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dimanche 24 septembre 2023

[Frèche, Emilie] Les amants du Lutetia

 




 

Coup de coeur đź’“đź’“

 

Titre : Les amants du Lutetia

Auteur : Emilie FRECHE

Parution : 2023 (Albin Michel)

Pages : 384

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

 Â« Qu’il vous reste de nous notre amour infini de la vie, de sa beautĂ© et de sa lĂ©gèretĂ©, et que du fin fond de notre sommeil Ă©ternel, vous nous entendiez rire encore. Rire, chanter, danser et cĂ©lĂ©brer la vie. Nous l’avons tant aimĂ©e. »
Un matin, un garçon d’étage de l’hôtel Lutetia, découvre un couple d’octogénaires, main dans la main, endormis pour l’éternité. Ce geste ultime et romantique, cette liberté qu’ils n’ont pas hésité à s’offrir a certes du panache, mais Ezra et Maud ont-ils pensé à leur fille Eléonore qu’ils laissent en proie à l’incompréhension et au chagrin ? Ont-ils seulement pensé à elle en planifiant leur mort spectaculaire, leur funérailles extravagantes, le legs compliqué de leur maison des Bulles ? Ultime coup d’éclat d’un couple de publicitaires, vendeurs de rêves, incarnations vibrantes des dernières décennies euphoriques du XXe siècle ou témoignage d’amour maladroit, absurde, tapageur mais d’amour malgré tout ? C’est drôle, c’est perturbant, c’est bouleversant, et Emilie Frèche signe ici son meilleur roman.

 

Un mot sur l'auteur :

Emilie Frèche est romancière et cinéaste. Elle est connue pour son engagement contre le racisme et l’antisémitisme.

 

Avis :  

En 2013, plus effrayé par la dépendance et la séparation que par la mort, un couple d’octogénaires mettait fin à ses jours dans une chambre d’un palace parisien, Le Lutetia. Bouleversée par ce fait divers qui relançait la question du droit à une mort digne et choisie, Emilie Frèche s’est projetée dans leur histoire en leur imaginant une fille unique qui, le monde saluant un acte d’amour absolu, doit pour sa part faire face à un double abandon.

Ce matin de septembre 2018, lorsqu’un commissaire de police lui apprend au téléphone la découverte de ses parents suicidés dans leur chambre d’hôtel, une lettre seule expliquant leur geste, Eléonore est foudroyée. Ils venaient de passer en famille plusieurs jours heureux et détendus, et rien n’avait jamais percé de leur projet, pourtant soigneusement orchestré jusqu’aux moindres détails de leurs obsèques et de leur succession. Pour cette architecte divorcée et mère d’un grand fils, qui, enfant non désirée, s’était toujours sentie une intruse dans le couple que formaient ses parents, tout entiers happés par le tourbillon professionnel et mondain où s’ancrait leur éclatante réussite de publicitaires influents, cette disparition volontaire et organisée dans le plus grand secret, la mise en scène spectaculaire de leurs funérailles et les dispositions prises pour contrôler par-delà la mort la destinée de leur chère maison des Bulles, un chef d’oeuvre d’architecture organique imaginé par le célèbre Jacques Couëlle, mettent la dernière main à un égoïsme monstrueux, la laissant anéantie, à la fois meurtrie et pleine d'incompréhension.

Comment faire son deuil, quand, plus que tout, l’on en veut Ă  ses parents de ce qu’ils ne furent jamais pour soi et de ce que leur ultime abandon renvoie encore de mise Ă  distance et d’exclusion, cette fois dĂ©finitives ? Le cheminement d’ElĂ©onore devra passer par une longue et douloureuse introspection. Son questionnement l’amène Ă  rĂ©flĂ©chir sur les schĂ©mas, conscients ou non, qui ont construit la relation et le mode de vie de ses parents. Tandis qu’en filigrane de leur frĂ©nĂ©tique soif de vivre Ă©pousant l’euphorie des Trente Glorieuses, transparaĂ®t la chaĂ®ne de transmission familiale des failles et des traumatismes hĂ©ritĂ©s des camps de la mort pendant la guerre, leur fille apprend Ă  les comprendre avant de se comprendre elle-mĂŞme. Pour Ă©clairer le rapport Ă  la mort, il faut d’abord se poser la question du rapport Ă  la vie. Et, poussĂ©e dans ses retranchements par son propre fils par le biais providentiel de conversations anonymes sur Instagram, la voilĂ  qui peu Ă  peu se retrouve Ă  envisager la fin de vie selon diffĂ©rents points de vue, recentrant le dĂ©bat sur ce qui, pour reprendre les mots de Simone de Beauvoir, ne devrait ĂŞtre que la seule question vĂ©ritable : « Que devrait ĂŞtre une sociĂ©tĂ© pour que, dans sa vieillesse, un homme demeure un homme ? Â»

Tout en justesse et en délicatesse, ce livre aussi lumineux qu’émouvant, qui réussit si bien à ancrer son souffle romanesque dans la réalité que l’on a du mal à se défaire de l’illusion d’une véritable autobiographie, est une formidable peinture du sentiment d’abandon, de la difficulté des relations aux parents et, dans un monde qui ne laisse guère de place à la fragilité, de notre incapacité à accompagner le vieillissement de nos proches. Très grand coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Deux êtres se suicident en se racontant qu’ils commettent un acte qui n’engage qu’eux, mais en réalité, c’est votre santé mentale qui fout le camp, votre vie entière qui bascule.
 

Toute leur vie, mes parents avaient fabriquĂ© des images. Et toute leur vie, par ces images et par leurs slogans, ils avaient dĂ©cidĂ© de ce qui allait ou non s’imprimer dans le cerveau des gens. Leur mĂ©tier leur avait donnĂ© les pleins pouvoirs. Pendant près de cinq dĂ©cennies, Ezra et Maud avaient choisi ce que leurs semblables allaient porter – des collants Dim, des pulls Benetton, des chaussures Éram â€“, manger – des barres Ovomaltine, du Banga, de la RicorĂ© â€“, penser et mĂŞme voter – Mitterrand â€“, comment imaginer qu’ils abandonneraient au hasard la dernière image qu’ils laisseraient d’eux ? Alors que l’identificateur rabattait les deux draps sur leurs visages et que la psychologue m’invitait Ă  quitter les lieux, une Ă©vidence m’apparut : Ezra et Maud avaient pensĂ© leur mort comme ils avaient travaillĂ© leurs campagnes publicitaires. Ils s’étaient mis en scène de manière Ă  s’inscrire pour toujours dans la mĂ©moire collective, et les articles, reportages, Ă©missions et colloques qui allaient bientĂ´t tomber en cascade, plaçant leur couple dans la grande famille des amants Ă©ternels que sont OrphĂ©e et Eurydice, Tristan et Iseult ou encore RomĂ©o et Juliette auxquels les journalistes aimeraient tant les comparer, me prouveraient que je ne m’étais pas trompĂ©e : leur double suicide en tenue de soirĂ©e dans un palace parisien aura Ă©tĂ© leur dernier coup de pub. Un coup de gĂ©nie. Un stunt1 du tonnerre ! auraient-ils dit eux-mĂŞmes en se jetant dans les bras l’un de l’autre après la bataille, seuls au monde dans leur bureau de ministre perchĂ© au-dessus de l’Arc de triomphe, au dernier Ă©tage de leur agence.
 

Ezra et Maud s’étaient regardĂ©s, et ils avaient Ă©changĂ© un sourire moqueur qui m’avait profondĂ©ment humiliĂ©e. Un sourire qui disait : Ma pauvre chĂ©rie, tu prends vraiment tes rĂŞves pour la rĂ©alitĂ©. Tu adorerais qu’on te demande quelque chose mais tu sais bien que ça n’est jamais arrivĂ©, et que ça n’arrivera jamais. Je savais cela, en effet. Parce que très tĂ´t dans leur vie, mes parents avaient dĂ©cidĂ© qu’ils ne pouvaient compter que sur eux-mĂŞmes, et de ce fait, ils tarifaient toutes leurs relations. Ils payaient des gens pour les servir, les conseiller, les seconder, les accompagner, les soulager, les divertir. Ils ne demandaient rien gratuitement. Ils disaient en se marrant qu’ils voulaient pouvoir se plaindre et gueuler Ă  leur guise, ĂŞtre mĂ©contents, virer les gens si ça leur chantait. Mais en rĂ©alitĂ©, ils ne plaisantaient pas : aucun affect nulle part, telle Ă©tait la règle. Et le seul moyen aussi qu’ils avaient trouvĂ© pour se sentir libres, redevables de rien ni de personne, pas mĂŞme de leur propre fille.
 

Car qu’est-ce que l’amour, sinon trouver du plaisir au bonheur d’autrui ?
 
 
Le pire ? C’était peut-ĂŞtre toutes ces fois oĂą ma mère avait accueilli chez nous les maĂ®tresses de mon père et oĂą, taisant sa jalousie, elle s’était occupĂ©e de ces filles bien plus jeunes et plus jolies qu’elle, mannequins pour les campagnes publicitaires qu’ils dirigeaient de concert. Russes, polonaises, norvĂ©giennes, argentines, brĂ©siliennes, ces filles venaient passer leurs vacances aux Bulles ou leurs dimanches d’hiver Ă  Georges-Mandel, je les revois encore allongĂ©es telles des odalisques sur le lit nuptial oĂą ma mère leur apportait un plateau-repas pour eux trois tandis que j’avais soupĂ© seule, dans la cuisine, un peu plus tĂ´t dans la soirĂ©e. Ces filles sublimes, mon père les tirait Ă  la sauvette dès que ma mère avait le dos tournĂ©. (…)
Comment ma mère pouvait-elle supporter cela ? OĂą trouvait-elle la force d’abnĂ©gation nĂ©cessaire pour fermer Ă  ce point les yeux ? N’y tenant plus, une annĂ©e, je lui avais lâchĂ© le morceau. Je devais avoir treize ou quatorze ans et ma mère m’avait giflĂ©e – De quoi tu te mĂŞles ? Je t’interdis de parler de ton père comme ça ! Il ne fallait surtout pas abĂ®mer l’image du couple soudĂ© et harmonieux qu’ils formaient. Parce que ce couple Ă©tait aussi une sociĂ©tĂ©, M.E.K. Agency, qui faisait dĂ©sormais plusieurs centaines de millions de francs de chiffre d’affaires, et que, s’il explosait, c’était tout un système qui risquait de s’effondrer avec lui, des actifs, des salariĂ©s, du patrimoine immobilier. Cela ne m’empĂŞcha pas de recommencer. Cette fois, j’étais majeure, et la jeune femme meurtrie d’avoir une mère pareille, une mère capable par soumission de donner Ă  sa fille une si piètre image de la femme, lui avait posĂ© la question un jour au dĂ©jeuner, devant une dizaine de convives. Mais Maud ne s’était pas dĂ©montĂ©e. Elle Ă©tait demeurĂ©e d’une dignitĂ© exemplaire pour très calmement me rĂ©pondre qu’il n’était pas donnĂ© Ă  toutes les femmes d’épouser Alain Delon – Toi, par exemple, ÉlĂ©onore, tu n’épouseras jamais d’Alain Delon â€“ et j’avais eu envie de mourir de honte.


Petit, chĂ©tif, les yeux marron, les cheveux bouclĂ©s et la peau laiteuse parsemĂ©e de son si typique des AshkĂ©nazes, on l’aurait volontiers rangĂ© du cĂ´tĂ© d’un Bob Dylan ou d’un Allen Ginsberg, mais certainement pas dans la catĂ©gorie des sex-symbols. Il n’y avait que ma mère pour le voir ainsi ! En revanche, c’est vrai, il possĂ©dait le charme des grands sĂ©ducteurs, ce bagout et cette superbe qui donnaient la sensation qu’avec lui, la vie serait toujours une grande aventure. Or ma mère n’avait soif que de cela. Elle exĂ©crait la rĂ©alitĂ© qui avait fait d’elle une orpheline. Elle voulait ĂŞtre un personnage de roman et que son mari lui en Ă©crive chaque chapitre. Elle, elle ne s’en sentait pas capable. Elle avait l’impression de connaĂ®tre si peu de chose, comparĂ©e Ă  lui. Elle pouvait seulement se tenir Ă  ses cĂ´tĂ©s, mais c’était une place qui la rendait fière, parce qu’en son temps, ĂŞtre l’épouse d’un homme pareil, un homme qui n’avait ni nom, ni diplĂ´me, ni hĂ©ritage, mais qui s’était montrĂ© capable de transformer en or tout ce qu’il avait touchĂ©, suffisait Ă  se tenir droite. Ce dont elle ne se rendait absolument pas compte, c’est que sans elle, il n’était rien. Elle Ă©tait son Ă©pouse, sa mère, sa compagne, sa jumelle, son associĂ©e, son oxygène. Il ne pouvait pas faire trois pas sans l’avoir dans son champ de vision, seul son avis avait vĂ©ritablement de l’importance, et quand au dĂ©tour d’une conversation elle lui rappelait qu’un jour, comme tout le monde, elle rendrait l’âme, il lui ordonnait aussitĂ´t de se taire. Il ne plaisantait pas.


(…) pour lui comme pour la plupart des hommes de sa gĂ©nĂ©ration, les filles Ă©taient un marqueur de rĂ©ussite sociale. Mon père ne parlait d’ailleurs jamais de ses maĂ®tresses, mais de ses conquĂŞtes. Une femme Ă©tait un trophĂ©e, un territoire qu’il disputait et sur lequel il pouvait, en cas de victoire, planter son drapeau. Et ma mère y croyait puisque les mots le disaient. Alors avec cette docilitĂ© qui caractĂ©risait si bien son sexe, elle continuait d’accueillir et de servir toutes ces filles magnifiques qui couchaient avec son mari et qui, de campagne publicitaire en campagne publicitaire, leur rapportaient toujours plus d’argent. 


Longtemps, j’ai espĂ©rĂ© que mes parents divorcent. Pour plus de calme, plus de dignitĂ©, et peut-ĂŞtre aussi, c’est vrai, dans l’espoir de voir naĂ®tre chez eux autre chose qu’un Ă©poux et une Ă©pouse – un père et une mère, par exemple. Ou mĂŞme tout simplement un homme et une femme, ce que leur couple ne leur permettait pas d’être. C’était pour cela que par moments leur tandem me faisait horreur. EnfermĂ©s dans une cage verrouillĂ©e Ă  triple tour, mes parents n’avaient pas d’autre choix que de s’entre-dĂ©vorer. Pourquoi restaient-ils ensemble ? Je n’arrivais pas Ă  le comprendre, surtout du point de vue de ma mère, qui n’avait pas Ă©tĂ© Ă©crasĂ©e par des modèles de femmes soumises. (…)


[Elle] avait choisi par trois fois, avant ma naissance, d’avorter dans une chambre de bonne au sixième Ă©tage d’un immeuble de la petite ceinture. Ezra l’avait toujours soutenue, ne voyant pas, lui non plus, l’utilitĂ© de se reproduire. Ă€ la rigueur, Ă  l’époque des princes et des rois, pour transmettre le nom et les terres, mais après la Shoah et Hiroshima, cela n’avait pour eux aucun sens. La vie n’a aucun sens, disaient-ils d’ailleurs Ă  tout bout de champ, et ce n’était pas chez eux un abus de langage. L’absurditĂ© de notre condition, ils l’avaient tous deux expĂ©rimentĂ©e dans leur chair, au dĂ©but de leur existence, pourquoi seraient-ils allĂ©s jeter dans un tel bordel un ĂŞtre innocent qui n’avait rien demandĂ© ? C’eĂ»t Ă©tĂ© d’un Ă©goĂŻsme crasse. Trois fois de suite, ils avaient donc fait preuve d’altruisme et eu recours Ă  cette fameuse faiseuse d’anges, DorothĂ©e Levanant. Je connaissais ce nom pour l’avoir entendu plusieurs fois dans leur bouche, comme le nom de celle Ă  qui ils devaient tout, c’est-Ă -dire leur libertĂ©. Pourtant, au troisième avortement, ma mère avait bien failli y passer. Elle avait souffert d’une hĂ©morragie et s’était, selon ses propres mots, vidĂ©e comme un goret. Mais jamais ni l’un ni l’autre n’en avaient voulu Ă  cette femme. Ă€ sa quatrième grossesse, ma mère avait simplement dĂ©cidĂ© qu’elle n’y retournerait pas. Ezra avait compris. Il n’avait pas fait d’histoires en dĂ©pit de sa dĂ©ception, et ainsi avais-je pu tranquillement poursuivre ma croissance intra-utĂ©rine, devenant dans la vie de mes parents ce qu’ils appelleraient plus tard un accident. Ce mot avait souvent choquĂ© leur entourage et ils ne comprenaient pas pourquoi. Ils disaient Mais enfin, vous croyez quoi, que ce n’est pas par un merveilleux accident que l’HumanitĂ© est arrivĂ©e sur terre ? Un accident, ça peut ĂŞtre heureux !


Je me dis, depuis la nuit des temps les ĂŞtres humains s’occupent de la mort de leurs proches parce que c’est ce qui les aide Ă  canaliser leur chagrin, Ă  faire correctement leur deuil. Ils choisissent la couleur et le bois du cercueil, les vĂŞtements du dĂ©funt, le type de fleurs, le dĂ©roulĂ© de la cĂ©rĂ©monie, et chacun de ces choix est un petit caillou sur le chemin de leur rĂ©silience. Ă€ quel moment de notre histoire contemporaine tout a foutu le camp ? Ă€ quelle date exactement les gens se sont dit qu’ils ne pouvaient plus laisser leur mort entre les mains de leurs enfants, et qu’il fallait qu’ils s’en occupent eux-mĂŞmes ? Je n’en sais rien, sinon que mes parents sont ces gens-lĂ , des ĂŞtres convaincus de leur droit inaliĂ©nable Ă  disposer d’eux-mĂŞmes. Des gens libres, audacieux, pourvus d’une fantaisie sans limites, Ă  qui tout le monde voudrait ressembler, mais que personne ne souhaiterait avoir comme parents. Et ils sont les miens.


Au cĹ“ur de l’hiver suivant, j’en parlerai Ă  la gĂ©nĂ©raliste que j’irai consulter pour insomnie chronique et crises de panique Ă  rĂ©pĂ©tition, et elle n’en sera pas surprise. Elle me parlera de dissociation, m’expliquera ce mĂ©canisme de dĂ©fense classique selon lequel un individu, pour pouvoir supporter un choc traumatique, se dĂ©connecte de la rĂ©alitĂ©. Elle Ă©voquera les victimes des attentats de Charlie Hebdo, des terrasses et du Bataclan, et elle me dira : « Le double suicide de vos parents, c’est votre 13-Novembre Ă  vous. Â»
 
 
(…) au moment oĂą les deux cercueils de mes parents ont Ă©tĂ© avalĂ©s par les flammes, je me suis entendue dire qu’on les mettait dans le four. Oui, c’est la phrase qui m’est venue – VoilĂ , ça y est, ils mettent mes parents dans le four â€“ et je me suis souvenue que cette phrase n’était pas la mienne, mais la leur. Elle leur appartenait. Cent fois, enfant, j’avais en effet entendu Ezra et Maud dire que leurs parents Ă©taient morts dans les fours. Ils disaient dans les fours, pas dans les camps, et cent fois, la petite fille que j’étais avait imaginĂ© ses grands-parents couchĂ©s dans un plat en pyrex gigantesque leurs deux corps recouverts d’huile, d’ail et d’aromates, enfournĂ©s Ă  cent quatre-vingts degrĂ©s tel notre joli poulet du dimanche. De ces aĂŻeux, je ne savais rien. Ni leur âge, ni leur prĂ©nom, ni leur nationalitĂ© exacte, ni leur mĂ©tier. Mais je connaissais la façon dont ils Ă©taient morts car c’était la seule chose qu’Ezra et Maud avaient retenue de leur courte vie, dans les fours, et Ă  ce moment prĂ©cis, une autre Ă©vidence m’apparut – mes parents avaient choisi et la mort brutale et la crĂ©mation pour cette unique raison, demeurer encore, en cet instant, les enfants de leurs parents. 


Vincent et moi Ă©tions seuls, Ă  prĂ©sent. Nous n’avions plus d’enfant Ă  charge, plus de parents dont il fallait s’occuper, et ni lui ni moi n’avions refait notre vie. Qu’allions-nous faire ? Travailler uniquement, lui Ă  ses BD, moi Ă  mes chantiers ? C’était une perspective dĂ©sespĂ©rante, et pourtant nous n’en avions pas d’autre. Je lui ai demandĂ© si ce destin Ă©tait celui que nous nous Ă©tions imaginĂ© Ă  l’époque de notre rencontre, sur les bancs de cette Ă©cole d’arts appliquĂ©s oĂą l’on avait fait de nous des enragĂ©s prĂŞts Ă  tout pour Ă©craser nos concurrents et obtenir le meilleur classement, le meilleur poste, le meilleur salaire. Vincent n’a pas su quoi rĂ©pondre, et j’ai eu la sensation que le système nous avait eus, comme tout le monde. Comme les perdants de la première heure. Pourquoi nous raconte-t-on que la vie est une jungle ? Pourquoi nous dit-on qu’elle est une guerre de tous contre tous ? Ce sont des choses auxquelles on croit lorsqu’on est jeune. Alors on s’arme jusqu’aux dents, on se bat avec la fureur d’un lion, on dĂ©gomme tout ce qui bouge, tout ce qu’on peut, et puis un beau matin on se rĂ©veille et on rĂ©alise qu’en rĂ©alitĂ©, la vie n’est rien d’autre qu’un grand dĂ©sert, un interminable tĂŞte-Ă -tĂŞte avec soi-mĂŞme, et tout ce que l’on a dĂ©pensĂ© en Ă©nergie pendant des annĂ©es pour ĂŞtre le plus performant possible paraĂ®t dĂ©risoire, juste ridicule.


Les vieux sont des ĂŞtres improductifs au coĂ»t d’entretien très Ă©levĂ©, je vous l’accorde, chose parfaitement aberrante dans une sociĂ©tĂ© marchande qui envisage l’humain avant tout Ă  l’aune de ses diplĂ´mes, de son salaire, de son statut social et de sa consommation, mais est-ce une raison pour les pousser gentiment vers la sortie en leur susurrant Ă  l’oreille combien ils sont DIGNES d’allĂ©ger nos charges en se supprimant ? Et les autres, alors ? Les handicapĂ©s mentaux, les tĂ©traplĂ©giques, les Alzheimer, les fous, les dĂ©tenus, les sous-tutelle, qu’en faites-vous ? Vous les considĂ©rez indignes de vivre, ces gens-lĂ  ? Et si oui, que proposez-vous ? De tous les exterminer ? Vous avez postĂ© il y a quelques jours l’affiche du film Amour, de Michael Haneke, mais je me demande si vous avez bien compris le sens de cette Ĺ“uvre. Ce film n’est pas un plaidoyer pour l’euthanasie, c’est un sublime Ă©loge de notre vulnĂ©rabilitĂ©. C’est une dĂ©claration d’amour pour ce que nous sommes au plus profond, des ĂŞtres fragiles et aimables jusqu’au bout. 


Tu connais cette phrase de JankĂ©lĂ©vitch, « Les morts dĂ©pendent entièrement de notre fidĂ©litĂ© Â» ? Eh bien c’est cette fidĂ©litĂ© qu’Ezra et Maud ont achetĂ©e en choisissant de vendre Georges-Mandel pour nous faire garder Les Bulles. C’est leur esprit qu’ils veulent que nous perpĂ©tuions en continuant Ă  faire vivre cette maison, mais je te le dis en toute franchise, je ne sais pas si j’ai envie d’accepter cette charge.  


– Mon père s’est suicidĂ© aussi. C’est complètement dingue, mais je vous jure que c’est vrai. Il s’est suicidĂ© en 1997, six mois après que le haut-fourneau oĂą il travaillait a fermĂ©. (…)
– Est-ce que vous lui avez pardonnĂ© ? L’homme hĂ©sita un certain temps. Puis il finit par me dire : – Non, si je suis honnĂŞte, je ne lui ai pas complètement pardonnĂ©. J’étais dĂ©jĂ  adulte, pourtant. J’avais trente-cinq ans, une femme, un marmot, je comprenais très bien le dĂ©sarroi et la honte, le sentiment d’inutilitĂ© qui avait pu envahir mon père, mais une part de moi restait hermĂ©tique Ă  tous ces arguments. Avec les annĂ©es, j’ai identifiĂ© cette part-lĂ  comme l’enfant qu’on demeure au fond de soi tout au long de la vie. Cet enfant-lĂ  avait la haine, il lui en voulait Ă  mort. Et cette haine, figurez-vous que j’ai fini par la retourner contre moi en me rĂ©pĂ©tant chaque jour pendant trente ans que j’étais un nul, un minable, parce que je n’avais pas rĂ©ussi Ă  me faire aimer de mon père, suffisamment aimer pour qu’il choisisse la vie, et non la mort. Des parents qui vous tournent le dos, c’est un abandon dont on ne se remet jamais.


Elle voulut tout de mĂŞme citer Simone de Beauvoir dans La Vieillesse qui, selon elle, posait la seule question Ă  laquelle nous devions rĂ©pondre : « Que devrait ĂŞtre une sociĂ©tĂ© pour que, dans sa vieillesse, un homme demeure un homme ? Â» 


Ce que la vieillesse fait à un corps humain, seul son spectacle peut le révéler. C’est le tableau d’une entreprise de démolition massive, un anéantissement de tout ce que nous avons été, esprit et corps, corps et esprit, et de tout ce que nous avons patiemment construit au fil des ans. C’est une tour que quelqu’un vient de faire péter à la dynamite et que nous regardons, impuissants, s’affaisser sur elle-même.


RĂ©gulièrement, Simon livrait le rĂ©cit d’un de ces pactes. Parmi les plus cĂ©lèbres, il y avait eu celui d’Hitler et d’Eva Braun, cette folle qui avait choisi de retourner Ă  Berlin en avril 45 pour rejoindre le FĂĽhrer dans son bunker, alors qu’elle le savait fait comme un rat. Elle l’avait Ă©pousĂ© le 29 avril, puis le lendemain, ils s’étaient tuĂ©s tous les deux, lui par arme Ă  feu et elle par intoxication, lui offrant la possibilitĂ© d’écrire, dans une ultime lettre : « Moi et mon Ă©pouse choisissons la mort. Â» Ă€ l’autre bout de l’échelle humaine, Simon avait aussi rapportĂ© sur son compte l’histoire de deux dĂ©sespĂ©rĂ©s, Stefan Zweig et son Ă©pouse Charlotte Elisabeth Altmann, qui s’étaient donnĂ© la mort ensemble le 22 fĂ©vrier 1942 Ă  PetrĂłpolis, au BrĂ©sil, oĂą ils s’étaient rĂ©fugiĂ©s pour fuir la montĂ©e du nazisme en Europe. OĂą se situaient Ezra et Maud entre ces deux couples ? Du cĂ´tĂ© de la lâchetĂ© ou du cĂ´tĂ© du dĂ©sespoir ? Ă€ mi-chemin entre les deux ? Je m’interrogeais.


– Vous voyez le building, lĂ  ? J’essayai Ă  mon tour de me glisser dans mon siège et de suivre son index. – Oui… – Vous croyez que des gens sont lĂ , dans des bureaux, derrière des ordinateurs en train de travailler ? Eh bien, pas du tout. ll n’y a pas une seule personne dans un seul de ces bureaux, ce sont toutes des tours fantĂ´mes. Elles n’abritent que des boĂ®tes aux lettres pour domicilier des sociĂ©tĂ©s offshores qui n’ont pas d’autre raison d’être que de dĂ©tenir des parts de sociĂ©tĂ©s Ă©trangères et de permettre Ă  leurs actionnaires d’échapper Ă  la fiscalitĂ© de leur pays de rĂ©sidence. VoilĂ  comment les milliardaires spĂ©culent sur la pierre et transforment les mĂ©galopoles d’Europe en villes-musĂ©es – fortiche, non ?


En faisant de moi la locataire Ă  vie des Bulles, j’avais la sensation affreuse qu’Ezra et Maud ne m’offraient pas un hĂ©ritage, mais qu’ils m’obligeaient Ă  m’inscrire dans leurs pas. Ils me privaient de la libertĂ© de le liquider, d’être quelqu’un d’autre que le prolongement d’eux-mĂŞmes, ce contre quoi toute ma vie j’avais luttĂ©. 


– Pourquoi as-tu rompu avec tes parents ?
L’impudeur de ma question sembla le dĂ©stabiliser. Il prit le temps d’y rĂ©flĂ©chir pour me rĂ©pondre au plus juste, puis il dit :
– Parce qu’ils ne m’ont pas protĂ©gĂ©. C’est pourtant la seule chose qu’on demande Ă  des parents, non ?
Je laissai cette phrase infuser, sans lui rĂ©pondre, et il reprit :
– Non, tu n’es pas d’accord ?
– Si. Je pourrais dire exactement la mĂŞme chose, mais de leur couple. Mes parents ne m’ont pas protĂ©gĂ©e de leur couple.
– Ă‡a veut dire quoi, cette phrase ?
– Ă‡a veut dire qu’il n’y avait pas de place pour moi dans leur histoire. Tout le monde veut faire des enfants pour dĂ©fier la mort, mais quand deux personnes se sont trouvĂ©es au point de se suffire Ă  elles-mĂŞmes, on devrait leur dire de ne pas se reproduire. Ça ne sert Ă  rien. Et ça complique tout.


La vie, c’est rien, LĂ©o. C’est un battement de cils. L’important, c’est après. C’est Ă  cĂ´tĂ© de quel nom tu veux que le tien soit gravĂ© dans la pierre, c’est tout. 

 
Quel que soit le lieu oĂą j’avais vĂ©cu, je n’avais pas rĂ©ussi Ă  prendre racine. Mes parents, eux, avaient Ă©tĂ© arrachĂ©s aux leurs, et ils avaient rĂ©ussi cet exploit, ils s’étaient rempotĂ©s aux Bulles. Mais ce qu’on rĂ©ussit pour soi, comment le transmettre Ă  ses enfants ? Ce qu’on arrache de haute lutte au destin et Ă  l’atavisme – toute la volontĂ©, l’énergie, la rage qu’on met pour ne pas reproduire ce qui fut mais pour inventer quelque chose de neuf â€“, par quel miracle parvient-on Ă  l’offrir en hĂ©ritage Ă  ses descendants ? Ce qui se transmet n’est pas ce qu’on fait, mais ce qu’on est au plus profond de soi, c’est-Ă -dire ce qu’on cache. Et tout ce que mes parents m’avaient cachĂ© pour s’en sortir avait pris la forme de ces cartons que je remplissais et dĂ©ballais rĂ©gulièrement, comme pour me rappeler de quelle errance nous venions. 


Je voudrais que tu lises ce livre parce que parfois, les mots des autres sont le chemin le plus court pour nous mener vers ceux qu’on aime, mais qu’on est incapable de comprendre.


L’enfance est comme le ressac, toute la vie, elle vous revient, parfois avec douceur en vous caressant l’âme, mais parfois pourvue d’une violence qui vous dĂ©molit si vous allez contre. Il faut donc lâcher prise. Accepter d’être malmenĂ© pour avoir une petite chance, une fois la tempĂŞte passĂ©e, de se retrouver sain et sauf sur le rivage. 

 
Voilà ce que le grand âge produit, de l’isolement qui se traduit par une suite infinie de pages blanches dans un agenda…


 

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