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dimanche 27 novembre 2022

[Osorio, Elsa] Luz ou le temps sauvage

 



Coup de coeur đź’“

 

Titre : Luz ou le temps sauvage
           (A veinte años, Luz)

Auteur : Elsa OSORIO

Traduction : François GAUDRY

Parution : en espagnol (Argentine) en 1998
                  en français en 2002 (MĂ©tailiĂ©)

Pages : 416

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur : 

A vingt ans, à la naissance de son enfant, Luz commence à avoir des doutes sur ses origines, elle suit son intuition dans une recherche qui lui révélera l’histoire de son pays, l’Argentine. En 1975, sa mère, détenue politique, a accouché en prison. La petite fille a été donnée à la famille d’un des responsables de la répression. Personne n’a su d’où venait Luz, à l’exception de Myriam, la compagne d’un des tortionnaires, qui s’est liée d’amitié avec la prisonnière et a juré de protéger l’enfant.
Luz mène son enquête depuis sa situation troublante d’enfant que personne n’a jamais recherchée.
Un thriller loin des clichés dans lequel l’amour cherche la vérité.

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur :

Née à Buenos Aires en 1952, Elsa Osorio est romancière, biographe, nouvelliste et scénariste pour le cinéma et la télévision. Elle a vécu à Paris et à Madrid, et réside actuellement à Buenos Aires. Elle a publié notamment de nombreuses œuvres en Argentine (Ritos privados, Reina Mugre, Beatriz Guido, Como tenerlo todo, Las malas lenguas). Elle est lauréate de plusieurs prix, dont le Prix National de Littérature pour Ritos Privados, le Prix Amnesty International pour Luz ou le temps sauvage. Ses romans sont largement traduits en Europe, au Japon, en Chine, en Indonésie, au Brésil. Son œuvre est disponible en français chez Métailié, dont Luz ou le temps sauvage, Tango, Sept nuits d’insomnie, La Capitana (2012).

 

Avis :

Luz est nĂ©e Ă  Buenos Aires en 1976, au dĂ©but de la dictature militaire en Argentine. Ce n’est qu’à ses vingt ans, Ă  la naissance de son fils, qu’elle commence Ă  s’interroger sur ses origines. Et si elle n’était pas la petite-fille d’un lieutenant-colonel aux mains sales, mais l’un de ces enfants de « disparus Â» Ă  qui l’on a volĂ© l’identitĂ© ? Commence pour elle une quĂŞte difficile, aboutissant Ă  sa rencontre, en 1998, avec son père biologique, opposant politique rĂ©fugiĂ© Ă  Madrid. Ce livre est le rĂ©cit de cette fille Ă  son père de tout ce qu’il lui a fallu dĂ©mĂŞler pour comprendre son histoire et celle de son pays, et, pour, enfin, le retrouver.

Usant d’une technique narrative efficace et d’un ton sobre exempt de tout pathos, la narration dévoile peu à peu les méthodes d’extermination utilisées par la junte argentine au nom d’un national-catholicisme justifiant une répression massive, organisée et systématique, des opposants. Des dizaines de milliers de personnes disparurent sans autre forme de procès - parfois de simples adolescents protestant contre les frais d’inscription universitaires -, torturées et exécutées dans des centres clandestins de détention. Des centaines de bébés furent volés à leur naissance dans ces prisons, et, adoptés sous une fausse identité par des familles en mal d’enfant proches du gouvernement, font aujourd’hui encore l’objet de recherches, sous l’égide de l’association des Grands-mères de la Place de mai.

Au-delĂ  des atrocitĂ©s commises, la narration souligne la terreur vĂ©cue pendant ces « temps sauvages Â», l’épaisseur d’un mensonge institutionnalisĂ© qui, quand ce livre paraĂ®t, pèse encore sur la sociĂ©tĂ© argentine, au travers de situations familiales complexes, douloureuses et violentes, alors qu’après la chute du rĂ©gime, le gouvernement a amnistiĂ© la plupart des militaires impliquĂ©s par la Loi de l’ObĂ©issance Due – loi que ne devait ĂŞtre abrogĂ©e qu’en 2003 – et que menaces et meurtres ont toujours cours pour rĂ©duire au silence les personnes trop entreprenantes dans leur quĂŞte de vĂ©ritĂ©.

Dénonciation d’un génocide qui a usé des enfants des détenus assassinés comme de butins de guerre, mais surtout du silence et de la peur qui, en cette fin des années quatre-vingt-dix, entravaient encore la recherche de leur identité, ce livre illustre l’importance et le courage de tous ceux qui, les Grands-Mères en tête, continuent à oeuvrer pour restituer les enfants volés à leurs familles légitimes et pour faire condamner les responsables de ces crimes contre l’humanité. Alors, peut-être, deuil et chagrin pourront-ils un jour être surmontés, fermant, pour les générations futures, le chapitre d’une douleur aggravée par l’impunité des coupables. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :  

— On lui donnait une nourriture spĂ©ciale et ils ne la torturaient pas comme ils le faisaient aux autres.  
— Tu trouves que ce n’est pas une torture d’être lĂ -bas et de savoir que toutes ces attentions, ce rĂ©gime spĂ©cial, c’était pour lui voler son enfant – la haine voilait la voix de Carlos. Ils venaient lĂ  pour choisir les mères, comme si c’était un vivier d’êtres humains ! C’est monstrueux, aberrant.  
— Oui, c’est rĂ©pugnant. Je parlais de la torture physique, de la picana.
 

Tu repenses Ă  l’incident d’hier soir et tu sais maintenant ce qui t’a le plus gĂŞnĂ© : Pourquoi, après tout ce qu’elle avait dit, Carola avait-t-elle Ă©prouvĂ© le besoin de prĂ©senter ses excuses Ă  Mariana ? Pourquoi Ă©tait-il si important que Mariana ne pense pas qu’ils Ă©taient d’accord avec les guĂ©rilleros ? Une seule explication : parce que Mariana est la fille de Dufau et Luccini doit avoir peur de lui. Quand tu lui as demandĂ© dans la voiture pourquoi elle ne laissait pas chacun libre de penser et de sentir Ă  sa guise, elle est devenue furieuse : alors c’est comme ça que tu veux Ă©lever Luz, en lui disant que chacun est libre de penser ce qu’il veut, et si demain elle devient guĂ©rillera ou droguĂ©e… Et lĂ  a commencĂ© cette salade de droguĂ©-guĂ©rillero-homosexuel qu’elle place du cĂ´tĂ© des « mĂ©chants Â», tandis que de l’autre se trouvent les « bons Â», son papa, par exemple. Dans les schĂ©mas de Mariana, Dolores ferait partie des mĂ©chants. Si Carola lui a paru suspecte par ses propos, que penserait-elle de Dolores ? Parfois, l’infantilisme de Mariana t’amuse, mais sur ces questions-lĂ  il te rend malade. Bien sĂ»r que tu vas parler avec Mariana, tu ne vas pas laisser les choses ainsi, c’est elle qui ne voit pas ce qui s’est passĂ© dans le pays pendant ces annĂ©es. Dolores n’avait jamais militĂ© et pourtant elle aussi ils l’ont enlevĂ©e.
 

Luz buvait ses paroles avec avidité, observait son visage, s’émut au récit de cet après-midi où ces salauds de militaires avaient été condamnés à la réclusion à perpétuité et où Ramiro avait trinqué avec sa mère et Antonio.
 â€” Puis il y a eu cette loi d’obĂ©issance due, le point final et la grâce. Ils ont Ă©tĂ© graciĂ©s après avoir Ă©tĂ© jugĂ©s et condamnĂ©s, tu te rends compte ? Ah ! ce crĂ©tin de Menem. Ce pays est amnĂ©sique.
Obéissance due… Natalia. Comme bousculée par ces mots, Luz bondit hors du lit de Ramiro. Elle s’assit par terre en face de lui.
 â€” C’était quoi cette loi d’obĂ©issance due ?
 â€” Luz, dans quel monde tu vis ?
 â€” Je veux que tu m’expliques bien. J’étais toute gosse Ă  l’époque.
 â€” La loi d’obĂ©issance due a Ă©tĂ© adoptĂ©e en 1987 et a signifiĂ© la libertĂ© pour des centaines de tortionnaires et d’assassins, reconnus non responsables parce qu’ils ne faisaient qu’exĂ©cuter des ordres, comme si on pouvait obliger quelqu’un Ă  commettre des actes aussi aberrants que ceux qu’ils avaient commis.
 

Quand Ramiro m’a dit : « En vĂ©ritĂ©, Luz, je suis dĂ©goĂ»tĂ© que tu sois la petite-fille de Dufau. Tu peux me comprendre ? Â» J’ai haussĂ© les Ă©paules, je ne trouvais pas de rĂ©ponse. Qu’est-ce que je pouvais faire ? Je ne savais pas si je le comprenais, mais qu’il soit dĂ©goĂ»tĂ© me faisait mal. Je ne suis pas mon grand-père, je suis moi.
 
 
Les fantĂ´mes sortent maintenant de ces minutes du procès, de ces pages dĂ©jĂ  jaunies par le temps, et peuplent mes jours et mes nuits. Je vois cette fille, Beatriz, la jambe cassĂ©e, au camp de dĂ©tention, qui se traĂ®ne aux toilettes et y trouve les lettres et le journal intime de sa mère que l’on a accrochĂ©s pour se torcher le cul. Je l’imagine essayant de cacher sous ses vĂŞtements ces papiers de sa mère qui s’est suicidĂ©e peu de temps auparavant, folle d’horreur devant le destin de sa fille. C’est exprès qu’ils ont placĂ© lĂ  ces papiers, pour qu’elle les y trouve, comme si ses tortures physiques n’étaient pas suffisantes. Et cet homme que ni l’électricitĂ© sur les gencives, le bout des seins, partout, ni les sĂ©ances systĂ©matiques et rythmiques de coups de baguettes en bois, ni les testicules tordus, ni la pendaison, ni les pieds Ă©corchĂ©s Ă  la lame de rasoir, ne parviennent Ă  faire s’évanouir ni parler, et Ă  qui on prĂ©sente un linge tachĂ© de sang : « C’est de ta fille Â», lui disent-ils, elle a douze ans sa fille, voyons s’il va collaborer, s’il va parler maintenant.


Mais je me demande ce qu’elle faisait quand on a jugĂ© les commandants. Si je me rappelle bien, je n’ai jamais entendu parler de ce procès Ă  la maison. Les sĂ©ances Ă©taient publiques. Est-ce que maman aurait assistĂ© Ă  l’une d’elles ?  
Elle est dans sa chambre. J’entre et je lui demande. Elle me regarde abasourdie.  
— Qu’est-ce que tu dis, Luz, tu es folle ? Comment peux-tu penser que j’aie pu assister Ă  ces sĂ©ances oĂą tous ces misĂ©rables apatrides ont osĂ© agresser ceux qui les avaient dĂ©livrĂ©s du danger de la subversion.
Je ne l’avais jamais vue aussi véhémente et convaincue.
 â€” Mais tu as dĂ» lire des articles Ă  l’époque du jugement.
 â€” Jugement ! Mais de quel droit ces types-lĂ  jugeaient ? Qui Ă©taient-ils ?
 â€” Il y a bien eu un procès, avec des juges, des avocats de la dĂ©fense, des procureurs, et il y a eu une sentence.
 â€” Et qu’est-ce qui s’est passĂ© ? Rien, ils ont tous Ă©tĂ© remis en libertĂ©, sauf les commandants qui donnaient les ordres. S’il y a eu des erreurs, elles viennent d’eux, les autres n’ont fait qu’obĂ©ir. Mais ne crois pas pour autant que j’approuve la condamnation des commandants, ce n’était pas une guerre conventionnelle, et en fin de compte ce sont eux qui ont sauvĂ© le pays.
— Qu’est-ce que tu veux dire par « ce n’était pas une guerre conventionnelle Â» ? – je m’efforce de ne pas m’emporter, d’essayer de savoir ce que croit maman, parce que ce n’est pas possible qu’elle soit au courant de faits si abjects, si dĂ©gradants, et qu’elle les dĂ©fende.
 â€” Elle n’était pas conventionnelle parce que l’ennemi n’était pas Ă  l’extĂ©rieur mais s’était infiltrĂ© dans le pays, c’est pourquoi il a fallu agir d’une autre manière. Il y a eu peut-ĂŞtre quelques excès, mais c’était une guerre et l’important dans une guerre c’est de la gagner, Ă  tout prix.
Je voudrais lui demander si elle considère que la guerre consiste en des enlèvements Ă  l’aube par des bandes anonymes, des « affrontements entre des cadavres putrĂ©fiĂ©s et des fantĂ´mes Â», comme l’a dĂ©clarĂ© un tĂ©moin, la torture et le vol, mais je me tais et la laisse continuer : Ils ont sauvĂ© le pays, par contre qu’a fait ce crĂ©tin qui les a discrĂ©ditĂ©s quand il Ă©tait au pouvoir, qu’est-ce qu’il a fait ? Je vais te l’expliquer, Luz, il a plongĂ© le pays dans le plus terrible des chaos, l’hyperinflation. Bien sĂ»r, tu ne t’en rendais pas compte, heureusement tu n’as jamais manquĂ© de rien. Mais toi qui aimes les pauvres – cette ironie qu’elle veut insultante –, eh bien, les pauvres ils n’avaient plus de quoi manger, il est vrai qu’ils sont habituĂ©s. Elle allume une cigarette et sa voix revient Ă  des registres plus courants, comme si son couplet sur AlfonsĂ­n et l’hyperinflation l’avait purgĂ© de son exaltation patriotique et rendu Ă  son snobisme, Ă  sa stupiditĂ© distinguĂ©e. Les pauvres ont toujours Ă©tĂ© habituĂ©s Ă  ne rien avoir, mais quand on a des biens et qu’on voit ses propriĂ©tĂ©s menacĂ©es, son mode de vie, alors c’est bien pire.


 

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