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mardi 4 octobre 2022

[Devers, Nathan] Les liens artificiels

 



 

Coup de coeur đź’“

 

Titre : Les liens artificiels

Auteur : Nathan DEVERS

Parution : 2022 (Albin Michel)

Pages : 336

 

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :    

Alors que Julien s’enlise dans son petit quotidien, il découvre en ligne un monde « miroir » d’une précision diabolique où tout est possible : une seconde chance pour devenir ce qu’il aurait rêvé être…Bienvenue dans l’Antimonde.

 

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur :   

Nathan Devers a 24 ans. Normalien et agrégé de philosophie, il a déjà publié Généalogie de la religion (Le Cerf, 2019), Ciel et terre (Flammarion, 2020, Prix Edmée de La Rochefoucauld) et Espace fumeur (Grasset, 2021). Avec Les Liens artificiels, il signe son deuxième roman.

 

 

Avis :

A presque trente ans, Julien LibĂ©rat en est Ă  dresser le morne constat de ses dĂ©sillusions : musicien ratĂ© survivant chichement d’un « bullshit job Â» ubĂ©risĂ©, le voilĂ  rĂ©duit Ă  migrer dans un clapier en banlieue sud, Ă  Rungis, alors que sa compagne vient de le mettre Ă  la porte de leur morne vie commune. A bout de solitude, d’ennui et de manque de perspectives, il trouve un jour un dĂ©rivatif Ă  sa dĂ©prime : Heaven, un monde parallèle reproduit, grandeur nature et Ă  l’identique du nĂ´tre, par un gĂ©nie du mĂ©tavers, Adrien Sterner.

Chronique piquĂ©e d’humour de ce que le numĂ©rique a dĂ©jĂ  fait de nos vies, cette histoire extrapole le monde contemporain jusqu’à la dystopie, nous projetant dans le vertige de ces transformations Ă  venir, dont nous nous doutons qu’elles seront majeures sans encore ĂŞtre capables de les apprĂ©hender. Au milieu des autres addicts aux Ă©crans et au scrolling, engluĂ©s avec leurs followers, leurs selfies, leurs likes et leurs posts dans la toile des rĂ©seaux sociaux, Julien vit « ensemble et sĂ©parĂ© Â», connectĂ© mais solitaire, hypnotisĂ© par un mirage continu d’images affadissant un quotidien qui ne lui fait plus envie. Lorsqu’il dĂ©couvre « une planète B virtuelle oĂą tout est bien meilleur que chez vous Â», un mĂ©tavers Ă  taille rĂ©elle rendu habitable par la 3D et la rĂ©alitĂ© augmentĂ©e, par les avatars et les casques de rĂ©alitĂ© virtuelle, il se transforme en hikikomori du futur. Sans plus aucun dĂ©sir de sortir de cet univers oĂą ses succès, entre argent facile en crypto-monnaie et cĂ©lĂ©britĂ© acquise en y Ă©crivant des poèmes, n’ont aucune commune mesure avec ses dĂ©boires dans la vie rĂ©elle, il s’y immerge jusqu’à s’identifier Ă  son reflet numĂ©rique : Julien devient son avatar Vangel.

Aussi terrifiant que fascinant, drĂ´le et imaginatif, un brin caricatural, le rĂ©cit pose de nombreuses questions : très humoristiquement, comme au travers de ce dĂ©bat fictif sur l'avenir de la littĂ©rature, entre Alain Finkielkraut et FrĂ©dĂ©ric Beigbeder Ă  La Grande Librairie ; mais aussi plus largement, sur des sujets mĂ©taphysiques. Comment expliquer le besoin d’un substitut virtuel si semblable au monde rĂ©el ? Tel le dieu de son Antimonde, Adrien Sterner se contente d’abord de mettre son Eden Ă  la libre disposition des avatars, mais déçu par la mĂ©diocritĂ© sans imagination de ces pâles copies d’humains qui reprennent tous nos travers, il se mue en dieu biblique, jaloux et vengeur, distribuant capricieusement faveurs et châtiments. Au milieu de tous ces zombies soumis comme des marionnettes Ă  leur dĂ©miurge, un seul trouve toutefois le moyen d’affirmer son libre arbitre : Julien, au travers des poĂ©sies contestataires de son avatar, et, dès le prĂ©ambule du rĂ©cit, par son suicide retransmis en direct sur les rĂ©seaux sociaux.

MoralitĂ© : s’il est vrai que « les livres inventent, Ă  leur manière, une rĂ©alitĂ© virtuelle Â» et qu’ « imaginer des antimondes Â» est « la dĂ©finition mĂŞme de la littĂ©rature Â», ils sont aussi cet irremplaçable vecteur d'une libertĂ© de pensĂ©e et d’expression que les technologies les plus puissantes, mĂŞme aux mains des pires dictateurs, ne pourront jamais museler. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Dehors, il pleuvait, et Julien ne ressentait aucun vertige. Dans le ciel laiteux, une lumière grise, pesante, se déchargeait vers le bas. L’averse était violente. Elle créait des lignes verticales qui reliaient les nuages au sol, comme des harpons tendus dans le jour et accrochés au vide. Il était difficile d’imaginer que de l’eau circulait à travers ces lignes.
 

Nous ne sommes plus des hommes, mais des nombrils hurleurs.                       
On raconte sa vie, on like et on dislike.                       
On essaie vainement d’attirer l’attention                       
On s’écoule, comme les autres, dans ce stock incessant                       
Où toutes nos vanités s’entassent comme des ruines.
 

Au moment de poser ses doigts sur le clavier, Julien se sentit investi d’un vertige immĂ©diat Ă  la vue de ses mains. Elles Ă©taient lĂ , Ă©tendues et rigides comme des vieilles turbines, chargĂ©es de toutes les maladresses dont elles Ă©taient capables. Et si le moteur ne se rallumait pas ? Et si la machine se rĂ©vĂ©lait rouillĂ©e ? C’était surtout son annulaire qui lui faisait peur : contrairement au pouce ou Ă  l’index, le « doigt de l’amour Â» ne dispose d’aucune puissance interne. AttachĂ© au majeur telle une cerise Ă  sa comparse, bloquĂ© dans son articulation, il n’a pas le pouvoir de se hisser tout seul, de prendre de l’élan pour frapper la touche de plein fouet. Faute d’entraĂ®nement, ce truc se transforme en orteil, en branche de bois mort. Et lui, exceptĂ© les cours particuliers, depuis combien de temps n’avait-il pas jouĂ© sur un vrai piano, devant un public rĂ©el ? Qu’est-ce qui excluait qu’il ait perdu la main ? Julien tenta de chasser cette idĂ©e, mais il Ă©tait trop tard : le syndrome de l’imposteur faisait son come-back. DĂ©jĂ , ses tempes bourdonnaient. Tel un mĂ©tronome dĂ©rĂ©glĂ©, son cĹ“ur accĂ©lĂ©rait. C’est foutu, s’entendit-il penser, car il le savait bien : il perdait ses moyens sitĂ´t qu’il craignait de les avoir perdus.
 

Julien LibĂ©rat, oui : un musicien surqualifiĂ© qui flippait comme un usurpateur devant ses partitions. Un ancien surdouĂ© du conservatoire qui traĂ®nait depuis sept ans un bullshit job Ă  l’IMD, l’Institut de Musique Ă  Domicile, entreprise qui mĂ©ritait amplement son surnom de « Uber de la musique Â». Un autoentrepreneur vendant ses services de « pianiste certifiĂ© et pĂ©dagogue Â» Ă  des particuliers qui l’évaluaient sur sa page Ă  la fin de chaque cours. Un prof qui, malgrĂ© ses 4,8 Ă©toiles, ne pouvait plus saquer la tronche de ses Ă©lèves. Un hyperactif Ă©puisĂ© par le RER et son boulot Ă  la con. Un type qui habitait Ă  cinq minutes d’Orly et ne  voyageait pas. Un quasi-trentenaire enfermĂ© dans un mode de vie digne d’un Ă©tudiant. Un asocial qui se voulait chanteur et ne dansait jamais. Un cĂ©libataire confinĂ© dans la mĂ©moire de son couple ratĂ©. Un faux dandy qui connaissait Bach sur le bout des doigts et s’habillait chez H&M en solde. Un mĂ©galo froussard, adepte de formes obsolètes et de totems dĂ©funts, aspirant malgrĂ© tout Ă  imposer ses vieilleries comme des avant-gardes. Un orgueilleux en manque de confiance, plus rĂŞveur qu’émotif, bardĂ© de diplĂ´mes et de timiditĂ©, de freins et d’ambitions en passe de s’éteindre.
 
 
Vingt-huit ans, mine de rien, Ă©tait un âge oĂą les destins commençaient Ă  se sceller, Ă  durcir comme de la lave, Ă  se refermer pour de bon sur les ĂŞtres, Ă  les prendre au piège de leurs inclinations. Aujourd’hui, la journĂ©e s’achevait avec la mĂŞme vanitĂ© que toutes les prĂ©cĂ©dentes : dans un face-Ă -face de fatigue et d’ennui.


En raison de la disposition du hall, cette glace murale reflĂ©tait aussi bien l’intĂ©rieur de l’immeuble que les pavĂ©s de la rue LittrĂ©. En bas Ă  droite, les premières marches de l’escalier surgissaient de l’angle, ornĂ©es d’un tapis de Smyrne dont les fleurs persanes apparaissaient flottantes. On aurait dit qu’en se rĂ©flĂ©chissant dans la plaque de verre, elles se dĂ©tachaient de l’étoffe oĂą elles Ă©taient brodĂ©es. Ă€ mesure qu’on les observait, leurs pĂ©tales se dilataient sur la surface du miroir. Arrondis, aĂ©riens, ils prenaient un mirage de relief et semblaient s’évaser. Soudain, un paysage naissait : ces fleurs de tissu poussaient en se rĂ©verbĂ©rant.


May qui n’en pouvait plus de sortir avec un mec laborieux et ric-rac, de devoir toujours composer avec son grand sérieux et ses petits moyens, de ceci et de cela, de cela et de ceci, de tout et surtout de rien, de cette double peine, les espoirs de changement et la résignation. Lui qui n’acceptait plus qu’elle le regarde de haut pour mieux le tirer vers le bas, qu’elle siphonne son énergie avec sa valse de reproches permanents et d’injonctions contradictoires, qu’elle le rende coupable de ses propres regrets, qu’elle lui fasse porter le poids immense de son imaginaire et l’étouffe au nom de tout cet air qu’elle souhaitait respirer.


Étrangement, c’était surtout le mot de « SĂ©bastien Â» qui le scandalisait. Pourtant, il n’y avait rien d’incroyable dans ce mathĂ©matisme : si May avait un copain, il fallait bien, d’un point de vue strictement logique, que cet homme ait une identitĂ©. Ă€ cet Ă©gard, qu’il se nommât SĂ©bastien, Peter ou John-Emmanuel ne changeait rien Ă  la situation. C’était un dĂ©tail, un frisson au milieu d’un sĂ©isme. Mais voilĂ , ce frisson le rĂ©voltait davantage que le sĂ©isme entier et il n’y pouvait rien. Un peu comme dans cette scène d’Oscar oĂą Louis de Funès, en apprenant la grossesse de sa fille, hurle cette rĂ©plique fameuse : « Dis-moi que ce n’est pas vrai, vous n’allez pas l’appeler Blaise ? Â» Quand il avait douze ans, Julien riait aux Ă©clats devant cette sĂ©quence, comme si le mot de « Blaise Â» Ă©tait la goutte d’eau qui faisait dĂ©border le vase des quiproquos, des malentendus et de l’absurditĂ©. Et maintenant qu’il se retrouvait face Ă  la mĂŞme conjoncture, il comprenait que Louis de Funès ne surjouait en rien le dĂ©pit de son personnage. Apprendre une mauvaise nouvelle est une chose ; savoir que cette mauvaise nouvelle porte un prĂ©nom prĂ©cis, qu’elle existe en dehors de l’imagination, qu’elle s’enracine dans un objet du monde – comprendre que ce choc est un effet de la rĂ©alitĂ©, cela n’a rien Ă  voir.


Et toute leur histoire, finalement, se rĂ©sumait Ă  ce geste incertain : pendant cinq ans, chacun avait attendu de l’autre qu’il ait fini d’attendre. Au fil des jours, l’attente Ă©tait devenue l’horizon, le tempo de leur couple. Une attente aveugle, sans objet et sans but. L’attente de tant de mĂ©tamorphoses qu’aucun Ă©vĂ©nement n’aurait su la combler. Une attente bĂ©ante, une mort d’attente. Julien et May s’étaient aimĂ©s. Alors ils avaient observĂ© leur amour s’ennuyer devant eux, transformant l’instant en avenir et le futur en rien. 


« Cette semaine, votre temps d’écran a Ă©tĂ© supĂ©rieur de 8 % par rapport Ă  la prĂ©cĂ©dente, pour une moyenne de 6 heures et 56 minutes par jour. Â» Il Ă©tait lĂ , l’hĂ©ritage de May. Elle, la fille toujours si connectĂ©e, droguĂ©e aux actus et aux stories Insta, branchĂ©e Ă  ses followers et aux influenceuses – elle lui avait lĂ©guĂ© la seule chose qu’il voulait oublier de leur couple : l’addiction aux Ă©crans. Depuis qu’il vivait seul, son rapport hebdomadaire empirait de lundi en lundi. La notification tombait Ă  minuit pile ; Ă  la diffĂ©rence de l’horloge de Cendrillon, sa fonction ne consistait pas Ă  clore une soirĂ©e fĂ©erique, mais Ă  inaugurer une semaine de merde. Julien ne dĂ©couvrait cette alerte qu’au rĂ©veil. Ă€ chaque fois, les chiffres s’envolaient, sauf qu’il n’y gagnait rien, bien au contraire : les 8 % Ă©taient reversĂ©s directement aux Ă©crans, ils les lui avaient volĂ©s, c’était comme une sorte d’impĂ´t prĂ©levĂ© sur ses moments de vie. La notification prenait garde de ne pas le heurter, elle qui ne disait jamais : « Vous avez passĂ© plus de temps sur votre smartphone que la semaine dernière. Â» Non, c’était le temps d’écran qui augmentait tout seul, comme une maladie, comme une tumeur qui enflait en lui ; oui, exactement, Julien Ă©tait envahi par une vague de mĂ©diocritĂ©, il souffrait d’une sorte de cancer de la concentration, il Ă©tait contaminĂ© par un venin secret, par un champignon qui pourrissait en lui et lui rongeait l’esprit.
8 % de plus-value. Six heures et cinquante-six minutes pendant sept jours. Sept fois sept heures, c’est-Ă -dire quarante-neuf, soit trois mille minutes ou deux journĂ©es entières. L’équivalent d’un week-end. La partie libre de son quotidien qu’il sacrifiait sur l’autel du rien. Viendrait un jour, inexorablement, oĂą son temps d’écran occuperait tout l’espace. Alors il ne serait plus personne. Comme un monstre, son smartphone l’engloutirait pour de bon. Sans opposer la moindre rĂ©sistance, il s’offrirait au processus, il se laisserait transformer en chose dans le plus grand silence et il n’y aurait plus de Julien LibĂ©rat, seulement un mutant Ă  l’apparence vaguement humaine, un automate en proie Ă  des machines de souffrance.


En mĂŞme temps qu’il dĂ©capsulait une canette de bière, il ouvrit le fil d’actualitĂ© de Facebook et scrolla pendant des heures, laissant les images s’ajouter aux images, les commentaires aux commentaires, les vidĂ©os aux vidĂ©os. Toute cette bouillie se succĂ©da dans un dĂ©sordre absurde : pourquoi lui montrait-on ce chaton qui miaulait comme un connard dans une salle de bain ? Il eut Ă  peine le temps de se le demander que son Ă©cran lui imposa les coups de gueule d’un influenceur qui dĂ©nonçait l’injustice, puis des vedettes exhibant leur vie de luxe dans un ocĂ©an de vulgaritĂ©,  et encore des chatons, des journaux qui annonçaient des faits divers, des comptes anonymes qui s’indignaient du fait divers, d’autres qui s’indignaient de ces indignations, ce qui suscitait toujours de nouveaux commentaires, des personnes sommĂ©es de donner leur avis sur tout et n’importe quoi, sur la politique et la thermodynamique, sur les accidents de voiture et les recettes de cuisine…


Il existe un moment, quand on a trop scrollĂ©, oĂą l’on cesse d’être soi, oĂą tout revient au mĂŞme. Les images dĂ©filent tellement vite qu’il n’y a plus de mouvement. Les bruits des vidĂ©os stridulent si fort qu’ils aboutissent au silence. L’homme-zombie se rĂ©signe : son cerveau est une clĂ© USB qu’il branche Ă  un ordinateur. Les rĂ´les s’échangent. On donne toute son Ă©nergie Ă  une machine, on devient son miroir et c’est elle, dĂ©sormais, qui dĂ©tient l’esprit de son dĂ©tenteur. Elle pense, parle et gesticule Ă  sa place. Elle lui dicte ce qu’il doit dĂ©sirer. Elle rythme sa conscience et prĂ©cède ses envies. Plus vivante que lui, elle s’empare de son ĂŞtre et le change en mollusque. Au dĂ©part, il y avait un homme et un ordinateur. Voici qu’ils se sont aliĂ©nĂ©s l’un l’autre, voici qu’ils respirent ensemble et forment une entitĂ© commune, voici qu’ils se mĂ©langent et donnent naissance Ă  un homminateur.


« Il faut aller jusqu’au bout de l’élan rĂ©aliste Â», Ă©crivait Sterner dans un mĂ©morandum destinĂ© Ă  prĂ©senter l’intuition directrice de ce qui deviendrait l’Antimonde. La simulation, pensait-il fermement, ne pouvait tolĂ©rer l’à-peu-près. Il lui incombait d’être aussi profuse que le monde, ce qui supposait de recopier ce dernier dans son intĂ©gralitĂ©, avec ses mĂ©gapoles et ses campagnes dĂ©sertes, sa frĂ©nĂ©sie et ses temps morts. Si elle ne donnait pas accès Ă  un territoire exhaustif, si elle n’offrait pas autant de possibilitĂ©s (professionnelles, gĂ©ographiques, sociales, sexuelles…) que la vraie vie, alors elle manquerait sa finalitĂ©. Le moindre parti pris personnel, la plus infime sĂ©lection menaient, par principe, Ă  l’incomplĂ©tude, et donc Ă  l’échec cuisant. Autrement dit, la simulation n’était pas une affaire de style : sa tâche consistait Ă  cloner tout ce qui existait et Ă  transposer ce tout dans un espace dĂ©pourvu de matière.


Dans quelques mois, 1999 s’achèverait. Le Christ fĂŞterait ses deux mille ans. VoilĂ  qu’il renaĂ®trait, dĂ©sormais invincible : la rĂ©volution 2.0 signalait l’accomplissement de tous les rĂŞves qui, depuis les origines, avaient fait palpiter les sociĂ©tĂ©s humaines. Pendant des des idĂ©ologies. Qu’il s’agĂ®t des Évangiles ou de Platon, de saint Thomas ou de Marx, la civilisation occidentale n’avait fait que sublimer son dĂ©sir de paradis. TantĂ´t ce paradis prenait la forme du monde des idĂ©es, tantĂ´t d’un tableau de Michel-Ange ou d’une utopie collectiviste. Parfois on l’appelait sagesse, parfois dĂ©mocratie directe et parfois citĂ© de Dieu. Mais le principe demeurait identique : l’espèce humaine habitait l’univers en essayant par tous les moyens de modifier les conditions de son existence. De gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, elle s’était peu Ă  peu arrogĂ© la place de ses dieux, tâchant d’aller au-delĂ  de la rĂ©alitĂ©, d’accĂ©der Ă  une autre existence. Surmontant les entraves terrestres, elle se construisait en permanence un monde de substitution : une sorte d’antimonde. Seulement, ce que Jean et les penseurs d’hier ne pouvaient pas savoir, c’était que cette apocalypse ne serait pas l’œuvre d’une quelconque providence, mais qu’elle Ă©manerait de la programmation informatique. L’écran Ă©tait le ciel, internet incarnait le Tout-Puissant et le numĂ©rique dĂ©ployait la genèse d’une nouvelle histoire. D’ici quelques annĂ©es, l’Antimonde sortirait du nĂ©ant oĂą il avait germĂ©.


– Ă€ quoi internet a-t-il servi depuis sa crĂ©ation ? poursuivit-il emportĂ© par sa verve. Ă€ rassembler les gens ou Ă  les diviser ? Ă€ dĂ©passer la mĂ©diocritĂ© du monde ou Ă  la conforter ? Je vous pose sincèrement la question : les rĂ©seaux sociaux procèdent-ils de la citĂ© cĂ©leste ou de la citĂ© terrestre ? Et nous, sommes-nous lĂ  pour rĂ©pĂ©ter leurs Ă©checs ou pour bâtir un mĂ©tavers ? « MĂ©ta-vers Â», s’excita Sterner, cela veut dire aller « au-delĂ  du rĂ©el Â» ! Dans le monde, les hommes ne pensent qu’à leur propre nombril. Orgueilleux, narcissiques, ils sont prĂŞts Ă  s’affirmer par tous les moyens, y compris les plus mesquins. Chez nous, les joueurs apprendront Ă  vivre incognito. Ils goĂ»teront aux charmes de l’anonymat. Tous cachĂ©s derrière des avatars, ils seront bien obligĂ©s de perdre leur amour-propre. CQFD.
Ce « CQFD Â» et ces insultes Ă©taient sortis tout seuls, rĂ©flexes de Polytechnique et du CAC 40. Dans la salle, les cadres se regardèrent et n’osèrent rien dire. Après un long soupir, Sterner se rassit. C’est alors, et alors seulement, qu’Olivien et Saumiat comprirent pourquoi leur entreprise se dĂ©nommait Heaven : au paradis, on ne transige pas avec les volontĂ©s de Dieu.


Mais les universitaires qui se penchaient sur le jeu vidĂ©o de Heaven cherchaient essentiellement Ă  rĂ©pondre Ă  un problème central : quels ressorts psychiques poussaient un individu Ă  dupliquer sa prĂ©sence au monde ? Fallait-il dĂ©celer dans ce comportement le symptĂ´me d’un insurmontable dĂ©sespoir ? Pour quelles raisons les membres de l’Antimonde passaient-ils plus de temps Ă  s’occuper de leur anti-moi que d’eux-mĂŞmes ? Certains analystes y virent une manière de contourner les mĂ©canismes de reproduction sociale : pour ceux qui s’estimaient dĂ©shĂ©ritĂ©s et qui n’avaient pas de perspectives d’avenir Ă©panouissantes, le fait d’accĂ©der Ă  un quotidien bourgeois, mĂŞme virtuel, offrait une sĂ©rieuse compensation. D’autres soutenaient au contraire que les anti-moi fonctionnaient comme des symboles normatifs ; les joueurs se projetaient en eux, si bien que les avatars jouaient un rĂ´le de grands frères : ils guidaient les utilisateurs, leur montraient comment faire pour plaire aux autres, pour connaĂ®tre le bonheur conjugal, pour trouver sa place en somme. Ces Ă©tudes sociologiques se confrontaient toutefois Ă  un obstacle de taille. Étant donnĂ© que le règlement intĂ©rieur du site interdisait aux membres de rĂ©vĂ©ler leur identitĂ©, il Ă©tait impossible de comparer statistiquement la position sociale des internautes et celle de leur avatar. Par-delĂ  cette difficultĂ©, il y eut un consensus Ă  peu près unanime chez ces intellectuels pour admettre que le succès de cette plateforme ne rĂ©sultait pas seulement d’un besoin de divertissement, mais surtout d’une quĂŞte d’évasion, d’une soif profonde, pour ainsi dire mĂ©taphysique, de se glisser dans la peau d’un autre et de vivre autrement.


Dans le mĂ©tavers d’Adrien Sterner, toutes les interactions financières entre les avatars Ă©taient opĂ©rĂ©es en cleargold, la cryptomonnaie conçue par Heaven. Jusque-lĂ , rien de bien compliquĂ©. Mais la nuance survenait dans la phrase suivante. Pour s’en procurer, expliquait WikipĂ©dia, les utilisateurs avaient le choix entre deux options : travailler ou investir. ĂŠtre un prolĂ©taire ou un capitaliste. Dans le premier cas, les avatars dĂ©cidaient de trouver un mĂ©tier. Acceptant de bosser au service des autres, ils s’orientaient alors vers des professions laborieuses (Ă©boueur, technicien de urface, plombier…) et s’assuraient un salaire d’environ 1 300 cleargolds mensuels, l’équivalent du Smic. Mais, convertible en argent rĂ©el, le cleargold pouvait Ă©galement ĂŞtre achetĂ©. En moyenne, seuls 20 % des joueurs acceptaient de doper le compte bancaire de leur anti-moi. En ce cas, leur avatar se lançait dans toutes sortes d’investissements financiers : il acquĂ©rait une parcelle de terrain, faisait des placements fonciers, devenait businessman, commercialisait des tableaux numĂ©riques ou des albums musicaux sous forme de NFT, voire se prostituait s’il en avait envie… Et, au cas oĂą leur fortune virtuelle croissait, les utilisateurs avaient la possibilitĂ© de la revendre contre des euros, avec la garantie d’une belle plus-value.


Les avions lui tendaient le miroir de tout ce qu’il n’était pas. Ils incarnaient pour lui des oiseaux, mais au sens propre du mot : il les observait de loin, ces projectiles hautains, tandis qu’ils fusaient vers le restant du monde. L’idĂ©e de s’asseoir Ă  l’intĂ©rieur des hublots n’avait pas plus de sens que la perspective de s’endormir dans les entrailles d’un corbeau. Un avion, c’était une chose qui Ă©levait le bec en diagonale et prenait de l’altitude avec perfidie, pour mieux rabaisser ceux qui restaient en bas. Ils dĂ©collaient les uns après les autres, ces vautours, pleins de bruit et de morgue, et toute cette poussĂ©e Ă©crabouillait Julien, lui donnait l’impression de s’enfoncer toujours un peu plus dans son matelas dur jusqu’à se sentir totalement comprimĂ©. Comme ces sorciers guinĂ©ens dont parlait Gainsbourg dans « Cargo Culte Â», il invoquait les jets, soufflait vers l’azur et les aĂ©roplanes, rĂŞvait de hijacks et d’atomisations. Sur son lit, raide devant tous ces envols, il repensait Ă  son Ă©couvert Ă  combler, Ă  ce concert qu’il devait jouer au Piano Vache pour revenir Ă  zĂ©ro. Revenir Ă  zĂ©ro… N’avait-il pas d’autre objectif, dans la vie, que de revenir Ă  zĂ©ro ? Julien exerçait depuis sept ans, sa situation sociale n’était pas vouĂ©e Ă  Ă©voluer et il courait en permanence derrière son compte en banque. C’était ça, son quotidien : compenser ses agios par des chèques qui fondaient sitĂ´t encaissĂ©s – et, pour couronner le tout, contempler l’ascension des avions, ces condors mĂ©talliques qui le toisaient en montant vers le ciel.


Contrairement Ă  Julien, Vangel avait la main large. Deux millions de cleargolds Ă  dĂ©penser n’importe comment : ses vacances s’annonçaient grandioses. Pour l’heure,l’avatar attendait son taxi devant le hall des arrivĂ©es. Dans quelques minutes, il serait Ă  Times Square et aurait carte blanche : rĂ©server les suites les plus luxueuses des palaces new-yorkais sans se soucier des prix… Louer une voiture de collection et rouler toute la nuit sur les avenues de Manhattan… Courir Ă  Central Park, visiter le MoMA, danser en boĂ®te de nuit, naviguer d’un dĂ©sir Ă  un autre, pĂ©rĂ©griner pendant des heures, le tout sans jamais ressentir la moindre fatigue ni sortir de son lit. Tout cela serait virtuel, bien sĂ»r, mais quelle importance ? Au monde que contenait l’ordinateur, il ne manquait qu’une chose, d’exister. Mais cette prĂ©sence dĂ©ficitaire Ă©tait prĂ©cisĂ©ment ce que l’Antimonde avait en plus par rapport Ă  Rungis. Ă€ vrai dire, c’était la rĂ©alitĂ© qui avait un manque en moins : il lui manquait de ne pas ĂŞtre lĂ .


Ă€ cet instant prĂ©cis, en observant Vangel monter dans son taxi, Julien comprit qu’il venait d’atteindre le point de non-retour. DĂ©sormais, il Ă©tait devenu un geek. Un homme que la vie concrète rebutait. Un type qui se foutait des choses qui l’entouraient.  Un possĂ©dĂ© sur qui le monde n’avait plus de prise. May, le travail, Ensemble et sĂ©parĂ©s, le piano, Rungis, la canicule qui battait son plein : tout cela ne l’intĂ©ressait plus. Julien vivrait Ă  travers Vangel, et ça lui suffirait. Il voyagerait pour de faux et en oublierait la grisaille de ses propres vacances.


Combien de personnes, dans ce mĂ©tro, faisaient partie de l’Antimonde ? Quelle Ă©tait, ici, la proportion des humains et des anti-humains ? DĂ©livrĂ© de son ancien Ă©lève, Julien rentrait chez lui. Dans la rame, les deux camps Ă©taient lĂ , positionnĂ©s sur des strapontins. D’une part, les gens normaux : ceux qui partaient en vacances et allaient Ă  des soirĂ©es, ceux qui socialisaient avec les autres et qui s’écoutaient parler, ceux qui se forgeaient des ambitions et croyaient en des valeurs, ceux dont la vie Ă©pousait le cours d’une entitĂ© externe et qui se sentaient embarquĂ©s dans le trajet de cette vie. De l’autre, cachĂ©s parmi la foule, dissĂ©minĂ©s et clandestins, Julien et ses semblables. Les geeks qui, une fois pour toutes, avaient renoncĂ© Ă  s’épanouir ici et maintenant. Les cĂ©libataires qui faisaient l’amour Ă  travers le micropĂ©nis d’un avatar. Les Français moyens qui voyageaient sur internet. Les hommes-lĂ©gumes qui rĂ©duisaient leur existence au strict minimum, dĂ©versant leur frustration dans un paradis artificiel. Les pauvres types qui ne trouvaient pas leur place dans un monde de cons.


A l’heure oĂą la jeunesse dĂ©sertait massivement les livres au profit des Ă©crans, l’écriture pouvait-elle s’émanciper du papier ?


(…) Vangel rĂ©volutionnait la manière de faire de l’art. Par un alliage subtil de pudeur absolue et de marketing efficace, Ă  travers le story-telling de son avatar, il ouvrait la voie Ă  une nouvelle configuration. DĂ©sormais, seule l’image publique comptait ; l’artiste en tant que corps, le poète et son « moi Â», la psychologie des Ă©crivains, leur existence privĂ©e – tout cela disparaissait. Il n’y avait que des Ĺ“uvres et plus personne pour se les approprier.


 

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