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mercredi 12 octobre 2022

[Sabolo, Monica] La vie clandestine

 



 

Coup de coeur đź’“

 

Titre : La vie clandestine

Auteur : Monica SABOLO

Parution : 2022 (Gallimard)

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :     

Je tenais mon sujet. Un groupe de jeunes gens assassinent un père de famille pour des raisons idĂ©ologiques. J’allais Ă©crire un truc facile et spectaculaire, rien n’était plus Ă©loignĂ© de moi que cette histoire-lĂ . Je le croyais vraiment. Je ne savais pas encore que les annĂ©es Action directe Ă©taient faites de tout ce qui me constitue : le silence, le secret et l’écho de la violence.

La vie clandestine, c’est d’abord celle de Monica Sabolo, élevée dans un milieu bourgeois, à l’ombre d’un père aux activités occultes, disparu sans un mot d’explication. C’est aussi celle des membres du groupe terroriste d’extrême gauche Action directe, objets d’une enquête romanesque qui va conduire la narratrice à revisiter son propre passé.
Comment vivre en ayant commis ou subi l’irrĂ©parable ? Que sait-on de ceux que nous croyons connaĂ®tre ? De l’Italie des Brigades rouges Ă  la France des annĂ©es 80, oĂą les rĂŞves d’insurrection ont fait place au fric et aux paillettes, La vie clandestine explore avec grâce l’infinie complexitĂ© des ĂŞtres, la question de la violence et la possibilitĂ© du pardon.

 

 

Un mot sur l'auteur :  

Monica Sabolo est une journaliste et romancière française née à Milan en 1971.

 

 

Avis :

Alors qu’avec l’intention d’y consacrer un roman, elle enquête sur l’histoire du groupe terroriste d’extrême gauche Action Directe, l’auteur est bientôt prise, au dépourvu, d’un immense trouble. Plus elle avance dans ses recherches, plus sa propre histoire resurgit, marquée par un traumatisme d’enfance et trouée par les secrets d’une famille au double fond clandestin.

C’est d’abord son enquĂŞte, plus complexe que prĂ©vu, qui la dĂ©stabilise, au fur et Ă  mesure qu’elle « s’infiltre Â» au plus près des membres d’Action Directe, et qu’incapable de comprendre comment des gens apparemment normaux - en particulier les deux jeunes filles qu’étaient Nathalie MĂ©nigon et JoĂ«lle Aubron lorsqu’elles ont abattu Georges Besse - ont pu tuer de sang-froid, elle finit pourtant par en dresser des portraits humains, Ă©clairĂ©s par les idĂ©aux qui les ont menĂ©s au choix des armes et de la violence meurtrière. « Je n'arrive pas Ă  me faire d'opinion ni sur les ĂŞtres, ni sur leurs actes. Â» « Je ne sais toujours pas qui ils sont, tous, mais je dois faire face Ă  une idĂ©e troublante : entre eux et moi, un lien se tisse. Ils ne me sont pas aussi Ă©trangers que je le voudrais. Â» « M’apparaĂ®t dĂ©sormais cette dangereuse Ă©ventualitĂ© : celle de les comprendre, ou mĂŞme, Ă  certains Ă©gards, de leur ressembler. Â»
 
Car, pis encore pour l’auteur, cette violence assumĂ©e, sans remords ni regrets, la ramène inexorablement aux dĂ©combres de son propre vĂ©cu, enfouis sous les couches sĂ©dimentĂ©es du silence familial. Comme les terroristes d’Action Directe lui paraissent errer « dans les souterrains du monde Â», elle-mĂŞme vient « d’un lieu de tĂ©nèbres Â», clandestinement tapi sous les apparences les plus banales. Clandestine, sa naissance Ă  Milan dans les annĂ©es soixante, d’un homme mariĂ© qui abandonne sa mère. Clandestine, son adoption Ă  ses trois ans par le mari de sa mère, Yves S., un spĂ©cialiste de l’art prĂ©colombien aux activitĂ©s elles aussi entachĂ©es de mystère, qu’on lui fera prendre pour son père jusqu’à ce qu’elle soit presque trentenaire. Clandestine enfin, cette chose innommable entre elle et cet homme qui se met bientĂ´t Ă  abuser d’elle.

Alors, pendant qu’elle s’interroge Ă  double titre sur le crime et le passage Ă  l’acte, sur la culpabilitĂ© et le pardon – Yves S. ne lui a-t-il pas assĂ©nĂ© bien des annĂ©es plus tard, quand enfin elle avait osĂ© lui parler, que « ce genre de choses [l’inceste] arrivait tout le temps, dans les familles Â», que « c’est très courant Â» –, les deux strates de son rĂ©cit, enquĂŞte documentaire et introspection personnelle, finissent par se fondre en un seul cheminement, Ă  la recherche d’une rĂ©ponse autant individuelle qu’universelle Ă  ces questions : comment en sommes-nous arrivĂ©s lĂ  ? Que faire pour ne pas nous laisser dĂ©vorer par notre part de nuit ?

Confondant de sincérité autant que de finesse de réflexion et de somptuosité d’écriture, ce livre vous happe pour ne plus vous lâcher que suspendu entre émotion et admiration. Un ouvrage de grande facture, assurément. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Il arrive que l’univers nous envoie des signes. Nous pressentons que celui-ci veut nous dire quelque chose, mais le message est brouillĂ©. Nous sommes aux aguets, en proie Ă  une culpabilitĂ© inquiète, et nous ne comprenons pas l’essentiel : ce n’est pas l’univers qui s’adresse Ă  nous, mais une part mystĂ©rieuse de nous-mĂŞmes qui s’adresse Ă  lui. Il ne nous interpelle pas, il nous rĂ©pond.
 

Après l’un de nos Ă©changes, j’avais cherchĂ© la dĂ©finition du mot exister : « ĂŠtre actuellement, ne pas ĂŞtre imaginĂ© mais avoir une rĂ©alitĂ©. Exister, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire ĂŞtre dehors, sistere ex. Ce qui est Ă  l’extĂ©rieur existe. Ce qui est Ă  l’intĂ©rieur n’existe pas. […] C’est comme une force centrifuge qui pousserait vers le dehors tout ce qui remue en moi, images, rĂŞveries, projets, fantasmes, dĂ©sirs, obsessions. Ce qui n’ex-siste pas in-siste. Insiste pour exister (Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1967). Â»
 

J’avais envie de demander aux autres passagers, cette femme enroulĂ©e dans un impermĂ©able qui regardait dĂ©filer le paysage, ce monsieur qui pianotait sur un ordinateur, le front plissĂ©, sans jamais lever les yeux : quelle question poseriez-vous, s’il n’y en avait qu’une ? Qu’inscririez-vous sur un tout petit bout de papier ? J’aurais voulu dĂ©chirer une feuille en une infinitĂ© de morceaux, et les distribuer Ă  l’ensemble des personnes assises dans ce train. Nous avions tous intĂ©rĂŞt Ă  nous interroger. Peut-ĂŞtre alors cesserions-nous de prendre des trains sans savoir oĂą nous allons, ignorant notre destination rĂ©elle.
 

Dans mes souvenirs, mon frère grimpe sur son tricycle seulement la nuit, lorsque mes parents sont sortis – si je n’ai pas d’image de leur prĂ©sence, j’ai en revanche la mĂ©moire nette, physique, de leur absence, on dirait que l’absence, de la mĂŞme façon que mon frère en pyjama jaune filant sur un vĂ©lo dans l’obscuritĂ©, appartient au territoire que j’habite. Faiblement Ă©clairĂ© par la lumière du corridor de l’entrĂ©e, il traĂ®ne une ombre derrière lui. Son visage est blĂŞme, son nez coule. La nuit par la fenĂŞtre se reflète sur sa peau. Il ne me regarde pas, il pĂ©dale, fait le tour de ma chambre, puis disparaĂ®t dans le couloir. J’entends au loin le crissement des roues de caoutchouc, tandis qu’il continue son circuit, et ce bruit semble ne jamais cesser.  
On m’a raconté que mes parents, rentrant d’un dîner – ce mot désignait un trou noir où ils étaient avalés, un arrière-plan sans matière, mais peut-être était-ce là qu’ils vivaient alors –ont trouvé mon frère dans l’entrée, endormi sur son tricycle, la lumière du plafonnier nimbant la scène d’un halo tragique. Son buste était couché sur le guidon, dans la position d’un homme abattu dans sa course d’une balle en pleine tête.
 

J’ai lu quelque part que le souvenir n’est pas le souvenir de l’instant T où l’événement a eu lieu, mais le souvenir de la dernière fois où le souvenir a surgi. Nos souvenirs sont des souvenirs de souvenirs de souvenirs.
 
 
Dans le texte de Jean-Marc Rouillan, les assassins non plus n’ont pas de nom. « Deux femmes Â», « les camarades Â», « les tireuses Â». On tue. On meurt. Ce n’est pas le sujet, l’essentiel serait ailleurs, dans une longue chaĂ®ne implacable de violence rĂ©pondant Ă  la violence, dans un mouvement qui devrait en appeler un autre, mais qui manque son coup, ajoutant la sensation de l’inutile, du ratage, Ă  celle de la fĂ©rocitĂ©. Les ĂŞtres humains disparaissent au profit du symbole, d’une idĂ©e plus importante que la vie, ou que l’acte d’y mettre fin. Aucune Ă©motion ne transparaĂ®t. Comme si on avait retirĂ© la chair et le sang de l’histoire, qu’il ne demeurait que sa peau.
Je tente de comprendre, je n’y parviens pas. Je ne vois que deux femmes qui s’approchent d’un homme pour le tuer. Ă€ quoi pensent-elles ? Que se passe-t-il, dans la tĂŞte de celle qui perd son chargeur, et ne peut faire feu ? Que se passe-t-il, surtout, dans la tĂŞte de l’autre, celle qui tire ? Qui est seule Ă  dĂ©charger les trois balles que l’on retrouvera dans le crâne, l’épaule et le thorax de Georges Besse ? Celle dont le geste est celui qui donne la mort ? Comment vit-on avec cela ?


Ma mère n’a aucun souvenir de cet Ă©vĂ©nement. Ses amis, la tĂ©lĂ©vision, les journaux parlaient des Brigades rouges, de la rĂ©volution, des attentats, les gens Ă©taient nerveux, exaltĂ©s ou terrorisĂ©s. Pas elle. De l’annĂ©e 1972, ma mère, alors âgĂ©e de vingt ans, se rappelle une seule chose : la conviction que sa vie Ă©tait finie.  
Et moi, je suis happĂ©e par cette Ă©poque, comme si le vide dans la vie de ma mère devait se remplir dans la mienne. Je commence Ă  me demander ce que je poursuis avec ce livre. Le rĂ©el s’adresse-t-il toujours Ă  une part secrète, inconnue de nous, qui nous mène exactement lĂ  oĂą elle le dĂ©sire ? Serait-il possible que l’Histoire ne parle en vĂ©ritĂ© que de nous-mĂŞmes ?


Nathalie arbore un sourire franc et bien Ă©levĂ©, une figure innocente, presque tendre. Ses mains sont sur ses cuisses, comme si elle ne savait pas quoi en faire. Elle me fait penser Ă  moi au mĂŞme âge, ce visage lisse, ouvert, constamment souriant, essayant Ă  tout prix d’avoir l’air d’une jeune fille bien, sans trop savoir ce que cela signifie. Adolescente, je n’ai d’autre objectif, d’autre dĂ©sir, que celui-lĂ  : paraĂ®tre gentille, innocente, insoupçonnable. Je travaille, je ne fais pas le mur, je lis. Je passe mes cours Ă  tous mes amis – des annĂ©es plus tard ils retrouveront des notes Ă  moi dans leurs affaires. Je n’aime pas trop sortir le soir, je parle peu, ne danse jamais, ne prends pas de drogue. Je suis gauche, rĂ©servĂ©e, invisible. Je contemple les autres, ceux de ma bande qui achètent des barrettes de shit, ou les couples enlacĂ©s que j’enjambe, le soir, sur la moquette, dans des appartements vides – jamais d’adultes, nulle part. Je suis seule dans un univers parallèle, mais rien ne pourra m’être reprochĂ©. Je suis terrifiĂ©e Ă  l’idĂ©e que l’on puisse lire dans mon cĹ“ur, entrevoir ce qui le constitue, ce qui n’a pas de nom, pas de contours, mais que je porte en permanence, tel un animal endormi. Je suis aux aguets, un petit spectre concentrĂ©, c’est Ă©puisant, mais j’ignore que je suis fatiguĂ©e. Je me demande ce que cache Nathalie derrière ce sourire trop parfait, si elle aussi, cela la consume. 


Je me souviens du jour oĂą ma mère m’a dit que mon père n’était pas mon père. Nous sommes dans sa cuisine, il est 11 heures du matin. J’ai vingt-sept ans. Plus de dix ans se sont Ă©coulĂ©s depuis l’épisode du certificat de naissance italien, depuis que j’ai vu inscrite en lettres noires, tapĂ©es Ă  la machine, la mention « di padre ignoto Â», que j’ai interprĂ©tĂ©e comme « de père ignoble Â», avant de comprendre ce que cela signifiait. Et de ne plus y penser. Jamais, pas une seule fois.  
Ce jour-lĂ , il est 11 heures du matin, et ma mère a sorti une bouteille de vin blanc. Elle a posĂ© deux verres sur la table.  
« J’ai quelque chose Ă  te dire. Â»  
J’ai l’impression de plonger dans un lac, une eau claire et froide. Sa voix me parvient, lointaine, on dirait qu’elle me parle depuis la rive, penchĂ©e au-dessus de la surface.  
Elle parle en regardant ses mains, posées à plat sur la table, comme si elle ne les avait jamais vues. J’entends sa voix, depuis les profondeurs, les mots qu’elle prononce sont stupéfiants et familiers à la fois. Ils rejoignent un endroit inconnu en moi, où tout est déjà là. Elle ne m’apprend rien. Elle ouvre simplement une porte, en glissant une clé à l’intérieur de mon cœur.


Toute mĂ©moire est une eau trouble.  
Que voulez-vous que l’on y voie.  
Si lentement que l’on s’y noie… (Aragon)


C’est ainsi que commence ma vie clandestine, ma légende. Je suis désormais la fille d’Yves S., je vis à Genève, en Suisse, je m’exprime en français. C’est ma nouvelle identité.
J’ignore quel fut son processus de crĂ©ation (m’a-t-on dit : « ce monsieur est ton papa, et voici ta maison Â» ?) mais il est remarquablement efficace, car tout disparaĂ®t de ma mĂ©moire, pendant près de trente ans. Ou plutĂ´t se range dans un lieu verrouillĂ© qui ne s’ouvre que la nuit, dans des rĂŞves durant lesquels j’arpente sans fin les couloirs d’un appartement inconnu et familier Ă  la fois. Je sais seulement que j’ai quittĂ© Milan et mes grands-parents, qu’on ne me parle plus italien. Mais mĂŞme cela, je n’en ai pas conscience : je suis persuadĂ©e d’avoir vĂ©cu en Suisse depuis ma naissance, avec ma mère et mon père, dans cet appartement, avenue des CrĂŞts-de-Champel, Ă  Genève, lĂ  oĂą, bientĂ´t, j’aurai un frère, dans cet immeuble oĂą je me promène, rendant visite aux locataires des Ă©tages en prĂ©tendant m’appeler Olivia, du nom d’une voisine qui me subjugue. Ma langue natale s’efface, mĂŞme si, encore aujourd’hui, face Ă  un interlocuteur qui s’adresse Ă  moi en italien, des mots surgissent, n’importe comment, des phrases incohĂ©rentes, et, chaque fois, la gĂŞne me submerge, le sentiment d’un double fond dans une valise.
À l’inverse des espions classiques, qui savent ce que leur entourage ignore, j’ignore tout de ma véritable identité, alors que ma famille ainsi que leurs amis la connaissent. Personne ne m’en parlera jamais. Même quand, adolescente, je deviens si maigre que la meilleure amie de ma mère me prend à part, les sourcils froncés, et m’intime de me ressaisir, j’ai l’air d’un squelette. Sans doute pensent-ils que c’est mieux ainsi, ou que cela n’a pas d’importance. Peut-être n’y songent-ils même pas. Ils sont loyaux, fidèles, la vérité ne leur appartient pas.


Ces livres ont Ă©tĂ© rĂ©digĂ©s vingt-cinq et trente ans après les faits. J’ai l’impression, en les lisant et les relisant dans une obsession maniaque, qu’un ĂŞtre fantĂ´me se tient derrière les auteurs. Nous nous racontons une histoire, puis nous la réécrivons, au fil du temps. Ce spectre fantasque s’appelle la mĂ©moire. Le souvenir est un organisme vivant, un corps autonome, qui s’autogĂ©nère. Personne ne ment, le spectre a juste pris la main. Ce qui complique encore les choses, dans cette affaire, c’est la fiction : elle est lĂ  depuis le dĂ©but, elle en est mĂŞme l’origine. Au moment oĂą tout commence, ses protagonistes sont dĂ©jĂ  Ă  cĂ´tĂ© du rĂ©el, dans un espace imaginaire.


L’histoire appartient aux êtres qui parlent fort, effaçant ceux dont la parole est plus modeste ou plus fragile. Ceux qui doutent, craignent de blesser ou de trahir, ceux qui n’ont pas les mots, ceux qui ne savent pas. Ceux qui ont des regrets, des remords, ceux qui se sentent coupables et que l’on n’entend pas. Ce sont eux que je cherche, parce qu’ils me ressemblent.


La clandestinitĂ© n’est pas aussi romantique qu’on pourrait le croire : on imagine une vie trĂ©pidante, loin de la citĂ© et des institutions, un lieu sauvage que l’on habiterait tel un bois, comme le font les amants, les druides et les poètes. En rĂ©alitĂ©, ce n’est pas l’expĂ©rience de la libertĂ© mais celle de l’entrave. Elle ne permet pas d’échapper Ă  la lĂ©galitĂ©, elle condamne Ă  l’illĂ©galitĂ©. Rien de ce qui est public, autorisĂ©, ne l’est plus. On ne peut plus manifester, plus se rassembler, plus donner signe de son existence. Chaque geste, mĂŞme le plus anodin, implique une menace, celle d’être arrĂŞtĂ©, ou pire. La clandestinitĂ© impose la discrĂ©tion, l’art de la fugue et de la solitude, l’abandon des habitudes, de l’idĂ©e du quotidien. Dans cet espace-lĂ , tout est diffĂ©rent, Ă©reintant. Le clandestin se rend d’un lieu Ă  l’autre en prenant un bus, le mĂ©tro, un tronçon Ă  pied, puis Ă  nouveau un bus, il met deux heures pour effectuer un trajet qui, dans nos existences ordinaires, prendrait vingt minutes. Il sort peu. Devient paranoĂŻaque. Il faut des faux papiers, des planques, des vĂ©hicules, des armes, de l’argent, Ă©normĂ©ment d’argent. Il change son identitĂ©, se dĂ©guise, utilise des noms de code au tĂ©lĂ©phone. Il est attrapĂ©. TuĂ© Ă  la sortie d’une cache, lors d’une opĂ©ration, ou juste par hasard.


En 2005, RĂ©gis Schleicher, alors incarcĂ©rĂ© depuis vingt-deux ans, rĂ©pond par Ă©crit, depuis la prison de Clairvaux, Ă  une interview de LibĂ©ration. Le jour de la fusillade de l’avenue Trudaine, le 31 mai 1983, il avait vingt-six ans. Lorsqu’il donne cet entretien, il en a quarante-huit. Un entretien dans lequel il a ces mots : « Deux hommes sont morts. Les seuls qui s’en souviennent sont leurs proches. Sans doute trop “anonymes”, pas assez “nobles”, pour que le système qui les mandatait s’en souciât deux dĂ©cennies après. Un de mes camarades fut tuĂ©, dans des conditions assez voisines. Personne ne s’en est Ă©mu, sauf des proches. Dans ces deux cas, il s’agit de rencontres fortuites entre deux groupes de personnes armĂ©es, dont chacune, Ă  tort ou Ă  raison, pense qu’elle reprĂ©sente la lĂ©gitimitĂ© et le (bon) droit. Lorsque les armes sortent, il n’est plus question de morale, de justice ou de quoi que ce soit d’autre. Survit celui qui a les meilleurs rĂ©flexes, et une part de chance. C’est terrible, mais c’est ainsi. Â»  
Plus loin, il ajoute : « De part et d’autre, la mort, le poids de l’absence, des existences brisĂ©es, la souffrance des proches. Le bilan humain est lourd. Dans tous les cas, la responsabilitĂ© des morts est la nĂ´tre et dans “nĂ´tre”, il y a aussi mienne. Â»


Nous nous dĂ©battons, tous autant que nous sommes. Nous cherchons un sens aux choses que nous avons faites, et Ă  celles que l’on nous a faites, nous sommes entortillĂ©s dans le passĂ© comme dans un drap mouillĂ©. Les visages s’effacent, mais le chagrin demeure. Il irradie, il voyage, d’une gĂ©nĂ©ration Ă  l’autre, d’un cĹ“ur Ă  l’autre. L’histoire s’insinue en nous, elle se recompose, se dĂ©place et se transforme, renvoyant des ondes et une Ă©nergie nouvelles, sans mĂŞme que nous sachions Ă  quoi elles font Ă©cho.  
Je sais désormais que le temps passe, et ne passe pas.


Ce qui n’existe pas insiste, insiste pour exister.


En psychologie, la dissociation est un mĂ©canisme de dĂ©fense de l’inconscient pour ne pas faire l’expĂ©rience d’une douleur Ă©motionnelle face Ă  un conflit ou une situation stressante. La rĂ©alitĂ© et le vĂ©cu sont inhibĂ©s, de manière temporaire ou durable. Il n’y a ni pensĂ©e, ni jugement, ni sentiment. La dissociation est la meilleure façon de vivre qu’ont trouvĂ©e les ĂŞtres blessĂ©s, les traumatisĂ©s, les trop sensibles, mais aussi les psychopathes, ceux qui sont dans la toute-puissance et la nĂ©gation de l’autre, pour se couper de l’émotion, de la douleur et de la culpabilitĂ©, ou juste du rĂ©el.  
Je ne sais pas s’il peut y avoir plus juste dĂ©finition de ce que je suis. Mais n’en est-il pas ainsi de nous tous ? N’avons-nous pas chacun, au fond de nous, des cavernes, des terriers, reliĂ©s les uns aux autres par un rĂ©seau de galeries ? Nous ne pouvons nous y rendre, car nous ignorons leur existence, murĂ©e par l’inconscient, ou alors parce que nous sommes lĂ , lampe frontale sur la tĂŞte, penchĂ©s sur ce trou noir qui mène au fond de la terre, et que nous savons qu’il n’y aura lĂ -bas pas de lumière, pas d’oxygène, que nous pouvons nous y perdre, ou que l’eau soudain se mettra Ă  monter, et alors nous serons emportĂ©s pour toujours. Pourtant c’est lĂ , dans ces profondeurs, que se trouvent nos Ă©motions, nos douleurs les plus vives, nos remords, ces chagrins qui pourraient nous tuer. Ils sont prisonniers, voyagent telles des bulles d’air dans des couloirs inondĂ©s. Ce milieu est aussi vaste que le visible, aussi Ă©tendu que le sol sur lequel nous marchons.


Durant un certain nombre d’annĂ©es, j’ai Ă©tĂ© incapable de rendre visite Ă  ma mère, mes grands-parents, mon frère, de leur tĂ©lĂ©phoner, ou mĂŞme de prendre leurs appels. Je pensais Ă  eux, j’avais peur qu’ils soient dĂ©primĂ©s, seuls, malheureux, malades, ou qu’ils meurent. Mais je ne faisais rien, rien d’autre qu’y penser. J’ai aussi, durant un certain nombre d’annĂ©es, passĂ© mon temps Ă  quitter mes petits amis sans prĂ©venir, et Ă  le regretter ensuite, persuadĂ©e que j’avais commis une erreur terrible, jusqu’à m’en rendre malade. L’un d’eux, que j’avais poursuivi de messages erratiques, a fini par revenir. « Tu es cinglĂ©e mais je t’aime Â», m’a-t-il dit dans ce bar minuscule tandis que je cherchais avec angoisse la porte de sortie. Ensuite, j’ai cessĂ© de lui rĂ©pondre, j’ai simplement disparu. En moi vivait un esprit romantique et psychopathe. J’avais la sensation d’être folle et cruelle, ou possĂ©dĂ©e.  
J’ai fini par comprendre, ce qui n’était pourtant pas bien compliqué, ni tout à fait une excuse, que j’étais incapable de me coltiner le réel. Il fallait que je me tienne à distance, dans un lieu sans interaction ni être humain, où je pouvais rêver ma vie.


J’ai Ă©tĂ© cette jeune fille docile qui faisait des calculs prudents dont elle n’avait pas conscience. Contrairement Ă  ce que tout le monde semble croire dĂ©sormais, parler n’est pas toujours une bonne idĂ©e. Parler est dangereux. Les mots entraĂ®nent d’autres mots en retour. Des mots pour vous faire taire, vous faire passer l’envie de recommencer. Tant que je ne posais pas ces questions auxquelles, de toute manière, personne n’avait l’intention de rĂ©pondre, je pouvais tenir debout. Le pire n’était pas certain. La violence n’était pas nommĂ©e, et je souriais comme on agite un drapeau blanc pour se soumettre au vainqueur. Il y avait nĂ©anmoins un prix Ă  payer : je ne pouvais plus m’approcher de qui que ce fĂ»t.


Dans une certaine mesure, j’emploie encore ce procédé aujourd’hui. Le meilleur moyen de ne pas être déçue, enragée ou désespérée par une réponse consiste encore à ne pas poser la question. Pas de questions, pas de réponses. C’est simple. Je m’entretiens avec les livres, ceux que je lis, ceux que j’écris, loin, très loin des vivants.


(…) il est plus facile de rendre visite Ă  un ancien combattant de lutte armĂ©e qu’à n’importe qui dans ma propre famille. 


Elle me chuchote : chacun est victime et coupable. C’est sans doute la phrase que je redoute le plus d’entendre, car elle est la vĂ©ritĂ© mĂŞme. Que ce soient les membres d’Action directe qui dupent et sont dupĂ©s, Yves S. trompant son monde avant de tout perdre, ou l’enquĂŞtrice qui prĂ©tend ĂŞtre honnĂŞte, mais manĹ“uvre pour obtenir des confidences, chacun se tient lĂ , avec son goĂ»t du secret, du jeu et sa naĂŻvetĂ©.


Quand je lui fais remarquer qu’elles Ă©taient le jour et la nuit, Nathalie rĂ©pond, songeuse, ce qui est sans doute la phrase la plus appropriĂ©e que j’ai entendue concernant les ĂŞtres dont nous partageons l’existence : « Nous Ă©tions diffĂ©rents jours, et diffĂ©rentes nuits. Â»


« Aujourd’hui, il n’est plus le mĂŞme homme Â», rĂ©torque l’un de ses avocats. Cette phrase me frappe. D’une certaine façon, c’est exactement ce que, depuis près de deux ans maintenant, je cherche Ă  dĂ©terminer : peut-on devenir un autre ? Je tiens dans ma main une balance en laiton, je m’échine Ă  placer les diffĂ©rents protagonistes sur les plateaux du bien et du mal. D’un cĂ´tĂ© les innocents, de l’autre les coupables. Ceux qui souffrent et ceux qui blessent. Ceux qui regrettent et ceux qui s’obstinent. Ceux qui me ressemblent et ceux dont je me distingue. Je place et dĂ©place les masses, je transfère certains individus d’un cĂ´tĂ© Ă  l’autre, mais cela ne va pas, aucune combinaison ne convient. J’en ressens une intense culpabilitĂ©. Alors, je recommence, je dĂ©place les poids, encore et encore, je veux trouver l’équilibre, Ă©tablir le juste, une bonne fois pour toutes.


Peut-ĂŞtre en est-il ainsi de nos vies Ă  tous : nous nous mettons en mouvement, dans l’espoir d’atteindre cet endroit qui est Ă  la fois Ă  l’intĂ©rieur de nous et infiniment lointain, lĂ  oĂą l’univers serait au repos, parfaitement ordonnĂ©, oĂą nous serions Ă  notre juste place. Et, entre les deux, nous nous Ă©garons. Quelquefois, nous touchons au sublime, quelquefois nous commettons l’impensable.


Le bien et le mal se dĂ©vorent l’un l’autre. Le jour fait pâlir la nuit, puis la nuit avale le jour. J’ignore ce qui triomphe, de la lumière ou de l’obscuritĂ©. 


Pour ma part, j’ai l’impression d’avoir trouvĂ© ce que je cherche, sans le savoir, depuis toujours. Un homme qui puisse s’asseoir devant moi, et admettre l’existence de la souffrance qu’il a causĂ©e. Des ĂŞtres qui acceptent de se livrer et comblent le vide dans mon cĹ“ur. J’apprendrai ensuite que l’un des convives a fait part de son inquiĂ©tude : ce soir-lĂ , en ma prĂ©sence, tout le monde parlait trop. Beaucoup trop. Hellyette et RĂ©gis lui ont rĂ©torquĂ© qu’ils savaient très bien ce qu’ils faisaient. J’étais libre d’utiliser leurs propos, dans cet obscur projet qui n’était mĂŞme pas politique mais semblait nĂ©cessaire pour rĂ©parer une mystĂ©rieuse blessure. Dès le dĂ©part, ils savaient qu’ils ne reviendraient pas dessus. Ils avaient dĂ©cidĂ© de me faire confiance. Venant de maĂ®tres du silence, aussi prisonniers du secret que moi, ce genre d’allĂ©gation est Ă  mes yeux Ă  la fois un exploit, un cadeau dont on n’a pas les moyens, et un saut dans le vide.


Dans cette histoire, j’ai rencontré des individus détenant chacun leur vérité. Chacun est sincère, sensible, et pourtant, leurs vérités se percutent, ils racontent des histoires qui s’infirment ou s’annulent. Forcément, quelqu’un se trompe, ou quelqu’un ment. Mais peut-être pas. Les vérités se côtoient à la façon d’univers parallèles, légèrement dissemblables, séparées par des parois aussi minces que du papier à cigarette, des parois au travers desquelles nous pourrions voir, si nous nous approchions, que nous pourrions déchirer juste en y passant la main. Mais nous ne le faisons pas.


Je viens d’un lieu de tĂ©nèbres. Un lieu auquel j’ai essayĂ© d’échapper durant mon existence entière, mais oĂą je me rends simplement en fermant les yeux. Il est creusĂ© dans la roche, c’est une galerie humide et froide que j’arpente dans l’obscuritĂ©. Les parois suintent une matière visqueuse qui me recouvre, moi aussi. C’est une prison familière, dans laquelle je marche sans jamais voir le jour, et qui se dĂ©ploie sous la surface de la terre, Ă  la façon d’un rĂ©seau de spĂ©lĂ©ologie, ou de catacombes. Et mĂŞme si je rĂ©ussis parfois Ă  m’évader, que j’ai quelquefois murĂ© son entrĂ©e, croyant la rendre impraticable pour toujours, mĂŞme si je frotte sans relâche pour nettoyer ma peau, la vĂ©ritĂ© est que je retourne lĂ -bas, encore et encore, aimantĂ©e par une force invisible. L’attraction de ce lieu est celle, dissimulĂ©e, fourbe, qui m’a conduite Ă  Ă©crire ce livre, celle qui m’a emmenĂ©e jusqu’ici, auprès de ces ĂŞtres qui se promènent eux aussi dans les souterrains du monde. Mais je sais dĂ©sormais que ce lieu n’est pas le mien. Il m’appelle, prĂ©tend que je suis sa chose, qu’il m’a enfantĂ©e, nourrie, façonnĂ©e, mais c’est un mensonge, un piège, le chant de sirènes malĂ©fiques.  
J’en ai fini avec le cachĂ©, et avec le silence. Je ne veux plus creuser d’une main, et ensevelir de l’autre. Je ne veux plus ĂŞtre coupable, ni avoir honte. J’ai fini de croire que cette matière qui colle Ă  ma peau est celle dont sont faits mon âme et mon cĹ“ur. J’ai fini de me taire, comme tous ceux qui savaient, et se sont tus, comme tous ceux qui m’ont fait croire que parler Ă©tait une faute plus grave encore que toutes les fautes qui avaient Ă©tĂ© commises.  Je regarde Hellyette, RĂ©gis, La Galère, je pense Ă  Claude, Ă  Nathalie. Je suis ici, et ailleurs, je suis Ă  ma place, auprès d’eux, et je suis une infiltrĂ©e. Mais je ne suis pas un traĂ®tre. Je ne suis pas un traĂ®tre.


(…) nous traçons notre route comme nous le pouvons, tandis que le temps s’écoule, et ne s’écoule pas. Quelquefois, nous trouvons, poussés par des forces mystérieuses, un refuge au milieu de la forêt, ou en plein cœur de la ville. Parfois, nous rencontrons là un autre cœur égaré, poussé à l’abri par les mêmes forces mystérieuses. Cet être, croyons-nous, ne nous ressemble pas, il est même celui à qui tout nous oppose. Dans d’autres circonstances, à une autre époque, cet être aurait pu nous combattre. Mais à présent, loin du bruit du monde, dans cette cache où nous avons échoué et qui est en réalité le centre même du monde, il nous ramène à la vie. Peut-être même nous ramenons-nous l’un l’autre à la vie. Nous nous rencontrons en ce point exact qui relie les humains à l’univers entier, à un instant particulier, à un endroit particulier, à la façon d’une éclipse solaire, ou d’une pluie d’étoiles filantes. À cet instant, nous nous souvenons qu’en notre cœur existe un lieu irréductible, fait d’eau et de lumière, un lac cerné de montagnes bleues, traces d’un temps géologique. Nous nous souvenons alors que ce lieu existe dans le cœur de tous les hommes. Absolument tous.


 

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