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jeudi 6 juillet 2023

[Gurnah, Abdulrazak] Adieu Zanzibar

 


 

Coup de coeur đź’“

 

Titre : Adieu Zanzibar (Desertion)

Auteur : Abdulrazak GURNAH

Traduction : Sylvette GLEIZE

Parution : en anglais en 2005,
                  en français en 2022 (DenoĂ«l)

Pages : 368

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :  

Un matin de 1899, dans une petite ville côtière d’Afrique de l’Est, Hassanali se met en chemin pour la mosquée dont il est le muezzin. Sa marche est interrompue et son destin vacille lorsqu’il croise la route d’un Anglais épuisé qui s’effondre à ses pieds. Cet homme écrivain, voyageur et orientaliste, se lie bientôt avec le muezzin et lui raconte son existence chahutée. Rapidement, et malgré tout ce qui les sépare, l’étranger voyageur va tomber fou d’amour pour la sœur d’Hassanali. De cette passion interdite naîtra une fille, puis une petite-fille qui subiront à leur tour le bannissement.
De l’Afrique coloniale au Londres des sixties, Abdulrazak Gurnah fait entendre la voix des bannis et des réprouvés.

 

Un mot sur l'auteur :

Né en 1948 à Zanzibar, le Tanzanien Abdulrazak Gurnah vit au Royaume-Uni et écrit ses romans en anglais. Son oeuvre, qui s'intéresse aux effets du colonialisme et au sort des exilés pris entre deux cultures et deux continents, a été récompensée en 2021 du prix Nobel de Littérature.

 

Avis :

Alors que tĂ´t ce matin de 1899, le boutiquier Hassanali se rend Ă  la mosquĂ©e de sa petite ville d’Afrique orientale pour faire l’appel de la première prière du matin, il dĂ©couvre avec stupĂ©faction, tel un mirage surgi du dĂ©sert, la silhouette titubante du premier mzungu – « blanc Â» en swahili – qu’il ait jamais vu. Seul, Ă  pied et sans bagages, l’homme Â« couverts de traces d’entailles et de piqĂ»res d’insectes Â» s’écroule au bout de ses forces. Il a Ă©tĂ© dĂ©valisĂ© et abandonnĂ© par ses guides lors d’un voyage en Abyssinie. BientĂ´t remis sur pied par son hĂ´te, cet Anglais qui s’appelle Pearce et se montre plus ouvert que ses semblables, bravant les conventions autant locales que coloniales, devient l’amant de la sĹ“ur d’Hassanali, scellant ainsi sans le savoir, puisqu’il ne devait pas tarder Ă  reprendre ses esprits et Ă  rentrer en Angleterre, le destin maudit de plusieurs gĂ©nĂ©rations mĂ©tisses Ă  venir.

C’est un demi-siècle plus tard, dans l’archipel du Zanzibar pour peu de temps encore sous la tutelle coloniale britannique, que le scandale refait abruptement surface, quand le narrateur et collĂ©gien Rashid voit son frère Amin se heurter dramatiquement Ă  l’ostracisme qui frappe la descendance de la belle maĂ®tresse indigène abandonnĂ©e. Vague alter ego de l’auteur, le jeune homme finira par partir faire ses Ă©tudes au Royaume-Uni avant de s’y retrouver durablement coincĂ© par les troubles entourant l’indĂ©pendance du Zanzibar. Son rĂ©cit marquĂ© par la mĂ©lancolie et par la culpabilitĂ© se dĂ©ploie sous le signe de l’abandon soulignĂ© par le titre original. Amours trahies et dĂ©laissĂ©es, pays abandonnĂ© Ă  son sort par la dĂ©bâcle coloniale, famille quittĂ©e pour un exil sans retour, l’histoire narrĂ©e nous plonge avec subtilitĂ© dans l’empreinte laissĂ©e par le colonialisme sur les populations locales, au coeur des dĂ©chirements vĂ©cus sur la ligne tectonique entre cultures et continents, et en confrontation directe avec le racisme :

« C’est la faute Ă  l’esclavage, voyez-vous. Ă€ l’esclavage et aux maladies qui les minent, mais Ă  l’esclavage surtout. Esclaves, ils ont appris l’oisivetĂ© et la dĂ©robade. Ils ne peuvent plus concevoir de s’impliquer dans le travail, d’assumer des responsabilitĂ©s, mĂŞme contre paiement. Ce qui passe pour du travail dans cette ville, ce sont les hommes assis sous un manguier Ă  attendre que les fruits murissent. Regardez ce que la compagnie a fait de ces terres. Les rĂ©sultats sont impressionnants. Des cultures nouvelles, l’irrigation, l’assolement, mais il a fallu pour y parvenir radicalement changer les mentalitĂ©s. » 

« C’est étonnant, n’est-ce pas, que ces gens aient vécu pendant des siècles sans avoir recours à l’écriture (...). Tout s’est transmis oralement. Il leur a fallu attendre que monseigneur Steere arrive à Zanzibar dans les années 1870 pour que quelqu’un songe à produire une grammaire. Je pense ne pas me tromper en disant que cela vaut pour toute l’Afrique. C’est stupéfiant qu’aucune langue africaine n’ait été écrite avant l’arrivée des missionnaires. Et je crois bien que dans nombre de ces langues, le seul ouvrage existant est la traduction du Nouveau Testament. Incroyable, non ? Ils n’ont même pas encore inventé la roue. Cela donne une idée du chemin qui leur reste à parcourir. »

« (...) j’en vins à me considérer avec un sentiment croissant de déplaisir et d’insatisfaction, et à me voir avec leurs yeux. À me regarder comme quelqu’un qui mérite l’antipathie qu’on lui porte. J’ai d’abord cru que c’était à cause de ma façon de parler, parce que j’étais médiocre et maladroit, ignorant et muet (...). Puis j’ai pensé que c’était à cause des vêtements que je portais, des vêtements bon marché, sans allure, pas aussi propres non plus qu’ils auraient pu l’être, et qui peut-être me donnaient l’air d’un clown ou d’un déséquilibré. Mais les explications que j’essayais de trouver ne m’empêchaient pas d’entendre les paroles offensantes, le ton irrité dans les rencontres au quotidien, l’hostilité contenue dans les regards fortuits. »


Jusqu’alors peu connue en France, l’oeuvre d’Abdulzarak Gurnah lui a valu le prix Nobel de littĂ©rature en 2021, ce qui a enfin motivĂ© la rĂ©Ă©dition de ses livres traduits en français : une des plus grandes plumes africaines, toute en profondeur et en empathie, Ă  dĂ©couvrir sans faute pour casser les stĂ©rĂ©otypes et, selon les termes du jury, « ouvrir notre regard Ă  une Afrique de l’Est diverse culturellement, mais mal connue dans de nombreuses parties du monde Â». Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :  

C’était la fin des annĂ©es 1950, une Ă©poque oĂą le monde fut plus tragi-comique que jamais, et oĂą l’Afrique presque tout entière se trouvait gouvernĂ©e par les EuropĂ©ens d’une manière ou d’une autre : directement, indirectement, par l’usage de la force brute ou d’une diplomatie musclĂ©e, si tant est que ces deux termes ne soient pas trop contradictoires. Une carte britannique de l’Afrique dans ces annĂ©es-lĂ  prĂ©sentait quatre couleurs : un rouge tirant sur le rose pour les territoires sous la domination des Britanniques, le vert foncĂ© pour les Français, le violet pour les Portugais et le brun pour les Belges. Ă€ ces couleurs correspondait une vision du monde, et chacune de ces nations avait ses couleurs Ă  elle sur ses cartes Ă  elle. C’était une manière de comprendre l’époque et, pour beaucoup de ceux qui se penchaient sur les cartes, une manière de rĂŞver Ă  des voyages auxquels seule l’imagination pouvait donner corps. On ne lit pas les cartes aujourd’hui de la mĂŞme façon. Le monde est devenu autrement complexe, plein de peuples et de noms qui brouillent sa clartĂ©. Dans tous les cas, rien n’est plus Ă  prĂ©sent laissĂ© Ă  l’imagination, car l’image est partout.
Sur les cartes britanniques, le rouge était un rappel de la bannière anglaise, il représentait la volonté de sacrifice au nom du devoir et tout le sang versé au nom de l’Empire. Même l’Afrique du Sud était alors encore en rouge rosé, dominion au même titre que le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, des lieux que les Européens avaient investis en parcourant la moitié du monde pour trouver un peu de paix et de prospérité. Le vert sombre était une plaisanterie aux dépens des Français, qui évoquait les pâturages élyséens quand l’essentiel du territoire sur lequel ils régnaient était soit désertique ou semi-désertique, soit couvert par la forêt équatoriale, autant d’étendues inutilement gagnées par les armes et un orgueil démesuré. Le violet était réservé à l’inquiète estime de soi des Portugais et à leur passion pour la monarchie, la religion et les symboles de la domination, quand durant l’essentiel des siècles de leur occupation coloniale ils avaient dévasté ces terres avec la pire brutalité, détruisant et incendiant, déplaçant des millions d’hommes et de femmes vers les plantations du Brésil pour y servir d’esclaves. Le brun, enfin, était la couleur de l’impassible et cynique efficacité des Belges, qui prirent part aux festivités plus tard mais dont le cadeau qu’ils laissèrent aux peuples sous leur joug se révéla être sans comparaison aucune avec celui des autres grandes puissances de cette époque étriquée.
Leur legs au Congo et au Rwanda laisserait encore pour longtemps souillés les rivières et les lacs. Les Espagnols aussi avaient leurs territoires, en jaune sur les cartes britanniques comme un rappel de la couleur de leur drapeau et de leur obsession de l’or à piller. Plus tard dans cette décennie, les couleurs allaient pâlir et passer au rose, au vert pâle, au mauve et au beige. Peut-être était-ce le signe d’un renoncement à l’autorité coloniale, une évolution vers l’autonomie, la situation est en main, tout passe tout lasse.
La carte des annĂ©es 1950 montrait aussi les exceptions Ă  la domination europĂ©enne. L’Égypte Ă©tait indĂ©pendante et en proie Ă  l’agitation depuis 1922, mais sans autre choix que d’accueillir sur son territoire l’armĂ©e de terre, l’aviation et la marine britanniques. Le LibĂ©ria, qui ne fut jamais officiellement une colonie, avait Ă©tĂ© crĂ©Ă© pour devenir la terre oĂą les esclaves africains affranchis pouvaient revenir des États-Unis d’AmĂ©rique afin d’y construire une Nouvelle JĂ©rusalem, et quel beau travail ils avaient fait lĂ . L’Éthiopie avait tenu bon Ă  deux reprises face Ă  des Italiens enclins Ă  la pagaille. Au XIXe siècle, quand toutes les armĂ©es d’Europe qui le souhaitaient Ă©taient autorisĂ©es Ă  s’emparer d’un bout d’Afrique et Ă  assassiner par milliers ses habitants, l’armĂ©e de l’empereur MĂ©nĂ©lik battit les Italiens Ă  Adoua. Il est clair que c’est une farce qui a conduit Ă  cette dĂ©faite inutile, mĂŞme si certaines autoritĂ©s en accordent le crĂ©dit Ă  Rimbaud, qui fut trafiquant d’armes pour le compte de l’empereur. Plus tard, les armĂ©es de Mussolini furent expulsĂ©es par les francs-tireurs, les Britanniques et les forces coloniales africaines, dont l’oncle Habib faisait partie. Puis il y avait le Soudan, une dictature militaire indĂ©pendante depuis 1952 ; et la Libye, royaume thĂ©ocratique sous protection britannique depuis 1951. C’étaient des situations Ă  part, Ă  propos desquelles une telle carte n’avait rien Ă  dire. Pour le reste, tout Ă©tait aux mains de la mission civilisatrice, depuis Le Cap jusqu’à Tanger, en passant par toute l’Afrique de l’Est, oĂą se sont dĂ©roulĂ©s les Ă©vĂ©nements qui nous occupent ici. 
 

Au cours des mois suivants, j’ai commencĂ© Ă  me considĂ©rer comme un exclu, un exilĂ©. Je donne l’impression que tout a Ă©tĂ© progressif, et il est vrai qu’il m’a fallu deux mois pour arriver Ă  Ă©valuer ma situation, mais j’avais tout senti beaucoup plus tĂ´t. La lettre dans laquelle mon père m’enjoignait de ne pas revenir m’avait sonnĂ©, paralysĂ©, rĂ©duit au silence et paniquĂ©. Que voulait-il dire exactement par lĂ  ? OĂą irais-je si je ne rentrais pas au pays ? OĂą pouvais-je aller ? Ce n’est qu’une fois cette peur panique retombĂ©e, lorsque les jours passèrent sans apporter de rĂ©pit dans l’inquiĂ©tude, aucun nouveau courrier ne venant annuler le premier, que je cherchai les mots pour expliquer ce qui s’était passĂ©, des mots que je me murmurai en secret dans la honte et l’autodĂ©rision. Pour la première fois depuis que j’étais arrivĂ© en Angleterre, je me sentais un Ă©tranger. Je le compris, je m’étais cru Ă  mi-chemin de mon voyage, entre l’aller et le retour, rĂ©alisant un projet avant de retourner chez moi, mais brusquement j’ai craint que le voyage ne s’arrĂŞte lĂ  et que je n’aie Ă  passer toute ma vie en Angleterre, Ă©tranger au milieu de nulle part.

 

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