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samedi 25 juin 2022

[Chalandon, Sorj] Enfant de salaud

 




 

Coup de coeur đź’“

 

Titre : Enfant de salaud

Auteur : Sorj CHALANDON

Parution : 2021 (Grasset)

Pages : 336

 

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :     

Depuis l’enfance, une question torture le narrateur :
- Qu’as-tu fait sous l’occupation ?
Mais il n’a jamais osé la poser à son père.
Parce qu’il est imprĂ©visible, ce père. Violent, fantasque. Certains mĂŞme, le disent fou. Longtemps, il a bercĂ© son fils de ses exploits de RĂ©sistant, jusqu’au jour oĂą le grand-père de l’enfant s’est emportĂ©  : «Ton père portait l’uniforme allemand. Tu es un enfant de salaud !  »
En mai 1987, alors que s’ouvre Ă  Lyon le procès du criminel nazi Klaus Barbie, le fils apprend que le dossier judiciaire de son père sommeille aux archives dĂ©partementales du Nord. Trois ans de la vie d’un «  collabo  », racontĂ©e par les procès-verbaux de police, les interrogatoires de justice, son procès et sa condamnation.
Le narrateur croyait tomber sur la piteuse histoire d’un «  Lacombe Lucien  » mais il se retrouve face Ă  l’épopĂ©e d’un Zelig. L’aventure rocambolesque d’un gamin de 18 ans, sans instruction ni conviction, menteur, faussaire et manipulateur, qui a traversĂ© la guerre comme on joue au petit soldat. Un sale gosse, inconscient du danger, qui a portĂ© cinq uniformes en quatre ans. Quatre fois dĂ©serteur de quatre armĂ©es diffĂ©rentes. TraĂ®tre un jour, portant le brassard Ă  croix gammĂ©e, puis patriote le lendemain, arborant fièrement la croix de Lorraine.
En décembre 1944, recherché par tous les camps, il a continué de berner la terre entière.
Mais aussi son propre fils, devenu journaliste.
Lorsque Klaus Barbie entre dans le box, ce fils est assis dans les rangs de la presse et son père, attentif au milieu du public.
Ce n’est pas un procès qui vient de s’ouvrir, mais deux. Barbie va devoir répondre de ses crimes. Le père va devoir s’expliquer sur ses mensonges.
Ce roman raconte ces guerres en parallèle.
L’une rapportée par le journaliste, l’autre débusquée par l’enfant de salaud.

 

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur :

Après trente-quatre ans Ă  LibĂ©ration, Sorj Chalandon est aujourd’hui journaliste au Canard enchaĂ®nĂ©. Ancien grand reporter, prix Albert-Londres (1988), il est l’auteur de neuf romans et Enfant de salaud sera le dixième, tous parus chez Grasset. Le Petit Bonzi (2005), Une promesse (2006, prix MĂ©dicis), Mon traĂ®tre (2008), La LĂ©gende de nos pères (2009), Retour Ă  Killybegs (2011, Grand Prix du roman de l’AcadĂ©mie française), Le Quatrième Mur (2013, prix Goncourt des lycĂ©ens), Profession du père (2015), Le Jour d’avant (2017) et Une joie fĂ©roce (2019).

 

 

Avis :

Ton père portait l'uniforme allemand. Tu es un enfant de salaud ! C'est ainsi que son grand-père avait assené au narrateur, alors âgé de dix ans, son exaspération d'entendre, une fois de plus, les soi-disant exploits de Résistant de l'intéressé. Jamais depuis, "l'enfant de salaud", devenu journaliste, n'avait osé aborder le sujet de ce passé avec son père, imprévisible et violent. Ce n'est qu'en 1987, lorsqu'il parvient à exhumer des archives le dossier judiciaire paternel, qu'il découvre l'improbable parcours d'un homme menteur et manipulateur, qui ne cessa de changer de camp tout au long de la seconde guerre mondiale. Pendant que le fils interpelle enfin son père sur ses inavouables secrets, il se retrouve aussi dans les rangs de la presse qui couvre le procès criminel de Klaus Barbie.

Sans rien changer aux faits, Sorj Chalandon a choisi d’antidater sa découverte des actes de son père – en réalité posthume -, pour la faire coïncider avec la période du procès de Klaus Barbie. Ce sont ainsi deux procès qui entrent en résonance dans ce roman, l’un bien réel, l’autre convoqué dans l’imaginaire de l’auteur. Barbie avait refusé de paraître aux audiences, le père de répondre de ses mensonges à son fils. Dans un cas comme dans l’autre, les coupables sont restés jusqu’au bout dans le déni, rendant encore plus insupportables la souffrance et le questionnement des plaignants. Alors, pour l’auteur, torturé sa vie durant, non seulement par la conscience des crimes, mais aussi par le déni et les mensonges de son père, ce livre est en quelque sorte un procès personnel posthume, la confrontation à laquelle il n’aura jamais pu convoquer cet homme insaisissable.

Sorj Chalandon connaĂ®t parfaitement le cas et le procès Klaus Barbie, ses reportages sur le sujet lui ayant mĂŞme valu Ă  l’époque le prix Albert Londres. Sa narration est prĂ©cise et significative. Le lecteur revient avec Ă©motion sur les lieux des crimes du Bourreau de Lyon, notamment sur celui de la rafle des 44 enfants juifs d’Izieu. Il se retrouve immergĂ© dans la salle d’audience, sous le choc des faits et de l’indiffĂ©rence mĂ©prisante du criminel nazi. Face Ă  l’évidence d’une telle monstruositĂ©, l’écrivain imagine les rĂ©actions de son père. Cet homme dont le parcours reste une Ă©nigme, tant il dĂ©montre de grotesque inconsĂ©quence dans ses multiples et opportunistes revirements, serait-il restĂ© de marbre lui aussi, la conscience impermĂ©able et le mensonge plus fanfaron que jamais ? Lucide, l’écrivain dresse le portrait d’un père barricadĂ© dans sa rĂ©alitĂ© distordue, incapable de se voir dans sa vĂ©ritĂ© nue, sous peine de basculer dans une folie dĂ©finitive. Et si, dans la vie rĂ©elle, ce père lui a toujours Ă©chappĂ©, il sait sans illusion que, mĂŞme si elle avait pu avoir lieu, aucune confrontation frontale, fusse-t-elle mĂŞme celle d’un procès, n’y aurait rien changĂ©. 

Sorj Chalandon signe un livre sincère et bouleversant : une tentative, comme il le dit lui-mĂŞme, de « changer ses larmes en encre Â». Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

« Change tes larmes en encre Â», m’avait conseillĂ© l’ami François Luizet, reporter au Figaro, qui m’avait surpris, quelques annĂ©es plus tĂ´t dans le sud de Beyrouth, assis sur un trottoir, dĂ©sorientĂ©, sans plus ni crayon ni papier, Ă  pleurer les massacres que nous venions de dĂ©couvrir Ă  Sabra et Chatila.
 

— Souviens-toi toujours que la guerre en France, c’était 1 % de collabos, 1 % de RĂ©sistants et 98 % de pĂŞcheurs Ă  la ligne. Toi, je t’aime bien parce que tu n’es pas un pĂŞcheur Ă  la ligne.
 

Deux jours sans l’accusĂ© n’avaient pas Ă©tĂ© dommageables. La Cour avait pu, hors sa prĂ©sence, Ă©voquer ses mĂ©faits en Bolivie, après la guerre. Barbie en fuite avait profitĂ© des dĂ©sordres pour devenir officier de l’armĂ©e bolivienne. AidĂ© par des amis SS et des fascistes italiens, il avait crĂ©Ă© « Les fiancĂ©s de la mort Â», un groupe paramilitaire qui opĂ©rait lĂ  oĂą les forces rĂ©gulières ne se risquaient pas. Il avait aussi aidĂ© Ă  la crĂ©ation de camps de concentration anticommunistes et antisyndicalistes, de centres d’interrogatoire et de torture.
 

Mais ces fausses confrontations avaient Ă©tĂ© un naufrage. Il ne fallait plus que Barbie reparaisse. Sa prĂ©sence transformait ce procès en cirque. Au lieu de tĂ©moigner, de raconter, de se souvenir, les victimes pleuraient des mots sans suite. Le regard du nazi abĂ®mait ce que nous avions Ă  entendre. Pour que les martyrs osent parler, il fallait le silence d’un box dĂ©sert. Jusqu’à ce jour, nombre d’entre eux n’avaient jamais partagĂ© leur calvaire, leur douleur ou leur hĂ©roĂŻsme. Des parents, des enfants, des amis entendaient leur histoire ici pour la première fois. Depuis la guerre, ils s’étaient tus. Et toutes ces annĂ©es plus tard, ni la souffrance ni l’effroi ne pouvaient ĂŞtre partagĂ©s devant l’homme qui en souriait. Barbie ne rĂ©pondrait pas de ses crimes. Il l’avait dit au premier jour de son procès et en resterait lĂ . Alors pourquoi encombrer les dĂ©bats de son mĂ©pris ? La venue de l’homme n’apporterait pas d’élĂ©ment nouveau aux faits qui lui Ă©taient reprochĂ©s. Elle n’aiderait pas Ă  la manifestation de la vĂ©ritĂ©. Au contraire, elle dĂ©possĂ©dait les victimes de leurs dernières forces. Elle leur volait leurs gestes et leurs phrases. Elle transformait leurs tĂ©moignages en lamentations inaudibles. La prĂ©sence de Klaus Barbie portait atteinte Ă  la dignitĂ© de son procès.
 
 
Cela faisait quarante-trois ans qu’elle attendait cet instant, pourtant elle n’arrivait pas Ă  parler.          
— Vous vouliez la justice ? a soufflĂ© un avocat de la partie civile.          
— La justice ? lui a murmurĂ© l’huissier Ă  l’oreille.          
La vieille dame s’est tournĂ©e vers sa petite-fille.          
— Tu voulais la justice ?          
Alors Ita Halaunbrenner s’est Ă©brouĂ©e. Et elle a brandi ses poings vers le ciel en hurlant.          
— Justice ! Justice !          
C’est fini. La femme de 83 ans a redescendu les marches. Jacob, son mari, un soyeux de Villeurbanne, a Ă©tĂ© fusillĂ© par la Gestapo de Lyon. Son fils LĂ©on, 14 ans, n’est pas revenu d’Auschwitz. Ses filles, Mina 9 ans et Claudine 5 ans, ont Ă©tĂ© jetĂ©es dans le camion d’Izieu.


Comme je t’avais espĂ©rĂ© avec moi dans la Maison d’Izieu, j’aurais aimĂ© que tu Ă©coutes cela aussi. Et que tu entendes les revenants des camps. Auschwitz. Ce qu’était la faim.          
— On n’a plus rien Ă  apprendre lĂ -dessus.          
C’est ce que tu m’avais dit. Et tu te trompais encore.          
Lorsque Isaac Lathermann est venu Ă  la barre, il a pĂ©trifiĂ© la salle en quelques mots.          
— Ă€ hauteur d’homme, il n’y avait plus d’écorce aux arbres, tout avait Ă©tĂ© mangĂ©. Plus d’herbe non plus. MangĂ©e, elle aussi.          
Ou Otto Abramovici, qui parlait, regard baissĂ©.          
— Un jour, un homme qui s’était fait une lame avec une boĂ®te de conserve, a dĂ©coupĂ© des morceaux de fesse d’un mort et les a mangĂ©s.          
Il a relevĂ© les yeux.          
— J’ai vu manger de l’homme, monsieur le PrĂ©sident.


Jeune Ă©tudiante en histoire, RĂ©sistante, arrĂŞtĂ©e, battue, dĂ©portĂ©e Ă  RavensbrĂĽck, elle a Ă©voquĂ© l’acharnement des nazis Ă  fabriquer des « sous-ĂŞtres Â». Pas un mot brisĂ© lors de son tĂ©moignage, pas une phrase en larmes, pas une plainte, pas un sanglot. Elle a partagĂ© avec nous l’image des nourrissons noyĂ©s dans un seau Ă  la naissance. La stĂ©rilisation forcĂ©e des gamines tsiganes de 8 ans. La nièce du GĂ©nĂ©ral nous a racontĂ© Ă  quoi s’amusaient les bandes d’enfants abandonnĂ©s qui survivaient derrière les barbelĂ©s.          
— Ils jouaient au camp, monsieur le PrĂ©sident.          
Sa voix douce.          
— L’un tenait le rĂ´le du SS, les autres des dĂ©portĂ©s.
 
 
Tu te rends compte, papa ? Sur une mĂŞme page de procès-verbal, j’apprenais que toi, lĂ©gionnaire tricolore et soldat du NSKK, tu avais voulu combattre tes anciens compagnons d’armes sous l’uniforme amĂ©ricain ? Toi encore, qui t’étais rĂŞvĂ© chevalier de la LVF, coiffĂ© du heaume, brandissant le glaive et le bouclier de preux contre la RĂ©sistance, tu avais portĂ© le bĂ©ret et le brassard des patriotes. Toi, qui te prĂ©tendais soldat noir de la Waffen-SS, prĂŞt Ă  mourir pour nous libĂ©rer du joug soviĂ©tique, tu portais cachĂ©e, bien au chaud sur ton cĹ“ur, la carte rouge de tes camarades bolcheviques.


Je l’ai vu comme une bille argentĂ©e, frappĂ©e par les raquettes d’un billard Ă©lectrique et se cognant partout. Un papillon dĂ©sorientĂ©, ivre d’effroi et de lumière, se prĂ©cipitant contre une vitre grillagĂ©e. Ă€ mon tour j’ai eu peur, mais je n’y pouvais plus rien. Il Ă©tait trop tard pour revenir toutes ces annĂ©es après. J’avais rĂ©veillĂ© un somnambule. Dit Ă  un enfant prĂŞt Ă  s’envoler que les fĂ©es n’existaient pas. J’avais assassinĂ© la licorne. TuĂ© le Père NoĂ«l. Je me suis rendu compte que, depuis toujours, il avait survĂ©cu parce que personne ne s’était opposĂ© Ă  ses rĂŞves. Que jamais il n’avait Ă©tĂ© mis en danger, par un homme, une femme, un n’importe qui brandissant sous ses yeux les preuves de ses impostures. Ces illusions le tenaient debout. Elles Ă©taient son socle, son ossature, sa puissance. Ă€ force de temps passĂ©, d’histoires fabriquĂ©es rĂ©pĂ©tĂ©es en boucle, d’images brodĂ©es une Ă  une jusqu’à ce qu’elles deviennent rĂ©alitĂ©, mon père ne se mentait peut-ĂŞtre mĂŞme plus. Enfant, puis jeune homme, puis homme, puis père, il s’était forgĂ© une cuirasse fantasque pour se protĂ©ger de tous. Une carapace de faux souvenirs vrais.

 

 

Du mĂŞme auteur sur ce blog :

 
 

 


 

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