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mardi 6 septembre 2022

[Da Empoli, Giuliano] Le mage du Kremlin

 




 

Coup de coeur đź’“

 

Titre : Le mage du Kremlin

Auteur : Giuliano DA EMPOLI

Parution : 2022 (Gallimard)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :    

On l’appelait le « mage du Kremlin Â». L’énigmatique Vadim Baranov fut metteur en scène puis producteur d’émissions de tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ© avant de devenir l’éminence grise de Poutine, dit le Tsar. Après sa dĂ©mission du poste de conseiller politique, les lĂ©gendes sur son compte se multiplient, sans que nul puisse dĂ©mĂŞler le faux du vrai. Jusqu’à ce que, une nuit, il confie son histoire au narrateur de ce livre…
Ce récit nous plonge au cœur du pouvoir russe, où courtisans et oligarques se livrent une guerre de tous les instants. Et où Vadim, devenu le principal spin doctor du régime, transforme un pays entier en un théâtre politique, où il n’est d’autre réalité que l’accomplissement des souhaits du Tsar. Mais Vadim n’est pas un ambitieux comme les autres : entraîné dans les arcanes de plus en plus sombres du système qu’il a contribué à construire, ce poète égaré parmi les loups fera tout pour s’en sortir.
De la guerre en Tchétchénie à la crise ukrainienne, en passant par les Jeux olympiques de Sotchi, Le mage du Kremlin est le grand roman de la Russie contemporaine. Dévoilant les dessous de l’ère Poutine, il offre une sublime méditation sur le pouvoir.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Giuliano da Empoli, né en à Neuilly-sur-Seine, est un écrivain et conseiller politique italien et suisse. Il est le président de Volta, un think tank basé à Milan, et enseigne à Sciences-Po Paris.

 

 

Avis :

Lui-mĂŞme ancien conseiller de Matteo Renzi, l’auteur d’essais politiques Giuliano da Empoli ressent une telle fascination pour Vladimir Sourkov, « le Raspoutine de Poutine Â», pendant vingt ans l’éminence grise du dictateur avant de disparaĂ®tre mystĂ©rieusement des radars en 2020, qu’elle lui fait franchir le pas vers la fiction avec ce roman librement inspirĂ© de ce que l’on sait du parcours de cet homme.

RebaptisĂ© Vadim Baranov, le « Mage du Kremlin Â» reçoit le narrateur dans sa datcha discrètement situĂ©e Ă  l’écart de Moscou, et lui confie le rĂ©cit des deux dĂ©cennies qui l’auront vu accompagner l’impressionnante transformation en « Tsar Â» de celui qu’il a d’abord connu pâle et obscur directeur du Service FĂ©dĂ©ral de SĂ©curitĂ©, puis chef de gouvernement d’un Boris Eltsine extĂ©nuĂ©. Venu du théâtre d’avant-garde et de la tĂ©lĂ©rĂ©alitĂ©, l’homme dĂ©crit froidement son dĂ©cryptage de la sociĂ©tĂ© russe et la manière dont, avec Poutine, ils ont entrepris la cynique manipulation de sa violence intrinsèque, mettant en Ĺ“uvre les concepts de « verticale du pouvoir Â» et de « dĂ©mocratie souveraine Â» au moyen d’une théâtralisation machiavĂ©liquement en trompe-l’oeil de leur politique.

Usant sans vergogne de la dĂ©sinformation pour exploiter les colères d’en-bas ; rassemblant l’en-haut en une cour de courtisans tĂ©tanisĂ©s et d’oligarques gavĂ©s, tous matĂ©s par la terreur des assassinats, des disgrâces retentissantes et des exils punitifs, ils ont assis le pouvoir absolu d’une dictature dĂ©guisĂ©e en dĂ©mocratie, dans un pays dont Poutine poursuit la consolidation en insufflant le chaos au-delĂ  de ses frontières. Et pendant que des geeks russes s’ingĂ©nient Ă  s’infiltrer dans toutes les failles des systèmes occidentaux, que des agitateurs Ă  la solde de la Russie s’emploient Ă  souffler sur les moindres braises susceptibles d’affaiblir l’AmĂ©rique et l’Europe, c’est dĂ©sormais de la revendication comme russes de territoires tels la CrimĂ©e, le Donbass, et maintenant l’Ukraine entière, dont se sert Poutine pour botoxer sa souverainetĂ© nationale en dĂ©stabilisant l’équilibre du monde.

Mais l’on ne reste pas indĂ©finiment l’homme de confiance d’un tyran, un jour immanquablement gĂŞnĂ© par tout ce qui le lie Ă  son ombre, et alors tentĂ© « de rĂ©soudre le problème en Ă©liminant la cause Â». Dans cette fiction, le conseiller choisit de s’éclipser Ă  temps, conservant tout le loisir de mĂ©diter sur cette glaçante histoire de pouvoir, conclue par une solitude abyssale, mais aussi de rĂŞver – on ne se refait pas – aux potentialitĂ©s infinies que cet Ă©ternel Machiavel entrevoit diaboliquement dans les Ă©volutions technologiques, entre robotisation et digitalisation, pour contrĂ´ler le monde et les individus comme jamais le KGB n’aurait oser en rĂŞver…

Certes improbablement mis en scène sur les confidences d’un homme de l’ombre subitement très loquace, le récit est une époustouflante traversée du miroir qui, en nous plongeant dans la tête de Poutine, nous fait vivre de son point de vue le chaos consécutif à la chute du système soviétique, le triomphe d’un capitalisme débridé et le règne d’une oligarchie vautrée dans une orgie d’opulence et de violence, le tout sous le regard condescendant d’Occidentaux érigés en vainqueurs… La plume incisive de Giuliano da Empoli fait mouche à chaque phrase, et c’est suspendu à ce texte aussi éclairant que passionnant que l’on s’immerge, subjugué, dans les rouages de la Russie contemporaine et dans les arcanes d’un pouvoir politique que l’auteur connaît si bien. Ecrit un an avant le début de la guerre en Ukraine, ce livre prend aujourd’hui la valeur d’un oracle… Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

La plupart des hommes de pouvoir tirent leur aura de la position qu’ils occupent. À partir du moment où ils la perdent, c’est comme si la prise avait été arrachée. Ils se dégonflent comme ces poupées qui se trouvent à l’entrée des parcs d’attractions. On les croise dans la rue et on ne réussit pas à comprendre comment un type de ce genre a pu susciter autant de passions.
 

Baranov appartenait à une race différente. (…) Dans une vidéo, tournée en marge d’une rencontre officielle, on le voyait rire, chose très rare en Russie où un simple sourire est considéré comme un signe d’idiotie.
 

Le pseudonyme derrière lequel il se cachait Ă  ces occasions, Nicolas Brandeis, ajoutait un Ă©lĂ©ment de confusion ultĂ©rieure. Les plus zĂ©lĂ©s avaient reconnu sous ce nom le personnage mineur d’un roman secondaire de Joseph Roth. Un Tartare, sorte de deus ex machina qui faisait son apparition dans les moments dĂ©cisifs de la narration pour s’éclipser aussitĂ´t. « Il ne faut aucune vigueur pour conquĂ©rir quoi que ce soit, disait-il, tout est pourri et se rend, mais lâcher, savoir laisser aller, c’est cela qui compte. Â» Ainsi, de mĂŞme que les personnages du roman de Roth s’interrogeaient sur les actions du Tartare dont la formidable indiffĂ©rence Ă©tait la garantie de tout succès, les hiĂ©rarques du Kremlin, et ceux qui les entouraient, allaient Ă  la chasse du moindre indice susceptible de rĂ©vĂ©ler la pensĂ©e de Baranov et, Ă  travers celle-ci, les intentions du Tsar. Une mission d’autant plus dĂ©sespĂ©rĂ©e que le mage du Kremlin Ă©tait convaincu que le plagiat Ă©tait la base du progrès : raison pour laquelle on ne comprenait jamais jusqu’à quel point il exprimait ses propres idĂ©es ou jouait avec celles d’un autre.
 

La voiture patientait au bord de la route, moteur allumĂ©. Une Mercedes noire dernier modèle : l’unitĂ© de base de la locomotion moscovite. Deux personnages robustes fumaient en silence Ă  l’extĂ©rieur du vĂ©hicule. Quand il me vit, l’un des deux m’ouvrit la portière arrière pour aller ensuite se placer Ă  cĂ´tĂ© du conducteur. Je ne fis aucune tentative de conversation. L’expĂ©rience m’avait appris que je ne pourrais tirer que des monosyllabes de mes accompagnateurs. Les gens d’ici les appellent les timbres, parce qu’ils doivent rester collĂ©s Ă  leurs protĂ©gĂ©s. Ce sont des types peu bavards, qui transmettent une sensation de calme. Ils dĂ®nent chez leur maman une fois par semaine et lui apportent des fleurs et une boĂ®te de chocolats. Ils caressent les tĂŞtes blondes des enfants chaque fois qu’ils en ont l’occasion. Certains collectionnent les bouchons de bouteilles, sinon ils nettoient leur moto. Les personnes les plus pacifiques du monde. ExceptĂ© les rares fois oĂą ils cessent de l’être. Alors, c’est une autre histoire : il vaut mieux ne pas se trouver dans les parages Ă  ce moment-lĂ .
 

Quand tu grandis auprès d’un personnage tellement hors du commun, la seule révolte possible est le conformisme.
 

Crois-moi, la seule chose que tu peux contrôler c’est ta façon d’interpréter les événements. Si tu pars de l’idée que ce ne sont pas les choses, mais le jugement que nous portons sur elles qui nous fait souffrir, alors tu peux aspirer à prendre le contrôle de ta vie.
 
 
Au fond, le problème est que j’ai eu une enfance heureuse. Et cela m’a marquĂ©, je crois. Je n’ai jamais Ă©prouvĂ© aucun ressentiment, ni eu de revanche Ă  prendre sur le monde, grave handicap pour celui qui mène la vie que je mène. En Russie, ce n’est pas une chose normale. Ici, tout le monde se souvient de la vie d’avant, des sacrifices. L’élite russe est unie par un fond commun de misère que chacun de ses membres a traversĂ© avant d’arriver aux villas de la CĂ´te d’Azur et aux bouteilles de Petrus. Il y a ceux qui la revendiquent, ceux qui en ont honte, mais quand ils se regardent en face, dans leurs costumes Ă  trente mille dollars, ils savent qu’ils partagent la mĂŞme rage et la mĂŞme stupeur, un peu infantile, face Ă  ce que les choses sont devenues. MĂŞme le Tsar. Bien qu’il soit convaincu de son destin, de la force inexorable qui l’a conduit lĂ  oĂą il est arrivĂ©, il ne rĂ©ussit pas toujours Ă  dissimuler un mouvement d’incrĂ©dulitĂ© : Moi, le gamin de la kommunalka de la rue Baskov, je suis aujourd’hui Ă  Buckingham Palace et la reine d’Angleterre me sert le thĂ© ! 


Les Ă©trangers pensent que les nouveaux Russes sont obsĂ©dĂ©s par l’argent. Mais ce n’est pas ça. Les Russes jouent avec l’argent. Ils le jettent en l’air comme des confettis. Il est arrivĂ© si vite et si abondamment. Hier il n’y en avait pas. Demain, qui sait ? Autant le claquer tout de suite. Chez vous, l’argent est essentiel, c’est la base de tout. Ici, je vous assure, ce n’est pas comme ça. Seul le privilège compte en Russie, la proximitĂ© du pouvoir. Tout le reste est accessoire. C’était comme ça du temps du tsar et pendant les annĂ©es communistes encore plus. Le système soviĂ©tique Ă©tait fondĂ© sur le statut. L’argent ne comptait pas. Il y en avait peu en circulation et il Ă©tait de toute façon inutile : personne n’aurait pensĂ© Ă©valuer une personne sur la base de l’argent qu’elle possĂ©dait. Si au lieu de te faire donner la datcha par le Parti tu l’achetais – on pouvait le faire, mĂŞme alors â€“, cela voulait dire que tu n’étais pas sĂ»r d’être assez important pour qu’on te l’offre. Ce qui comptait, c’était le statut, pas le cash. Bien sĂ»r, il s’agissait d’un piège. Le privilège est le contraire de la libertĂ©, une forme d’esclavage plutĂ´t.


C’est curieux comme les courtisans aspirent plus que tout à l’instrument de leur soumission.


Voyez-vous, l’élite soviĂ©tique, au fond, ressemblait beaucoup Ă  la vieille noblesse tsariste. Un peu moins Ă©lĂ©gante, un peu plus instruite, mais avec le mĂŞme mĂ©pris aristocratique pour l’argent, la mĂŞme distance sidĂ©rale du peuple, la mĂŞme propension Ă  l’arrogance et Ă  la violence. On n’échappe pas Ă  son propre destin et celui des Russes est d’être gouvernĂ©s par les descendants d’Ivan le Terrible. On peut inventer tout ce qu’on voudra, la rĂ©volution prolĂ©taire, le libĂ©ralisme effrĂ©nĂ©, le rĂ©sultat est toujours le mĂŞme : au sommet il y a les opritchniki, les chiens de garde du tsar.


La force de la terreur qu’instaurait Ksenia venait de son cĂ´tĂ© imprĂ©visible. Comme les grands dictateurs de l’histoire, Ksenia savait d’instinct que rien n’inspire un plus grand effroi parmi les sujets qu’une punition alĂ©atoire. La punition qui peut frapper Ă  l’improviste, sans aucun motif apparent, est la seule capable de les tenir dans un Ă©tat d’alerte constant. Le sujet qui sait qu’il suffit de suivre un certain nombre de règles pour ĂŞtre tranquille finit par mĂ»rir un sentiment de sĂ©curitĂ© qui peut devenir dangereux, le poussant vers la rĂ©bellion. En revanche, celui qui est tenu dans un Ă©tat permanent d’incertitude est en proie Ă  tout moment Ă  la panique. L’idĂ©e de rĂ©volte ne l’effleure pas. Il est trop occupĂ© Ă  Ă©carter les foudres qui peuvent s’abattre sur lui sans le moindre prĂ©avis. 
 
 
L’imprévu a toujours été une des grandes qualités de la vie russe, mais à cette époque elle atteignit son paroxysme. Imaginez tous ces hommes, toutes ces femmes, jeunes, pleins de vie, souvent brillants, parfois géniaux, qui pensaient être condamnés à une vie de grisaille et qui maintenant, à l’improviste, voyaient s’ouvrir devant eux les chemins du monde. Ils pouvaient devenir ce qu’ils voulaient, faire de l’argent, traverser la planète, coucher avec des mannequins. Toutes choses dont ils ne soupçonnaient même pas l’existence seulement quelques années plus tôt. Il y avait de quoi perdre la tête. D’ailleurs, beaucoup la perdirent, littéralement. Le niveau de violence était incroyable. Comme si dans la ville on avait distribué aux écoliers de maternelle, en même temps que leurs petits tabliers, un arsenal de fusils semi-automatiques. On tirait de tous côtés et pour les motifs les plus futiles. On voyait des milices privées, petites armées qui escortaient des hommes insignifiants, et on découvrait parfois que l’un d’entre eux avait sauté en l’air. Une bombe, une rafale de kalachnikov. Tout contribuait à alimenter la bulle radioactive de Moscou. Les aspirations accumulées de tout un pays, immergé depuis des décennies dans la sénescente torpeur communiste, convergeaient ici. Et au centre il n’y avait pas la culture, comme le croyaient les intellectuels convaincus d’hériter du sceptre et qui n’avaient rien hérité du tout. Au centre, il y avait la télévision. Le cœur névralgique du nouveau monde qui, avec son poids magique, courbait le temps et projetait partout le reflet phosphorescent du désir.


Ă€ un certain moment, nous avons eu l’idĂ©e d’un grand show patriotique. En demandant Ă  notre public de nous indiquer ses hĂ©ros, les personnages sur lesquels se fonde l’orgueil de la mère Russie, nous nous attendions aux grands esprits : TolstoĂŻ, Pouchkine, AndreĂŻ Roublev, ou que sais-je, un chanteur, un acteur comme cela arriverait chez vous. Mais que nous ont donnĂ© les spectateurs, la masse informe du peuple habituĂ© Ă  courber le dos et baisser le regard ? Que des noms de dictateurs. Leurs hĂ©ros, les fondateurs de la patrie, coĂŻncidaient avec une liste d’autocrates sanguinaires : Ivan le Terrible, Pierre le Grand, LĂ©nine, Staline. On a Ă©tĂ© obligĂ©s de falsifier les rĂ©sultats pour faire gagner Alexandre Nevski, un guerrier au moins, pas un exterminateur. Mais celui qui a recueilli le plus de voix fut Staline. Staline, vous vous rendez compte ? C’est lĂ  que j’ai compris que la Russie ne serait jamais devenue un pays comme les autres. Non pas qu’il y ait eu un vrai doute. 
 
 
Tout le monde rivalisait pour prendre rendez-vous avec Boris le plus tard possible, parce que se retrouver au club Ă  partir de huit heures du soir signifiait automatiquement ĂŞtre invitĂ© Ă  la soirĂ©e la plus distrayante de la capitale. Cette heure passĂ©e, le travail et le plaisir se fondaient totalement et une rĂ©union sur un projet d’affaires pouvait facilement dĂ©gĂ©nĂ©rer en orgie. Le pouvoir Ă  Moscou est ainsi, il n’a jamais Ă©tĂ© dĂ©tachĂ© de la vie. Chez vous, les hommes qui l’exercent ne sont rien d’autre que des comptables. Personnages gris qui se lèvent tĂ´t le matin, mangent un muesli intĂ©gral et s’enfilent dans un bureau pendant dix, douze, quatorze heures pour faire ce qu’ils ont Ă  faire. Puis ils montent dans leurs voitures et demandent Ă  leur chauffeur de les ramener Ă  la maison, ou Ă  un dĂ®ner avec autres ennuyeux ou, dans la meilleure des hypothèses, chez leur maĂ®tresse. Fin de l’histoire. En Russie, cela serait inconcevable : nous avons une conception holistique du pouvoir.


Nous devons créer le parti de l’Unité. C’est ce qui manque. Assez de la droite, de la gauche, des communistes, des libéraux, les gens veulent retrouver un sentiment d’unité. La nostalgie qu’ils éprouvent n’est pas pour le communisme en soi, elle est pour l’ordre, le sens de la communauté, l’orgueil d’appartenir à quelque chose de vraiment grand. Les Russes ne sont pas et ne seront jamais comme les Américains. Cela ne leur suffit pas de mettre de l’argent de côté pour s’acheter un lave-vaisselle. Ils veulent faire partie de quelque chose d’unique. Ils sont prêts à se sacrifier pour ça. Nous avons le devoir de leur restituer une perspective qui aille au-delà du prochain versement mensuel pour la voiture. Ce qu’il faut, c’est l’unité. Un mouvement qui redonne de la dignité aux gens.


Au dĂ©but des annĂ©es quatre-vingt-dix, Gorbatchev et Eltsine avaient fait la rĂ©volution, mais le jour suivant la grande majoritĂ© des Russes s’étaient rĂ©veillĂ©s dans un monde qu’ils ne connaissaient pas, dans lequel ils ne savaient pas comment vivre. Avant l’effondrement du rĂŞve amĂ©ricain et de celui de l’Europe, il y a eu l’effondrement du rĂŞve soviĂ©tique. Chez vous, personne ne s’en est aperçu parce qu’il vous semblait impossible qu’un rĂŞve fĂ»t fait de choses aussi pauvres et grises : une profession respectĂ©e de fonctionnaire ou de professeur, une petite Zhiguli, une datcha avec son potager, les vacances Ă  Sotchi ou de temps en temps Ă  Varna, avec les jambes qui trempent dans la mer Noire et la perspective d’une bonne grillade entre amis. Et pourtant ce modèle avait sa force et sa dignitĂ©. Ses hĂ©ros Ă©taient le soldat et la maĂ®tresse d’école, le camionneur et l’infatigable ouvrier : c’est Ă  eux qu’étaient dĂ©diĂ©es les affiches dans les rues et les stations de mĂ©tro. En peu de mois, tout cela a Ă©tĂ© balayĂ©. Les nouveaux hĂ©ros, les banquiers et les top-modèles ont imposĂ© leur domination et les principes sur lesquels Ă©tait fondĂ©e l’existence de trois cents millions d’habitants de l’URSS ont Ă©tĂ© renversĂ©s. Ils avaient grandi dans une patrie et se retrouvaient soudain dans un supermarchĂ©.
La découverte de l’argent fut l’événement le plus bouleversant de cette époque. Et puis la découverte que l’argent pouvait ne rien valoir, avec la chute de la Bourse et l’inflation à trois mille pour cent.
L’intuition de Berezovsky Ă©tait correcte : le climat Ă©tait en train de changer, les gens Ă©taient fatiguĂ©s et voulaient retrouver un peu d’ordre. Le problème consistait Ă  donner une rĂ©ponse Ă  cette demande avant que quelqu’un d’autre n’y pense. 
 
 
L’imaginaire de la sociĂ©tĂ© russe, de quelque sociĂ©tĂ© que ce soit, s’articule sur deux dimensions. L’axe horizontal correspond Ă  la proximitĂ© du quotidien, et le vertical Ă  l’autoritĂ©. Ces dernières annĂ©es, la politique russe s’est entièrement jouĂ©e sur le premier axe, l’horizontal, parce que cette dimension Ă©tait presque complètement inconnue du temps de l’URSS : Ă  partir de Gorbatchev, qui s’arrĂŞtait pour parler avec les gens – chose que jamais aucun leader soviĂ©tique n’aurait faite â€“, et jusqu’à Eltsine qui, Ă  certains moments, se prĂ©sentait plutĂ´t comme un compagnon de beuverie que comme un chef d’État.          
« Mais aujourd’hui il est clair que le pendule a commencĂ© Ă  bouger dans la direction contraire. L’excès d’horizontalitĂ© a portĂ© au chaos, aux fusillades dans les rues, Ă  la banqueroute financière de l’État, Ă  notre humiliation sur le plan international. Si vous me pardonnez ce jeu de mots, on pourrait dire que l’excès d’horizontalitĂ© a effacĂ© l’horizon. Pour pouvoir tracer une perspective, il est devenu Ă  nouveau nĂ©cessaire de s’élever. Toutes les donnĂ©es dont nous disposons nous disent que les Russes nourrissent aujourd’hui un dĂ©sir de verticalitĂ©, c’est-Ă -dire d’autoritĂ©. Si nous voulions recourir aux catĂ©gories de la psychanalyse, nous pourrions dire que les Russes attendent un chef qui fasse oublier le langage de la mère et se remette Ă  imposer la langue du père.


Faites-moi confiance, Vadim AlexeĂŻevitch, les imprĂ©vus sont toujours le fruit de l’incompĂ©tence. D’ailleurs, n’est-ce pas votre Stanislavski qui a dit que la technique ne suffit pas et que pour arriver Ă  la crĂ©ation vĂ©ritable il faut de l’imprĂ©vu ?


« L’arène idĂ©ale est sous nos yeux, reprit Poutine. La patrie est sous pression. Les intĂ©gristes islamiques ne se contentent plus de la TchĂ©tchĂ©nie, ils visent Ă  s’emparer du Daguestan puis de l’Ingouchie, de la Bachkirie et jusqu’au cĹ“ur du pays. Si nous les laissons faire, dans quelques annĂ©es il ne restera plus aucune trace de la FĂ©dĂ©ration.          
— Pardonnez-moi, Vladimir Vladimirovitch, j’y rĂ©flĂ©chirais Ă  deux fois avant de m’engager dans ce bordel. Ces dernières annĂ©es, la TchĂ©tchĂ©nie a tuĂ© plus de carrières politiques Ă  Moscou que d’ennemis sur le champ de bataille.          
— Parce qu’aucun de ces politiciens n’a affrontĂ© l’affaire avec assez d’énergie. Ils voulaient faire la guerre sans le dire, une guerre humaine, Ă  l’amĂ©ricaine, et voyez comme cela s’est terminĂ©. Ils se sont fait massacrer par les islamistes. Moi, je vous parle d’autre chose. Gagner le prix Nobel de la paix ne m’intĂ©resse pas. Ce qui m’intĂ©resse, c’est de vaincre les sĂ©paratistes et la menace qu’ils reprĂ©sentent pour l’intĂ©gritĂ© de la FĂ©dĂ©ration de Russie.          
— Je ne discute pas les raisons gĂ©opolitiques, Vladimir Vladimirovitch, je n’y entends rien. Ce que je peux vous dire, en revanche, c’est que politiquement c’est un suicide.          
— C’est lĂ  que vous faites erreur, Vadim AlexeĂŻevitch, vous vous ĂŞtes laissĂ© convaincre par les Occidentaux qu’une campagne Ă©lectorale consiste en deux Ă©quipes d’économistes qui se disputent autour d’un dossier en PowerPoint. Ce n’est pas le cas : en Russie, le pouvoir, c’est autre chose. Â»


Il est clair qu’en politique guĂ©rir vaut mieux que prĂ©venir. Si vous dĂ©jouez un attentat avant qu’il ne se produise, personne ne s’en rend compte, tandis que rĂ©agir avec force, Ă©pingler les coupables, cela, oui, produit du capital politique. 
 
 
« Nous frapperons les terroristes oĂą qu’ils se cachent. S’ils sont dans un aĂ©roport, nous frapperons l’aĂ©roport, et s’ils sont aux chiottes, excusez mon langage, nous irons les tuer jusque dans les cabinets. Â»          
Dit ainsi, cela peut sembler banal et certes un peu vulgaire, mais vous n’avez pas idĂ©e de l’impact que cette phrase a produit sur le public. C’était la voix du commandement et du contrĂ´le. Depuis longtemps les Russes ne l’entendaient plus, mais ils l’ont tout de suite reconnue, parce que c’était celle Ă  laquelle Ă©taient habituĂ©s leurs pères et leurs grands-pères. Un immense soupir de soulagement a balayĂ© les avenues de Moscou et ses banlieues tremblantes, les forĂŞts et les plaines infinies de la SibĂ©rie. Au sommet, il y avait Ă  nouveau quelqu’un capable de garantir l’ordre.          
Ce jour-là, Poutine est devenu Tsar à part entière.


Et, quant Ă  moi, je me suis rappelĂ© une leçon de grand-père. « Sais-tu quel est le problème ? m’avait-il demandĂ© un jour alors que nous nous baladions dans les bois de sa campagne. L’œil humain est fait pour survivre dans la forĂŞt. C’est pour cette raison qu’il est sensible au mouvement. N’importe quelle chose qui bouge, mĂŞme Ă  la pĂ©riphĂ©rie la plus extrĂŞme de notre regard, l’œil la capte et transporte l’information au cerveau. En revanche, tu sais ce que l’on ne voit pas ? Â» J’avais secouĂ© la tĂŞte. « Ce qui reste immobile, Vadia. Au milieu de tous les changements, nous ne sommes pas entraĂ®nĂ©s Ă  distinguer les choses qui restent les mĂŞmes. Et c’est un grand problème parce que, quand on y pense, les choses qui ne changent pas sont presque toujours les plus importantes. Â»          
C’est une leçon que je n’ai jamais oubliĂ©e. Aucun d’entre nous ne l’a fait. C’est pour ça que quand le Tsar parle de politique il ne donne jamais de chiffres : il parle le langage de la vie, de la mort, de l’honneur, de la patrie. Le gouvernement des hommes n’est pas une activitĂ© qui peut ĂŞtre laissĂ©e Ă  une bande de lâches, trop paresseux pour faire de l’argent, trop timides pour devenir rock stars. Comptables Ă  la recherche de gloire, homoncules qui pensent que la politique se rĂ©duit Ă  l’administration d’un immeuble.          
Ce n’est pas du tout ça. La politique a un seul but : rĂ©pondre aux terreurs de l’homme. C’est pourquoi au moment oĂą l’État n’est plus capable de protĂ©ger les citoyens de la peur, le fondement mĂŞme de son existence est remis en discussion. Quand, Ă  l’automne 1999, la bataille du Caucase se dĂ©place Ă  Moscou, et que les immeubles de neuf Ă©tages commencent Ă  s’effriter comme des châteaux de sable, le bon citoyen moscovite, dĂ©jĂ  dĂ©sorientĂ© de son cĂ´tĂ©, voit pour la première fois face Ă  lui le spectre de la guerre civile. L’anarchie, la dissolution, la mort. La terreur primordiale, que le dĂ©mantèlement mĂŞme de l’Union soviĂ©tique n’avait pas rĂ©ussi Ă  Ă©veiller, commence Ă  pĂ©nĂ©trer les consciences. Qu’est-ce qui va m’arriver ?          
La verticale du pouvoir est la seule rĂ©ponse satisfaisante, l’unique capable de calmer l’angoisse de l’homme exposĂ© Ă  la fĂ©rocitĂ© du monde. VoilĂ  pourquoi, après es bombes, son rĂ©tablissement est devenu plus que jamais la prioritĂ© du Tsar. Sortir de la logique occidentale du gadget, du dĂ©bat entre bureaucrates qui confrontent des courbes statistiques pour construire un système qui satisfasse les exigences fondamentales de l’homme : telle est la mission Ă  laquelle nous nous sommes attelĂ©s Ă  partir de ce moment. La politique des profondeurs, jour et nuit, sans aucune interruption. 
 
 
Il n’y a rien de pire que le virus de la politique. Surtout quand il frappe ceux qui n’ont pas d’anticorps pour le tenir sous contrôle. Boris était un homme très intelligent. Mais l’intelligence ne protège de rien, même pas de la stupidité.


La pitié du bourreau consiste dans la précision de son geste.


La montĂ©e en puissance des oligarques s’était produite pendant cette sorte d’entracte fĂ©odal qui avait suivi la chute du rĂ©gime soviĂ©tique. Boris et les autres Ă©taient alors devenus les colonnes d’un système dans lequel le pouvoir du Kremlin dĂ©pendait substantiellement d’eux, de leur argent, de leurs journaux, de leur tĂ©lĂ©vision. Quand ils avaient dĂ©cidĂ© de parier sur Poutine, les oligarques pensaient simplement changer de reprĂ©sentant, pas changer de système. Ils avaient pris l’élection du Tsar pour un simple Ă©vĂ©nement, alors qu’il s’agissait du commencement d’une nouvelle Ă©poque. Une Ă©poque dans laquelle leur rĂ´le Ă©tait destinĂ© Ă  ĂŞtre revu.          
Qui connaĂ®t la Russie sait que chez nous le pouvoir est sujet Ă  de pĂ©riodiques mouvements telluriques. Avant qu’ils ne se produisent, on peut tenter d’en orienter le cours. Mais, une fois qu’ils sont survenus, tous les engrenages de la sociĂ©tĂ© se repositionnent en consĂ©quence, selon une logique aussi silencieuse qu’implacable. Se rebeller contre ces mouvements est aussi vain que serait le fait de s’opposer Ă  la rotation de la Terre autour du Soleil.          
Non seulement Berezovsky mais aussi tous les oligarques aimaient Ă  se prĂ©senter comme les piliers de la dĂ©mocratie et ils s’attendaient Ă  ce que les gens Ă©rigent des barricades en leur dĂ©fense. Mais ils surestimaient leur popularitĂ©. En revanche, nous, nous la connaissions. Relisez Aristote : le premier geste du dĂ©magogue, une fois arrivĂ© au pouvoir, est le bannissement des oligarques. Les gens voyaient Boris et ses compagnons comme des profiteurs qui avaient accaparĂ© l’immense patrimoine de l’Union soviĂ©tique Ă  coups de marteau sur les dents. Et puis, une fois conquise leur montagne d’argent, ils avaient Ă´tĂ© leurs gilets pare-balles, enfilĂ© leurs costumes faits sur mesure et ils avaient proclamĂ© : plus de coups de marteau, on suit dĂ©sormais le fair-play de la Chambre des lords. Au fond, il est logique que beaucoup d’entre eux se soient exilĂ©s Ă  Londres.


La politique est un drĂ´le de mĂ©tier. Pour y faire carrière, il faut rester arrimĂ© au territoire. InterprĂ©ter les aspirations de la femme au foyer, du cheminot, du petit commerçant. Puis, quand vous arrivez au sommet, elle vous jette sur la scène globale. Soudain, les grands de ce monde deviennent des pairs. Et ils forment dĂ©jĂ  un cercle, parce qu’ils y sont depuis quelque temps, ils ont eu le temps de se connaĂ®tre entre eux, d’apprendre les codes de base. Vous, en revanche, n’êtes qu’un dĂ©butant propulsĂ© sur la scène pour une reprĂ©sentation surprise. Dans votre pays, vous pouvez ĂŞtre respectĂ© ou craint, mais ici vous n’êtes que le dernier arrivĂ©. Vous devez recommencer Ă  zĂ©ro, tout rĂ©apprendre, Ă  partir de la façon de marcher, d’adresser un salut. Les rĂ©unions du G8, les assemblĂ©es de l’ONU, les forums de Davos : chaque occasion a ses rituels. Vos nouveaux amis se montrent affables, chacun d’entre eux paraĂ®t dĂ©sireux de vous donner un coup de main. Mais il ne faut pas se faire d’illusions. Chacun d’entre eux a un plan pour vous baiser. 
 
 
Comme je vous l’ai déjà dit, les Russes ont l’habitude des sacrifices, mais aussi du respect. Dans toute notre histoire, nos souverains ont toujours été traités comme des grands de ce monde et personne n’a jamais pu faire valoir une supériorité sur eux. Quand Roosevelt rencontrait Staline ou, au cours des décennies successives, Nixon Brejnev ou Reagan Gorbatchev, deux grandes puissances se confrontaient et personne n’aurait jamais pensé le contraire. Après la chute du Mur, tout cela est devenu plus difficile pour nous. Pourtant, les formes, le respect des formes, auraient pu nous sauver. Mais Eltsine est tombé dans le piège de la chaleur clintonienne, il était convaincu d’avoir trouvé un ami. Ou en tout cas un allié bien disposé qui l’aurait aidé à remettre la Russie debout. Il a baissé la garde. Et de poignée de main en tape dans le dos, il a glissé jusqu’à cette séquence terrible qui s’est imprimée comme une marque d’infamie dans la rétine de chaque Russe. (…)
Clinton prend brièvement la parole, puis la cède Ă  Eltsine qui commence Ă  haranguer la foule, visiblement pas tout Ă  fait sobre. Pendant que la voix de notre prĂ©sident rĂ©sonne, Clinton Ă©clate de rire. C’est inhabituel, mais ce n’est pas grave, il arrive aussi Ă  l’homme le plus puissant de la terre de rigoler. Le problème, c’est que Clinton ne s’arrĂŞte pas. Il ne parvient pas Ă  s’arrĂŞter : le vieil ours, titubant, ridicule, le fait littĂ©ralement s’esclaffer. Clinton a les larmes aux yeux, le visage Ă©carlate, il est en plein fou rire. ClouĂ©s devant la tĂ©lĂ©vision, nous les Russes l’implorons intĂ©rieurement d’arrĂŞter. Nous connaissons Eltsine, ses habitudes, ses faiblesses. Mais c’est le prĂ©sident de la FĂ©dĂ©ration de Russie, que diable, l’État le plus vaste de la planète, une superpuissance nuclĂ©aire ! Rien, Clinton ne rĂ©ussit plus Ă  se contrĂ´ler. Maintenant, il chancelle lui aussi, donne de grandes tapes sur les Ă©paules d’Eltsine qui, bien que bourrĂ©, apparaĂ®t lĂ©gèrement gĂŞnĂ©. Une nation entière, cent cinquante millions de Russes, plonge dans la honte sous le poids du fou rire du prĂ©sident amĂ©ricain.


Si les cannibales prenaient le pouvoir Ă  Moscou, s’est Ă©panchĂ© le Tsar pendant le vol du retour, les États-Unis les reconnaĂ®traient immĂ©diatement en tant que gouvernement lĂ©gitime, Ă  condition qu’ils ne touchent pas Ă  leurs intĂ©rĂŞts et continuent Ă  les traiter en patrons. Le problème, c’est qu’ils croient avoir gagnĂ© la guerre froide, tu comprends ? Alors que l’Union soviĂ©tique ne l’a pas perdue. La guerre froide s’est arrĂŞtĂ©e parce que le peuple russe a mis fin Ă  un rĂ©gime qui l’opprimait. Nous n’avons pas Ă©tĂ© vaincus, nous nous sommes libĂ©rĂ©s d’une dictature. Ce n’est pas la mĂŞme chose. Les Occidentaux ont, eux aussi, contribuĂ© Ă  la dĂ©mocratisation de l’Europe de l’Est, mais ils ne devraient pas oublier que la plus grande contribution a Ă©tĂ© donnĂ©e par les Russes. C’est nous qui avons fait tomber le mur de Berlin, pas eux qui l’ont abattu. C’est nous qui avons dissous le pacte de Varsovie, nous qui avons tendu la main vers eux en signe de paix, pas de reddition. Ce serait bien qu’ils s’en souviennent, de temps en temps. Â» 
 
 
« Ce qui est intĂ©ressant, c’est que les gens comme toi pensent qu’il s’agit d’un modèle Ă  suivre. Mais en fait les AmĂ©ricains sont des zombies ; il n’y a pas de pĂ©chĂ© plus grand que de dilapider sa vie, Vadia. Ils ne sont mĂŞme pas effleurĂ©s par l’idĂ©e que le but de l’existence humaine puisse ne pas ĂŞtre de vivre le plus confortablement ou le plus longtemps possible. C’est quand j’ai vu qu’Eltsine prenait ce chemin et qu’il voulait transformer la Russie en une succursale low cost de l’hospice amĂ©ricain que j’ai dĂ©cidĂ© de fonder le Parti national-bolchevique. Et tu sais pourquoi je l’ai appelĂ© comme ça ? Pour vous mettre en rage, pour concentrer en un seul nom tout ce que vous considĂ©rez comme le mal, toutes les idĂ©es qui menacent le petit consommateur satisfait Ă  quoi vous avez rĂ©duit l’homme. (...)         
Dans le Parti national-bolchevique, nous avons rassemblĂ© des ex-staliniens et des ex-trotskistes, des homosexuels et des skinheads, des anarchistes, des punks, des artistes conceptuels et des fanatiques religieux, des bouddhistes et des orthodoxes. Quand nous avons organisĂ© notre premier congrès, le plus compliquĂ© a Ă©tĂ© de les disposer dans la salle de façon qu’ils ne se fracassent pas le crâne Ă  tour de rĂ´le. Quand j’y repense, je ne sais toujours pas comment nous avons fait... (...)        
Ce n’est pas l’idĂ©ologie qui les tient ensemble, Vadia, c’est le style de vie. Tu crois que le programme les intĂ©resse le moins du monde ? Ce que ces jeunes veulent, c’est fuir la banalitĂ©, l’ennui. C’est une Ă©tincelle d’hĂ©roĂŻsme en chacun d’eux qui n’attend que d’être nourrie. La Troisième Rome, la Russie impĂ©riale, Stalingrad, peu importe ! L’essentiel est de faire appel Ă  quelque chose de grand. S’il veut rester en vie, chaque peuple doit croire que ce n’est qu’en lui que rĂ©side le salut du monde, qu’il vit pour se tenir Ă  la tĂŞte des autres nations ! Les Occidentaux veulent nous voir Ă  genoux. Ils ont adorĂ© Gorbatchev et Eltsine. Ils feront semblant de vous adorer, vous aussi, Vadia, tant que vous maintiendrez un comportement de valet. Et en attendant ils emporteront les derniers restes. Â»


Rien n’est plus difficile que de prendre une décision, mais une fois qu’elle est prise, il faut tout oublier, excepté ce qui peut la faire aboutir.


Khodorkovski fut arrĂŞtĂ© Ă  l’aube, dès que son jet toucha la piste de la ville sibĂ©rienne oĂą il Ă©tait allĂ© conclure je ne sais quelle affaire. Les images du milliardaire menottĂ©, escortĂ© par des soldats des troupes spĂ©ciales, firent le tour du monde. Et eurent pour effet immĂ©diat de rappeler que l’argent ne protège pas de tout. Pour vous, Occidentaux, c’est un tabou absolu. Un homme politique arrĂŞtĂ©, pourquoi pas, mais un milliardaire, ce serait inimaginable, parce que votre sociĂ©tĂ© est fondĂ©e sur le principe qu’il n’existe rien de supĂ©rieur Ă  l’argent. Ce qui est amusant, c’est que vous continuez Ă  appeler les nĂ´tres des « oligarques Â», tandis que les vrais oligarques n’existent qu’en Occident. C’est lĂ  que les milliardaires sont au-dessus des lois et du peuple, qu’ils achètent ceux qui gouvernent et Ă©crivent les lois Ă  leur place. Chez vous, l’image d’un Bill Gates, d’un Murdoch ou d’un Zuckerberg menottĂ© est totalement inconcevable. En Russie, au contraire, un milliardaire est tout Ă  fait libre de dĂ©penser son argent, mais pas de peser sur le pouvoir politique. La volontĂ© du peuple russe – et celle du Tsar, qui en est l’incarnation â€“ prĂ©vaut sur l’intĂ©rĂŞt privĂ© quel qu’il soit. 
 
 
À six semaines du vote, l’arrestation de Khodorkovski est devenue le manifeste de la non-campagne du Tsar pour les élections de cette année-là. Je me suis limité à transformer la chute de Mikhaïl en un format télévisuel à succès. Cela n’a pas été difficile, car la tête d’un puissant qui roule sur le sol a toujours été l’un des spectacles les plus affectionnés des masses. La mise à mort d’un important console la multitude de sa médiocrité. Je n’ai peut-être pas tellement réussi, se dit l’homme de la rue, mais au moins je ne me retrouve pas au sommet de la potence. À chaque époque, les exécutions publiques ont été un divertissement apprécié. (...)
Disons-le franchement : il n’y a pas de dictateur plus sanguinaire que le peuple ; seule la main sĂ©vère mais juste du chef peut en tempĂ©rer la fureur.


Le moteur primordial dont il faut tenir compte reste la colère. Vous, les Occidentaux bien-pensants, croyez qu’elle peut ĂŞtre absorbĂ©e. Que la croissance Ă©conomique, le progrès de la technologie et, que sais-je, les livraisons Ă  domicile et le tourisme de masse feront disparaĂ®tre la rage du peuple, la sourde et sacro-sainte colère du peuple qui plonge ses racines dans l’origine mĂŞme de l’humanitĂ©. Ce n’est pas vrai : il y aura toujours des déçus, des frustrĂ©s, des perdants, Ă  chaque Ă©poque et sous n’importe quel rĂ©gime. Staline avait compris que la rage est une donnĂ©e structurelle. Selon les pĂ©riodes, elle diminue ou elle augmente, mais elle ne disparaĂ®t jamais. C’est un des courants de fond qui rĂ©gissent la sociĂ©tĂ©. La question alors n’est pas d’essayer de la combattre, mais seulement de la gĂ©rer : pour qu’elle ne sorte pas de son lit en dĂ©truisant tout sur son passage, il faut prĂ©voir constamment des canaux d’évacuation. Des situations dans lesquelles la rage puisse avoir libre cours sans mettre le système en pĂ©ril. RĂ©primer la dissidence est grossier. GĂ©rer le flux de la rage en Ă©vitant qu’elle s’accumule est plus compliquĂ©, mais beaucoup plus efficace. 


Si vous en avez une fois l’occasion, essayez d’observer les lions et les singes au zoo. Quand ils jouent, cela veut dire que les hiĂ©rarchies sont claires et que le chef contrĂ´le le tout. Sinon, ils sont chacun dans leur coin, inquiets et apeurĂ©s. En rĂ©tablissant la verticale du pouvoir, Poutine a donnĂ© le la au bal des courtisans : un exercice de dextĂ©ritĂ© dont les règles remontent Ă  la nuit des temps et dont le rythme est dĂ©terminĂ© par les mouvements ascendants et descendants des participants. Il y a ceux qui occupent un bureau proche de celui du Tsar et ceux qui sont sur sa ligne de tĂ©lĂ©phone directe. Il y a ceux qui l’accompagnent en mission Ă  l’étranger et ceux qui vont en vacances Ă  Sotchi. Il y a ceux qui obtiennent un strapontin au gouvernement et ceux qui ne sont pas renouvelĂ©s Ă  la tĂŞte d’une entreprise publique. Aucun indice, aussi petit soit-il, ne peut ĂŞtre nĂ©gligĂ© : le plan de table Ă  un dĂ®ner de gala, le temps d’attente dans l’antichambre du prĂ©sident, le nombre d’agents de sĂ©curitĂ©. Le pouvoir est fait de minuties. Rien n’échappe Ă  l’intĂ©rĂŞt obsessif du courtisan parce qu’il sait que l’essence de la hiĂ©rarchie rĂ©side dans le dĂ©tail. Et que mĂŞme une minuscule perte de contrĂ´le peut ouvrir une fissure dans l’édifice. 


Vous connaissez le ruban des cotations boursières, celui qui dĂ©file en permanence sur les murs des salles des marchĂ©s ? C’est Ă  ça que ressemble la Cour. Seulement, au lieu de figurer sur les Ă©crans, les cotations dĂ©filent sur le front et les lèvres des courtisans. Chaque dĂ®ner, chaque conversation devient un relevĂ© de Bourse : qui monte, qui descend, chaque joueur un tant soit peu sĂ©rieux sait que le Kremlin ne rend pas heureux, mais rend impossible de l’être ailleurs. 
 
 
« Je me souviens des clochards, quand j’étais gosse Ă  Leningrad. Tu sais, les enfants du quartier leur donnaient des coups de pied. Et plus ils criaient, plus ils les frappaient. Juste comme ça, pour s’amuser. Tous sauf un. Ce n’était pas le plus grand, il Ă©tait assez mal en point, je crois qu’il s’appelait Stepan. Tu sais ce qu’il avait de diffĂ©rent ? Il Ă©tait fou, complètement imprĂ©visible. Tu t’approchais de lui, juste pour lui dire bonjour, et il Ă©tait capable de te casser une bouteille sur la tĂŞte, comme ça, sans aucune raison. On racontait des tas d’histoires Ă©tranges sur lui, les gens disaient qu’il avait des pouvoirs, qu’il avait fait disparaĂ®tre des personnes. On le voyait de loin et quand il commençait Ă  sourire il nous faisait encore plus peur que quand il hurlait. On partait Ă  toutes jambes, les costauds du quartier changeaient de rue pour ne pas tomber sur Stiva le fou. La seule arme qu’a un pauvre pour conserver sa dignitĂ© est d’instiller la peur.          
— Le problème, prĂ©sident, c’est que pour faire peur Ă  nos adversaires, nous risquons aussi de faire peur aux marchĂ©s. Et on ne peut pas se le permettre. Â»          
Poutine eut un frĂ©missement et, pour la première fois depuis que je le connaissais, j’aperçus un Ă©clair de haine dans son regard.          
« Mets-toi une chose en tĂŞte, Vadia, les marchands n’ont jamais dirigĂ© la Russie. Et tu sais pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pas capables d’assurer les deux choses que les Russes demandent Ă  l’État : l’ordre Ă  l’intĂ©rieur et la puissance Ă  l’extĂ©rieur. Seulement deux fois, pour deux brèves pĂ©riodes, les marchands ont gouvernĂ© notre pays : quelques mois après la rĂ©volution de 1917, avant l’avènement des bolcheviques, et quelques annĂ©es après la chute du Mur, pendant la pĂ©riode d’Eltsine. Et quel a Ă©tĂ© le rĂ©sultat ? Le chaos. L’explosion de la violence, la loi de la jungle, les loups qui sortent des forĂŞts et entrent dans les villes pour dĂ©vorer la population sans dĂ©fense. Â»


« Nous devons retrouver notre souverainetĂ©. Et, Vadia, le seul moyen que nous ayons, c’est de mobiliser toutes les ressources que nous possĂ©dons. Notre PIB est celui de la Finlande ? Peut-ĂŞtre. Mais nous, nous ne sommes pas la Finlande : nous sommes la plus grande nation qui existe sur terre. La plus riche, aussi. Seulement, nous avons permis Ă  notre richesse, Ă  la richesse collective qui revient de droit au peuple russe, d’être volĂ©e par une bande de malfaiteurs. Ces dernières annĂ©es, la Russie a créé une aristocratie offshore, des gens qui accaparent nos ressources mais ont le cĹ“ur et le portefeuille ailleurs. Nous reprendrons le contrĂ´le des sources de richesse de notre pays, Vadia : le gaz, le pĂ©trole, les forĂŞts, les mines, et nous mettrons cette richesse au service des intĂ©rĂŞts et de la grandeur du peuple russe, non pas de quelque gangster avec villa sur la Costa del Sol.          
« Il n’y a pas que l’économie. Regarde l’armĂ©e. Eltsine ne savait pas quoi faire de l’armĂ©e. Il la craignait un peu, il la mĂ©prisait un peu, il a Ă©vitĂ© ainsi de s’en occuper, il l’a laissĂ©e pourrir loin des projecteurs de la nouvelle Russie, des boutiques et des gratte-ciel. C’est ainsi que nous sommes devenus une espèce de pays sud-amĂ©ricain, avec des gĂ©nĂ©raux qui jouent aux gangsters ou entrent en politique, des soldats qui crèvent de faim et se vendent en Ă©change d’un paquet de cigarettes. Maintenant, nous sommes en train de remettre l’armĂ©e dans la verticale du pouvoir, ainsi que les services de sĂ©curitĂ©. La force a toujours Ă©tĂ© le cĹ“ur de l’État russe, sa raison d’être. Notre devoir n’est pas uniquement de restaurer la verticale du pouvoir. Nous devons crĂ©er une nouvelle Ă©lite de patriotes, prĂŞts Ă  tout pour dĂ©fendre l’indĂ©pendance de la Russie. Â»


Tous les chefs demandent plus que toute autre chose de la loyautĂ©, mais nombreux sont ceux qui commettent l’erreur de la chercher parmi les mĂ©diocres et les faibles. Grave erreur : ce sont toujours les premiers Ă  trahir. Les faibles ne peuvent pas se permettre le luxe de la sincĂ©ritĂ©. Ni celui de la fidĂ©litĂ©. Le Tsar sait que la loyautĂ© est un trait de ceux qui peuvent la cultiver ; les forts, ceux qui sont suffisamment sĂ»rs d’eux-mĂŞmes pour l’alimenter. Cela dit, il est Ă©vident que, par rapport Ă  d’autres endroits, la lutte pour le pouvoir en Russie est encore un processus sauvage et fantaisiste : tout peut arriver Ă  n’importe quel moment. Les règles sont fĂ©roces parce que la mise en jeu est elle-mĂŞme fĂ©roce. 
 
 
Je savais d’expĂ©rience que l’essentiel lors d’une agression verbale est de ne pas changer de posture corporelle, de rester impassible tout en prĂ©parant la contre-attaque. 


(...) la situation en Ukraine a dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©. Soutenus par les AmĂ©ricains, les rebelles ont refusĂ© de reconnaĂ®tre le rĂ©sultat des Ă©lections, occupant la place principale de Kiev avec leurs chants, leurs rubans orange, leurs joyeux slogans pro-occidentaux. Soudain, des commissions d’observateurs internationaux, des dĂ©lĂ©gations du Congrès amĂ©ricain, des missions diplomatiques de l’Union europĂ©enne se sont matĂ©rialisĂ©es du nĂ©ant : toutes concordaient pour juger illĂ©gitime le rĂ©sultat des Ă©lections gagnĂ©es par le candidat pro-russe. On venait Ă  peine de voter en Afghanistan, en Irak, avec les bombes qui explosaient dans les rues et les troupes amĂ©ricaines qui occupaient les bureaux de vote – lĂ -bas, clairement, aucun problème, tout Ă©tait rĂ©gulier. Mais pas en Ukraine, bien sĂ»r que non. Il fallait revoter parce que le rĂ©sultat n’était pas le bon. Alors, le gouvernement ukrainien a Ă©tĂ© obligĂ© de convoquer de nouvelles Ă©lections et, cette fois, le candidat pro-amĂ©ricain a gagnĂ©, celui qui voulait faire entrer l’Ukraine Ă  l’Otan. L’Ukraine â€“ la patrie de Khrouchtchev et de Brejnev, le siège de notre flotte militaire â€“ Ă  l’Otan !          
Ils l’avaient appelĂ©e la « rĂ©volution orange Â». RĂ©volution, oui ! C’était l’assaut final Ă  ce qui restait de la puissance russe. L’annĂ©e prĂ©cĂ©dente, cela avait Ă©tĂ© la GĂ©orgie. LĂ -bas, ils l’avaient baptisĂ©e la « rĂ©volution des roses Â» ! Et dans ce cas aussi, le rĂ©sultat de cette poĂ©tique rĂ©volution, faite de jolies filles et de nobles idĂ©aux, avait consistĂ© Ă  porter au pouvoir un espion de la CIA. Il n’y avait pas besoin d’une boule cristal pour imaginer l’étape suivante : la Russie. Une belle rĂ©volution colorĂ©e Ă  Moscou, un nouveau prĂ©sident, avec un master de Yale en poche, et le triomphe des États-Unis aurait Ă©tĂ© complet. Le jeune Bush aurait pu se produire dans une de ces mascarades qui lui plaisaient tellement. « Mission accomplished Â», et cette fois directement sur la place Rouge.


« Une rĂ©volution vient du bas, pour donner le pouvoir au peuple. En Ukraine, ç’a Ă©tĂ© un coup d’État. Et tu sais qui a pris le pouvoir ? (...) Les AmĂ©ricains, Alexandre. La rĂ©volution orange n’est pas nĂ©e sur la place MaĂŻdan, elle est nĂ©e Ă  Langley, en Virginie. Mais il faut admettre que, par rapport au passĂ©, ils ont bien fait les choses Ă  la CIA. Dans le temps, ils payaient les gĂ©nĂ©raux. Un coup d’État militaire balancĂ© au bon moment et l’affaire Ă©tait dans le sac. Ils ont agi comme ça pendant des annĂ©es et ça marchait très bien. Mais aujourd’hui c’est devenu plus compliquĂ©, il y a Internet, les portables, les camĂ©ras. Alors, tu sais ce qu’ils ont fait ? Ils ont changĂ© de mĂ©thode. En fait, ils l’ont inversĂ©e : au lieu de partir du haut, ils ont dĂ©cidĂ© de partir du bas. C’est le pouvoir qui Ă©pouse le contre-pouvoir. Ils ont Ă©tudiĂ© les techniques de leurs ennemis. Les guĂ©rillas, les pacifistes, les mouvements de jeunes. Et ils ont compris comment ça fonctionnait. Â»          
Ou du moins, c’était ce dont le Tsar Ă©tait intimement persuadĂ©.          
« Regarde l’Ukraine, Alexandre. Ils ont créé une organisation de jeunes, ils ont organisĂ© des concerts sur la place MaĂŻdan, ils ont montĂ© une ONG pour surveiller les Ă©lections, comme ils disent, des mĂ©dias qu’ils appellent indĂ©pendants, contrĂ´lĂ©s, comme par hasard, par les oligarques les plus antirusses qui soient. MĂŞme le ruban orange. Je parie qu’ils ont fait un sondage pour choisir la couleur. Tout est calculĂ©, comme le lancement d’une nouvelle lessive. Ou plutĂ´t d’une boisson pour adolescents. Parce que l’ingrĂ©dient principal est l’énergie, la frustration des jeunes, leur dĂ©sir de changer le monde. Les AmĂ©ricains l’ont compris et en tirent profit. 
 
 
J’ai compris alors que la vraie liberté naît du conformisme. C’est uniquement si tu maintiens les apparences que tu peux faire ce que tu veux.


« Comment fais-tu quand tu veux casser un fil de fer ? D’abord, tu le tords dans un sens, puis dans l’autre. C’est ce que nous ferons, Evgueni. Au fur et Ă  mesure que vous construirez votre rĂ©seau, vous vous rendrez compte qu’il y a des thèmes auxquels les gens tiennent plus que tout. Je ne sais pas lesquels. Ce sont les clics qui te le diront, Evgueni. Peut-ĂŞtre qu’il y a quelqu’un qui est contre les vaccins, un autre contre les chasseurs ou les Ă©cologistes ou les Noirs, ou les Blancs. Peu importe. L’essentiel est que chacun ait quelque chose qui lui tienne Ă  cĹ“ur et quelqu’un qui le fasse enrager.          
« Nous ne devons convertir personne, Evgueni, juste dĂ©couvrir ce en quoi ils croient et les convaincre encore plus, tu comprends ? Donner des nouvelles, de vrais ou de faux arguments, cela n’a pas d’importance. Les faire enrager. Tous. Toujours plus. Les dĂ©fenseurs des animaux d’un cĂ´tĂ© et les chasseurs de l’autre. Ceux du Black Power d’un cĂ´tĂ© et les suprĂ©macistes blancs de l’autre. Les activistes gay et les nĂ©onazis. Nous n’avons pas de prĂ©fĂ©rence, Evgueni. Notre seule ligne, c’est le fil de fer. Nous le tordons d’un cĂ´tĂ© et nous le tordons de l’autre. Jusqu’à ce qu’il se casse. Â»      
 
     
Que nous poussions nos sympathisants et les groupes anti-amĂ©ricains, ils s’y attendent, n’est-ce pas ? Mais que feront-ils quand ils se rendront compte que nous poussons Ă©galement leurs adversaires ? Les patriotes du second amendement qui veulent porter leur fusil automatique mĂŞme aux chiottes. Les vĂ©gans qui boiraient la ciguĂ« plutĂ´t qu’un verre de lait. Les jeunes qui veulent sauver le monde de la catastrophe Ă©cologique. Moi, je te le dis. Ils deviendront fous, ils n’y comprendront plus rien. Ils ne sauront plus qui ni quoi croire ! La seule chose qu’ils comprendront est que nous sommes rentrĂ©s dans leur cerveau et que nous jouons avec leurs circuits neuronaux comme si c’était une de tes machines Ă  sous ! Â»  (...)       
« C’est pourquoi la fonction principale de cet endroit est justement d’être dĂ©couvert, Evgueni. De se faire prendre. Crois-tu vraiment qu’une centaine de gosses dans un lieu comme celui-ci puissent changer l’histoire ? Bien sĂ»r que non, Evgueni, aussi bons soient-ils, cela n’arrivera pas. Eux se limiteront Ă  chevaucher le chaos, peut-ĂŞtre rĂ©ussiront-ils Ă  l’augmenter un peu, mais la rage qu’ils utiliseront pour le faire est dĂ©jĂ  prĂ©sente et l’algorithme qui la gouverne, ce sont les AmĂ©ricains qui l’ont créé, pas les Russes. Dans tout cela, nous serons tout au plus la mouche du coche. Mais nous nous ferons prendre en flagrant dĂ©lit ! Ainsi, partout, nos premiers propagandistes deviendront ceux qui nous accuseront de comploter contre la dĂ©mocratie, en Europe et aux États-Unis. Ce sont eux qui vont construire le mythe de notre puissance. Nous, nous ne devrons pas faire autre chose que de nous comporter de façon suspecte et de formuler quelques dĂ©mentis peu plausibles. Cela suffira pour confirmer leurs pires cauchemars : “Les Russes sont les patrons secrets du nouveau monde !” Ă€ son tour, cette fantaisie nocturne augmentera le chaos. Et ainsi notre puissance passera de la lĂ©gende Ă  la rĂ©alitĂ©. C’est ce qui est bien en politique, Evgueni, tu sais : tout ce qui fait croire Ă  la force l’augmente vĂ©ritablement. Â»
 
 
La première règle du pouvoir est de persévérer dans les erreurs, de ne pas montrer la plus petite fissure dans le mur de l’autorité. Mobutu le savait parce qu’il venait d’une terre où le chef était tué s’il chutait simplement de cheval. Et il était étranglé s’il tombait malade. Le chef se doit d’être fort s’il veut être en mesure de protéger sa tribu. Au moment où il fait montre de faiblesse il est abattu et remplacé par un autre. C’est la même chose partout. Mais, selon où il se trouve, le chef déposé peut être empalé vivant ou expédié à l’autre bout du monde pour faire des conférences à cent mille dollars.


Notre génération avait assisté à l’humiliation des pères. Des gens sérieux, consciencieux, qui avaient travaillé dur toute leur vie et qui s’étaient retrouvés, les dernières années, perdus comme un Aborigène australien qui essaye de traverser l’autoroute. Cela valait pour les enfants de la nomenklatura comme pour tous les autres. Nous avions vu nos parents, des hommes forts, nos points de référence, errer, les yeux écarquillés, incrédules face à l’effondrement de tout ce en quoi ils avaient cru. Nous les avions vus raillés, mortifiés pour avoir simplement fait leur devoir. D’ailleurs, c’est nous qui les avions raillés et mortifiés. Nous avions tous, je pense, été frappés à mort par cette scène. Nous l’avions produite et nous en avions été frappés. Personne n’avait pu, par la suite, maintenir une conscience intacte. Il s’agissait à présent de leur rendre justice. À eux et à leurs pères, qu’ils avaient eux aussi humiliés, parce que la Russie est éternellement condamnée à recommencer.


Les chefs de la milice locale ne comprennent pas, ils se donnent encore des objectifs naĂŻfs comme la victoire. Mais tu n’es pas aussi stupide, Alexandre. Tu comprends que la guerre est un processus, dont les buts vont bien au-delĂ  du succès militaire. Au contraire, il est nĂ©cessaire que notre succès ne soit jamais complet, la conquĂŞte jamais dĂ©finitive. Que veux-tu que la Russie fasse avec deux rĂ©gions de plus ? On a repris la CrimĂ©e parce qu’elle Ă©tait Ă  nous, mais ici le but est diffĂ©rent. Ici notre objectif n’est pas la conquĂŞte, c’est le chaos. Tout le monde doit voir que la rĂ©volution orange a prĂ©cipitĂ© l’Ukraine dans l’anarchie. Quand on commet l’erreur de se confier aux Occidentaux, cela finit ainsi : ceux-ci te laissent tomber Ă  la première difficultĂ© et tu restes tout seul face Ă  un pays dĂ©truit. Â» (…)
« Cette guerre ne se combat pas dans la rĂ©alitĂ©, Alexandre, elle se combat dans la tĂŞte des gens. L’importance de vos actions sur le champ de bataille ne se mesure pas aux villes que vous prenez, elle se mesure aux cerveaux que vous conquĂ©rez. Pas ici. Ă€ Moscou, Ă  Kiev, Ă  Berlin. Pense Ă  nos compatriotes russes qui, grâce Ă  vous, retrouvent le sens hĂ©roĂŻque de la vie, de la lutte entre le bien et le mal et qui admirent le Tsar, qui dĂ©fend nos valeurs contre les nazis ukrainiens et la dĂ©cadence des Occidentaux. Nos jeunes n’ont pas connu le chaos des annĂ©es quatre-vingt-dix, quelqu’un devait leur rappeler que Poutine incarne la stabilitĂ© et la grandeur de la mère patrie. Ensuite, pense aux Ukrainiens qui, grâce Ă  vous, comprennent l’erreur qu’ils ont commise : ils espĂ©raient que la rĂ©volution orange les amène en Europe et en fait elle les a ramenĂ©s au Moyen Ă‚ge, Ă  l’anarchie et Ă  la violence sans fin. Et pense aux Occidentaux qui, grâce Ă  vous, se sont remis Ă  respecter, et jusqu’à craindre, la Russie. Ils avaient cru Ă  la fin de l’histoire, ils mesurent maintenant la dimension de leur erreur. Nous, nous n’avons pas oubliĂ© ce que ça signifie d’être des hommes, de lutter, d’être prĂŞts Ă  mourir. Nous n’avons pas peur de nous salir les mains. Il y a une belle diffĂ©rence entre vivre et chercher Ă  ne pas mourir. Eux l’ont oubliĂ©, mais pas nous. Nous sommes ici pour le leur rappeler, Alexandre.


La confiance d’un prince n’est pas un privilège, mais une condamnation : celui qui rĂ©vèle son secret Ă  quelqu’un en devient l’esclave, et les princes ne supportent pas l’esclavage. Vouloir briser le miroir qui nous renvoie notre propre image est une pratique courante. De plus, le prince peut rĂ©tribuer les menues faveurs, mais quand elles deviennent trop grandes et qu’il ne sait plus comment les rĂ©compenser, surgit en lui la tentation de rĂ©soudre le problème en Ă©liminant la cause.


Dans chaque rĂ©volution, il y a un moment dĂ©cisif : l’instant oĂą la troupe se rebelle contre le rĂ©gime et refuse de tirer. C’est le cauchemar de Poutine, comme de tous les tsars qui l’ont prĂ©cĂ©dĂ©. Le risque que la troupe, au lieu de tirer sur la foule, se solidarise avec elle est l’éternelle menace qui pèse sur tout pouvoir. C’est pour cette raison que quand les Ă©tudiants commencent Ă  occuper la place Tian’anmen, le vieux sage Deng Xiaoping ne rĂ©agit pas tout de suite. Il sait qu’il est au bord du gouffre. Il ne veut pas risquer de donner ses troupes en pâture aux sĂ©ditieux, avec leurs slogans, leurs chants, et les jolies filles qui sourient aux militaires. Il prĂ©fère attendre, et faire arriver de loin des soldats qui ne parlent pas le mandarin, de façon qu’ils ne puissent pas se solidariser avec les manifestants ; c’est pour cela qu’ils mettent quelques jours Ă  arriver, mais quand ils arrivent, ils sont implacables.
Imaginons maintenant que le pouvoir n’ait plus besoin de la collaboration humaine. Que sa sĂ©curitĂ© – et sa force â€“ soit garantie par des instruments qui n’ont pas la possibilitĂ© de se rĂ©volter contre lui. Une armĂ©e de capteurs, de drones, de robots capables de frapper Ă  n’importe quel moment, sans la moindre hĂ©sitation. Ce serait, finalement, le pouvoir dans sa forme absolue. Tant qu’il se fondait sur la collaboration d’hommes en chair et en os, tout pouvoir, aussi dur fĂ»t-il, devait compter sur leur consentement. Mais quand il sera fondĂ© sur des machines qui maintiennent l’ordre et la discipline, il n’y aura plus aucun frein. 
 
     
Il faudrait toujours regarder l’origine des choses. Toutes les technologies qui ont fait irruption dans nos vies ces dernières annĂ©es ont une origine militaire. Les ordinateurs ont Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©s pendant la Deuxième Guerre mondiale pour dĂ©chiffrer les codes ennemis. Internet comme moyen de communication en cas de guerre nuclĂ©aire, le GPS pour localiser les unitĂ©s de combat, et ainsi de suite. Ce sont toutes des technologies de contrĂ´le conçues pour asservir, pas pour rendre libre. Seule une bande de Californiens dĂ©foncĂ©s au LSD pouvait ĂŞtre assez dĂ©bile pour imaginer qu’un instrument inventĂ© par des militaires se transformerait en outil d’émancipation. Et ils ont Ă©tĂ© nombreux Ă  le croire.      
Mais c’est clair maintenant, n’est-ce pas ? Vous le voyez vous-mĂŞme. La vĂ©ritĂ©, c’est que la technologie militaire qui nous entoure a créé les conditions pour l’émergence d’une mobilisation totale. DĂ©sormais, oĂą que nous nous trouvions, nous pouvons ĂŞtre identifiĂ©s, rappelĂ©s Ă  l’ordre, neutralisĂ©s si nĂ©cessaire. L’individu solitaire, le libre arbitre, la dĂ©mocratie sont devenus obsolètes : la multiplication des donnĂ©es a fait de l’humanitĂ© un seul système nerveux, un mĂ©canisme fait de configurations standards prĂ©visible comme une nuĂ©e d’oiseaux ou un banc de poissons.   
 
 
Le KGB avait projetĂ©, dans les annĂ©es cinquante, un système pour ficher toutes les relations de chaque citoyen soviĂ©tique. La vertushka de mon père en Ă©tait le symbole. Mais Facebook est allĂ© beaucoup plus loin. Les Californiens ont dĂ©passĂ© tous les rĂŞves des vieux bureaucrates soviĂ©tiques. Il n’y a pas de limites Ă  la surveillance qu’ils ont rĂ©ussi Ă  instaurer. Grâce Ă  eux, tout moment de notre existence est devenu une source d’informations.      
Les nazis disaient que l’unique personne qui fĂ»t encore un individu privĂ© en Allemagne Ă©tait celle qui dormait, mais les Californiens les ont dĂ©passĂ©s eux aussi. Les flux physiologiques des personnes, y compris leur sommeil, ne possèdent plus de secrets pour eux. Ils ont Ă©tĂ© convertis en chiffres ; jusqu’à aujourd’hui pour gĂ©nĂ©rer du profit, Ă  partir de demain pour exercer le contrĂ´le le plus implacable que l’homme ait jamais connu.     
 
 
Quand le prochain virus sortira d’un marchĂ© ou d’un laboratoire, quand Seattle, Hambourg ou Yokohama seront rasĂ©s par une bombe atomique sale ou par une attaque bactĂ©riologique, quand un simple petit garçon en proie au mal de vivre, au lieu d’ouvrir le feu sur sa classe, sera capable d’anĂ©antir une ville, l’humanitĂ© entière ne demandera plus qu’une chose : ĂŞtre protĂ©gĂ©e. La sĂ©curitĂ©, Ă  n’importe quel prix. Dès aujourd’hui, la variation est devenue suspecte, bientĂ´t le plus infime Ă©cart par rapport Ă  la norme deviendra un ennemi Ă  abattre Ă  tout prix. Et l’infrastructure sera dĂ©jĂ  en place. Commerciale jusque-lĂ , la mobilisation deviendra politique et militaire. L’ensemble des instruments Ă  notre disposition devra ĂŞtre employĂ© Ă  combattre l’apocalypse ; face Ă  la terreur, tout le reste sera toujours tolĂ©rable.
Ce jour-lĂ , le monde sera prĂŞt pour l’avènement du Bienfaiteur de Zamiatine : celui qui veillera Ă  ce que plus rien n’arrive. La machine aura rendu possible le pouvoir dans sa forme absolue. Un seul homme pourra alors dominer l’humanitĂ© entière. Et ce sera un individu quelconque, sans talent particulier, parce que le pouvoir ne rĂ©sidera plus dans l’homme mais dans la machine, et un homme, choisi au hasard, pourra la faire fonctionner.      
Son règne ne sera pas un règne long. Au fond, comme disait notre Brodsky, le dictateur n’est qu’une version ancienne de l’ordinateur. Dans un monde gouvernĂ© par les robots, il ne s’agit que d’une question de temps avant que le sommet mĂŞme ne soit remplacĂ© par un robot.     
 

Nous avons cru longtemps que les machines Ă©taient l’instrument de l’homme, mais il est clair aujourd’hui que ce sont les hommes qui ont Ă©tĂ© l’instrument de l’avènement de la machine. La transition se fera doucement : les machines n’imposeront pas leur domination sur l’homme, mais elles entreront dans l’homme, comme une pulsion, une aspiration intime. Dès Ă  prĂ©sent, la perfection de la machine est devenue l’idĂ©al de milliards d’hommes qui se battent pour se fondre toujours plus dans le flux de la technologie.      
L’histoire humaine se termine avec nous. Avec vous, avec moi et peut-ĂŞtre avec nos enfants. Après, il y aura encore quelque chose, mais ce ne sera plus l’humanitĂ©. Les ĂŞtres qui viendront après nous, s’il y en a, auront des idĂ©es et des prĂ©occupations diffĂ©rentes de celles qui ont occupĂ© les hommes jusqu’à aujourd’hui.      
Nous aurons Ă©tĂ© la parenthèse qui a rendu possible la descente de Dieu dans le monde. Seulement, Dieu, au lieu de se prĂ©senter sous la forme improbable d’une entitĂ© dĂ©sincarnĂ©e, ne sera qu’un gigantesque organisme artificiel, créé par l’homme mais capable, Ă  partir d’un certain moment, de le transcender pour rĂ©aliser la prophĂ©tie d’un temps sans pĂ©chĂ© et sans douleur.  

 

 

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