visitĂ© nos appartements, les pestifĂ©rĂ©s et les poilus n’en auraient pas cru leurs yeux. Le paradis ! auraient-ils pensĂ©. Et pourtant notre souffrance Ă©tait bel et bien rĂ©elle, et que l’on s’appelle Henry Montalivet, de centre droit, ou AurĂ©lien Babel, de gauche, nous Ă©tions logĂ©s Ă  la mĂŞme enseigne. 
 
 
Je lui avais parlĂ© aussi de la « marchandisation de l’information Â» : « Ils veulent vendre de l’information Ă  bas coĂ»t, comme des T-shirts made in Bangladesh. Et les textes sur lesquels les clients ne “cliquent” pas, ils veulent qu’on cesse de les traiter… Â»


En somme, MondoNews inventait un concept nouveau : le journalisme sans journalistes. L’absence de qualifications des recrues de ConstanČ›a, ClĂ©mence Corap l’avait constatĂ©e par elle-mĂŞme quelques mois plus tĂ´t. VoilĂ  cinq ans qu’elle dirigeait le service matières premières, qui avait permis de dĂ©crocher un nombre important de nouveaux clients francophones. Le Siège n’en avait pas moins dĂ©cidĂ© de le dĂ©localiser, estimant que le traitement des communiquĂ©s et la rĂ©daction de comptes rendus des contrats de blĂ© tendre ou de blĂ© dur pouvaient tout aussi bien ĂŞtre effectuĂ©s en Roumanie. Aucun prĂ©texte invoquĂ©, aucun cache-misère. C’était ainsi. Et, pour partir sur de bonnes bases, la direction avait envoyĂ© ClĂ©mence sur place, Ă  ConstanČ›a, jugeant qu’elle Ă©tait la mieux Ă  mĂŞme de former les nouvelles recrues. C’était comme faire une bouture, en somme, mais en dĂ©racinant la plante sur laquelle on la prĂ©levait, car, Ă  Paris, ce service n’existerait plus.


VoilĂ  qui je suis, maintenant que je me suis prĂ©sentĂ© au long de ces pages. Et cependant, comme je l’ai recommandĂ© au commencement de cette histoire, ne cherchez pas Ă  me donner un visage. Non pas que je veuille me soustraire Ă  quoi que ce soit ou que je n’existe pas ; mais en m’assignant une identitĂ©, vous en dĂ©couvririez une foule. Je suis AurĂ©lien Babel, certes, mais pas seulement. Ă€ ma façon je suis la foule. Cela peut paraĂ®tre emphatique, dit comme ça, mais il y a du vrai. Je suis une part de la foule, cette part qui, dans ces annĂ©es 2010, a formĂ© sans doute la première gĂ©nĂ©ration Ă  avoir autant peur en temps de paix. Non pas peur que la guerre Ă©clate, ce n’est pas ça… Peur de la paix. La paix comme offensive soft pour chasser l’humain du monde qu’il a engendrĂ©. Et si cette foule-lĂ  a autant peur de la paix, je devine pourquoi, Ă  prĂ©sent que les choses ont eu lieu et que chacun quitte la scène : la foule a perdu le sens du combat. Elle s’est rĂ©signĂ©e. Or les tyrans ne sont puissants que parce que nous consentons Ă  vivre Ă  genoux, explique La BoĂ©tie. L’homme de la Renaissance acceptait sa servitude parce que tel Ă©tait l’état dans lequel il avait grandi. Mais les choses ont changĂ© depuis lors. L’homme de la classe moyenne naĂ®t libre et n’a pas la servitude pour coutume. Sa servitude, il la choisit. C’est qu’il espère. C’est qu’il a des biens. Il entend ne pas les perdre, il compte mĂŞme en accroĂ®tre l’étendue, pour ressembler un jour aux nantis de la classe d’au-dessus. Non seulement notre homme accepte le pouvoir, compose, mais il dĂ©daigne la libertĂ©. Il s’en mĂ©fie, alors que les dominants, il les connaĂ®t bien, pour les servir.


Ce qui subsistait de la rĂ©daction francophone trimait sous la fĂ©rule des nouveaux responsables, lesquels, dĂ©passĂ©s, n’étaient plus que de molles courroies de transmission entre les rameurs et des supĂ©rieurs injoignables, enfermĂ©s dans la tour d’ivoire de Seattle. Comment les collègues rĂ©ussissaient-ils Ă  tenir encore ? OĂą trouvaient-ils le ressort de se lever pour rejoindre leur poste, matin après matin ? Le salaire – je ne voyais pas d’autre explication. La carotte et la pĂ©nurie d’emplois dans la profession. Ils faisaient le gros dos, dans l’espoir que ça passe. Les arrivistes baignaient dans leur jus, courant servilement au-devant des nouvelles consignes. Parfois, j’essayais d’imaginer Pascal Laure opposant un « non Â» Ă  son supĂ©rieur et lui administrant publiquement un « coup de boule Â» pour le mettre Ă  terre. Ce jour-lĂ , les poules auraient des dents en or. 
 
 
ĂŠtre invitĂ© Ă  Ă©valuer chaque prestation qu’on vous a fournie est dĂ©cidĂ©ment une des plaies de l’époque. Opportunities se disait « heureux Â» de m’avoir accompagnĂ© dans la gestion de ma carrière et attendait maintenant mon « retour d’expĂ©rience Â». Le cabinet n’y allait pas par quatre chemins : il me promettait ni plus ni moins d’en tenir compte. Oui, il en tirerait les leçons et s’engageait mĂŞme Ă  adopter « les mesures nĂ©cessaires Â». Ce sondage, de plus, ne me prendrait pas plus de cinq minutes.
Chacune de mes observations devait ĂŞtre convertie en chiffre, sur une Ă©chelle allant de 0 Ă  10, et impossible de les nuancer Ă  l’aide de quelques mots. Impossible de laisser le moindre commentaire. Mes sentiments, mes impressions, mes rĂ©flexions devaient ĂŞtre traduits dans la langue des nombres. On me demandait entre autres d’évaluer les personnes avec qui j’avais « Ă©changĂ© Â» chez Opportunities. Cher monsieur Martineau, quel peut bien avoir Ă©tĂ© mon « niveau de satisfaction Â» vous concernant ? Notre rencontre valait-elle 4, ou 6, ou bien 7 ? La question mĂ©ritait rĂ©flexion… Je crois que je lui ai collĂ© une bonne note, pour qu’il puisse dĂ©pĂ©rir quelques annĂ©es de plus dans son bureau tout blanc et rĂŞver de « faire Â» l’ArmĂ©nie. J’ai oubliĂ© quelle a Ă©tĂ© ma rĂ©ponse aux autres questions. De quoi pouvaient-ils tenir compte, chez Opportunities, et quelles « mesures nĂ©cessaires Â» prendraient-ils ? Si je rĂ©pondais par 0 Ă  leurs questions, auraient-ils le cran d’interrompre leurs activitĂ©s et procĂ©deraient-ils Ă  un suicide collectif, digne des samouraĂŻs ? Allons… Le moment Ă©tait venu pour eux d’aller tondre la laine sur d’autres dos – les dos voĂ»tĂ©s de honte que la Machine expulsait d’elle comme des Ă©trons, et mes rĂ©ponses finiraient comme statistiques au fond d’un rapport que nul ne lirait. Au sortir de cet exercice, l’idĂ©e m’est venue de composer un poème uniquement Ă  base de chiffres, pour sceller la dĂ©faite dĂ©finitive des lettres. Et je me suis mis, par dĂ©rision, Ă  noter le comportement d’Adèle, chacun de ses actes, chacune de ses paroles et de ses caresses sans oublier sa cuisine, trop salĂ©e, pas assez Ă©picĂ©e, en espĂ©rant qu’elle en « tiendrait compte Â» et prendrait « les mesures nĂ©cessaires Â». Sa tolĂ©rance vis-Ă -vis de ma plaisanterie n’a pas dĂ©passĂ© les vingt-quatre heures – elle a menacĂ© de riposter en m’évaluant Ă  son tour. Et je me suis demandĂ© tristement si, au fond, ce n’était pas ce qui attendait l’amour et l’amitiĂ©, annuellement soumis Ă  des Ă©valuations de performances, de sorte que chaque fille noterait sa mère, chaque Ă©lève son maĂ®tre ou bien chaque sĹ“ur son frère.

 

6 commentaires:

  1. Mais c'est un titre parfait pour l'activité autour du monde du travail ! Je récupère ton lien (avec ton autorisation bien entendu..).

    RĂ©pondreSupprimer
  2. Bonjour, j'aime beaucoup votre blog, que je consulte désormais régulièrement depuis quelques jours. Je m'interroge cependant sur un aspect: vous ne publiez pas les lectures qui vous ont déçue (je ne vois que des avis positifs ou dithyrambiques)? Bonne soirée!

    RĂ©pondreSupprimer
    RĂ©ponses
    1. Bonjour,
      Merci pour votre intĂ©rĂŞt. Il est rare en effet qu’un livre me déçoive vraiment, mais ne choisit-on pas justement ses lectures en fonction de ses goĂ»ts prĂ©alables ? Votre perception prĂ©sente quand mĂŞme peut-ĂŞtre un biais : autant je souligne les livres que j’ai le plus aimĂ©s en en rassemblant les liens sur des pages spĂ©cifiques accessibles dans l’en-tĂŞte de ce blog, autant je ne fais pas le mĂŞme genre de publicitĂ©, nĂ©gative cette fois, pour les autres. Aussi, vous ne trouverez ces critiques moins enthousiastes qu’au fil de leur publication et des rĂ©capitulatifs mensuels. Enfin, dans l’ensemble, je mets davantage l’accent sur les livres et leur intĂ©rĂŞt littĂ©raire plutĂ´t que sur mes propres goĂ»ts, tout en tâchant de rester bienveillante et argumentĂ©e. Il arrive donc que je donne envie de lire des livres tout en exprimant quelques rĂ©serves. Chacun a droit Ă  sa chance ! Bonne journĂ©e.

      Supprimer
  3. "Pourquoi le journalisme sans journaliste"... et "Comment les sites internet de presse préfèrent les articles générant du clic par rapport aux informations plus importantes": tout à fait d'accord avec ces exemples et constats (c'est volontairement que j'ai précédé mes deux "citations" des "Comment" et "Pourquoi" dont abusent certains "agrégateurs" pour nous amener à lire des articles dans lesquels, au final, il n'est pas répondu à la question "pourquoi" ni même au constat "comment"!). "Sans journaliste" veut sans doute dire "rédigé par des stagiaires, sans véritable investigation ou croisement de sources"?
    On verra certainement pire à l'avenir: apparemment, l'an dernier, Eric Faye ne s'était pas (encore) focalisé sur les articles (co)rédigés par "intelligence artificielle"?
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

    RĂ©pondreSupprimer
    RĂ©ponses
    1. Non, rien sur l'IA, mais beaucoup sur la déshumanisation au travers du digital.

      Supprimer